Vous devez être le changement que vous voulez voir en ce monde
Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)
Citer Gandhi en cette époque où le cynisme semble érigé en mode existentiel me condamne, j’en suis conscient, à l’image du doux rêveur, promis – brebis égarée au milieu des loups – à un rapide atterrissage en catastrophe. Bref, un risque réel de discrédit, assumé.
Cette phrase pourtant contient une bonne part de ce qui nous manque, ainsi que nous l’avons petit à petit découvert au cours des trois premiers épisodes de notre saga. Impérative, face aux défis des temps que nous vivons. Incitant à l’action alors que nous pourrissons sur place. Convoquant l’utopie, une force susceptible de nous extraire de nos vieux habits.
Aujourd’hui, la figure du leader indien nous apparaît peut-être quelque peu désuète, voire bêlante. Mais Gandhi c’est aussi et avant tout le courage de la désobéissance et de ses conséquences, la remise en question de l’ordre patriarcal ou de castes, l’humilité face aux pouvoirs, la sobriété plutôt que l’accumulation frénétique.
Les défis fussent-ils collectifs, nous constituons, in fine, la matière première du changement, ainsi que nous l’avons amplement illustré dans les dernières publications du blog. Nullement à la manière du colibri de l’histoire (qui finit d’ailleurs bien plus mal que ne le laisse entendre Pierre RABHI), faisant tout son petit possible pour éteindre l’incendie sans jamais se demander s’il ne serait pas envisageable d’organiser ensemble la lutte ou de combattre les incendiaires tout autant que les flammes. Aussi est-ce dans la puissance de cette exhortation que nous aborderons la dernière partie de notre quadriptyque.
Titanic (mais sans Léonardo di Caprio)
Cela fait tellement longtemps que nous sommes embarqués sur le Titanic que nous en avons perdu le souvenir. Maintenant que se font entendre les terribles grincements de l’iceberg déchirant la coque de notre paquebot, nous hurlons nos peurs et nos rages dans le constat de notre impuissance. Mais que faisons-nous sur ce navire, sur cette galère ?…
Le temps n’est plus à se lamenter sur les catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor technologique pourrait porter remède. Le sursaut salvateur ne peut venir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Le problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans nos relations à nous-même.
Edgard MORIN.
Ces lignes, Edgard Morin ne les a pas écrites à l’occasion de la dernière COP inutile , ni même lors du Congrès de la Terre à Rio en 1992. Ce propos date de 1973, il y a cinquante ans en fait. Un demi-siècle nous sépare du constat de l’intellectuel avant-gardiste. Cinq décennies d’inertie. Et voici que l’iceberg déchire la coque.
L’opus qui s’achève ici (‘Haut les cœurs !‘, ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’, ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’) se sera, quant à lui, étiré sur plus d’une année. De l’intérêt de la lenteur, qui permet de voir les conjectures (durement) rattrapées par la réalité. Au plus ce mouvement s’accélère, au plus il semblerait néanmoins qu’il nous faille ici ralentir. Débarrassé de tout fantasme d’efficacité, de toute velléité utilisatrice, nous voilà bien plus libres. Réfléchir ‘pour la beauté du geste’, en quelque sorte ? Il n’appartient à personne en particulier de porter la lourde charge de sauver le Titanic, ne serait-ce qu’un tout petit peu y contribuer, ne serait-ce qu’en sauver une dérisoire parcelle.
Cette année de travaux (ponctués de ci de là de quelques égarements) aura fait émerger, pour l’auteur et – c’est à espérer – également quelque peu dans ces pages, un paysage neuf, un entrelacement de sentes plus ou moins nettes, plus ou moins éclairées, mais toutes également fascinantes par leurs promesses d’un dépassement de l’inertie. Précision essentielle : il ne s’agit surtout pas de répondre aux inévitables « que faire alors ? » ou « quelles solutions proposer ? ». Ce n’en est pas le lieu et l’auteur de ces lignes n’en a ni la compétence ni la moindre envie. Le paysage réflexif évoqué ne ressemble en rien à une boite à outils, encore moins une trousse de secouriste. Il s’agirait plutôt de cheminer nus en terre inconnue, dépouillés de nos vêtements anciens comme de tous nos artificiels rassurements. Si nous avons tout à apprendre, il semblerait néanmoins que des pionnier(e)s aient déjà posé quelques jalons. Le moment venu nous ouvrirons les yeux.
Dans quelle direction nager ?
Naufragés, nous ignorons vers où nous diriger. Avant, c’était bien pratique, on allait tout droit, le plus vite, le plus loin possible, sans se poser de questions. Et maintenant ? Et ici ? Quid en effet de l’opportunité de ce blog ? L’écriture constitue bien sûr une forme de natation. ‘Nager’ cependant, dans le vocabulaire courant, possède un double sens puisqu’il peut être synonyme de s’embourber, patauger, se perdre. Le danger qui nous guette.
Le blog constitue un format qui ne se prête en rien à l’action en tant que telle. Il peut, ou non, inciter à l’action. Il peut éventuellement intégrer le couple action / non-action dans sa réflexion. Mais il se limite de facto à un certaine expression de la pensée. Si je suis ici occupé à écrire (ou à lire) cette note, je ne suis pas ailleurs, à éventuellement développer telle ou telle action.
« Couler en beauté plutôt que flotter sans grâce » suggère Corinne MOREL DARLEUX. Il ne s’agit pas de barboter n’importe comment en effet, dans l’espoir plus ou moins inconscient de se maintenir à flot dans la catastrophe. Notre démarche s’initie sur un renoncement. Le Titanic a pris une telle gîte qu’il n’est à son égard aucune illusion à se faire. Et nous avons appris à ne pas le regretter.
A quelle profondeur ?
Toute réflexion sur l’état du monde et sur les possibilités d’y intervenir, si elle commence par admettre que son point de départ est, hic et nunc, un désastre déjà largement accompli, bute sur la nécessité, et la difficulté, de sonder la profondeur de ce désastre là où il a fait ses principaux ravages : dans l’esprit des hommes. Là il n’y a pas d’instrument de mesure qui vaille, pas de badges dosimétriques, pas de statistiques ou d’indices auxquels se référer. C’est sans doute pourquoi si rares sont ceux qui se hasardent sur ce terrain. On grommelle bien ici ou là à propos d’une catastrophe « anthropologique », dont on ne discerne pas trop s’il faudrait la situer dans l’agonie des dernières sociétés « traditionnelles » ou dans le sort fait aux jeunes pauvres modernes, en conservant peut-être l’espoir de préserver les unes et d’intégrer les autres
René RIESEL et Jaime SEMPRUN, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).
Réflaction
« Mais que faire ? » interpellait un lecteur de ce blog dans un commentaire suivant la publication du post ‘Apocalypse Now‘. Seuls les adeptes du ‘après moi les mouches’ (ils ne sont pas si rares!) réussissent à éviter cette question qui pourtant s’impose à nous en permanence. N’y a-t-il pas une part d’inconscience criminelle, voire de lâcheté, à se vautrer ainsi dans les stupres de la pensée alors que l’orchestre du navire qui prend l’eau de toute part a entamé les premières mesures de ‘Plus près de toi mon Dieu’ ? Nous examinerons cette question le moment venu. Il serait trop simple en effet d’en rester à une manifestation de plus de la dichotomie corps / esprit. A ce stade nous nous satisferons d’une démarche à rebrousse poil de la résignation, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la déploration ou à l’indignation mais analyser, comprendre, cerner les limites, explorer les portes de sortie.
Ne pas céder au besoin de la rédemption du faire. Penser c’est aussi panser. Réfléchir c’est déjà agir. Ou, ainsi que l’énonce avec éloquence une connaissance, « C’est pas parce que le monde part en couilles qu’il faut rester là à se les gratter! »
Mission d’entreprise
Exercices natatoires dans une métaphore, découvertes d’un paysage inconnu dans l’autre, ces pratiques devraient constituer la trame des prochains articles à paraître sur ce blog. ‘Comme par hasard’ il semble se former un réseau d’intérêts, de questionnements, d’intuitions, qui in fine composent une image de ce que en son temps j’avais dénommé tout à fait intuitivement « neguanthropie » sans trop savoir que fourrer dans le sac ainsi étiqueté. Une démarche intéressante en perspective.
Comment lutter contre l’anthropie ambiante ? Telle pourrait être, au stade où nous en sommes arrivés aujourd’hui, la définition de la ‘mission d’entreprise’ (pour recourir avec une ironie certaine à un concept managérial qui fait encore florès aujourd’hui) de ce blog. A force de fouiner dans toutes les directions, il se pourrait que nous ayons trouvé l’amorce de notre chemin …
Résumons-nous
Post après post, nous avons constaté à quel point nous sommes partie prenante d’une machine, un système auto-organisé. Il nous faudra ultérieurement d’ailleurs bien préciser ce concept, ses tenants et aboutissants. Précisons d’emblée néanmoins qu’il ne s’agit nullement de comprendre le terme ‘système’ à la sauce Matrix ou complotiste. Cette machine nous ne la voyons pas car elle est en nous (un peu à la manière des fractales) et nous en faisons partie tout à la fois. Nous ne pouvons en connaître que les manifestations, les effets qui, en ces temps de crises multiples et multiformes (image ci-dessous) , de plus en plus, s’imposent à nous, à nos existences , accroissant nos souffrances sans que nous puissions les comprendre, leur donner sens.
Au cours des articles qui ont précédé, nous avons tenté d’en explorer un certain nombre de mécanismes. Mais à mesure qu’avancent nos analyses, il semble que nous soyons amenés à creuser plus profondément. Et c’est peut-être là que le concept de néguanthropie pourrait trouver de quoi constituer sa substance.
Il est proposé au lecteur d’accompagner cette démarche néguanthropique au cours des articles qui viendront. L’itinérance en question a tout pour me plaire : aucun chemin balisé, pentes escarpées, échappatoires interdites, aucune place pour la facilité ou le confort. Aucune garantie d’arriver où que ce soit, aucune idée de finalité même, le but nous échappant puisque situé en-dehors de notre champs de vision (au double sens de ‘ce qui s’offre à la vue’ mais aussi de ‘représentation mentale’).
Est-ce à dire que nous allons dorénavant douillettement voyager dans le monde des idées pures et de l’esthétique des concepts ? Que nenni. La souffrance de mes contemporains m’apparaît chaque jour plus intolérable, il est exclu de s’en désolidariser. Les constats dressés antérieurement, que je vous invite à lire ou relire aujourd’hui, sont toujours valables, à moins que, pour une bonne part d’entre eux, ils n’aient empiré. Retranché loin de tout, je n’ai rien à perdre, rien à gagner, tout à dire. Ne reste qu’à trouver chaque matin le courage de secouer les vieux oripeaux. Nos arpentages continueront à se nourrir du monde tel qu’il se donne à voir, sans filtre.
( *) anti-spécisme, catastrophes écologiques, problématique des ressources (eau, énergie, minerais), néo-libéralisme, accaparement de l’attention par les dispositifs marketing, aliénation croissante du travail, fuites en avant technologiques tous azimuts (chimie, génétique, géo-ingénierie,….) , extension fulgurante et non contrôlée de la surveillance, accaparement des richesses par une minorité, explosion des dépenses militaires et sécuritaires, déconnexion des élites, poursuite de l’utopie du progrès, …..
Ces derniers temps, nous nous sommes largement intéressés à la confusion informationnelle (Haut les cœurs !) puis ontologique (Pilule bleue ou pilule rouge?) dans l’espoir de saisir quelques éléments du ‘Zeitgeist’ et en particulier la stase ou la sidération que nous connaissons aujourd’hui alors que nous nous tenons le bout des doigts de pied au bord du gouffre.
Dans les dernières ligne du second volet de l’opus en cours (1) nous dressions le constat de l’individu coincé, inhibé, en panne d’énergie, dans un tableau symptomatique manifestement de type dépressif.
Le fond de l’air est à la dépression.
