Pourquoi les cerises ….?

Pourquoi les cerises les plus brillantes, les plus joufflues, les plus désirables, sont-elles toujours situées à l’extrémité des hautes branches et non à portée de main du cueilleur alléché ? Cette interrogation va bien au-delà de l’aimable divertissement intellectuel. Elle nous interpelle sur le désir. Dans un premier temps, le constat dépité du gourmand serait susceptible de nous conduire à formuler deux hypothèses explicatives. Soit il existerait un ordre supérieur (divin?) disposant les plus belles cerises aux endroits les plus inaccessibles. Soit, à l’inverse, ce serait la difficulté d’accéder aux fruits qui, exacerbant notre désir, parerait des plus beaux atours cerises, pommes ou mûres lointaines. Nous poursuivrons sous peu cette réflexion mais, quoi qu’il en soit de cette alternative, l’auteur de ces lignes peut témoigner de ce que le résultat d’efforts acharnés pour atteindre les emplacements les plus difficiles se révèle presque toujours décevant. Voire même frustrant lorsqu’il s’agit de mûres hautement perchées au fond d’un roncier épais, pour l’acquisition desquelles on se sera profondément labouré mollets et avant-bras. Nonobstant l’influence du rayonnement solaire sur les fruits bien exposés, il s’avère généralement que, une fois rejoint le seau ou le panier, la récolte fait bien plus grise mine, paraissant déterminée à ne pas tenir les promesses qu’elle nous faisait tout là-haut, dans la belle lumière du matin. Ce n’est pas la lumière qui a changé, c’est notre regard sur l’objet du désir.

Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance.

Emil Michel CIORAN

Le désir se situe au cœur de la dynamique humaine. L’humain serait-il un animal désirant ?, une interrogation qui nous renvoie à notre récent parcours de réflexion, où nous avons vu l’humain, animal parmi les animaux, vivant au sein du vivant, se définir également par des spécificités, que nous avons entrepris de mettre au jour. L’animal en effet connaît le besoin et non le désir, même si nous apporterons plus loin quelques nuances à cette affirmation. Nous voilà donc embarqués dans une suite du précédent épisode, mais pas que. Car si nous établissons le désir comme spécificité humaine, la préoccupation conséquente ne serait-elle pas de connaître l’origine de nos désirs. A qui appartiennent nos désirs ? Le succès du neuromarketing suffirait déjà à valider l’intérêt de la question mais nous tenterons de ne pas en rester à ce seul constat. Devons-nous nous considérer comme esclaves de désirs qui nous seraient en quelque sorte ‘imposés de l’extérieur’ ? On le voit, c’est la question de l’autonomie de l’individu qui se profile derrière le sujet du jour. Enfin, et clairement last but not least, nous n’éviterons pas la question qui tue : ce monde du désir exacerbé dans lequel nous évoluons depuis quelques générations et qui aujourd’hui exhibe largement ses limites en termes tant d’insoutenables externalités que de rareté des ressources, comment nous a-t-il transformés, façonnés, amputés ? Et comment y échapper, si tant est qu’il soit possible de fuir ?…

Besoin vs désir

Le désir constitue en quelques sorte le fond de commerce de la psychanalyse. Sur ce terrain, les spécialistes se livrent depuis toujours, en tout cas depuis l’an 01 de l’ère freudienne, à des exégèses multiples, querelles de clochers, chicaneries et guerres fratricides … dans lesquelles nous les laisserons volontiers mariner. Nous en resterons dès lors au constat qui semble leur être commun, énoncé à propos des conceptions de Jacques LACAN: «(…) le besoin et le désir doivent se voir sur deux niveaux. Le premier, le besoin, est un héritage animal de l’Homme, qui, comme tout animal, éprouve des nécessités biologiques, vitales. Au second niveau, le désir, est propre à l’espèce humaine, et ce désir va au-delà de la recherche du simple bien-être organique. Selon l’approche lacanienne, la demande se situe entre le besoin et le désir, entre la nécessité biologique du besoin et la « contingence » toute relative du désir (source). Pour le monde de la psychanalyse, l’humain semble donc bien être un animal désirant. Il apparaît dès lors prometteur de nous attacher dans un premier temps à la confrontation de ces deux concepts:besoin et désir.

D’une façon très générale, le besoin se définit comme une « situation de manque ou (la) prise de conscience d’un manque ». Un terme bien relatif donc puisque la définition du manque peut amplement varier selon les époques, cultures ou individus, voire chez le même individu selon les circonstances (les 18 degrés qui règnent dans la maison ensoleillée le matin paraîtront tout à fait confortables alors que la même température, au cours d’une soirée pluvieuse, paraîtra manquer de confort thermique – besoin – et suscitera le désir d’une belle petite flambée). D’aucuns ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette relativité, nous le verrons au paragraphe suivant. Scientifiques, écrivains et philosophes ont disserté ad nauseam sur le sujet. S’il nous faut à notre tour l’aborder, ce serait, nous l’avons dit, dans la logique de la distance entre besoin et désir. La définition du désir comme « action de désirer; aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente », même si elle se révèle quelque peu pléonastique, nous interpelle néanmoins en ce qu’elle attire notre attention sur les deux éléments constitutifs du désir, à savoir la tension (attente) et l’objet (qui peut être pris au sens très large du terme puisque l’objet du désir peut être un(e) partenaire sexuel(le), la dernière liseuse ou montre connectée ou encore le poste situé juste au-dessus du mien dans la hiérarchie professionnelle). Nous reviendrons un peu plus loin sur ces composantes essentielles du désir.

La pyramide des besoins d’Abraham MASLOW (source)

Le sens commun, dualiste invétéré, considère le besoin comme relevant de la nature, tandis que le désir serait d’ordre culturel. Le besoin serait une sorte de nécessité naturelle commune, vulgaire, tandis que le désir ressortirait du luxe, de la distinction spirituelle. Dès lors le besoin pourrait en quelque sorte être décrit comme innocent et limité (satiété) tandis que le désir ne connaîtrait aucune limite et se prêterait dès lors aussi bien au mal qu’au bien (perversions, désir de l’interdit, etc), nécessitant par conséquent d’être traité d’un point de vue moraliste. Parangon en la matière, la pyramide de Maslow instaure une hiérarchie des besoins dont le caractère relatif, contingent, saute aux yeux, énonçant clairement les limites de l’exercice. Cette pyramide semble plutôt nous renseigner sur les valeurs partagées par l’entourage social d’Abraham MASLOW dans les années 1960 !

Laissons donc les psychologues dits humanistes à leur positivité sirupeuse. Si le sens commun nous paraît une nouvelle fois trop proche du plus petit dénominateur (très relativement) commun, peut-être pourrions-nous chercher satisfaction (de notre désir de compréhension) chez les anciens, en particulier ceux qui ont constitué l’épine dorsale de la pensée humaniste ?

Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que toutes les forces étant en action l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II.

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux


Jean-Jacques Rousseau : Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII.

Nous ne progressons pas vraiment, hélas. Il semble que dans cette direction nous allions droit vers la petite morale humaniste ordinaire, confite de myopie intéressée, d’entre soi satisfait revêtu des habits d’une tolérance hypocrite et de juste milieu mielleux. Nous allons bien vite nous ennuyer à mourir, je le sens ! Et si nous hissions notre réflexion à un niveau logique supérieur ? En effet, dans cette quête relative à notre désir, nous nous sommes penchés sur le terme ‘désir’, mais avons du coup zappé l’adjectif possessif ‘notre’. Sommes-nous si certains que nos désirs sont bien nos désirs ?

A qui appartiennent nos désirs ?

Portail artisan coutelier
Comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Dans le post ‘Tomber dans les étoiles‘.

Dressons d’abord le constat que, s’il est un domaine où s’exerce l’expertise du désir, plus particulièrement de l’appropriation du désir d’autrui, c’est bien l’activité commerciale, puisqu’il s’agit à la base d’offrir à une demande une réponse monnayable. Une demande, donc un désir. Un désir qui se révèle grandement à la merci du porteur de l’offre. Depuis le bonimenteur de foire jusqu’aux algorithmes publicitaires de Google, toute possibilité de persuader un être humain qu’il ne pourra trouver la paix de l’esprit tant qu’il n’aura pas acquis tel objet (au sens le plus large du terme, ainsi que nous l’avons déjà précisé), auquel il ne songeait peut-être pas deux minutes plus tôt, voire dont il n’aurait jamais soupçonné l’intérêt ni peut-être même l’existence auparavant d’ailleurs, aura été recherchée, analysée, exploitée.

