Tomber dans les étoiles
Août 1969, sud des Ardennes belges, une vaste pâture en bordure de forêt. Il est près de 23 heures, étendu sur le dos, je laisse mon regard se perdre dans le cosmos. Nul besoin à cette époque de RICE pour jouir de l’obscurité, la vraie, celle où l’on ne distingue pas la main agitée à trente centimètres du visage. Il était suffisant alors de s’éloigner des villes et gros bourgs.
A ce stade on se permettra d’insister, par crainte de ne pas être compris des urbain(e)s et suburbain(e)s statistiquement largement majoritaires dans nos contrées. Entendons-nous bien donc. Le ciel nocturne évoqué ici n’est pas cette masse confuse vaguement sombre piquée de quelques points plus clairs que l’on retrouve partout ou presque, au-dessus des agglomérations, axes routiers, zones commerciales ou industrielles, brillant des mille feux de l’arrogance humaine. Non, il s’agit – littéralement – d’un univers, un au-delà inaccessible mais tellement présent, réel, que paradoxalement il nous semble parfois que l’on pourrait le toucher du doigt en levant le bras et en se poussant sur la pointe des pieds.
Tel la tour Eiffel dans sa bulle à neige
Cette précision apportée, revenons à cette pâture. Le ciel occupait la totalité de mon champ de vision. L’inconfort de la position, les picotements des herbes et chardons (1) agaçant mes bras, mes cuisses (eh oui, culottes courtes!) ou ma nuque, peu à peu s’estompaient. L’infini lentement s’imposait à moi. Je me trouvais là un peu comme doit se sentir la petite Tour Eiffel de plastique dans sa boule à neige.
Un effet de relief apparaissait, il semblait que l’on pouvait distinguer l’épaisseur de la voie lactée. Cela durait et la neige artificielle continuait à briller partout autour de moi. Mon cœur soudainement explosa dans ma poitrine. Les yeux écarquillés, les mains à plat sur le sol, presque accroché aux touffes d’herbes, je tombai dans les étoiles. Je me vis en cet instant comme collé à une boule énorme lancée à toute vitesse dans le vide, par la vertu d’une force mystérieuse, nommée gravité, me sentant en quelque sorte près de tomber vers le haut, tous mes repères ayant disparu. Sous moi l’univers, un vide scintillant, sans limite. Frayeur et fascination mélangées.
Ces sensations sans doute n’ont duré qu’un bref instant mais elles restent très vives en moi. Je me souviens avoir, gamin, comparé cet épisode à un voyage en vaisseau spatial (2), une expérience un peu effrayante mais merveilleuse.
Il m’apparaît aujourd’hui que le caractère tout autant effrayant que merveilleux de ce moment est lié à un affranchissement temporaire de ce que nous convenons individuellement et socialement de définir comme étant la « réalité ». Au cours de ce bref épisode mes repères, mes apprentissages, avaient disparu. La « réalité » convenue, telle que nous la construisons tous les jours par nos mécanismes perceptifs et mentaux, nos discours partagés au sein des groupes humains, cette « réalité » convenue s’est effacée un bref instant, laissant mes perceptions déborder des ornières et le cerveau tourner sans contraintes. On pourrait exprimer cela différemment en disant qu’il s’agit d’un moment où surgit la « vraie » »réalité », débordant les mécanismes habituels de canalisation des perceptions (3) et de construction des représentations mentales du monde qui nous entoure.
Dans la vie de tous les jours, la terre est en bas, le ciel en haut
Me voici rendu à recourir aux guillemets à la pelle. Il n’est rien d’étonnant à cela, ma chute dans les étoiles m’ayant amené en ligne directe à quelques questionnements philosophiques des plus anciens. La « réalité» de la « réalité » (4) constitue également un point de rencontre avec les neurosciences et en particulier le champ de l’étude de la perception mais aussi la physique quantique ! On peut imaginer moins complexe comme aire d’atterrissage. Mais ce n’est pas aujourd’hui que nous nous enfermerons dans la caverne de Platon.
Pour faire simple et en évitant cette fois le recours un peu facile aux guillemets, il me semble pouvoir écrire que, au cours de cette brève expérience, j’avais en quelque sorte vécu le monde auquel j’étais présent d’une manière plus conforme à ce que nous pouvons en avoir appris par la méthode scientifique alors que dans mon ordinaire, au quotidien, un certain nombre de prémisses me procurent une autre expérience de celui-ci. Dans la vie de tous les jours, la vôtre comme la mienne, la terre est en bas, le ciel en haut, les astres se déplacent dans le ciel tandis que nous restons là où nous sommes à vaquer à nos occupations (5). Ou, formulation différente, que cette brève expérience, quoique contredisant 99,99 % de la globalité de mes perceptions, était finalement plus pertinente d’un point de vue scientifique. D’un point de vue pratique néanmoins elle n’était guère confortable.