Étudiant l’évolution du concept de dépression tout autant que celle des molécules destinées à son traitement au cours de la seconde moité du XXème siècle, Alain EHRENBERG faisait voir, dans un ouvrage rédigé à la fin des années 90, comment celles-ci accompagnent une redéfinition de l’individu.
En moins d’un demi-siècle s’est produite une inflexion dans les modes d’institution de la personne. Nous avons été préparés par la première vague de l’émancipation qu’était la révolte de l’homme privé contre l’obligation d’adhérer à des buts communs, par ces évangiles de l’épanouissement personnel (…). Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, celle des tables de l’initiative individuelle, de la soumission à l’égard des normes de performance : l’initiative individuelle est nécessaire à l’individu pour se maintenir dans la sociabilité.
A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 288.
EHRENBERG montre d’une part une généralisation du concept de dépression et d’autre part un centrage psychiatrique sur la panne de l’action, l’inhibition, qui prend le pas sur la douleur ou le vécu de tristesse par exemple. Et l’auteur d’attirer notre attention :
La dépression est instructive sur l’expérience actuelle de la personne, car elle incarne la tension entre l’aspiration de n’être que soi-même et la difficulté de l’être.
A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 73
Les années 80 voient l’essor fulgurant du néolibéralisme, popularisant la figure désirable du chef d’entreprise (Bernard TAPIE en constitua une superbe caricature), les services publics sont privatisés ou sommés d’obéir à la logique managériale du privé tandis que les entreprises privées se veulent ‘citoyennes’ (2). Le degré d’initiative de l’individu passe au premier plan des critères d’excellence. Le symptôme pathologique numéro un devient donc, fort logiquement, l’asthénie.
Depuis ces travaux, ces vingt dernières années donc, nous conviendrons que la tendance désignée par EHRENBERG n’a fait que s’accentuer. Il s’agit désormais pour le salarié de s’identifier à l’entreprise, de mobiliser à son service la totalité de ses capacités. Comme nous l’avons vu antérieurement (voir en particulier l’article Apocalypse Now) c’est l’individu également qui est désigné pour porter la responsabilité de la catastrophe en cours et se casser le dos à écoper. C’est sans doute la raison pour laquelle Dany-Robert DUFOUR évoque la dépression comme « une marque flagrante de la résistance du sujet à l’économie de marché généralisée » (3).
Un dessin de presse aussi pertinent qu’un long discours. ‘Moi’, coincé entre deux énoncés apparemment contradictoires, s’imposant chaque jour, l’un après l’autre : ‘un monde meilleur est possible’ et ‘nous sommes bien baisés’.
En y regardant de plus près, en fait, il apparaît que ce n’est pas à une simple contradiction que nous avons affaire. Celle-ci se manifesterait plutôt en effet par une phrase de l’ordre de « we are in a deep shit » (nous sommes dans une merde profonde), en maintenant le style littéraire du texte original du dessin.
Comparons ces deux couples antagonistes légèrement distincts:
A. Énoncés du dessin
A1. Un monde meilleur est possible
A2. Nous sommes bien baisés
B. Énoncés contradictoires
B1. Un monde meilleur est possible
B2. Nous sommes dans une merde profonde.
B1 et B2 constituent des assertions contradictoires. Les deux énoncés se situent au même niveau logique : une description du monde vécu au temps ‘t’ par ‘moi’ (me). Les énoncés A1 et A2 sont dans une situation différente, dans la mesure où A2 porte sur la qualification de l’émetteur et est donc en quelque sorte auto-référentiel, ce qui n’est pas le cas de B2. A2 constitue une méta-communication qui disqualifie l’émetteur. On pourrait dire que la conséquence du modèle B (contradictoire) serait de l’ordre de la scission du ‘moi’ (me), ainsi écartelé, tandis que le modèle A aboutit à une explosion de celui-ci.
Caricaturale, cette analyse l’est autant que le dessin. Oui, nous restons dans la caricature. Mais celle-ci nous permet d’entrevoir le caractère ‘paradoxal’ de l’esprit du temps (zeitgeist) traduit ici (4). Un petit détour par cette notion de paradoxe me paraît propice à éclairer quelque peu notre lanterne.
Paradoxe, Kōan, humour
Dans son acception ordinaire, le terme ‘paradoxe’ est utilisé pour désigner une « affirmation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés. »(CNRTL). Ce n’est pas ce sens mais plutôt le paradoxe de type logique () qui nous intéresse ici, et plus particulièrement dans sa forme pragmatique.
Nous considérerons donc le paradoxe comme « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses consistantes » (5). Nous excluons dès lors les erreurs de raisonnement et les sophismes (raisonnements invalides en termes de logique formelle). Nous excluons aussi de notre champs d’investigation les antinomies sémantiques ou définitions paradoxales, par lesquelles je voudrais néanmoins faire un bref détour destiné à mieux comprendre l’objet de mon attention, le paradoxe pragmatique.
L’exemple classique de l’antinomie sémantique est l’énoncé « Je suis un menteur », qui ne peut être vrai que s’il est faux, et inversément. Cet énoncé diffère essentiellement d’un énoncé comme, par exemple, « Je suis heureux », déclaré par une personne présentant un aspect nettement dépressif. Dans un tel cas nous avons affaire à une simple contradiction entre les niveaux digital et analogique du langage (voir une présentation de ces concepts d’analyse de la communication dans l’article ‘Bande 2 kons . L’énoncé « Je suis un menteur », de par son caractère auto-référentiel, contient en fait deux propositions : l’une dans le langage objet et la seconde au niveau métalingusitique (le discours sur le discours). Mais le message en métalangue étant un énoncé, il est lui-même concerné par son propre contenu qui porte sur l’ensemble des énoncés. Pour un logicien il s’agit simplement d’un discours dénué de sens (la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes) mais dans la pragmatique de la communication, c’est-à-dire notre vie quotidienne, concrète, nous restons avec un malaise, un peu comme le sentiment de s’être fait avoir …
Comme nous ne sommes pas logiciens mais que nous avons entamé une démarche de compréhension de phénomènes éminemment pratiques, examinons les conséquences du paradoxe sur le comportement, au départ de notre métronome, avant de nous pencher sur les variantes intéressantes au regard de nos intérêts du jour que sont les ‘kōan’ bouddhistes, susceptibles d’induire aussi bien l’éveil que l’égarement, ainsi que l’humour.
Mécanique du métronome
Revenons à notre métronome pour en examiner de plus près la mécanique, à l’éclairage de la notion de paradoxe pragmatique :
nous sommes dans une situation vitale et inévitable (comme Mafalda, ci-contre !) ;
l’énoncé A1 (voir plus haut) nous invite à nous intéresser à une issue positive ;
l’énoncé A2 (idem) constitue une disqualification de l’énonciateur en tant qu’acteur et donc notamment susceptible de mettre en œuvre des stratégies visant à atteindre cette issue positive : ‘être baisé’ pouvant être considéré comme le niveau maximum de passivité, n’incluant même pas nécessairement le consentement ;
il n’existe aucune possibilité de méta-communiquer, c’est-à-dire d’user d’un mode discursif décrivant la mécanique ci-dessus, ne laissant éventuellement comme ‘issue’ que l’expression émotionnelle (colère, indignation, etc.) : d’une part nous avons documenté dans les deux premiers articles de cette série à quel point nous sommes dans la confusion et d’autre part il n’existe en effet en pratique aucune réelle voie d’expression accessible au commun des mortels – si ce n’est le Café du Commerce – et celles qui sont présentées comme possibles ont à suffisance démontré leur inanité (niveaux records d’abstention aux élections ou Convention Citoyenne pour le Climat (6), par exemple).
La double contrainte peut être décrite comme suit (7):
deux ou plusieurs personnes (ou groupes sociaux) sont engagées dans une relation de grande valeur (émotionnelle, vitale, économique ou autre)
dans ce cadre, un message est émis qui
affirme quelque chose
affirme quelque chose sur sa propre affirmation
ces deux affirmations s’excluent
le récepteur est dans l’incapacité de quitter la situation ou de méta-communiquer.
Une situation comparable à celle étudiée dans les travaux de l’école pavlovienne sur le conditionnement au début du siècle dernier avec la notion de ‘névrose expérimentale’(8). Un chien entraîné à distinguer le cercle de l’ellipse (9). En élargissant progressivement l’ellipse, on rend impossible à l’animal cette distinction. L’animal développe alors des comportement considérés comme ‘pathologiques’, stupeur ou agressivité et manifestations physiologiques d’angoisse. Que s’est-il passé ? On a créé une situation dans laquelle cette discrimination s’avère vitale pour l’animal (son alimentation) puis on a rendu impossible toute discrimination.
Kōan
Le ‘kōan’ bouddhiste, c’est en quelque sorte la version créatrice du paradoxe pragmatique, celui qui nous coince pour mieux nous libérer. Là où le second apportera souffrance ou inhibition de l’action, le premier doit nous aider à découvrir une issue à une situation au premier abord bloquée. « Le kōan se présente comme un paradoxe, (…) impossible à résoudre de manière intellectuelle. Le méditant doit délaisser sa compréhension habituelle des phénomènes pour se laisser pénétrer par une autre forme de connaissance intuitive »(wikipedia). Le kōan, et c’est important, prend place dans une relation spécifique, celle du maître à l’élève.
Deux mains applaudissent et il y a un bruit. Quel est le son d’une main ?
Stimulant l’intuition, aidant à dépasser les contraintes et rigidités du langage (linéarité entre autres), le kōan me paraît proche cousin de l’humour. Mais c’est là une autre histoire (4). Tout comme l’humour en tout cas il facilite le ‘lâcher prise’ et permet de dépasser la rationalité et l’emprise de l’ego.
Ce que nous montre le détour que vient de constituer cette analyse , c’est bien que nous ne pouvons pas tenter de concilier l’inconciliable. Espérer que le vieux monde soit en train de changer, de s’amender. Nous imaginer que au fond quelque part tout pourrait redevenir plus ou moins ‘comme avant’. Qu’un quelconque moyen terme adviendrait, qui constituerait une sorte de nouvel état d’équilibre.
Que nenni. Ter-mi-né.
Jusqu’à l’os
Nous sommes arrivés à l’os. Après avoir gratté et gratté toute chair le voilà qui apparaît. Et ça racle. Nous en sommes au fondement, l’individu, la question ‘qui suis-je’ ? (10). Un individu contingent, ballotté au gré des aléas, un temps c’est bon, un temps c’est dur ? Ou alors puis-je me retrouver dans ce déshabillage intégral et me reconstruire dans un monde qui tangue dangereusement ?
« Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour le moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la matrice ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ? ».
Sortir du paradoxe c’est abandonner ce ‘moi’ (me) explosé, qui n’a plus à nous offrir qu’une existence de ‘zombie ontologique’ (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).. Nous dépouiller de ces vêtements anciens comme la mante religieuse abandonne sa mue. Avancer sans nous retourner de crainte d’être changé en statue de sel. Je ne distingue aucune autre voie.
Nostalgie
J’aurais préféré qu’il en soit autrement. En ouvrant ce questionnement initié deux textes en arrière (et pas mal de temps) déjà, j’ignorais où j’allais. C’est le jeu : un thème, une question me travaille ? J’explore, je gratte, j’avance, et je vois où j’arrive. A côté de l’inquiétude, c’est une forme de tristesse, ou une nostalgie plutôt, que je ressens à l’instant. Car il me faut faire mes adieux au monde que j’ai connu, que nous avons connu, bien imparfait mais où en quelque sorte j’avais mes pantoufles (existentielles) et mon rond de serviette (intellectuel), pour employer une expression bien désuète mais que j’aime bien. Ce monde qui m’a fait aussi, qui a participé à la construction de mes valeurs, de mes projets, de ma famille. Nous ne sommes plus, j’en fais le constat, dans le registre de la réflexion intellectuelle mais bien dans celui du vécu.
Néanmoins, si j’ai voulu le titre ‘Haut les cœurs’ en débutant cette recherche, c’est bien que je ressentais déjà confusément que, non, rien ne serait facile et que, oui, il nous faut tenir droite la tête.