Nous sommes dès lors tentés d’examiner le désir à la lumière de l’objet sur lequel il se porte. Gardons-nous d’abord de considérer l’objet (dans son rapport au désir) comme un existant autonome rationnellement défini. Jean BAUDRILLARD, dans les années 70, a méticuleusement décrit et analysé ce qu’il a dénommé ‘le système des objets, pour en conclure que ceux-ci constituent un système cohérent basé sur leur fonctionnalité, étant entendu que la fonctionnalité de l’objet « ne qualifie nullement ce qui est adapté à un but, mais ce qui est adapté à un ordre, à un système ». Dans celui-ci, « la matérialité des objets n’est plus directement aux prises avec la matérialité des besoins » mais passe par la médiation de la fonctionnalité, donc de leur intégration au système. Ce système détermine la fonction sémiotique de l’objet, qui se substitue à sa valeur propre. C’est ainsi que l’objet devient objet de consommation. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » (Le système des objets, Gallimard, 1968).

Déroulant nos existences dans un monde saturé d’objets, nous sommes immergés dans les signes, donc dans des relations entre émetteur et récepteur du message. Nous rejoignons ici René GIRARD, pour qui tout désir est imitation du désir d’un autre. Agrégeant la propension humaine à l’imitation (la mimesis d’Aristote) et le schéma freudien du désir, René GIRARD introduit le concept de désir mimétique, celui-ci se définissant comme « (…) l’interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même ». (source)

L’influence mimétique se trouvera surdéterminée lorsque l’autre sera revêtu d’un certain prestige (économique, culturel, hiérarchique, etc.). C’est bien le fondement du concept d’« influenceur/ceuse » sévissant sur les réseaux sociaux puisqu’il s’agit d’exercer une influence sur nos désirs. Emprise ô combien puissante puisque, nous le verrons plus loin, le versant narcissique du désir de l’objet trouve un écosystème idéal dans ces dispositifs conçus aux fins d’exploitation des failles égotiques de l’individu. Autre exemple, le rituel du shopping, dont le caractère collectif est évident, mêlant hésitations, allers-retours et usage intensif du smartphone, illustre le désir du partage du désir, celui-ci se substituant à l’objet comme but.

représentation schématique: espace social, capital culturel et capital social, orientation des choix de consommation (désirs) au regard des catégories sociales (à l’époque!). (source)

Le désir, par le biais de la consommation, organise les groupes sociaux, traçant les limites qui les séparent, établissant des hiérarchies. « Porter un tailleur en tweed, conduire un 4×4 ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper » (Hélène DUCOURANT, Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux, janvier 2023). Le jugement que nous portons sur l’objet, son caractère plus ou moins désirable à nos yeux, contribue à la distinction des classes sociales avertissait déjà le sociologue Pierre BOURDIEU il y a quarante ans dans ‘La distinction. Critique sociale du jugement‘.

Ayant glissé du désir à l’objet du désir, l’objet, nous devons également brosser le tableau (qui nous permet de mesurer à nouveau la centralité du thème du désir dans nos questionnements) de l’effet-retour de notre désir, à savoir dans quelle mesure et à quelle profondeur nous sommes impactés par les objets désirés.

Ce que nous font les objets

Le diable introduisant au paradis terrestre le désir de l’objet / de la connaissance. Max Beckmann, Adam und Eve (1917). Public domain, via Wikimedia Commons

Rappelons d’abord cet énoncé, formulé dans l’article précédant au départ d’une approche systémique des interdépendances entre êtres vivants. « Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Par analogie à la notion d’empreinte écologique, nous pourrions évoquer l’empreinte de l’objet, la trace qu’il imprime en advenant, non seulement de par les ressources qu’ils est nécessaire de mobiliser pour le concevoir, le produire, assurer son fonctionnement, gérer ses externalités, et enfin sa fin de vie, mais également de par son poids dans la structuration de nos existences, dans nos relations avec nos semblables, les valeurs que nous partageons, nos émotions, nos attentes et in fine l’orientation toujours renouvelée de nos désirs.

Constatons ensuite qu’il se trouve des objets-cliquets ou objets déterminants, des objets dont l’adoption rendra toute marche arrière très délicate et/ou déterminera nécessairement l’adoption d’autres objets, structurera (directement ou indirectement) les modes de vie individuels ou collectifs, voire déterminera divers choix sociétaux. Ivan ILLICH a bien mis en évidence ces déterminations, en parlant de monopole radical (d’un type d’objet et donc, généralement, d’un secteur économique).

Source inconnue.

Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, d’où nous parle Ivan ILLICH, l’automobile non seulement s’est emparée de la majeur partie des besoins en déplacement (ce qu’il appelle ‘le transit’), mais a tout autant modelé l’organisation tant de l’espace – en accroissant considérablement les distances à parcourir dans les activités quotidiennes (distances entre lieu de résidence, de travail, de loisir, écoles, centres commerciaux) que du temps (surcharge d’activités à réaliser sur une journée, cumul de plusieurs emplois à temps partiel), de manière telle, si radicalement donc, que ce remodelage empêche ‘de facto’ (ou en tout cas rend extrêmement difficile) toute révision de choix. Il est effectivement devenu impossible de réaliser sur une journée, à pied ou à vélo, un ensemble de tâches quotidiennes programmées dans le cadre d’une existence basée sur la disponibilité d’une voiture. L’abandon de celle-ci au profit d’un autre mode de transit exigerait donc une remise à plat de nombreux choix de vie (individuels mais aussi collectifs : construction d’infrastructures par exemple).

Nous pouvons nous livrer à ce même exercice à propos de l’emprise de l’ordiphone (dit ‘smartphone’) sur nos existences, remplaçant en quelques années (dès 2014), non seulement le téléphone fixe ou le portable classique (gsm) mais également d’autres outils (carte géographique, répertoire, etc. remplacés par les applications dédiées) au point que le 6 février est devenu la ‘journée sans portable’ , qu’il s’avère en pratique très difficile de vivre sans cet appareil, ne serait-ce que pour accomplir des démarches bancaires ou administratives (on voudra bien se rappeler comment notre ordiphone avait été détourné par le gouvernement comme outil d’apartheid durant la pandémie de covid) et que la vie sociale de la plupart de nos congénères connaîtrait un terrible collapsus (pour quelques jours sans doute) si d’un instant à l’autre le smartphone devait disparaître de leur existence.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.


Yvan ILLICH, Énergie et équité

Diagnostic radical, solution définitive. (source inconnue)

Ces exemples nous amènent à penser que les objets nous possèdent au moins autant que nous les possédons, non seulement du fait de leur prégnance sur notre dynamique psychique, ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais tout autant par l’influence déterminante qu’ils peuvent exercer sur la structuration, y inclus sur le long terme, de notre existence.

Des mythes et du mythe’, une première réflexion dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge’.