Vivre dans un univers simplifié
Vivre dans un univers spatialement simplifié, un réel (entendu ici comme ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée) comportant un ‘haut’ et un ‘bas’ convenus et vérifiés quotidiennement est quand même plus simple, plus gérable, qu’une croisière permanente dans la galaxie. Disons que nous sommes plus dans l’efficacité que dans la vérité. Nos perceptions, résultant de l’activation conjuguée de nos organes sensoriels et de notre système nerveux, ne réalisent pas un rendu de notre environnement (6). Les constructions mentales auxquelles nous nous livrons dans ce processus constituent une tentative de maîtrise de celui-ci mais en même temps nous empêchent de saisir un certain nombre de ses caractères.
On peut dès lors penser qu’une prise de distance à l’égard de ces conventions puisse s’avérer salutaire, dans la mesure où d’une part elle permet à celles-ci d’évoluer dans un environnement éventuellement instable , changeant, et d’autre part de gagner une position ‘méta’, une relativisation (généralisable ?) des conventions en quelque sorte, perdant peut-être quelque peu en confort ce que nous gagnons en autonomie. Au-delà de la perception nous pouvons enfin nous interroger sur les multiples modélisations du monde auxquelles nous recourrons, la plupart indiscutées voire inconscientes, façonnées par notre expérience certes mais tout autant par les interactions humaines et les discours auxquels nous participons. Ces modèles partagés nous simplifient l’existence, tant au niveau individuel que social, mais ne serait-ce pas au prix de notre autonomie ?…
Quelle autonomie nous reste-t-il ?
Prenons un exemple parmi les plus courants dans notre quotidien : comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Objet socialement hyper valorisé, aujourd’hui tout autant qu’hier malgré les préoccupations écologiques croissantes, marqueur social parmi les plus puissants, la voiture est bien autre chose qu’un moyen de déplacement. Comme objet, elle se trouve investie de quantité de valeurs et d’émotions, phénomène largement amplifié par la publicité des constructeurs : pouvoir, virilité, richesse, illusion d’indépendance, séduction, tout y passe. Les performances sont mises en exergue mais ce sont l’aspect extérieur et la facilitation sociale qui priment. Comme objet transitionnel, la voiture est également la ‘bulle’ intermédiaire entre moi et le monde insécurisant, petit bout de ‘chez moi’ que je déplace partout avec moi. Avec le volet addictif qui l’accompagne (7).
Après des décennies de pubs et autres conditionnements sociaux, nous est-il possible encore de considérer cette machine non telle que nous avons été dressés à la voir, dans la lumière triste de la séduction et du désir, mais bien pour ce qu’elle est ? : un monstrueux assemblage de plus d’une tonne (8) de morceaux de ferraille, fluides minéraux et synthétiques divers, bouts de plastique et multiples dispositifs électroniques, tous extraits et transformés à grands coups d’exploitation humaine et de désastres environnementaux, destinés à alimenter une montagne de déchets, distordant et encombrant l’espace public tout autant que privé comme aucun autre dispositif humain ne l’a à ce jour réalisé. Pour aboutir in fine à déplacer quelques dizaines de kilos d’os et de tissus mous surmontés d’un petit paquet de cellules grises sur la distance qui nous sépare de la boulangerie. Des années d’exercice, j’en témoigne, peuvent aboutir à nous libérer de l’image conditionnée de la voiture, et c’est une véritable respiration (ainsi qu’une source considérable d’économie!). Tout comme cette chute dans les étoiles a constitué un moment de respiration / libération de l’esprit.
Le roi est nu
De tels exercices de déconditionnement, pour salutaires qu’ils soient, peuvent comporter des aspects inconfortables. Tout comme la confrontation sans filtre à l’immensité dans laquelle nous sommes plongés, accrochés à un corps céleste lancé à toute allure, se révèle en pratique malaisée. Avec le déconditionnement vient la désillusion, le désenchantement devant le décor en carton-pâte, que tous nous sommes en capacité de percevoir, et non seulement l’enfant criant que le roi est nu . Un décor communément partagé, facilitant notre quotidien et la relation avec nos congénères, nous permettant à tous de jouer dans la même pièce. Mais si le décapage parfois peut se révéler douloureux, il n’en reste pas moins le gage de notre autonomie en tant qu’individu.