Le nouveau monde est déjà là (11), bien différent. Nos anciens vêtements et pantoufles ne nous sont plus d’aucune utilité, que du contraire. Au fil de la préparation puis de l’écriture de ces textes j’en ai acquis la conviction. Il nous faut lâcher prise, accepter la nudité, faire le deuil. En explosant le paradoxe accepter la mort du monde ancien, celui où l’on croyait à l’Homme, aux Droits, au Progrès, à l’Avenir, avec toutes les majuscules. Et découvrir …
Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute
La seule chose qui soit certaine c’est que rien ne l’est. Il n’y a pas de mode d’emploi (12), pas de filet de sécurité. La vie, quoi.
Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. C’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité.
Nous ne partons pas de rien, néanmoins. Des pistes existent, tentées par des pionnier(e)s. Nous tâcherons d’en explorer quelques unes dans le quatrième et dernier article de cet opus: ‘Semences et terreaux’ (à venir sous peu ?).
(4) Voir la note relative à l’humour sur la page ‘Écriture‘. Nous reviendrons sans doute plus tard (probablement dès la dernière partie de ce texte en quatre volets) sur les notions d’humour, intuition, rationalité, etc.
(5) Paul WATZLAWICK, Janet H. BEAVIN, Donald D. JACKSON, Une logique de la communication, 1967, Seuil, 1972, page 188. Notons que le titre en anglais était (une fois de plus) beaucoup plus clair que celui choisi par l’éditeur français puisqu’il s’agit de ‘Pragmatics of Human Communication’ (Norton, 1967).
(7) Ce passage résume le chapitre ‘double contrainte’ de l’ouvrage de P. Watzlawick, J. Helmick-Beavin et D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972
(9) L’animal reçoit une portion de nourriture dans les instants qui suivent la présentation d’un motif elliptique et ne reçoit rien lorsque le motif présenté est un cercle. Après un certain nombre de répétitions de cette situation, on constate que le chien salive dès l’apparition de l’ellipse mais pas lorsque c’est le cercle qui apparaît.
(10) Un chantier qui apparaît comme de plus en plus central concerne la notion d’individu et d’individuation. L’individu comme monade n’intéresse que le néo-libéralisme. Nous étudierons prochainement ces questions …
(12) Si certains en proposent un, il y a pas mal de bonnes raisons de se méfier. Je pense notamment aux prédicateurs(trices) éco-évangéliste (la bonne nouvelle) aux regard sombre et à l’air sévère ou au contraire illuminés, comme transportés, tout autant qu’aux pétainistes verts.
Où en étions nous restés ? A essayer de comprendre pourquoi, à la séance de clôture de la COP26, le président, Alok SHARMA, n’a pu retenir ses larmes devant les caméras du monde entier ? Ou pourquoi le voisin sympa, qui vote écolo se dit-il, vient de s’acheter un nouveau véhicule d’une bonne tonne et demie ? (ah oui, hybride, pardon). Ou pourquoi les Amish refusent la 5G ? Ou pourquoi ce pays vient encore de perdre quelques milliers d’hectares de terres agricoles destinées à installer de nouveaux lotissements rémunérateurs au milieu de nulle part, à créer de nouveaux contournements routiers ou à construire des centres logistiques gigantesques (les seconds justifiant sans doute les premiers). Pourquoi plus d’un million de personnes supplémentaire, toujours dans ce même pays bien doté, connaissent le privilège de faire la file dans le froid devant les Restos du Cœur ou les centres de distribution de surplus alimentaires (1) ? Ou pourquoi le trafic commercial international a encore augmenté de quelques millions de tonnes cette année ? Pourquoi le dernier rapport du GIEC a eu droit a moins d’audience encore que le précédent, qui n’avait pourtant guère brillé dans les médias ? Pourquoi il devient presque banal maintenant de parler de sixième extinction de masse des espèces vivantes ? Bref, pourquoi continue la lente glissade (de moins en moins lente semble-t-il) qui nous laisse comme tétanisés.
Nous avons essayé de comprendre en quoi les mécanismes de l’information et de la cognition participaient à cette stase. Mais il ne faudrait pas que ces recherches nous dispensent d’une remise en question plus fondamentale. En clôturant la première partie de ce texte, je me proposais de poursuivre par une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité. La voici en partage (2).
Stockholm, 23 août 1973
Deux braqueurs se retranchent durant six jours avec leurs otages dans la chambre forte d’une banque, avant qu’une intervention de la police ne mette fin à l’aventure. Lors de leur libération cependant, les otages se rangent du côté des malfrats, auxquels ils témoignent leur affection. Lors du procès plusieurs d’entre eux prendront la défense des deux comparses. Même si certains éléments du récit ont été contestés par la suite, l’histoire est devenue un concept, le ‘syndrome de Stockholm’, le modèle d’une situation où la victime se trouve forcée dans un destin commun avec l’agresseur, dont elle dépend pour son quotidien comme pour son destin et développe, tel un mécanisme psycho-social de survie, une identification aux intérêts et valeurs de celui-ci.
Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour la satisfaction du moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la ‘matrice’ ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ?
Renoncer à la Matrice ? (3)
Nous aurions tort de sous-estimer les chocs que nous subissons, comme nous allons le voir dans quelques lignes. La matrice, maintenons un moment la métaphore du titre, se trouve fortement ébranlée. Ce sont des pans entiers de notre identité individuelle et collective qui partent à la dérive, comme la banquise se dissout en icebergs. Mais peut-être nous est-il encore possible de fermer les yeux. Nous pouvons, comme dans le film Matrix, à la pilule rouge qui confère le douloureux don de lucidité, préférer la pilule bleue qui nous garantit, au moins pour un temps, une vie de confortable ignorance.
Il est frappant d’ailleurs de constater que le dilemme en question a largement évolué depuis la sortie du premier film, à la fin des années 90. Vingt ans plus tard, nous sommes immergés dans les réseaux sociaux, nous nous vautrons dans la surveillance et le traçage (applications sanitaires et autres, bases de données gigantesques, puces RFID, etc), avant de nous précipiter dans le prochain metavers où nous attend une nouvelle ‘réalité’ bien plus joyeusement consumériste que celle qui se profile à l’horizon. Nous y reviendrons plus loin.
Nous sommes engagés dans un voyage sans retour en territoire inconnu
C. CASSOU (4)
J’ai tenté d’analyser ailleurs comment les premières manifestations de la catastrophe écologico-économique en cours nous impactent lourdement, tant individuellement que socialement. La pandémie de la Covid19 fait plus que simplement y ajouter une couche (5). Elle nous interpelle profondément, chacun et collectivement. Quels impacts constatons-nous ?
Premier impact : la révélation de notre réelle fragilité. Même nous, même les occidentaux privilégiés, nous ne sommes pas à l’abri du statut de victime. Ce type de catastrophe n’arrive donc pas qu’aux autres, ceux qui vivent au loin, dans le cadre étroit et contrôlé de l’écran de la télé ! Nous le constatons chaque jour depuis deux ans : nous sommes terriblement exposés.
Ensuite, deuxième choc, nous avons pu constater avec quelle inefficacité et au prix de quelle fulgurante montée en régime du contrôle et de l’autoritarisme notre système a réagi à ce coup de boutoir … Qu’en sera-t-il des suivants ?!
L’atomisation sociale (6) croissante dans nos sociétés post-modernes, ensuite, s’est vue démultipliée par les diverses restrictions de circulation et de rassemblement (confinement, passe sanitaire), la numérisation de nombreuses interactions, voire la terreur même du rapprochement physique, y compris parfois en milieu familial. Ces dispositifs ont créé ou accentué les fractures sociales, responsabilisé à outrance l’individu et ses comportements.
Nos corps aussi écopent, ne l’oublions pas. La maladie propagée altère le corps. Mais le contrôle des déplacements et des accès est avant tout un contrôle s’exerçant sur les corps(7). Nous sommes physiquement impliqués dans ce qui se passe, c’est une nouveauté.
Une anecdote enfin pour achever ce rapide passage en revue des impacts profonds de la pandémie. « Ce que je ne comprends pas » me disait un ami, sur un ton où l’humour semblait prêt à céder le pas à une profonde mélancolie, « c’est que la nature continue sans nous ». Nous étions confinés pour la première fois. Et, oui, nous qui nous pensions gestionnaires indispensables du monde, nous constations en regardant par la fenêtre, quelque peu secoués, que les oiseaux continuaient à chanter, les nuages à parcourir le ciel et les chevreuils à s’entêter à brouter mon potager. Nous expérimentions très concrètement l’existence d’une terre sans nous …
Nous en prenons plein la figure, je ne vois pas manière plus efficace de l’exprimer. Nous vacillons mais le sol sous nos pied tremble également. Le mythe social (8), qui structure notre ‘être au monde’ et notre ‘vivre ensemble’ est mis à mal dans nombre de ses fondements.
Je subodore l’intérêt de disséquer quelque peu ces ébranlements. Scalpel ?, allons-y …
Des mythes et du mythe
L’anthropologie et la sociologie recourent depuis plus d’un siècle (G. SOREL, 1903) (9) aux concepts de mythe et de mythe social. Une approche qui apparaît incontournable pour pénétrer sous la surface de notre sujet. J’éprouve néanmoins quelques réticences à user de ce terme, tant la notion de mythe peut paraître large, aux contours indéfinis, susceptible d’embarquer avec elle pas mal de connotations parasites, qui plus est extrêmement variables d’un individu à l’autre. J’en veux pour preuve l’analyse proxémique du champs sémantique de ce terme, telle qu’on peut la trouver par exemple dans les travaux du CNRTL.
Porte de sortie : si selon ces travaux le terme compte dix-huit synonymes (de ‘légende’ à ‘tradition’, par ordre décroissant d’occurrence), il ne connaît par contre qu’un seul antonyme : ‘réalité’. Nous pourrions donc grossièrement définir la notion de mythe comme ‘ce qui ne se rapporte pas à la réalité’. Cela reste encore énorme mais nous avons quelque peu avancé. Et dans la bonne direction me semble-t-il, puisque ce qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas la manière dont nous accédons à la ‘réalité’ (10) (perception, cognition), nous nous sommes déjà livrés à cet exercice dans la première partie de cet opus (Haut les cœurs!), mais bien tout ce qui se cache derrière, la façon dont nous nous représentons notre ‘réalité’, notre ‘être au monde’ (11). D’autant que celle-ci oriente ou biaise notre appréhension du monde.
C’est donc sans hésitation sous un angle ontologique (12) que j’entreprends de traiter l’ébranlement contemporain des fondations tant de notre existence que du ‘vivre ensemble’, ou la question de l’explosion (implosion?) en plein vol du mythe social.
Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
« Un mythe est une construction imaginaire qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux et surtout fondatrice d’une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion . Il est porté à l’origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes : la création du monde (cosmogonie) ; les phénomènes naturels ;le statut de l’être humain, et notamment ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus (d’un autre sexe, d’un autre groupe) ; la genèse d’une société humaine et ses relations avec les autres sociétés ». (wikipedia)
« Oui mais bon », objectera un esprit critique, « c’est bien beau tout cela mais ces pratiques concernent les peuples primitifs, l’antiquité, ou le moyen-âge. L’homme moderne est un esprit rationnel. Il a, depuis les Lumières, délaissé la mythologie pour la science. » En apparence peut-être, pourrais-je rétorquer. S’il est vrai que nous ne fréquentons plus trop les divinités aux allures animales ou autres, aux personnalités fantasques et susceptibles, nous n’en sommes pas pour autant indemnes des formes modernes de la mythologie : du roman national au discours politique, en passant par les religions ou le scientisme, nous pouvons constater que nous continuons à avoir besoin de nous raconter des histoires sur nous-mêmes et nos fêlures. Même s’il a formidablement progressé dans sa connaissance du ‘réel’ que nous évoquions plus haut, à nombre d’égards l’être humain ne se comporte pas du tout en dispositif logique et rationnel (13). Et les Lumières ont enfanté l’Humanisme, que nous pouvons aujourd’hui considérer comme le dernier avatar en date des discours mythiques (14).