L’objet reste aujourd’hui encore, bien évidemment, un sujet d’intérêt pour sociologues, anthropologues et philosophes. Sa centralité dans le monde contemporain et ses impacts sur notre imaginaire, notre vision du monde, nos mythes ou notre rapport à l’autre (humain et non-humain), suscitent une production dont je n’envisagerai même pas de rendre compte. Deux ouvrages parus récemment me permettront de faire l’impasse sur un tel pensum. Après Manuel CHARPY et Gil BARTHOLENS (L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent, Premier Parallèle, 2021) d’un côté, de Jeanne GUIEN (Le consumérisme à travers ses objets, Éditions Divergence, 2021) de l’autre, nous mettrons en évidence trois fonctions latentes (c’est-à-dire non constitutives de notre désir) de l’objet. Le terme de ‘fonction’ n’est pas à considérer dans un sens téléologique (l’objet x n’a pas été instauré pour susciter l’effet y) mais plutôt comme une « activité déterminée dévolue à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble lui-même », un effet structurant et auto-entretenu en quelque sorte. Nous noterons en guise de liminaire que les objets n’apparaissent pas sur le marché seulement parce qu’ils sont devenus techniquement réalisables mais d’abord parce qu’ils s’intègrent dans un environnement socio-économique (une intégration déjà évoquée plus haut dans le système des objets de Jean BAUDRILLARD). Ainsi, le gobelet jetable s’insère dans la modification des comportements alimentaires (fast-food), l’évolution des rapports entre vie privée et vie professionnelle, etc

Les fonctions latentes de l’objet

La première fonction de l’objet que nous retiendrons de ces études est celle de l’opacification de notre relation à l’autre (humain et non-humain) et au monde. Celle-ci se joue d’abord sur le volet technique de l’objet. On ne le voit pas, caché derrière un design hermétique, on le comprend moins encore, mais cette opacité est généralement déguisée en une ergonomie rendant l’usage de l’objet d’une facilité minimaliste : presser le bouton ‘on’. Nous avons affaire à une boîte noire ; nous ne sommes en fait pas si éloignés de la magie. La poubelle, jusqu’à l’avènement de l’ère du tri, faisait miraculeusement disparaître le déchet, qui cessait d’exister une fois avalé par la boite à ordures. Aujourd’hui nous trions les déchets, ou plutôt nous nous en débarrassons dans un système de traitement dont nous ignorons tout, dans l’auto-illusion d’un recyclage pourtant peu probable (voir graphique ci-dessous), ce qui finalement ne représente pas une grande différence en termes de pensée magique.

Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique et du développement des territoires, moins de 15 % des déchets ménagers sont recyclés ou compostés (source).
Le supermarché, avec sa structure et ses codes spécifiques, amplifie l’aliénation consumériste portée par l’objet. (Nicolas VIGIER)

Cette opacification porte également sur l’origine, le parcours de l’objet, avant qu’il n’arrive à portée de notre désir. Il semblerait en effet que de nombreux objets tombent du ciel. Deux exemples. La brique de lait s’est auto-produite dans le rayon du supermarché, où je la découvre. S’il n’y avait le dessin de la vache (forcément sympathique) sur la face avant, on aurait pu croire que c’est le rayon qui en aurait en quelque sorte nuitamment accouché. Cette montre connectée est mystérieusement apparue dans ma boîte aux lettres quelques jours après avoir cliqué sur un bouton sur le site d’Amazon. La tronche du livreur, ou son accent , sans parler de ses horaires ou de sa rémunération ?… n’existent pas. Les forçats du travail qui, en Chine ou au Vietnam, ont assemblé et emballé l’appareil … n’existent pas. Les machines hyper sophistiquées produisant les microprocesseurs et les enjeux géostratégiques autour de cette filière … n’existent pas. Les monstrueux ravages environnementaux, les maladies, les déplacements de populations liés à l’extraction des minerais … n’existent pas. La mafia des transports maritimes, la logistique mondiale avec ses millions de conteneurs, ses infrastructures portuaires géantes, ses milliards de kilomètres parcourus par des poids lourds … n’existent pas. Une opacité des objets donc, à l’aune de laquelle nous pouvons mesurer le côté irrationnel et autonome du désir.

Désir parfois contesté (ici de par les souffrances engendrées par la production de l’objet) en adoptant les codes de communication propres à la publicité. Protest outside the new Apple Store in Hong Kong for ignoring its suppliers‘ severe labor abuse issues (source: SACOM).

L’objet, ensuite, exerce une fonction de renforcement des structures socio-économiques en place. D’une part il accentue bien souvent la division genrée des tâches domestiques (l’exemple classique – mais qui fonctionne toujours- de la perceuse pour monsieur et de l’aspirateur de table pour madame). Mais il suscite également diverses formes de dépendance et d’aliénation, ainsi que nous l’avons vu un peu plus tôt avec la voiture ou le smartphone. L’objet nous force à nous acquitter de diverses dépenses liées à son acquisition, son entretien ou à son fonctionnement, alimentant ainsi la machine économique destinée à produire toujours davantage de plus-values financières, dirigées vers un nombre restreint de bénéficiaires, dont il accroît dès lors la puissance (augmentant conséquemment la capacité de peser sur nos choix, et c’est reparti). La relation entre désir et système capitaliste nécessiterait bien d’autres développements, auxquels il ne nous est pas possible de nous livrer ici. Une matière pour un prochain article.

L’objet, enfin, opère une hétéronomisation des individus et des groupes. Cet énoncé apparaît en contradiction avec le concept d’objet libérateur : ma voiture c’est ma liberté, le gps me rend plus libre de circuler, le lave-vaisselle me libère du temps pour vivre. Mais la voiture me force d’abord à dégager des moyens financiers importants, m’incluant d’office dans un système coercitif d’emploi, crédit, etc. Elle exige la mise en place de stratégies de rangement (parking, garage), de nettoyage, d’entretien, de contrôle technique. Elle suscite la création de lieux interdits aux transits non mécanisés (autoroute, parking). Le gps contrairement à la carte ne m’offre qu’une vision microscopique du territoire dans lequel je me déplace, complètement digitale, virtuelle (toute analogie avec le territoire ayant disparu), des images affichées en permanence remplaçables et remplacées. Le territoire se réduit à un espace traversé en allant du point A au point B, le gps me privant de toute relation à celui-ci, de toute possibilité d’enrichissement. Une fois hors service (panne, couverture satellitaire défaillante), il m’abandonne au milieu d’une terra incognita.

Il est jusqu’à nos démarches d’émancipation qui peuvent se trouver perverties par l’objet et son désir. Aurions-nous, par exemple, le souhait de nous assurer une certaine autonomie alimentaire en cultivant un potager ? Aussitôt surgit une offre inépuisable d’objets qui bien vite nous apparaîtront comme désirables : terreau, semences, plants, outils manuels, outils motorisés, brouettes, bâches, filets, films, voiles de forçage, serres, couches, piquets, tuteurs, produits de protection contre les maladies ou les nuisibles, etc.

Karl MARX// évoquait le fétichisme de la marchandise. Nous sommes peut-être allés plus loin encore en montrant l’aliénation profonde que représente le désir. Nous bouclons la boucle en quelque sorte, qui nous ramène à l’individu.

Désir narcissique

Désirer avoir c’est désirer être : être celui que je ne suis pas, c’est-à-dire moi + l’objet, une fantasmatisation d’un moi ‘meilleur’, ‘augmenté’ dirions-nous, soulagé de ses angoisses, valorisé socialement. Libéré aussi, temporairement du moins, de la tension du désir en cours. Une fois le désir éteint, le fantasme se dégonfle en général assez rapidement et l’on se retrouve avec l’objet dépouillé de l’aura dont on l’avait inconsciemment entouré, et surtout une frustration de type narcissique donc, une tension qui très vite se portera sur un autre objet et grandira avec le désir de celui-ci. Le désir, une stratégie de l’ego ? Désirer avoir ne serait pas l’amour de l’objet mais la tension vers un soi plus aimable (dans le miroir, le selfie ou le regard de l’autre). Une attitude particulièrement sollicitée dans un monde où l’individu narcissisé est érigé en modèle.

C’est à peu près ce que nous disait, René GIRARD « Tout désir est désir d’être » (Quand ces choses commenceront…, Paris, Arléa, 1994). Le père de la théorie mimétique, à laquelle nous nous sommes intéressés un peu plus haut, souligne ainsi l’aspect métaphysique du désir et l’on comprend mieux l’impossibilité qu’il y aurait à satisfaire définitivement celui-ci.

Désir et désir d’existence

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez


Raoul Vaneigem Nous qui désirons sans fin.

Serions-nous occupés ici à instruire à l’envers du désir un dossier exclusivement à charge ? A considérer celui-ci comme le mal absolu dont il nous faudrait, si d’aventure la chose s’avérait faisable, nous défaire ? Les développements auxquels nous nous sommes livrés dans une bonne part de cet article pourraient le laisser croire. On sent confusément pourtant que le désir c’est aussi la vie, l’absence totale de désir constituant une sorte d’état de mort psychique.