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1) Cette antique épisode se déroulait avant l’invention du tristement célèbre glyphosate
(2) Quelque semaines plus tôt j’avais veillé tard dans la nuit, seul devant la télé, pour assister à l’alunissage d’Apollo 11 (tout en espérant voir apparaître de derrière un rocher quelque petit personnage verdâtre … espoir hélas déçu!).
(3) « Il est loin d’être évident que la vérité soit le produit premier ou principal de l’activité cognitive. Bien plutôt, sa fonction apparaît relever d’une administration toujours plus fine du comportement de l’organisme» (P. CHURCHLAND, A Neurocomputational Perspective: The Nature of Mind and the Structure of Science, 1990, p. 150). Si la finalité de notre perception n’est pas la vérité mais l’adaptation, il nous faut à tout le moins apprendre à en considérer les résultats avec circonspection. Faisons l’hypothèse, à confronter plus tard peut-être, que cette adaptation, but ultime de nos perceptions, comporte une dimension sociale, dans la mesure de la prégnance de celle-ci dans l’environnement auquel il nous faut au quotidien nous adapter (voir aussi l’article de ce blog ‘Les papas papous’). La prudence évoquée ci-dessus pourrait dès lors s’étendre à la globalité de notre ‘être au monde’, représentations sociales inclues. Comment éviter l’asservissement à une telle subjectivité conditionnée ? Peut-être en mettant en œuvre des stratégies de décentrage, de décalage cognitif. Quitter les ornières, s’exposer.
(4) Expression empruntée au titre de l’ouvrage de P. Watzlawick, La réalité de la réalité, Seuil, 1978.
(5) Même si nous savons à peu près tous que, scientifiquement, il n’en est rien, notre vocabulaire (« le soleil se lève », « la course des étoiles ») montre bien comment, au quotidien, nous avons adopté des conventions et une imagerie plus aisément conciliables avec nos observations communes.
(6) « Comment définir le réel ? Ce que tu ressens, vois, goûtes ou respires, ne sont rien que des impulsions électriques interprétées par ton cerveau », Morpheus dans The Matrix.
(7) Blondel Marie-Pierre, « Objet transitionnel et autres objets d’addiction », Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol. 68), p. 459-467. DOI : 10.3917/rfp.682.0459. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-2-page-459.htm
(8) Évolution du poids moyen d’une voiture neuve en France : de 846 k en 1953 à 1253 k en 2008 puis 1283 k en 2012, avant d’entamer en 2018 une cure d’amaigrissement de 35 k (source : https://www.largus.fr/actualite-automobile/voiture-moyenne-neuve-2018-son-evolution-depuis-1953-9833394.html)
Tres belle. Moi je suis maintenant lire Paul Virilio, »horizon negatif, traduit en Hollandais. Il ecrit d’une auto comme vous.
Bedankt voor die opmerking Ineke. Toen ik een kind was, bracht ik graag tijd door met het kijken door de caleidoscoop. Eerst naïef, zonder te proberen het optische fenomeen te begrijpen. Vervolgens bewonderen hoe een paar kleine stukjes gekleurd glas die in een uiterst eenvoudig apparaat zijn geplaatst, zulke visuele sensaties, zo’n kleurrijke uitbundigheid konden geven. Het is misschien deze afstand en deze heen-en-terugreis tussen het wonderbaarlijke en de apparaten die ons misleiden dat we moeten leren reizen. Paul VIRILIO heeft ons, net als vele anderen, laten zien hoe we het kunnen doen. En als we bedenken dat hij niet alleen stedenbouwkundige maar ook meester glasblazer was, krijgt het beeld van de caleidoscoop nog meer belangstelling.
Merci pour cette observation Ineke. Quand j’étais gamin, j’adorais passer du temps à regarder dans le kaleidoscope. D’abord naïvement, sans chercher à comprendre le phénomène optique. Admirant ensuite comment quelques petits morceaux de verre coloré placés dans un dispositif simplissime pouvaient donner de telles sensations visuelles, une telle exubérance colorée. C’est peut-être cette distance et cet aller-retour entre le merveilleux et les dispositifs qui nous trompent qu’il nous faut apprendre à parcourir. Paul VIRILIO, comme beaucoup d’autres, nous a montré comment s’y prendre. Et quand on se rappelle qu’il fut non seulement urbaniste mais aussi maître verrier, l’image du kaléidoscope prend plus d’intérêt encore.