La Genèse
Depuis des millénaires, notre imaginaire est nourri d’une vision unique. La terre nous appartient, il nous revient de l’exploiter. Nous, êtres d’exception, avons été formés à l’image de(s) dieu(x). Sapiens, le seul à posséder conscience et intelligence, constitue le sommet de la pyramide des espèces (ou de la création, c’est selon).
Synthétisé de la sorte, le portrait peut apparaître caricatural. Évidemment les scientifiques montrent quotidiennement le contraire. Bien entendu vous comme moi estimons avoir pris quelque distance intellectuelle avec un tel modèle, on nous a enseigné Darwin à l’école, tout de même ! Il n’empêche que ce récit s’est constitué en toile de fond tant de notre quotidien individuel ou collectif que de la structure de notre imaginaire et de nos activités. Il continue d’imprégner l’image que nous avons de notre monde, notre relation à l’autre (humain ou non-humain), notre culture, nos savoirs et notre organisation socio-économique (15).
Après le mouvement de la Renaissance, l’Humanisme des Lumières se donne pour vocation d’en finir avec l’obscurantisme (16). Descartes déclare l’homme maître et possesseur de la nature (17). Dangereuse utopie. Nous en sommes toujours là aujourd’hui, peut-être avec quelques scrupules d’ordre intellectuel mais c’est ce qui se vérifie dans la pratique de nos existences à tous les niveaux. Nous continuons à confirmer dans la plupart de nos actes le mythe d’une croissance infinie dans un monde fini. Nous persistons à opposer culture et nature, comme si nous étions situés ‘quelque part’ à l’extérieur de celle-ci, masculin et féminin, soi et les autres, corps et esprit, raison et émotion. Nous nous prosternons devant les dieux cruels de l’économie, sans prêter attention à la démonstration de leur vacuité (18). Nous nous représentons l’être humain comme une machine. Non plus le mécanisme d’horlogerie qu’y voyaient les penseurs humanistes du XVIIème siècle mais un dispositif cybernétique, tel un ordinateur organique. Et nous avons démentiellement développé la religion de l’objet désirable, à laquelle nous consacrons le plus clair de notre temps, de notre attention, de nos affects et attachements (19).
Raison dominatrice et réductrice
Dualism has formed the modern political landscape of the west as much as the ancient one. In this landscape, nature must be seen as a political rather than a descriptive category, a sphere formed from the multiple exclusions of the protagonist-superhero of the western psyche, reason, whose adventures and encounters form the stuff of western intellectual history. The concept of reason provides the unifying and defining contrast for the concept of nature, much as the concept of husband does for that of wife, as master for slave. Reason in the western tradition has been constructed as the privileged domain of the master, who has conceived nature as a wife or subordinate other encompassing and representing the sof materiality, subsistence and the feminine which the master has split off and constructed as beneath him. The continual and cumulative overcoming of the domain of nature by reason engenders the western concept of progress and development.(20)
Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature
En quoi sommes-nous ‘embarrassés’, contraints par un tel héritage ? L’historien J. Baschet identifie (21) trois dimensions essentielles du mythe humaniste, dont il nous faudrait sortir :
le Naturalisme qui, ainsi que nous venons de le rappeler, a sorti l’humain de la nature et ainsi créé le concept de nature excluant l’humain (22);
l’Individualisme moderne (23), que Baschet distingue de la reconnaissance universelle de l’individu comme entité empirique, individualisme qui se construit autour du ‘cogito’ de Descartes puis de l’individu pré-existant au lien social de J. Locke: après qui la conscience de soi devient le fondement de l’identité individuelle (l’individu auto-fondé)(24) ;
l’Universalisme enfin, qui non seulement se révèle être un ‘universalisme’ très relatif puisque essentiellement occidental et de genre masculin, mais surtout impérialiste dans le sens où ce récit est destiné à occuper la totalité du champ mythique, effaçant à mesure les imaginaires particuliers (25).
Cette réflexion nous permet de mesurer, me semble-t-il, à quel point nous sommes imprégnés de ces prémisses fondamentales et donc, dans cette mesure, souffrant d’une tache aveugle, de facto fermés à une autre vision du monde. Nous manque dès lors la capacité de développer d’autres imaginaires, d’autres visions, d’autres manières d’être « humains au monde » que celles qui nous ont menés là où nous en sommes en ce jour et qui se dérobent en même temps que s’impose à nous l’évidence paralysante de leur faillite.
Le modèle est en nous
Récit collectif partagé, le mythe social se trouve en quelque sorte intégré en chacun de nous dans une dimension ontologique. C’est dans le sens où il est utilisé en anthropologie (26) que le concept me paraît ici particulièrement fécond.
Du point de vue de l’anthropologie, le concept d’ontologie se décline assurément au pluriel et fait référence aux théories de la réalité et de l’être-dans-le-monde. L’ontologie réfère ainsi à la nature de la réalité, à la nature des choses (êtres humains et non-humains, et objets) et à la nature de leurs relations (incluant leur existence, leur enchevêtrement et leur devenir communs) telles que conçues, vécues et mises en actes par les acteurs culturels / agents sociaux.
La plupart du temps en mode inconscient nous introjectons les contraintes et codes de notre monde. Nous portons depuis si longtemps ces habits, ils nous vont si naturellement, que la plupart du temps nous les oublions.
Si ces vêtements nous collent ainsi à la peau, on peut comprendre qu’il n’est pas aisé d’en changer. Et c’est pourtant une expérience de ce type que j’aimerais narrer ici tant son caractère exceptionnel devrait nous permettre de mieux saisir à quel point, en-dehors de telles ‘ruptures catastrophiques’ (ou changements de paradigme), le modèle ontologique peut se confondre, à un niveau anthropologique, avec notre existence, notre ‘je’.
L’œil du crocodile
This wasn’t happening, couldn’t be happening. The world was not like that! The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food.(27)
V. PLUMWOOD, The Eye of the Crocodile
Au cours d’une sortie solitaire en kayak dans un estuaire australien fréquenté par le plus grand crocodile au monde, le Crocodile marin (Crocodylus porosus), Val Plumwood (28), philosophe éco-féministe australienne (que j’ai d’ailleurs citée plus haut sous le titre ‘raison dominatrice et réductrice’) est attaquée par l’un de ceux-ci, précipitée à l’eau, sérieusement blessée à plusieurs reprises. Elle échappe de justesse à la mort. Aventure effroyable bien évidemment mais dont la victime tire en quelque sorte la ‘substantifique moelle’ en mettant en cause son arrogance d’humaine surplombant la chaîne alimentaire, dégringolant instantanément de son trône pour voir, dans l’éclat de l’œil du crocodile, sont sort peu désirable mais néanmoins incontestable de repas. Sort funeste auquel elle réchappa, donc, ce qui lui permet de partager cette expérience et les réflexions qui l’ont suivi. Partage difficile s’il en est, tant est singulière l’expérience. Mais également explosion de notre ontologie, de notre suffisance humaine, de notre anthropocentrisme, non pas par la réflexion ni même l’intuition, mais par la perception im-médiate (sans médiation) et absolument vitale du décalage entre celle-ci et notre position dans un système naturel duquel tout privilège ou artifice est exclu. Comme il semble lointain notre univers de domination bien ordonnée. Combien fragilement relative nous apparaît notre construction du monde faite de droits individuels et de justice (29) .
La logique dualiste ‘humanité vs nature’ a conféré au monde occidental d’abord, a une bonne part de l’humanité ensuite, un avantage ontologique extraordinaire dans l’exploitation de celle-ci. A quel prix ! Bien sûr ce même paradigme, toujours aussi ‘efficacement’ à l’œuvre, se fait fort de surmonter les crises actuelles ou à venir, climatiques, écologiques , sanitaires et autres, par plus de contrôle encore de l’humain sur la nature (et sur les humains également d’ailleurs, la logique du contrôle ne connaissant pas de limite). De la même manière que PLUMWOOD, par suffisance humaine, est allée se jeter dans la gueule du crocodile, nous pagayons tout droit vers la gueule de la catastrophe en cours, trajectoire que rien ne semble émouvoir. Quant à l’œil du crocodile qui nous indiquerait la fausse route, nous refusons tout simplement de le reconnaître dans les multiples signaux d’alarme (30) qui jalonnent notre route folle.
Nous faut-il inévitablement passer par une telle violence déstructurante pour sortir du paradigme dominant ? Nous avons vu combien celui-ci, malgré son obsolescence délétère, continue à nous lier au quotidien.
Ontologies et politiques
Les ontologies imprègnent également les rapports de pouvoir, c’est-à-dire le politique.
L’adhésion à la réalité peut, certes, prendre des formes diverses, où tiennent une place variable l’impératif de survie, le miroitement des modèles d’ascension sociale, les séductions addictives de la consommation, les petits privilèges d’une vie un tant soit peu confortable, les pièges d’une logique concurrentielle qui nous fait obligation de croire qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde, la peur de perdre le peu que l’on a et le sentiment d’une insécurité méticuleusement entretenue. Même une bonne dose de scepticisme, voire une solide capacité critique ne portent guère atteinte, le plus souvent, à cette adhésion à un système qui a peut-être renoncé à nous convaincre de ses vertus pour se contenter d’apparaître comme la seule réalité possible, hors du chaos absolu, ainsi que le résume la sentence emblématique de François Furet : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. » Il n’y a pas d’alternative: telle est la conviction que les formes de domination actuelles sont parvenues à disséminer dans le corps social. Au-delà des opinions de chacun, telle est la norme de fait, en vertu de laquelle l’agir se conforme à une implacable logique d’adéquation à la réalité socialement constituée.
J. Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, 2016.
Nous éprouvons la résistance du monde
Pour Gunther ANDERS qui, dès le milieu des années 1950, introduisait les notions de matrice et de reproductibilité, le monde nous va ‘comme un gant’, comme un vêtement coupé pour nous. Nous l’avons forcé, tailladé, excavé, explosé, saturé de molécules exogènes, afin de l’adapter à nos attentes. Nous nous sommes persuadés qu’il était là pour répondre à nos besoins, fussent-ils toujours croissants, de plus en plus déraisonnables. C’était notre monde. Il y a presque soixante-dix ans.
Aujourd’hui, alors que le milieu dans lequel nous évoluons a été en grande part ‘anthropocènisé’ en quelque sorte (31) , nous expérimentons la résistance du monde. Nous constatons qu’il ne se comporte pas docilement telle une matière première standardisée dans un processus industriel. Nous nous apercevons qu’il semble obéir à une autre logique, à un destin autre que celui que nous nous étions imaginés. Nous vacillons sur le piédestal sur lequel nous nous étions naïvement hissés.
Nous ne sommes plus en capacité de lire le fil de notre histoire
Écartons nous quelque peu de la perspective anthropologique que nous avons adoptée dans les développements antérieurs pour nous intéresser à notre histoire ou plutôt la façon dont nous nous racontons notre histoire.
L’Histoire constitue elle aussi un discours bien rôdé. Elle fait l’objet d’une réécriture constante ,par les vainqueurs et les dominants généralement. En particulier les manuels scolaires qui intéressent fortement les idéologues. L’Histoire nous est servie telle une belle histoire. L’humanité a progressé grâce à la science et à la technologie, non seulement sanitairement parlant, ou techniquement, mais aussi socialement. La démocratie, telle que l’entendent les nations occidentales, constitue le point d’aboutissement ultime de l’évolution sociale. Le libéralisme en est le ferment économique, la main invisible des marchés guidant nos activités et la répartition des biens produits vers un état d’efficacité optimale. Et, surtout, surtout, il n’existe aucune alternative (32).