Creusant au plus profond, nous découvrons en effet un désir fondamental, le désir d’exister. Pas seulement le désir de vivre plutôt que de mourir, mais le désir en quelque sorte de déploiement de notre existence en tant qu’être vivant. Sur un plan lexical, si le terme de désir se définit en premier, c’est le chemin que nous avons suivi jusqu’ici dans l’article, par l’attirance de l’objet (« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »), il existe une seconde acception du terme, vu alors comme une « aspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude ». Ici nulle mention de l’objet mais on se réfère par contre à l’instinct, donc à une composante fondamentalement innée (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas de l’attrait suscité par le nouvel iPhone SE). Le manque évoqué serait d’un ordre plus existentiel. Une telle aspiration peut être explorée selon divers éclairages et innombrables sont les écoles philosophiques, religions ou pratiques commerciales qui se sont donné pour mission de répondre à l’incomplétude dont il est question, avec des bonheurs on ne peut plus variables. Dans l’esprit où se construit ce blog, cette aspiration devrait nous inspirer lorsqu’il s’agira de comprendre quelle est la force qui, du plus profond de notre être, nous pousse à résister à la catastrophe.

S’il est un système philosophique qui intègre intimement cette notion du désir d’existence, c’est bien celui développé au milieu du XVIIème siècle par Baruch SPINOZ, lequel a forgé le concept de ‘conatus’, que l’on peut définir par l’effort (de l’individu) de persévérer dans son être.

Proposition 6 : Toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Proposition 7 : L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza, Éthique, 3ème partie (1677)

On voit que l’absence d’une telle tension, de ce désir existentiel fondamental, équivaut à la négation de l’existence, à la mort. Le désir dont il est question ici est consubstantiel de l’existence même, il est partie intégrante du principe de vie. Ainsi nous parle Raoul VAN EIGEM dans la citation qui introduit le présent chapitre. C’est la captation par l’objet du désir de développer nos existences, sous des formes et selon des processus divers, ainsi que nous l’avons longuement détaillé dans les chapitres qui précèdent, qui nous introduit dans l’aliénation.

« L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager » – dans l’article ‘L’énergie qu’il nous faut‘.

Le terme ‘effort’ doit être considéré avec attention. Nous avons évoqué jusque là le désir, et voici que SPINOZA convoque l’effort. Ne serait-ce pas contradictoire ? Il nous faut comprendre que le désir de persévérance dans l’être ne s’écoule pas aisément comme l’eau du ruisseau, dans le sens de la pente. Si cette aspiration est consubstantielle à notre existence, elle se heurte néanmoins à de multiples obstacles, tant extérieurs (contraintes physiques, géographiques, sociales, etc) qu’intérieures, en particulier l’énergie qu’il faut déployer aux fins de persévérer dans son être. La métaphore énergétique d’ailleurs, celle qui pollue toujours nos imaginaires depuis la machine à vapeur, est sans doute inadaptée à l’exploration de tel processus. Nous tenterons peut-être d’autres approches dans un prochain article.

En attendant, nous comprenons déjà que l’actualisation de cette aspiration profonde de notre être nous coûtera. Mais nous pressentons tout autant qu’en faire l’économie reviendrait à la négation de ce que nous sommes, au refus d’embarquer dans le flux de l’existence. Les termes du choix s’éclaircissent. Au cours d’ une errance solitaire sur l’ Ighil M’Goun, m’était venue cette sensation, presque physique telle que vécue là-haut, de la nécessité de ‘voir grand’, d’une ambition. « Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur ». Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues, j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ». » Nous y sommes aujourd’hui, dans cette « exploration soutenue » qu’à l’époque j’appelais de mes vœux. Il ne s’agit donc nullement d’une ambition d’ordre économique ou social, il ne s’agit pas non plus de la réalisation d’un soi narcissique, inépuisable fonds de commerces pour coaches et psys, nous avons dit « tension vers un accomplissement ». Nous y reviendrons certainement une autre fois.

« Une tension vers un accomplissement » dans l’article ‘Voir grand‘.

A mi-parcours

Partis d’un distinguo entre l’animal et l’homme, nous avons tenté un essorage des concepts de besoin et de désir. Nous nous sommes ensuite aperçus que le désir n’appartient pas à l’individu x comme lui appartient sa rate ou sa rotule droite. Nous touchons maintenant du doigt les questions du libre arbitre ou de la liberté, voire de l’individuation. Ces thèmes sont inévitables dans la recherche engagée, mais nous poserons ici la limite de notre investigation du jour sur cette face de la montagne. A poursuivre dans un prochain article donc. Néanmoins, nous comprenons déjà que le désir exerce sur notre existence un pouvoir déterminant mais aussi qu’il n’est pas strictement nôtre mais socialement, culturellement et économiquement orienté, fléché. Enfin nous avons appris à distinguer désir d’objet (rappelons le, bien plus large et bien plus impliquant qu’une simple aspiration à la possession) et désir d’être, ou plus précisément désir de persévérer dans son être, afin de différencier celui-ci du volet narcissique du désir de l’objet. Nous avons observé l’articulation de ces deux concepts.

Après une approche plutôt statique du désir, au moyen d’une analyse de type sémantique pourrions nous dire, plus structuraliste et même métaphysique ensuite, il pourrait se révéler profitable de tenter une démarche plus dynamique de celui-ci, ses mouvements, ses transformations. A quoi pourrait ressembler une ‘économie’, un ‘ordonnancement’ du désir ? Penchons-nous sur la trace de celles et ceux qui nous ont précédés dans cette voie.

Ordonnancements du désir, un équilibre instable entre manque et puissance

La plupart de nos désirs sont à réinventer. Tout l’art consiste à les rapporter à la vie, en sorte qu’ils reprennent leur cours sans que les barrages ordinaires les fassent refluer sous le signe de la mort.

Raoul VANEIGEM (ibidem)

“Jouissez sans entraves”, Henri Cartier-Bresson, mai 1968, Rue de Vaugirard (source)

Réinventer nos désirs ? Le militant situationniste a bien connu mai 68, lorsque les murs invitaient à jouir sans entraves. Jouir sans entraves, assouvir nos désirs sans entraves. La rigidité du carcan social et moral de l’époque pourrait expliquer la radicalité du slogan mais il n’est pas inintéressant d’en saisir la (petite) histoire. En 1966 paraît le fascicule ‘De la misère en milieu étudiant’ publié par l’internationale situationniste, à laquelle participait déjà le philosophe belge. L’opuscule s’étale sans complaisance sur la situation misérable des étudiants et leurs avenirs touts tracés de ‘petits chefs’ au service du capitalisme. Et de conclure en appelant à une révolution prolétarienne festive. « Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il peut connaître ». Même si ce n’était nullement le propos des situationnistes, il semblerait que cet appel ait surtout été compris sur le plan sexuel par des étudiants issus pour la plupart (c’était la règle à l’époque) d’une moyenne et petite bourgeoisie aux mœurs étriquées et à la morale austère. Après s’être épuisés au lit (ou ailleurs) ou lors d’assemblées générales foutraques et interminables, lancé quelques pavés vers des CRS qui feraient bien rigoler les ‘robocops’ que nous connaissons aujourd’hui, s’apercevant finalement qu’ils remettaient en question des privilèges sommes toutes bien appréciables, un avenir finalement plutôt confortable, une fois le printemps passé, se trouvant fort dépourvus lorsque la bise fut venue, la plupart d’entre eux enquilla bien sagement l’ornière de papa et maman et s’en alla bosser pour le patron, à moins que, veste retournée, toute honte bue, ils ne se reconvertissent, tel Dany-le-rouge, en chantres du libéralisme. Ainsi que l’écrit Serge LATOUCHE « Il est apparu par la suite que la liquidation des racines, des identités et des interdits (…) à la suite de Mai-68 était , pour une large part, conforme au programme ultra-libéral de destruction des liens sociaux et des collectifs , qui a triomphé avec l’accession au pouvoir de Margaret TATCHER, en 1979, ce qui explique que certains ex-soixante-huitards se soient parfaitement reconvertis dans le business »(Remember Baudrillard, Fayard, 2019). Margaret TATCHER, rappelons le, c’est « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families ».

Réinventer nos désirs n’est donc pas une mince affaire et dépasse largement le niveau des coucheries. Libérer le refoulé n’est pas réinventer nos moteurs. Nous percevons à quel point la colonisation de nos imaginaires nous maintient au sein d’une boucle dans laquelle le désir joue le rôle de la locomotive lancée à toute bringue sur le circuit miniature circulaire de notre existence. Quelle(s) forme(s) pourrai(en)t prendre, non pas une soustraction à, mais peut-être une émancipation du désir ?