Il n’y a pas si longtemps, Francis FUKUYAMA nous avait même expliqué que nous étions en somme arrivés à la fin de l’Histoire. Je pense même qu’il y croyait, à l’époque ! Le bloc soviétique s’était effondré, nous étions donc arrivés au bout du bout, le sommet de l’évolution sociale et économique, une espèce de paradis libéral adossé à quelque chose comme la social-démocratie sur le plan politique. Et puis nous avons vu cette social-démocratie partir elle aussi en quenouilles pour nous apparaître pour ce qu’elle avait toujours été : une parenthèse spatio-temporelle qui s’était ouverte notamment par la conjonction de circonstances historiques (la crainte de la ‘contagion communiste’ durant une bonne part du XXème siècle et la puissance du mouvement ouvrier juste avant et dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale). Artefact bien plus visible encore depuis qu’un coronavirus a donné à nos élites la possibilité de renforcer encore le triptyque ‘contraindre, surveiller, punir’. Nous avons vu le capitalisme approfondir sa mue néo-libérale (33), accentuant par là même l’évolution autoritariste et policière de l’état, drainant plus efficacement encore la richesse produite vers un nombre extrêmement réduit de bénéficiaires du système (34), aggravant encore les conditions d’existence de la majorité d’entre nous, y compris dans les pays occidentaux où la petite classe moyenne gratte le fond des tiroirs et où l’on a de nouveau, de plus en plus chaque année, faim et froid. Bref nous avons vu réapparaître au grand jour les antagonismes, notamment sociaux, si délicatement passés sous le tapis par le balais de l’Histoire et ses aimables servants, tel FUKUYAMA.
Et là nous ouvrons les yeux et constatons, quelque peu hébétés, que notre belle histoire a perdu une bonne part de son sens dans nos têtes et que les lendemains qui s’annoncent ont l’air de chanter faux ! Mais nous n’avons rien sous le coude pour remplacer cette histoire de pacotille, ce qui nous laisse bien démunis.
Le concept de progrès, enfin, qui bon gré mal gré nous servait de boussole depuis des siècles, nous apparaît pour ce qu’il est, une gigantesque ‘fake new’, il nous faut l’abandonner, ou le réinventer (35).
L’humain qui ne peut disposer d’une grille pour lire et saisir le sens de son histoire est perdu, en chute libre dans le puits du temps, d’autant que l’avenir se présente lui aussi sous la forme d’un épais brouillard.
Les thèses effondristes (voir l’article ‘Apocalypse Now ?‘), à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, achèvent cet ouvrage de déconstruction dans la mesure où elles aussi, à leur manière, annoncent la fin de l’Histoire, notre avenir nous ayant échappé, nous laissant foncer droit dans le mur. Il ne reste plus qu’à croiser les bras et attendre aussi peu inconfortablement que possible que cela se passe …
Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté
(titre inspiré de celui de l’ouvrage de D. MUHLMANN, Capitalisme et colonisation mentale, PUF, 2021)
Dans un essai au titre évocateur (‘Baise ton prochain’)(36), Denis-Robert DUFOUR montre très bien comment les prémisses éthiques du capitalisme, remontant au début du XVIIIème siècle, ont profondément imprégné notre système de valeur. Dernière évolution du capitalisme, le modèle néolibéral fonctionne sur une internalisation de la concurrence (37) comme valeur et comme modèle comportemental, voire comme définition de notre identité (38). Nous sommes supposés nous identifier à l’entreprise, développer une mentalité collective de ‘startup nation’, valoriser notre capital humain, maximiser le rendement de notre épargne sur les marchés financiers, préparer nos enfants à affronter l’existence ‘un contre tous’, cultiver le fétichisme de la marchandise. Le désir pour unique doctrine et l’objet comme seule quête, tel serait notre horizon existentiel. Trois siècles d’hégémonie (TINA), trois cent ans de colonisation du mental occidental. Dans cette tyrannie, nous sommes supposés devenir notre propre tyran en introjectant ces consignes.
Pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme
J. MORE, R. PATEL, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité.
Le terrain sans doute n’est pas encore intégralement conquis. Une anecdote éloquente et amusante (sourions un peu !) qui nous est contée par A. Burlaud, A. Popelard et G.Rzepski (39). Décembre 2020. Une somme de 200 millions d’euros est mise en jeu par la loterie Euromillions et la présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On fait quoi avec tout cet argent si l’on gagne ? — On commence par le logement, avec cet hôtel particulier à 31 millions d’euros dans le 16e arrondissement, 1 300 mètres carrés, trente-deux pièces », répond Pierre Kupferman, le titulaire de la chronique Éco. Il conseille pour les loisirs « cette villa à 34 millions d’euros au bord du lac Léman et puis un château provençal du XIIIe siècle, avec 84 hectares dont 48 hectares de vignes ». Pour rallier ces propriétés, « le fleuron de Dassault, le jet Falcon 8X, à 48 millions d’euros » et « la voiture la plus chère du monde, une Bugatti à 17 millions d’euros ». Après quoi, « il vous reste 62 millions d’euros à placer à 4 % de rendement, ça vous dégage un revenu mensuel de 207 000 euros ». Quelques jours plus tard, surprise, le gagnant du pactole annonce qu’il veut en consacrer une grande partie à la création d’une fondation pour aider les hôpitaux. Ce chanceux ne doit pas regarder la télé et ses experts. Les médias dominants, distillent goutte à goutte les valeurs qu’il nous advient de faire nôtres, ainsi que le montre parmi tant d’autres une belle analyse de S. GONTIER sur ACRIMED.
Résistent donc encore quelques ‘villages gaulois’. Désignés à la vindicte populaire comme dangereux marginaux, mauvais citoyens, Amish, et autres quolibets. Celles et ceux qui ont entrepris une démarche de sevrage sérieux, que ce soit en jetant aux orties la télé ou le smartphone, et avec eux une bonne part de la propagande et de la pub ingurgitées au quotidien, en réduisant leurs revenus ou quelque autre stratégie, ceux-là donc savent qu’il n’est pas simple de combattre ces valeurs ou automatismes gravés de longue date dans notre cerveau. Ils apprennent peu à peu à regarder le dernier modèle Peugeot comme un tas de ferrailles et matériaux produits, extraits, à grands renfort d’énergie et de souffrance humaine. A la recherche du papier de toilette, ils traversent le supermarché tel un univers baroque bourré de signaux colorés illisibles. Un déconditionnement.
« Mais si on ne rêve pas du dernier modèle Peugeot, à quoi pouvons-nous rêver alors ? » s’écrieront ceux qui adoreraient m’accuser de prôner une vie ascétique, morne et sans joie. Sans désir ? On ne pourra que remarquer à quel point le fait même de s’interroger de la sorte démontre combien notre imaginaire est saturé par tous ces objets qu’il nous faut impérieusement désirer, et les statuts et pouvoirs qui les accompagnent. Me revient-il vraiment de vous dire à quoi vous pourriez rêver ?…
Pas de miel pour ‘faire passer la pilule’
On l’a bien constaté depuis les confinements : pour que les choses changent vraiment, il ne suffira pas d’applaudir aux fenêtres ‘nos’ (insupportable possessif social) héros, de redécouvrir les promenades en forêt ou de faire son pain bio au levain. Nous ne pourrons plus non plus faire semblant de croire les promesses de reconversion formulées par les élites dirigeantes, la main sur le cœur (ou sur le portefeuille ?) et les yeux emplis d’une belle émotion responsable (à moins que ce ne soit la cocaïne ?).
Alors, pilule bleue ou pilule rouge ? Cette question, ce n’est pas un personnage de cinéma a l’air énigmatique qui nous la pose, l’un et l’autre installés dans un salon confortable. On s’attend presque à voir apparaître une boite de Habanos ou un flacon de spiritueux tiré de derrière les fagots. Non, cette question, nous ne pouvons l’éviter ni au lever en préparant le café, ni en embrassant les enfants, pas plus qu’en pénétrant dans le parking du supermarché ou en montant dans le RER qui nous amène au boulot. Et jamais nous ne sommes en mesure évidemment d’y répondre de manière définitive. Et à chaque fois elle nous interpelle de notre fondement à l’épiderme. Et selon les moments la réponse sera sans doute plutôt rouge ou plutôt bleue. Mais nous savons confusément que notre ‘choix’, quel qu’il soit, ne nous protégera de rien.
Nous sommes en quelque sorte coincés dans une existence largement intriquée dans celle des autres, limitée par des structures sociales reflétant et entretenant les rapports de pouvoir, contraints par les choix et les non-choix antérieurs. Ainsi que, nous l’avons il me semble amplement documenté dans ce texte, par les croyances partagées qui structurent nos rapports sociaux et nos représentations. Le vrai confort ne serait-il pas celui du conformisme plutôt que celui procuré par l’ignorance ? Conformisme encore plus attendu de chacun en période de crise où l’on se doit, selon le discours si souvent ressassé ces derniers temps, aux dissonances individuelles préférer l’alignement de tous derrière le chef.
Nous nous retrouvons dès lors à devoir composer avec d’une part une lucidité dont la conquête est une lutte, nous l’avons vu aujourd’hui, et d’autre part une impuissance, une incapacité d’agir. Le tigre tourne en rond jusqu’à épuisement dans sa cage au jardin zoologique. Colère, indignation, et autres manifestations émotionnelles finissent par nous épuiser.
La philosophie orientale classique connaît les trois ‘singes de la sagesse’ : « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal ». À celui qui suit cette maxime, il n’arriverait que du bien » (wikipedia). Aujourd’hui nous en sommes arrivés à ce constat que, si l’ignorance du ‘Mal’ constitue un luxe de moins en moins accessible, nous ne sommes pas non plus en capacité de conceptualiser ce qui nous enchaîne et moins encore quels seraient les moteurs de stratégies d’échappement. Nous pouvons comprendre combien une telle fragilisation se révèle profonde, se manifestant par une « perturbation du dynamisme de la vie psychique, qui se caractérise par une diminution plus ou moins grave de l’énergie mentale, une certaine pente de l’affectivité qui est marquée par le découragement, la tristesse, l’angoisse ». Symptomatologie qui correspond à la définition de la dépression (CNRTL).
(3) C’est bien entendu au film Matrix que renvoie cette métaphore, ou comme l’alternative pilule bleue / pilule rouge. Bien antérieur, l’usage du terme par Günther ANDERS remonte à 1954, dans un texte intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice », sur lequel je reviens un peu plus loin dans cet article.
(4) Directeur de recherche CNRS au Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique (Cerfacs), et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Source.
(6) Perte progressive du ‘tissu conjonctif’ constitué par les différents milieux et groupes créant des liens entre individus.
(7) Et là nous rejoignons les travaux de Michel FOUCAULT (et successeurs) sur la biopolitique. Pour l’anecdote, notons quand même que Foucault a développé ce concept au départ d’une comparaison historique du traitement de la lèpre (au moyen-âge) et de la peste (aux XVIIème et XVIIIème siècles) !
(8) Ne nous méprenons pas. Le mythe n’est pas l’apanage des cultures antiques. Nous ne pouvons être présent au monde, et plus encore collectivement, qu’en intégrant un ensemble complexe de récits et de valeurs que nous avons tètés avec le lait maternel, jusque dans nos actes ou échanges quotidiens aujourd’hui.
(9) « Sorel (…) restera dans l’histoire des idées comme le fondateur de la notion de mythe – « réseau de significations » et « dispositif d’élucidation qui nous aide à percevoir notre propre histoire » (Jules Monnerot, Inquisitions, Corti, 1974). C’est en 1903, dans l’Introduction à l’économie moderne, que le mot, avec tout son sens, apparaît pour la première fois dans son œuvre. Et c’est alors que Sorel commence à énoncer sa « théorie des mythes sociaux ». (Metapedia)
(10) Que je définirais ici comme « Ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée. » (CNRTLl)
(11) Si on peut se représenter le mythe comme une « histoire que nous nous racontons », il faut éviter de le voir comme un discours conscient et conséquent. « Le mythe n’est donc sûrement pas une formulation conceptuelle, mais plutôt un système symbolique dans lequel sont intégrés des éléments émotionnels ». D. TRIERWEILER.
(12) Partie de la philosophie qui a pour objet l’élucidation du sens de l’être considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, essentiel et en tant qu’être singulier, concret, existentiel. (CNRTL)
(13) Deux exemples de l’ordre de l’anecdotique, mais significatifs, avant de passer un peu plus loin au plat de résistance :
Les comportements superstitieux, y compris chez des personnes hautement diplômées en ‘sciences dures’ et bien encadrés sur un plan psychologique, les cosmonautes.
(14) A développer dans un prochain article. Peut-être plus tout à fait le dernier en fait avec le transhumanisme ou posthumanisme (à moins de considérer ceux-ci comme des évolutions / perversions du discours humaniste ?). Voir par exemple les publications de s. GOSSELIN et D. BARTOLI.
(15) « L’homme, créature promue créateur, pense qu’il peut tout et qu’il pourra toujours surmonter ce qui se place en travers de ses désirs, de ses aspirations, de ses recherches. Sans cesse, il tente de repousser ce qu’il considère comme les limites de sa maîtrise. » Fabriquer le vivant – Ce que nous apprennent les sciences de la vie pour penser les défis de notre époque, Miguel Benasayag, Pierre-Henri Gouyon, Margot Korsakoff, La Découverte, 2012.
(16) Le « désenchantement du monde » de Max Weber.
(17) Descartes appelle de ses vœux « une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui [est…] à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices ». Discours de la méthode [1637], 6e et dernière partie.
(18) Par exemple la démonstration de Steve KEEN (L’imposture économique, Éditions de l’Atelier, 2014) – l’un des rares économistes à avoir très clairement prévu et annoncé le crash de 2007/2008 – qui démontre mathématiquement l’irrationalité de la doxa économique dominante, celle qui chaque jour un peu plus gouverne nos existences et dont la remise en cause est strictement interdite.
(19) Un grand classique p.ex. : R. BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957 ou sur le site de l’INA.
(20) « Le dualisme a façonné le paysage politique moderne de l’Occident autant que l’ancien. Dans ce paysage, la nature doit être vue comme une catégorie politique plutôt que descriptive, une sphère formée des multiples exclusions du protagoniste-super-héros de la psyché occidentale, la raison, dont les aventures et les rencontres forment la matière de l’histoire intellectuelle occidentale. Le concept de raison fournit le contraste unificateur et déterminant pour le concept de nature, tout comme le concept de mari le fait pour celui d’épouse et celui de maître pour l’esclave. La raison dans la tradition occidentale a été construite comme le domaine privilégié du maître, qui a conçu la nature comme une épouse ou une subordonnée englobant et représentant la matérialité douce, la subsistance et le féminin que le maître a clivés et disposés à son avantage. Le dépassement continuel et cumulatif du domaine de la nature par la raison engendre la conception occidentale du progrès et du développement. » (traduction personnelle).
(21) J. BASCHET, Basculements, La Découverte, 2021.
(22) « La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois ».P. DESCOLA.
(23) Peu importe, à ce stade de la réflexion, à quelle époque, dans quelles circonstances et à quels processus à l’œuvre les historiens font remonter l’émergence de celui-ci. La question reste néanmoins posée, à discuter plus tard ?…
(24) Nous y reviendrons sans doute dans un prochain article.
(25) Dans un premier temps les cultures locales et/ou socialement non valorisées, ensuite les cultures non occidentales.
(26) « Dans sa mission traditionnelle, l’anthropologie a pour but d’interpréter une ontologie donnée pour la rendre accessible à la science, universelle. Blaser précise cela en avançant l’idée des ontologies comme pratiques : elles sont par exemple politiques et éthiques, donc allant au-delà d’une dimension simplement théorique ou métaphysique. Poirier complète cette idée en disant que les ontologies sont « des théories que des groupes humains ont élaborées afin de définir le réel, le déploiement du monde ainsi que les relations et les enchevêtrements entre l’humain et le non-humain, soit-il animal, végétal, minéral, ancestral, divin ou autre » 1. De plus, quelques auteurs, comme Blaser et Poirier, mais aussi Clammer et Schimmer argumentent que la modernité est la cause d’une crise des ontologies, puisque les différentes visions du monde n’arrivent plus à cohabiter sereinement, en raison d’incompréhensions et de rapports de pouvoir ». (wikipedia)
(27) « Cela n’arrivait pas, ne pouvait pas arriver. Le monde n’était pas comme ça ! La créature enfreignait les règles, se trompait lourdement, avait complètement tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. « (traduction personnelle)
(29) À traiter également dans un prochain article. Je ne peux m’empêcher de citer encore …citations de PLUMWOOD: « So who was I to deny the crocodile the food of my body? In the logic of the Heraclitean universe the food of my body, representing the body as energy– matter, never belonged to me. It always belonged to the ecosystem. Its belonging to me is a fundamental illusion in the Heraclitean universe—an illusion that is imported from the other universe. And it was this illusion from the individual justice universe I had just been grabbed out of that underlay my disbelief and outrage ».
(32) TINA: there is no alternative, formule martelée partout et toujours depuis la première ministre conservatrice britannique des années 80, Margaret TATCHER.
(33) Il existe de nombreuses définitions du néo-libéralisme. Il me paraît que l’approche qu’en fait BOURDIEU est particulièrement éclairante.
(39) A. BURLAUD, A. POPELARD, G. RZEPSKI ‘dir.). Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Éditions Amsterdam, 2021
Haut les cœurs !
18 janvier 2023
Il est pour le moins peu enthousiasmant de porter le regard sur un quotidien et un vivre ensemble chaque jour un peu plus dégradés, un peu plus dystopiques. Derrière l’agitation confuse du moment, les tendances de fond néanmoins se confirment, que j’ai développées ailleurs (il y a un an déjà !).
La crise écologique (climat, biodiversité) pouvait encore apparaître comme diffuse et lointaine aux populations privilégiées que nous constituons. L’irruption puis l’installation dans nos existences d’une pandémie annoncée (1) mais inattendue (les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles, Ebola ou autre, on le voit bien à la télé, c’est pour ces pauvres gens à la peau sombre là-bas, au sud) et enfin le traitement politique et social de celle-ci ont mis en évidence pour nombre d’entre nous -malgré la fantastique confusion entretenue en temps réel par les actes et le langage des dirigeants et des médias – l’incapacité foncière de nos institutions à aborder efficacement des problématiques complexes, la déconnexion intégrale des ‘élites’, la montée fulgurante du contrôle et de l’autoritarisme, la réduction des stratégies à un solutionnisme technologique sourd et aveugle qui jour après jour exhibe ses limites et plus encore ses effets délétères sur l’individu et le social, la large prévalence enfin des retours sur investissement sur le bien commun. Mais, une période de crise(s) aiguë(s) – ne nous leurrons pas, c’est bien là où nous en sommes rendus – ce sont aussi de nouveaux concepts, des émergences sociales et culturelles, des opportunités ou ouvertures inédites, inattendues, dans un système qui entame de profondes transformations.
L’épiphénomène Covid-19 (2) ainsi que le cortège de machins technologiques, dispositions réglementaires en lasagne et altérations substantielles et répétées des rapports sociaux qui l’accompagne, s’il imprègne fortement nos existences aujourd’hui, ne doit pas nous empêcher de tenter de saisir l’essence du moment. Comme on pouvait s’en douter (3), le monde d’après (4) ressemble furieusement au monde d’avant, en bien pire encore (5) et l’urgence d’agir n’a bien évidemment fait que croître. Les non-décisions (6) tout autant que les décisions qui sont prises aujourd’hui nous engagent, nous et nos descendants, engagent l’humanité pour des générations.
Or rien ne se passe. Ou plutôt si, les situations complexes évoluent très rapidement, à un rythme dont l’accélération se révèle d’ailleurs interpellante, mais personne ne semble avoir la main sur rien, ne rien pouvoir arrêter ou contrôler. … Le présent texte explorera diverses pistes, plus ou moins complémentaires, de compréhension de cette stase critique. Hélas, entamé dans une certaine insouciance, l’exercice s’est très vite révélé d’une complexité qui n’a fait que stimuler l’intérêt, et dès lors la prolixité, de l’auteur. L’habitude semble devoir être prise pour de telles disputaisons de scinder le texte en plusieurs parties afin d’éviter un écart excessif avec le format ‘blog’ (je ne suis pas censé écrire un essai, là !). Mais aussi de permettre à l’auteur de souffler (et travailler à la suite) durant la pause. Le gâteau s’appréciera sans doute mieux, dégusté en plusieurs tranches, plutôt que goinfré vite fait au dessert. En voici la première portion.
Pris dans le faisceau des phares, le chevreuil se fige
C’est exactement là où nous en sommes: cette sidération quasiment onirique où l’on se sent glisser sur une pente dangereuse sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit à moins que nous n’ayons les pieds englués dans une substance épaisse qui ralentit considérablement notre fuite de ce danger confus auquel nous tentons d’échapper (7).
Si le stress apparaît comme incontestable, nous verrons plus loin à quel point nous ‘encaissons’ aujourd’hui, il serait regrettable de limiter nos réflexions à la surface des choses. Le déroulé des événements de l’époque réintroduit par la porte de derrière la question du sens et du non-sens dont nous pensions nous être débarrassés en la jetant par la fenêtre de la consommation. D’un point de vue phénoménologique, « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément »(8).
Cette stase dans laquelle nous sommes comme immergés nous voit donc tou(te)s (9), peu ou prou, en réelle et profonde souffrance. Pouvons-nous mettre en mots celle-ci ? Pouvons-nous contextualiser, relier, donner sens à cette souffrance ? Pouvons-nous imaginer en sortir ‘par le haut’ ? Nous verrons cela tout bientôt. Il nous faut au préalable dénoncer quelques impasses de la réflexion.
Dire « les gens sont cons », c’est con (10)
Interdisons-nous d’emblée une bien trop confortable porte de sortie. Lorsqu’au détour d’une conversation surgit le vocable ‘les gens’, nous sommes déjà mal barrés. Angle de vision très étroit excluant bien entendu (c’est même son premier intérêt) le locuteur et éventuellement celle ou celui qui lui fait face, la survenue du terme permet déjà d’anticiper avec une quasi-certitude la pauvreté des opinions qu’il précède. Voici d’ailleurs un exercice salutaire qui m’a été inspiré par un amie : soutenir une conversation animée sans recourir à l’expression « les gens ». C’est pas mal sportif, vous verrez, mais surtout inspirant (11). Nous ne sommes que trop contaminés par une vision étroite et exclusive dont il importe de nous débarrasser afin de saisir un peu mieux la complexité des choses. Avantage collatéral : on évite de se tromper d’ennemi.
On passe à un stade ultérieur encore lorsque les termes ‘les gens’ sont suivis de la sentence définitive ‘sont cons’. Mérite insigne de la formule : régler définitivement la question. L’assertion en effet tient du principe explicatif ultime. Il ne reste plus ensuite grand-chose à dire, voire même à réfléchir. Et c’est bien là qu’est l’os !
Seconde conséquence de cette péremptoire affirmation, si les gens sont vraiment cons, on ne doit donc pas en attendre grand-chose : bosser, consommer, faire des gosses, c’est déjà pas mal. Réfléchir, analyser, comprendre ou pire encore débattre, élaborer ensemble, décider, sont évidemment des ambitions largement hors de portée des cons. Laissons donc penser et décider pour nous les gens sérieux, les décideurs ou les influenceurs, en gros ceux qui passent à la télé (12 )
« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens » (Molière, Le malade imaginaire, 1673)
D’aucuns (13) ont avancé ici le concept de procrastination. En somme nous serions incapables de réagir pour cause de procrastination. Un peu comme les vertus dormitives de l’opium, quoi.