Le désir du Bouddha

« Les quatre nobles vérités à l’origine du bouddhisme sont : la vérité de la souffrance ou de l’insatisfaction inhérente, la vérité de l’origine de la souffrance engendrée par le désir et l’attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple« .(wikipedia). Siddhartha GAUTAMA, édictant ces quatre nobles vérités lors du premier sermon qui suivra son éveil, désigne bien le désir comme l’origine de la souffrance. S’affranchir du désir pour supprimer cette souffrance en s’efforçant de se détacher de celui-ci constitue une démarche qui entre en collision frontale avec ce que nous avons compris, avec l’aide de SPINOZA, du désir de déployer son existence, propre à tout être (conatus). Il nous faudrait suivre la voie médiane, dont la dénomination ne doit pas laisser à penser qu’il s’agirait de ce qu’un esprit occidental ‘mainstream’ considérerait comme un ‘juste milieu’. Il ne nous est évidemment pas possible de rendre justice ici à ces thèses par une présentation détaillée. A côté du détachement du désir, l’absence de soi et l’impermanence constitueraient les premiers pas dans le noble sentier.

source inconnue

Imaginons-nous interrogeant un quidam dans la file devant le camion du boucher sur le marché. Notre objectif consiste à évaluer autour de nous le degré de compréhension du message du Bouddha. Premier interlocuteur : « C’est zen le bouddhisme et c’est cool d’être cool (de plus la teinte safran de la robe du moine s’accorde vachement bien à la peau cuivrée de son crâne brillant). Degré zéro. Interlocuteur suivant: « J’ai compris que ma souffrance provient de mes désirs, il me faut éliminer le désir ». Degré un. Dernier interlocuteur : « Mon désir d’éliminer le désir étant lui-même un désir je suis pris dans un f*****g paradoxe ! ». Degré deux. A chacun d’entre nous maintenant de découvrir les troisième, quatrième … xème degrés. Le dense héritage que nous laisse GAUTAMA ne pourra jamais se réduire à un ‘howto’. Pas de didacticiel ici, mais une démarche personnelle nécessairement très impliquante. La pertinence de cette pensée pour le sujet qui est le nôtre aujourd’hui, au regard de nos visées à moyen ou long terme également, ne fait à mes yeux aucun doute. Nous y reviendrons donc certainement lors du traitement d’autres problématiques. Passons maintenant à une proposition d’économie du désir ressortant d’une toute autre inspiration, une approche rationnelle, tout en contrastes avec celle du Bouddha. Mais n’est-ce pas de la différence que naît la compréhension ?

Recouvrer et élargir notre puissance d’être

Voir ‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’ dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘.

La relecture fouillée de Baruch SPINOZA et son œuvre d’un formalisme quasiment mathématique par un économiste contemporain brillant et philosophe pointilleux, Frédéric LORDON, nous assure une moisson de développement percutants. S’intéressant au contexte spécifique de la relation salariale (qui dépasse largement le seul salaire), LORDON nous explique (dans Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010) comment celle-ci permet un enrôlement du conatus par le désir-maître patronal, selon une large palette de stratégies, celles-ci ayant évolué au cours de l’histoire du salariat pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui de mobilisation totale de l’individu, y compris dans ses affects joyeux, l’alignement complet du conatus sur le désir-maître. L’exploitation des passions contenue dans la relation salariale procède par colinéarisation, l’objectif étant de forcer l’alignement du vecteur d, figurant le désir de l’individu, sur le vecteur D, le désir-maître, tel que fixé par l’entreprise / patron / actionnaires. Nous observons donc un détournement, géométriquement représentable, de notre puissance d’être. Mais LORDON de signaler que « Lorsque les deux efforts sont orthogonaux, l’angle que font d et D est droit, son cosinus est nul et la déperdition est totale: le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître ».

A gauche: alignement (partiel) de d sur le vecteur D (désir-maître), plus l’angle α est faible, plus le désir est aligné sur le désir-maître. A droite: perpendicularisation, le cosinus de l’angle alpha (colinéarité) est nul. (Schéma adapté de LORDON, Capitalisme, désir et servitude).

Dévoyant quelque peu cette analyse, nous nous permettrons de la reformuler dans le contexte de notre relation au système des objets. Ce qui n’est pas sans rapport bien entendu, la relation salariale (formalisée par un contrat de travail ou en mode dégradé si vous bossez comme livreur chez Ubereat ou comme ouvrier du bâtiment au Quatar) étant, dans une société capitaliste, l’unique médiation possible entre désir et système des objets (le don, le troc, l’échange, le prêt, la jouissance partagée et autres infantilismes pouvant s’assimiler à des perversions résiduelles à réduire). L’exacerbation des passions, caractéristique, nous l’avons vu, du système des objets, consiste à forcer l’alignement du désir de l’individu sur le désir-maître, c’est-à-dire la perpétuation et le développement à l’infini du système des objets (assurant la rente du capital).

Comment sortir de cet alignement ?, c’est la question à se poser dans nos réflexions sur une économie du désir. LORDON nous propose des « devenirs perpendiculaires », par l’invention et l’affirmation de nouveaux objets de désir, que nous situerions en-dehors du système des objets, de nouvelles directions dans lesquelles s’efforcer, autres que celles indiquées par le vecteur D. Notre aliénation est celle d’un fixation étroite, rétrécie, nous aveuglant à tout ce qui serait situé au-delà de ce champ étroit. L’émancipation à laquelle nous invite LORDON est une défixation. Non pas moins de désirs, ou moins intenses, mais orientés différemment, hors du champs étroit convenu par le système des objets et son infrastructure.

Éloge de la sobriété

Nous nous sommes longuement étendus au cours des premiers chapitres sur la boucle désir / objet. Il nous est apparu que si le désir fait entrer la quête puis l’objet dans notre existence, l’objet ensuite appelle le désir (si rapidement renaissant après l’assouvissement), l’objet appelle l’objet (entretien), l’objet enfin et peut-être surtout s’insère dans un système fonctionnel, social et sémiotique dans lequel il nous entraîne, précipitant notre aliénation. Celle-ci opère souvent avec un effet de cliquet: chaque étape que nous franchissons dans l’asservissement aux objets constituera un obstacle à l’inversion du processus.

(source inconnue)

La désaccoutumance des objets, la désaccoutumance de la possession plus généralement, a un nom : la sobriété. Il ne nous sera pas possible aujourd’hui de nous étendre sur un concept qui, après la doctrine du Bouddha, mériterait lui aussi bien mieux que quelques lignes, d’autant qu’il y est souvent fait recours d’une manière superficielle et/ou peu conséquente. Le terme, on en conviendra, n’est guère sexy. Il ne fait pas rêver. Et c’est bien là qu’est l’os dans la mesure où il nous faudrait partir reconquérir/libérer les imaginaires. GAUTAMA, le Bouddha, nous propose de chercher dans le détachement la cessation de la souffrance et donc la joie. S’affranchir de l’emprise du système des objets, s’alléger dans la non possession, nous rend bien plus disponibles pour développer notre effort d’existence (pour reprendre une terminologie spinozienne). J’ai narré ailleurs comment nous ressentons un accroissement de liberté et de dynamisme lorsque nous arrivons à nous extraire pour un bref laps de temps du système des objets, comme dans une longue traversée en solitaire en haute montagne. Et j’ai dressé tout autant le constat de la rapidité avec laquelle nous redescendons (de notre trip d’émancipation) dès que nous redescendons (de la montagne). Celles et ceux qui ont depuis longtemps débarrassé leur existence de la prégnance de l’objet témoigneront d’une joie et d’une libération de puissance plutôt que d’un manque ou d’une désolation.

Une sobriété vécue telle une libération enthousiasmante plutôt que comme une perte, voilà l’un des pans de notre imaginaire en construction. En le branchant tout autant sur une vision spinoziste que sur le chemin proposé par le bouddha. D’autres voies encore, certainement, restent à découvrir.

Il y a donc du pain sur la planche. Les quelques pistes que nous venons d’explorer relativement à ce que je dénommais une économie du désir nous ouvrent tant de perspectives susceptibles de nous hisser hors de nos ornières, de faire tomber quelques une des œillères que nous portons avec nous. Nous mesurons tout autant la difficulté du chemin à parcourir. Laissons le soin de nous délivrer quelques encouragements à Raoul VANEIGEM dont le parler épicurien, radical, poétique et libertaire porte une énergie créative communicative.

Il s’agit non seulement de nous ressaisir mais de nous reconstruire à chaque instant d’une existence qui nous condamne comme êtres de désirs et prétend nous sauver comme produits de l’économie.

Nous qui désirons sans fin.

Tout désir de vie est un désir sans limite.

Idem.

L’émancipation et l’affinement des désirs disposent par leur gratuité d’une arme absolue contre l’économie. Ce que je veux vivre n’a pas de prix.

Idem.

Il est évident qu’aucune conclusion ne trouverait place ici tant le sujet est vaste et complexe bien entendu mais également au regard des nombreuses ouvertures suscitées par nos réflexions, vers de futurs développements. Il y a donc en vue plus de perspectives que de conclusions, et c’est sans nul doute très bien ainsi.




Sommes-nous assez ‘bêtes’ ?

L’étude de l’évolution des espèces nous apprend que nous, humains, avons la même origine que la totalité des êtres vivants … il y a de cela un peu plus d’un milliard d’années. De son côté, la génétique observe que nous partageons 98 % de notre ADN avec le chimpanzé (de la lignée duquel le genre Homo s’est séparé il y a un peu plus de deux millions d’années).

Spécisme et anti

« The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food » dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

Au vu de ces données, sélectionnées au hasard parmi bien d’autres, nous sommes déjà pas mal ‘bêtes’. Et pourtant nous sommes spécistes. L’être humain se vit comme séparé du reste du vivant, jouissant d’un statut particulier, assorti éventuellement de divers droits à l’encontre de celui-ci, parmi lesquels celui d’exploiter ou de manger des micro-organismes (sélectionnés et cultivés pour la fermentation de denrées alimentaires par exemple), des végétaux (sélectionnés, croisés, génétiquement modifiés) tel le navet que je viens de ramener du potager, ou des animaux (traction, sacrifices, expérimentation scientifique, consommation de secrétions telles le lait ou le miel, consommation de la chair, usages multiples de la peau, des os ou des viscères). L’humain, lui, semble définitivement auto-référencé comme le ‘mangeur non mangeable’ de Baptiste MORIZOT (jusqu’à ce que -horrifié-il se voie tel un repas dans l’œil du crocodile, comme nous l’a narré Val PLUMWOOD dans un article précédant). Notons néanmoins que, à défaut de consommer la chair de ses congénères, l’exploitation économique de ses semblables ne semble pas poser de problème particulier à l’être humain.

Spécisme à rebours ! Ils n’ont pas vraiment tort … (source)

Mais revenons à nos moutons, si j’ose dire. D’Aristote à nos jours, en passant par la révolution française, l’histoire du spécisme est longue. Aujourd’hui ces questions resurgissent comme si elles étaient nées avec le siècle et généralement sous un angle d’approche assez obtus (pas vraiment au sens géométrique du terme), mélangeant allègrement confusions épistémologiques, sensibilités schizoïdes d’humains déconnectés de tout ce qui ne serait pas numérique ou virtuel, simplisme (j’aurais aussi bien pu écrire ‘gâtisme’) éthique, crise de l’identité existentielle et angoisses écologiques. Ainsi, ces dernières années, le spécisme a fait l’objet d’une (re-)découverte par le biais de l’antispécisme. Une telle circonstance ne me paraît guère propice à une recherche sérieuse à propos d’un questionnement pourtant hautement pertinent. Car notre relation aux animaux, au vivant en général ou au monde dans sa globalité, constitue une belle porte d’entrée alors que, après avoir passablement cerné les limites de l’ontologie désastreuse du monde qui s’achève (la série de quatre articles ayant débuté avec ‘Haut les cœurs’), nous nous interrogeons avidement: que mettre à la place ? Les questionnements actuels relativement à ce qui est dénommé Intelligence Artificielle , souvent abordés avec les mêmes biais d’ailleurs que la question animale, nous interpellent tout pareillement relativement à ce qui nous constitue en tant qu’être humain.

Dans mon dernier article, je défendais l’intérêt d’une démarche les deux pieds (et la tête) dans le monde en crise, aux antipodes d’un académisme éthéré. Nous creuserons donc ici la première de ces questions bien actuelles. Nous tenterons dans le billet du jour une approche plus heuristique de la question de nos rapports aux animaux (avec un petit détour par le vivant non humain), plus globale peut-être également (avant d’aborder – dans un post à venir – les interpellations de l’Intelligence Artificielle comme ‘individu technologique’).

(…) C’est la représentation que l’on a de soi-même, de la manière dont il convient de se comporter avec les autres et de ce qu’on peut attendre d’eux, des valeurs les plus fondamentales (« l’humanité») et même, parfois, de ce que l’on peut espérer de la vie voire de l’au-delà, qui se trouve être en jeu dans toute conception des relations entre l’homme et l’animal. 

Jean-Yves CHATEAU dans l’introduction à ‘Deux leçons sur l’animal et l’homme’ de Gilbert SIMONDON

Toujours dans le même article, nous avons approché cette question de la position de l’humain par rapport au reste du vivant (sans l’épuiser, loin s’en faut), en y recherchant l’empreinte du mythe ou, apport plus récent, de l’humanisme. Aujourd’hui nous constatons que « l’anti-spécisme, dans ce qu’il nous donne à voir ou à lire en tout cas, échoue fondamentalement à ramener l’homme dans la nature » (Étienne BIMBENET, Le complexe des trois singes, 2017). L’analyse de ces fourvoiements, dans les paragraphes qui suivent, devrait nous permettre d’avancer plus loin dans notre propos.

Je suis un animal mais qui suis-je ?’, une question politique

Savoir s’il faut distinguer ou non vie humaine et vie animale, jusqu’à quel point et comment, n’est,semble-t-il, pas une question à laquelle réponde directement aucune science.

Jean-Yves CHATEAU, idem.

L’antispécisme n’est évidemment pas une science mais, au départ, une militance qui, non seulement a attiré l’attention sur la question de la maltraitance animale, en particulier dans les pratiques industrielles d’élevage et d’abattage (L214), mais a eu le mérite insigne de relancer le débat sur notre relation à l’animal. Rappelons-nous tout d’abord, il est des évidences que nous finissons par oublier, que les temps ne sont pas si lointains (le milieu du XVIIIème siècle) où il était tout à fait convenable de s’interroger sur l’existence d’une âme chez le nègre (Montesquieu, dans ’De l’esprit des lois’, en fit un usage ironique). La pensée nazie niait l’appartenance de la ‘race juive’ à la communauté humaine. Une remise en cause de nos certitudes relativement à ce qui fait ou non notre humanité semble donc toujours bonne à prendre. L’approche antispéciste cependant a largement tendance à effacer toute distance entre animaux et espèce humaine. Constituons nous avec les animaux, au-delà de toute considération phylogénétique (voir plus haut), une seule et même classe ?

Effacer toute différence, autre que quantitative, entre l’homme et l’animal, représente une démarche lourde de conséquences, sur un plan conceptuel bien sûr mais tout autant social et politique, une attitude bien représentative de nos égarements actuels. Étienne BIMBENET, dans l’ouvrage déjà cité plus haut, identifie trois mécanismes à l’œuvre dans la réflexion antispéciste, mécanismes que nous allons examiner ci-après.

L’auteur interroge d’abord la prédominance dans notre société, dans notre vie quotidienne ou nos imaginaires, des savoirs, et donc des schémas explicatifs, naturels (biologie, génie génétique, neurosciences, …) sur les sciences de l’homme comme l’anthropologie, la sociologie ou la science politique. A ce prisme l’être humain peut être considéré essentiellement comme un animal, ou une mécanique dans le cas des neurosciences. Il s’agit donc d’une certaine forme de réductionnisme.