La première étape de notre démarche (qui devrait me prendre deux articles quand même !) nous verra tenter l’examen des mécanismes à l’œuvre et des principales contraintes et chausse-trappes du terrain sur lequel nous évoluons. Si nous avons la prétention de dépasser le niveau des conversations de comptoir, il nous faut à tout le moins dresser un premier inventaire des thèses susceptibles de nous éclairer dans notre recherche, inventaire que je classerai, un peu arbitrairement sans doute, en deux champs d’investigation distincts. Voici le premier, qui fait l’objet du présent article.
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Première partie: information et cognition
L’individu n’est pas une machine parfaite opérant des choix rationnels au départ d’une information totalement disponible (14). En particulier en situation de risque (15). Dans le monde réel, l’information est bien souvent dissimulée, tronquée, vidée de son sens par défaut de contextualisation. Notre cognition est lacunaire, biaisée, empreinte de nos affects. Notre libre arbitre (16) est contingent, nos capacités d’abstraction limitées, notre cerveau extrêmement influençable. Dans la thématique du jour, ces multiples limitations se donnent à voir à de plusieurs niveaux. Voyons cela.
Six mille tweets par seconde
Chaque seconde, 29000 Gigaoctets (vingt-neuf mille milliards d’octets) d’information sont publiés dans le monde (17). 184 milliards de tweets sont expédiés chaque année (18). 30.000 au moins sont partis durant le temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase. Cette saturation, que d’aucuns ont dénommée ‘Apocalypse cognitive’ (19), constitue un bruit de fond empêchant tout élément nouveau de se constituer en véritable information. Gregory BATESON définit l’information comme « une différence qui crée une différence » (20). Mais la différence que constitue l’information (prenons par exemple la modification du régime des pluies en Cévennes depuis une trentaine d’années (21) ou le présent texte) ,dispose de peu de chances d’émerger du colossal bruit de fond que j’ai évoqué plus haut. Dans cette mesure une telle différence n’existe pas en tant qu’information.
L’ours polaire et le Burkini
Il est remarquable que ce bruit de fond pourra être sciemment entretenu, voire considérablement développé. En balançant à tout crin du Burkini ou du Woke, le cercle politico-médiatique suscite un bruit de fond supplémentaire, admirablement amplifié par les réseaux sociaux (22), reléguant au statut de sous-information ce qui pourrait véritablement faire débat entre nous (23).
L’actualité pipeulisée ou les algorithmes captateurs des réseaux sociaux noient notre capacité d’attention sous des tonnes de Messi (24) alors que la courbe des recherches sur Google relativement au dernier rapport (catastrophique) du GIEC s’effondre quelques jours après la publication (graphique ci-dessous) de celui-ci. La popularité de l’ours polaire fond aussi rapidement que son bout de banquise.
Les scientifiques se relaient depuis des années, que dis-je des décennies, pour produire de retentissants appels dont l’écho inexorablement résonne dans le vide (25).
On pourrait donc dire, en paraphrasant BATESON (voir plus haut) avec quelque ironie, que nous observons ici une différence qui crée l’indifférence. L’info tue l’information.
Dissonance cognitive
La situation que nous explorons aujourd’hui me paraît en quelque sorte constituer un cas d’école pour le concept de dissonance cognitive (26). «La dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances » (wikipedia).
Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est le phénomène de ‘réduction’ de la dissonance. L’écart entre les éléments cognitifs (nous sommes dans la merde) d’une part et notre système de croyance d’autre part (business as usual) est source d’une tension psychique représentant un inconfort réel (même si celui-ci est en bonne partie inconscient ou noyé sous des considérations plus superficielles), qu’il importe de réduire. Les stratégies de réductionde la tension et donc de la dissonance sont susceptibles de prendre des formes variées : négation d’éléments de cognition, réinterprétation délirante (complotisme), focalisation sur des détails marginaux (le kangourou apeuré dans l’incendie), rationalisation, modification de l’univers relationnel, superstition, hypocrisie, etc … (27).
Ainsi des chercheurs ont étudié la réaction de personnes vivant habituellement à proximité d’un danger potentiel, dans ce cas les habitants de villages de montagne susceptibles de se trouver directement impactés par une avalanche (28). Cette étude a mis en évidence divers types de stratégies de réduction de la dissonance :
• minimiser le risque couru, par exemple en le relativisant par rapport à des catastrophes survenues ailleurs ou par rapport aux problèmes rencontrés quotidiennement, en lui conférant au contraire un caractère exceptionnel (une façon de dire que la probabilité d’être touché est très faible), en lui posant des limites, vraies ou supposées;
• chercher à justifier son comportement, par exemple en invoquant les contraintes de propriété ou d’exploitation agricole, et en se libérant ainsi de la responsabilité de sa situation, en invoquant des préférences de site, et en justifiant ainsi son choix de localisation par une pesée des arguments, en invoquant la confiance dans les experts ou les promoteurs, et en se déchargeant ainsi sur eux de sa responsabilité;
• minimiser la dissonance, par exemple par la connaissance du danger et donc la possibilité de l’éviter (le sentiment de maîtriser l’exposition au risque par son comportement est un facteur essentiel), par le fatalisme, ou au contraire la bravade, par l’humour et la dérision.
Un tel descriptif peut parfaitement s’appliquer aux diverses stratégies que nous mettons en place aux fins de réduire la dissonance entre les données relatives aux périls écologiques et socio-économiques en cours de développement d’une part et nos comportements dans tous les aspects de notre existence d’autre part. Pensons donc à fermer le robinet durant notre prochain brossage de dents vespéral, nous n’en dormirons que mieux.
Biais cognitifs
Le traitement cognitif d’une information peut se trouver soumis à distorsion. On parlera alors de biais cognitif. On en répertorie des dizaines, agissant à l’échelle de l’individu ou au niveau social. Le biais de confirmation, tel que décrit ci-après, apparaît tout à fait pertinent à notre propos.
« Pour évaluer un risque, toutes les possibilités devraient être envisagées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Or, nous privilégions les issues qui nous paraissent les plus souhaitables, celles qui sont conformes à nos attentes et à nos schémas antérieurs (Wason, 1960, 1981). Cette tendance à chercher des informations qui confirment nos idées (ou préjugés) est connue sous le nom de biais de confirmation. Ce biais nous pousse à interpréter des informations de manière qu’elles corroborent nos opinions et nos hypothèses. Inconsciemment, nous éliminons celles qui les infirment et retenons ou donnons un poids important à celles qui les confirment (Hogarth, 1987 ; Klayman et Ha, 1987 ; Skov et Sherman, 1986). Ce biais de confirmation peut nous faire persévérer dans l’erreur sans tenir compte des indices qui contredisent notre opinion, car reconnaître que nous avons été défaillants, que nous avons mal jugé une situation et que nous nous sommes entêtés est trop destructeur pour l’image de soi. »(29)
Au regard de recherches en sciences sociales, « entre 85 % et 90 % des personnes ne voudraient pas être au courant des événements négatifs à venir »(30). Un résultat que les chercheurs interprètent comme une forme d’évitement d’affects négatifs anticipés.
On peut difficilement ici ne pas évoquer le syndrome de Cassandre. « Le syndrome ou complexe de Cassandre désigne les situations où on ne croit pas ou ignore des avertissements ou préoccupations légitimes. » (wikipedia). Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui avait reçu d’Apollon le don de prédiction, fut condamnée par celui-ci à n’être crue par personne pour avoir refusé ses divines avances. Les cognitivistes voient ici à l ‘œuvre, plus pragmatiquement, un biais de normalité ou biais de status quo.
J’y pense puis j’oublie
Certaines circonstances peuvent modifier notre sensibilité, notre degré d’ouverture à des informations qui prennent alors sens et peuvent sembler en mesure d’exercer une influence sur nos attitudes et nos choix (31). Quitte à disparaître des radars avec le temps ou l’évolution du contexte. Ainsi, durant le confinement du printemps 2020, les deux-tiers des Français estimaient qu’il était nécessaire de mettre un sérieux bémol au productivisme et à la recherche de rentabilité. Nous observons aujourd’hui , moins de deux années plus tard, des niveaux de consommation comparables à ceux observés avant l’irruption de la pandémie. Les mêmes qui, après s’être émerveillés de la chute des émissions dans l’atmosphère lors des confinements, se consacrent aujourd’hui avec une belle ardeur à reprendre la courbe de la croissance et ses moultes externalités délétères. Le moment romantique est passé, retour à la dure loi de la survie au quotidien.
Si nous avons vu que tant la surexposition aux informations de tous ordres que notre équipement cognitif ou la rareté des circonstances où nous serions plus ouverts au changement constituaient de lourdes limites à notre appréhension de ce qui se passe aujourd’hui, nous devrions également nous inquiéter de la question des intérêts et des pouvoirs en jeux dans la disponibilité des informations. C’est ce que nous allons examiner dans les paragraphes suivants.
De la cigarette au gasoil
La manipulation de l’information au gré de leurs intérêts économiques par les grandes entreprises ne date pas d’hier (32). C’est ce que d’aucun ont appelé ‘La fabrique de l’ignorance’ (33) ou agnotologie. Impacts du glyphosate sur la biodiversité, impact cancérigène de l’amiante, rôle des pesticides dans le déclin des populations d’abeilles, bisphénol A, etc, les exemples ne manquent pas. Très bien documenté (34), le cas d’école nous est fourni par l’industrie du tabac qui, en pleine conscience de la nocivité de ses produits, a manipulé durant des décennies politiciens et médias afin de minimiser ou retarder les contraintes législatives s’opposant à leurs intérêts économiques. Même schéma du côté du secteur pétrolier dont il est maintenant établi (35) qu’il avait identifié dès les années 70 la problématique de l’accumulation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre liée à l’activité humaine et en particulier au recours aux énergies fossiles, constat à la suite duquel furent mises en œuvre diverses stratégies dilatoires à destination du monde politique et scientifique mais également des médias, au fil des décennies. Jusqu’il y a peu, alors que la problématique de l’extraction des ressources fossiles ne pouvait plus être contournée, avec le basculement de la communication du secteur vers le ‘greenwashing’ (36).
Médias sous influence
En France aujourd’hui une bonne part de la presse écrite et plus de la moitié des médias télévisuels sont contrôlés par une dizaine de milliardaires (37), dont on peut supposer qu’ils n’ont pas réalisé ces acquisitions dans un grand geste humaniste désintéressé. Être propriétaire de médias d’envergure constitue une puissante position d’influence (38).
Il existe bien entendu des médias minoritaires dont la parole est bien plus libre. Mais il est remarquable que, une fois une idée ou une formule imposée par le discours dominant, sa réfutation nécessite le recours à des moyens argumentaires et autres bien supérieurs à ceux qu’auront nécessité sa mise en place (loi de Brandolini).
Le coup du pouce
Dérivant en droite ligne du marketing (39), les techniques d’’accommodation’ de l’individu se sont, depuis une quinzaine d’années, amplement diffusées dans la sphère de la gouvernance publique (40) et auprès du personnel politique. Richard THALER, professeur d’économie comportementale à l’Université de Chicago et Cass SUNSTEIN de l’Université de Harvard, auteurs du concept de nudge (41), en sont les représentants les plus connus du public.
Qui ne connaît pas l’anecdote de cette mouche peinte au fond des urinoirs, qui réduit considérablement les tâches de nettoyage, l’exemple classique du nudge ? « Pour l’instigateur de cette démarche, l’intérêt est de pouvoir agir sur différents leviers relatifs au processus décisionnel d’un consommateur, dans le but de le faire changer de comportement pour un coût très faible. » (Wikipedia). Le nudge est destiné à se substituer aux contraintes et interdictions. Il suppose une éthique de ‘bienveillance’. Un concept qui ne parait guère opérationnel, et l’on se rappellera à quel point le ‘big brother’ de G. ORWELL se définit lui aussi dans un esprit de bienveillance.
Les géniteurs du concept, libertariens déclarés (42), partent d’une position idéologique de détestation des règlements et interdits. Ce qui pourrait bien les rendre sympathiques, au premier abord. Mais, si tous deux abhorrent le contrôle étatique, le libertarien diffère du libertaire en ce que le premier prône une liberté purement individuelle (et, dans la pratique, nettement plus soucieuse de la propriété privée que des impacts sur autrui de l’exercice de sa propre liberté) alors que le second conçoit la liberté individuelle dans un contexte social et économique égalitaire.