Le jugement moral antispéciste, ensuite, apparaît comme un sophisme qui voudrait que, puisque notre spécisme nous a conduit à la maltraitance ou à l’exploitation animale, alors le spécisme serait à rejeter. Au travers de ce travers de raisonnement, on perçoit l’incapacité à accepter la différence : nous ne pourrions accepter que l’animal soit différent de nous et en même temps le respecter. Ce rejet de la différence, nous le percevons dans bien d’autres aspects de notre vivre ensemble (nous y reviendrons sans doute dans un prochain article).

Sur un plan philosophique enfin, le retournement radical de la perspective métaphysique ou religieuse, de notre croyance en l’exception humaine nous laisse sans alternative. L’homme, depuis des siècles, se voyait assis sur le trône de la création, ou de la nature. Déchu, il semble incapable de se situer autrement que dans l’absence de spécificité. Une réelle perte d’identité qui semble-t-il nuit à notre clairvoyance (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).

Droits humains et non humains

La négation de ce qui différencierait l’humain de l’animal est à la source de thèses considérant les animaux (mais pas que) comme des sujets de droit. De droit humain bien entendu, puisqu’il ne peut exister de construction juridique que élaborée à l’aide du langage et sans un minimum d’institutions sociales, c’est-à-dire dans le monde des humains . Aucun droit ne nous appartient par nature ou plutôt par essence. Ce que nous appelons ‘droits’, c’est l’institutionnalisation de rapports de force et, comme tous rapports de force, ils sont changeants, relatifs, temporaires. Et si l’animal est complètement étranger à la notion de morale, donc de valeurs, ce sont bien des valeurs humaines, hautement contingentes qui plus est, qui devraient s’appliquer à l’animal. Et c’est là que l’aporie se boucle, nous allons en discuter tout bientôt.

Il existe pourtant de multiples situations ou un être vivant en utilise un autre pour se nourrir de sa chair (proie/carnassier), ou de ses exsudats (puceron/fourmi par exemple) quand il n’y a pas tout simplement parasitisme. Notre organisme lui-même héberge une quantité impressionnante d’hôtes désirés ou non (ainsi on compterait 3,9 exposant 10 bactéries dans le microbiote d’un adulte humain moyen) , dont certains vivent complètement à nos dépends voire sont potentiellement nuisibles à notre santé. Allons-nous négocier quelques droits avec eux ?

Sans oublier ce que les humains font à d’autres humains. Non seulement les guerres ou les situations d’oppression évidente. Mais il y a maintes formes d’utilisation de l’autre, présent ou à venir, en particulier économiques, desquelles d’ailleurs bien souvent nous nous accommodons plutôt aisément – au moins lorsque nous nous situons du bon côté du portefeuille – à moins que nous n’ayons pris la précaution de pratiquer cette gentille naïveté qui nous permet d’ignorer ce que nous préférons ne pas voir. Nous y reviendrons, c’est certain, nous ne sommes pas en capacité de développer aujourd’hui.

Vision systémique

Nous pouvons néanmoins déjà poser à ce stade qu’il nous est impossible d’exister en tant qu’humains sans nuire à d’autres humains. Nous pouvons par contre œuvrer à réduire cette empreinte. Pareillement, notre existence (la reproduction des conditions matérielles de notre existence, pour reprendre un concept classique de Karl MARX) pèse sur l’ensemble des vivants, humains donc mais non-humains également. Elle en nourrit d’autres également (organismes s’alimentant de nos déchets par exemple). Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Une vision systémique, on le voit, s’impose, plutôt que de considérer isolément et arbitrairement la séquence ‘homme’ + ‘exploiter’ + ‘animal’.

Donner des droits à des vivants non humains ou à des dispositifs naturels (ainsi, la rivière Magpie, au Canada, a obtenu en 2021 le statut de « personnalité juridique » en vue de sa protection), n’est-ce pas également – sur un plan ontologique – atteindre à l’arrogance (et du même coup à l’aveuglement) suprême ? Le message en arrière-plan n’est-il pas « nous sommes d’un ordre logique supérieur à eux, nous savons ce qui est bon pour eux » ? Nouvel anthropomorphisme ou d’ailleurs l’anthropos se trompe sur lui-même. La posture morale est viciée de la base puisque c’est l’homme qui, unilatéralement, depuis une position rationnelle, installe une éthique. L’animal n’est demandeur de rien, il n’entre pas en considération dans cette démarche humaine qui s’attribue une telle ambition sur l’animal, le vivant. Comment mieux exprimer que l’on prétend parler depuis le dehors du reste du vivant ?

L’attitude qui entend dénoncer radicalement l’anthropocentrisme est radicalement anthropocentriste. Car aucune espèce naturelle ne respecte naturellement les autres espèces naturelles


Francis WOLFF, Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences, 2010

Histoire accélérée

Enjambons sans honte deux siècles d’histoire du droit des animaux. Prenant le contre-pied de René DESCARTES et son concept de l’animal-machine (dépourvu de conscience et de pensée), la loi Martin’s Act, dès 1822, interdit les actes de cruauté à l’encontre des animaux d’élevage. A l’aube de ce siècle, les initiatives législatives et juridiques se multiplient, avec l’attribution de droits aux animaux domestiques ou sauvages ou encore a des dispositifs naturels non vivants, tel un fleuve. Aujourd’hui, le droit animal est devenu une branche juridique à part entière (à différencier d’ailleurs du ‘droit des animaux’).

Tableau du procès de Bill Burns, le premier homme à avoir été condamné pour cruauté envers un animal par la loi de 1822. Il avait été vu en train de battre son âne.

La problématique des droits, humains ou non, naturels ou non, est ardue, bien touffue, mais elle représente également une belle piste à explorer. Nous tâcherons d’y travailler dans un prochain article, plus particulièrement la manière dont le traitement aujourd’hui réservé à ces questions serait susceptible de nous renseigner sur la trajectoire humaine de notre époque. Nous sommes moins intéressés par les droits formels que par ce que l’on dénomme le ‘droit animal’, en particulier ses évolutions récentes. Pour revenir sur notre propos, il me paraît que ces développements juridiques sont directement liés à l’apparition puis à la diffusion de plus en plus large de la notion de ‘sentience’, terme qui désigne la capacité de vivre des expériences subjectives conscientes, douleur incluse.

Francis WOLFF écrivait en 2009 (on mesurera la vitesse à laquelle évolue ce domaine du droit) « La définition de l’Animal en général comme « être sensible », qui commence à s’imposer dans certains codes des pays européens et tente de forcer l’entrée de notre code civil est en fait l’idée, remontant à Peter Singer, selon laquelle tous les êtres capables de souffrir ou d’éprouver du plaisir (« êtres sensibles » : sentience) doivent être considérés comme moralement égaux parce qu’ils ont un « intérêt égal » à ne pas souffrir : le malade cancéreux comme le poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Distinguer entre leurs souffrances serait faire de la discrimination injustifiée en faveur de notre espèce au détriment des autres, autrement dit faire preuve de « spécisme » (comme on parle de racisme, de sexisme, etc.). Ainsi, non seulement il ne faut pas faire de différence morale entre les animaux (dès lors qu’ils sont « sensibles ») mais, pour la même raison, il ne faudrait pas en faire entre les animaux et les hommes, puisque, au fond, l’Homme est un Animal comme les autres : n’est-il pas « sensible », lui aussi, et n’est-ce pas en tant qu’être sensible qu’on ne doit pas le faire souffrir ? ».

Sentience, empathie et compassion

La conscience animale, la conscience qu’a l’animal de son existence et de sa souffrance, même si des nuances importantes font l’objet de discussions, ne fait plus aucun doute aujourd’hui sur un plan scientifique, au moins chez certaines espèces et sous certaines formes. Une telle reconnaissance est essentielle dans l’épreuve de l’empathie et de la compassion, qui nous permettent de passer outre l’altérité, la différence. Mais ce n’est pas à l’empathie ou à la compassion que nous invite l’auteur coqueluche du moment sur cette thématique, Martin GIBERT. « Voir son steak comme un animal mort », c’est à dire un bout de chair arraché à un cadavre, à le considérer comme un truc dégueu. Un argument qui ne fonctionne pas sur le respect mais sur le dégoût !