La mouche au fond de l’urinoir, la cigarette géante dans un hall de gare, l’escalier déguisé en clavier de piano, etc, des ‘astuces’ qui au premier abord s’avéreraient plutôt aimables. On ne peut nier leur intérêt et leur efficacité lorsqu’il s’agit de petits gestes de la vie quotidienne. Cette approche apparaît sous un tout autre éclairage toutefois lorsqu’elle est appliquée à beaucoup plus grande échelle, dans une combinaison inédite d’informations biaisées, d’incitations perverses, de contrôle et de coercition telle que celle réalisée sous le vocable de Pass Sanitaire. Des pratiques qui, des plus simples aux plus orwelliennes, se montrent à l’évidence sous-tendues par une conception d’un individu hétéronome et isolé, inapte à gérer ses choix et devant donc faire l’objet d’une guidance ou de coups de pouce (la traduction littérale du terme anglais ‘nudge’) comportementaux (43). Cela paraît plus facile à réaliser effectivement que de chercher à accroître la compétence ou l’esprit critique des citoyens, ou de les amener à élaborer ensemble des solutions adaptées à leur milieu de vie (44). En d’autres termes, une forme d’infantilisation, bien en phase avec le paternalisme (généralement condescendant, parfois injurieux(45)) de nos gouvernants (46). Une conception de l’être humain donc en accord avec l’hétéronomisation croissante et qui témoigne de sa génétique marketing. Et, j’y arrive, une pratique renforçant notre passivité, notre docilité, notre non prise en charge des enjeux en cours.
« Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » (47)
Les mots auxquels nous recourrons pour comprendre (les catégories p.ex.) ou communiquer structurent notre pensée. Ils occultent ou au contraire éclairent les éléments de notre monde. Au-delà des euphémismes (‘technicienne de surface’ pour femme de ménage ou ‘hôtesse de caisse’, assise sur le tabouret de la caissière), révélateurs néanmoins d’une volonté d’occultation de statuts sociaux, il y va de la compréhension de notre être au monde et de la structuration de celui-ci. Si le terme ‘classe sociale’ est quasiment absent de notre univers langagier (catégories socio-professionnelles c’est quand même moins communisant, pardon, plus chic), c’est notre compréhension des phénomènes socio-économiques en cours qui s’obscurcit, avec la dépolitisation des rapports sociaux. Tandis que l’invention de termes comme ‘Transition’ ou la perversion d’autres, tel que ‘résilience’ encadrent, réduisent nos capacités à penser les phénomènes.
Si certains(48) considèrent les mots comme une arme, c’est donc qu’il faut s’en méfier, et d’abord reconnaître leur rôle décisif là où nous en sommes en ce jour.
De fait, comme dans la dystopie orwellienne, déployer une pensée critique est rendu d’autant plus difficile que les mots pour l’élaborer et pour l’exprimer ont été subvertis.
« Face au changement climatique, notre cerveau est-il notre pire ennemi ? » s’interrogeait il y a peu un quotidien généraliste (49), faisant référence aux recherches neurologiques démontrant l’influence de certains circuits neuronaux sur nos conduites qualifiées de ‘irrationnelles’. De là à estimer que notre incapacité à agir efficacement face aux menaces climatiques serait due à des dispositifs cérébraux, hérités d’une phylogenèse complexe et aujourd’hui inadaptés, il n’y a qu’un pas, qui ne demande qu’à être allègrement franchi par des auteurs en mal de succès médiatiques ou de librairie. Et bien sûr une majorité de journalistes emboîte le pas sans moufter.
Notre amour des explications simples et des consignes étroites (voici un autre champs d’investigation pour les neurologues !) suffit sans doute à expliquer le succès de tels raccourcis intellectuels. Aujourd’hui les éditeurs peuvent compter sur une motivation d’achat supplémentaire dans la mesure où la souffrance liée à la stase actuelle nous pousse à rechercher toute forme de réassurance ou même simplement d’explication déresponsabilisante (50).
Le débat scientifique autour de l’influence du cerveau, et en particulier de ses composants archaïques, sur le comportement humain n’est pas une affaire récente (51). Ces questions nous reviennent, dans l’actualité du changement climatique, avec l’ouvrage vulgarisateur de S. BOHLER (52) dont l’intitulé ‘Le bug humain: pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher’ augure bien du caractère outrageusement simplificateur de l’analyse. Voici la thèse de l’auteur (ainsi résumée par l’éditeur) : « Sébastien Bohler docteur en neuroscience et rédacteur en chef du magazine Cerveau et psycho apporte sur la grande question du devenir contemporain un éclairage nouveau, dérangeant et original. Pour lui, le premier coupable à incriminer n’est pas l’avidité des hommes ou leur supposée méchanceté mais bien, de manière plus banalement physiologique, la constitution même de notre cerveau lui-même. Au cœur de notre cerveau, un petit organe appelé striatum régit depuis l’apparition de l’espèce nos comportements. Il a habitué le cerveau humain à poursuivre 5 objectifs qui ont pour but la survie de l’espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s’imposer face à autrui. Le problème est que le striatum est aux commandes d’un cerveau toujours plus performant (l’homme s’est bien imposé comme le mammifère dominant de la planète) et réclame toujours plus de récompenses pour son action. Tel un drogué, il ne peut discipliner sa tendance à l’excès. À aucun moment, il ne cherche à se limiter. Hier notre cerveau était notre allié, il nous a fait triompher de la nature. Aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi. ».
La soi-disante démonstration menée par S. BOHLER a fait l’objet d’un démontage en règle par le chercheur en neurologie développementale T. GARDETTE (53). Au niveau scientifique, les critiques formulées par le chercheur dénoncent les erreurs, approximations et généralisation coupables dans le volet neurologique des thèses de l’auteur : rôle exclusif de la dopamine, relation entre striatum et comportements addictifs, etc. Sur un plan plus épistémologique, T. GARDETTE met en évidence un axiome implicite dans l’approche évolutionniste adoptée par S. BOHLER, celui-ci ne retenant que la pression compétitive, évacuant sans discussion la logique de la coopération dans l’évolution (54). On retrouve ici le fondement quasiment idéologique de l’Evo-psy, l’évolutionnisme psychologique. Une approche qui a d’ailleurs valu à S. BOHLER de recevoir antérieurement de sévères critiques, assez comparables en fait à celles que suscite ‘Le bug humain’. (55).
Un second axiome implicite chez cet auteur est son recours systématique à la ‘nature humaine’ comme principe explicatif ultime. L’homme que nous connaissons aujourd’hui et son comportement ont été essentiellement façonnés par l’évolution de la ‘nature humaine’ (elle-même sous l’influence exclusive de la compétition, ainsi que vu ci-dessus). Le social, l’économique et le politique sont priés de s’éclipser discrètement par la porte de derrière, merci (56). On se croirait dans le monde sinistre de Y.N. HARARI !
Il y a plus que certainement un souci avec les circuits neuronaux de la récompense (entre autres) dans notre espèce. Mais ce ne sont pas de telles approches réductrices qui nous permettront d’y comprendre quoi que ce soit (57).
Modèle réduit
On peut tenter d’imaginer un modèle systémique de la cognition, tel celui proposé par Lammel (2014), affiché ci-contre. Au départ de recherches sociologiques menées dans différents pays et milieux, ces chercheurs du CNRS ont identifié ce qu’ils appellent les ‘limites de la cognition’ relativement au changement climatique :
les limites des mécanismes sensoriels humains (j’ajouterais ‘dans un contexte de surabondance d’information’)
le décalage entre la cause et l’effet (j’ajouterais ‘dans un contexte de désinformation ou de manipulation des médias’)
la sous-estimation systématique de la fréquence des événements rares
les distances spatiales, temporelles et sociales entre ‘auteurs’ et victimes’.
A ces limites identifiées par les chercheurs j’ajouterais, au regard des développements auxquels nous nous sommes livrés dans ce premier article:
les multiples détournements et asservissements du langage
la panoplie de biais neuronaux, sensoriels et sociaux, ainsi que leur exploitation en termes de marketing
l’influence des médias classiques et sociaux, éventuellement asservie à des intérêts économiques et/ou de pouvoir.
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J’en resterai là pour ce premier épisode, je n’ai sans doute que trop écrit déjà. Dans le deuxième, qui devrait trouver place ici sous peu, je vous proposerai de prendre un peu de distance pour mener une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité.
(1) Event 201, organisé en octobre 2019 par le Johns Hopkins Center for Health Security, ou les rapports de l’OMS depuis 2015 (référence manquante)
(2) Épiphénomène lourdement pénalisant pour nombre d’entre nous c’est certain, mais épiphénomène quand même puisque cette pandémie se présente bien plus comme un révélateur que comme un élément de type causal (voir notamment le documentaire de A. de Halleux).
(3) L’infrastructure du système (et en particulier la concentration des pouvoirs) n’ayant pas fondamentalement changé entre le début de 2019 et aujourd’hui.
(4)Expression qui, à peine un an après avoir fait florès (tout comme à la même époque les applaudissements aux fenêtres à 20 heures, reconnaissance collective du travail à la limite du sacrificiel des travailleur(se)s du secteur hospitalier, aujourd’hui démissionnant en masse ou virés pour cause de refus de vaccination) apparaît déjà tellement désuète, tant au regard de la naïveté foncière du concept que dans la perspective de plus en plus probable d’une installation dans le long terme de cette épidémie-ci.
(5) J’ai pris la peine de rassembler dans un tableau divers constats des évolutions écologiques, sociales, économiques et politiques intervenues récemment, en gros depuis la rédaction de mon texte ‘Apocalypse Now’. Ce document, qui ne prétend en rien à l’exhaustivité, est néanmoins trop volumineux pour prendre place dans une note en bas d’article. Il est consultable ici.
(6) La COP26, dernier avatar de négociations visant à changer pour que rien ne change, en fait une nouvelle fois l’illustration. Voir p.ex. ici.
(7) La réaction de l’animal à une situation de stress aigu constitue un classique. D’autres modes de réaction au traumatisme, vécus individuellement et/ou socialement, se donnent à voir également aujourd’hui, tels le déni ou la dissociation (je fais un gros don annuel à Greenpeace et je commande sans complexe sur Amazone).
(9) Ces éléments de constat, sans aucun doute, doivent être nuancés en ce qui concerne les jeunes, nés au cours du siècle présent. Je m’interroge. Cette génération a-t-elle pris la pleine mesure de l’héritage pourri qui leur est laissé ? Elle semble en tout cas tout autant impactée par le traumatisme. Est-elle plus réactive que ses aînés ? Quand se lassera-t-elle d’attendre gentiment que ceux-ci se bougent vraiment ?
(14) Même si ces hypothèses myopes constituent un des fondements de la théorie économique classique. J’espère avoir l’occasion de traiter ultérieurement de cette vision et des distorsions qu’elle impose tant à l’individu qu’au collectif.
(32) Oreskes, N. et Conway, E. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. New York, Bloomsbury Press.
(43) quand il ne s’agit pas tout simplement d’arrondir les angles du triptyque contraindre / surveiller / punir qui chaque jour envahit un peu plus notre paysage social et politique
(44) Les systèmes ‘réflexif’ d’une part et ‘automatique’ de l’autre, de THALER et SUNSTEIN.
(45) Un exemple pris au hasard dans un large florilège présidentiel: « Une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Un mépris de classe peut-être hérité d’un prédécesseur comme F. HOLLANDE et ses sarcasmes sur les ‘sans-dents’.
(47) Georges ORWELL, 1984 (1949). La tirade complète: « Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. LaRévolution sera complète quand le langage sera parfait. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté, c’est l’esclavage », alors que le concept même de liberté aura été aboli ? En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non pensant, qui n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.«
(48) S. DERKAOUI et N. FRAMONT, La guerre des mots, Le Passager Clandestin, 2020