Les alternatives au véganisme existent ! (source)

Au-delà de cette observation quelque peu anecdotique, il nous faut à nouveau relever une contradiction dans le discours antispéciste. Car si l’empathie appliquée aux animaux (au moins ceux reconnus comme pouvant faire preuve de sentience, cette question divisant d’ailleurs les antispécistes) nous amène à reconnaître et à prévenir activement la souffrance que nous occasionnons à l’autre non-humain, on peine à trouver dans le discours de ce courant de pensée une attitude comparable une fois qu’il s’agit de considérer les relations entre humains et humains. Il n’y est pas préconisé de prendre pleinement en compte la souffrance que, délibérément ou non, nous causons à autrui, ni de remédier à celle-ci. Nous l’avons évoqué plus haut (sous le titre ‘droits humains et non humains’), notre existence pèse sur celle d’autrui, humain ou non. Ce que semble peiner à reconnaître le courant antispéciste.

On pourrait m’expliquer que le droit constituerait précisément le dispositif destiné à prévenir ou à tout le moins tempérer les torts que l’on pourrait causer à autrui. Et que justement le droit appliqué aux êtres humains, puis étendu aux animaux, permettrait de circonscrire autant que possible le tort que nous pourrions faire à autrui, humain ou non. Ce serait omettre, hélas, de considérer le domaine de la violence économique, quasiment sans freins, ou celui de la violence de classe, de la violence culturelle ou de la violence symbolique, que nous peinons toujours à considérer. Le droit n’est pas un super-héro, sauveur de l’humanité, pas plus que de l’animalité. Quoi qu’il en soit, deux poids, deux mesures, une différence de traitement qui ne passe pas. Un tel angle mort, particulièrement pour une éthique qui se voudrait universaliste, me paraît mettre en péril l’édifice.

Prenons acte de cette différence de traitement et permettons-nous une interprétation. L’animal, dans la conception de la nature partagée par le courant antispéciste, une chose belle et pure, est à protéger de la cruauté humaine. A ma gauche, la bonne nature, à ma droite, la civilisation mauvaise, version début du XXIème siècle du fameux fantasme rousseauiste, un ring de boxe qui convient sans doute aux esprits perdus d’un monde de plus en plus virtualisé. Un dualisme affligeant.

Nous tâcherons de garder en mémoire ces considérations une fois que nous nous intéresserons (dans un autre texte) à l’intelligence artificielle, domaine où le concept de sentience a également pointé le bout du nez.

L’animal que donc je suis (*) … entre autres

Le rire n’est plus le propre de l’homme, contrairement à ce qu’a écrit François RABELAIS. Sans aucun doute l’apologiste de la paillardise ignorait-il les travaux de Davila-Ross et al., qui, parmi d’autres, témoignent de l’existence du rire chez le chimpanzé. Pas sûr néanmoins que les jeux de mots, calembours et ironies savantes du père de Gargantua auraient excité les zygomatiques des chimpanzés étudiés par les scientifiques. Examinons de plus près cette question.

En effet, tout au long des développements qui précédent, dans cet article, nous avons supposé l’irréductibilité de l’homme à l’animal. L’existence d’une singularité, de ce qui constituerait le propre de l’homme. Nous ne pouvons conclure l’étude du jour sans vérifier cette prémisse. Qu’est-ce qui différencie l’humain de l’animal ? Nous l’avons vu, l’homme est un animal autant que les autres formes de vie ressortant du règne animal. L’homme est un être vivant issu de la même logique ‘organique’ (le CHON) que le reste du vivant. Et ensuite ? Qu’est-ce qui fait des humains des humains, quelle est la différence ultime, la distinction décisive ?

Ces questions, nous l’avons vu, ne sont pas arrivées avec l’antispécisme que nous connaissons aujourd’hui. Et elles continueront longtemps à interpeller nos congénères. Néanmoins, sans faire abstraction du passé, il devrait être intéressant d’observer sous quelles formes ces questionnements ‘éternels’, ‘universels’, nous interpellent aujourd’hui, dans le contexte du ‘zeitgeist’ de notre époque. En avant pour un tour, sans aucun doute incomplet mais déjà bien dense nous verrons, des pionniers débroussaillant la problématique à la machette …

Un rhizome de l’évolution de l’humanité, qui fait modèle

C’est de la paléoanthropologie que je vois venir un premier éclairage sur le sujet. Établissant d’abord un constat proche de celui que nous avons développé dans le première article du présent post, Mathilde LEQUIN, philosophe, spécialiste d’épistémologie de la paléoanthropologie, écrit. « Au lieu de concevoir l’humain comme un être extra-naturel ou métaphysique, séparé des autres vivants, le tournant naturaliste qui marque la philosophie contemporaine s’est employé à naturaliser l’humain, c’est-à-dire à le réinscrire dans la nature, en s’appuyant sur les connaissances issues des sciences de la nature. La philosophie serait ainsi sommée de ne plus voir en l’humain qu’un animal comme les autres, en se pliant au « zoocentrisme » ambiant qui place l’animalité au centre de notre humanité » Elle poursuit « La paléoanthropologie apporte cependant des ressources qui permettent de contourner cette alternative, en abordant différemment la question de la démarcation entre humain et non-humain ».

La philosophe, ensuite, élargit son champs d’intérêt. Plutôt que de se centrer exclusivement sur la différence entre humain et non humain, pourquoi ne pas également étudier les différentes souches qui ont fait l’humanité (homininés) et leurs interactions ? Cet élargissement crée une toute autre vision de la ‘différence’ (et donc nuance fortement le concept de la singularité humaine!). « À travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, une nouvelle voie s’ouvre à nous pour définir l’humain en contournant les difficultés relatives à la recherche de « propres de l’homme ». Il s’agit de se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. »

Barrage sur la rivière Magpie (Canada) (source)

Au-delà du sujet du jour, Mathilde LEQUIN revient sur le type de modèle évolutionniste qui façonne notre imaginaire. « Ce changement de paradigme passe également par un changement de modèle, c’est-à-dire de la manière dont la paléoanthropologie représente son objet. L’histoire de cette science est marquée par le passage d’un modèle linéaire et graduel, lointain héritier de la scala naturae et de la chaîne des êtres, à un modèle buissonnant pour penser la parenté et l’évolution. Or cette substitution du buisson à l’échelle ne peut sans naïveté être conçue comme l’horizon indépassable du progrès scientifique. L’échelle et le buisson ne sont-ils pas en définitive tous deux issus du même modèle arborescent, enraciné dans la théorie aristotélicienne de la différence que formalise l’arbre de Porphyre, et encore prédominant pour penser la différence anthropologique ? Quel modèle imaginer alors pour appréhender la diversité des hominines ? Le concept de rhizome proposé par DELEUZE et GUATTARI peut ici fournir une piste. « Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre ».

Un tel modèle défige la définition de l’homo sapiens. « Il se découvre et se représente lui-même comme variante dans un ensemble de formes variantes d’humanité. De manière inattendue au regard des frontières disciplinaires, la paléoanthropologie entre alors en résonance avec un certain courant de l’anthropologie culturelle contemporaine, qui aborde d’une manière nouvelle les variations de schèmes conceptuels entre les peuples. Ainsi, écrit Patrice MANIGLIER à propos de l’anthropologie d’Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, la méthode comparative qui la caractérise consiste-t-elle à « faire apparaître le sujet de la comparaison comme une variante de ce qu’il croyait être son objet » et « à découvrir que le type lui-même est une variante, ce qui veut dire qu’il est défini par sa position dans un ensemble de transformations tout à fait précises ». De la paléo nous sommes donc passés à la néo-anthropologie, mais la richesse du sujet ne sera pas épuisée aujourd’hui.

Là où nous en sommes, retenons que la diversité de l’humanité, tant aujourd’hui que dans la ligne du temps (très) lointain (sept millions d’années quand même!) nous amènerait à nous définir dans la variation des formes et dans les relations entre ces variantes tout autant, ou plus, que dans des standards homogènes. « Deux possibilités semblent ici s’offrir à nous » écrit ailleurs Mathilde LEQUIN. « La première consiste à définir l’humain en soi, en s’efforçant de repérer des « propres de l’homme » (comme la bipédie, la fabrication d’outils). Or la diversité non seulement morphologique, mais aussi potentiellement fonctionnelle et comportementale chez les homininés, conduit à considérer que ces caractéristiques uniques ont pu apparaître plusieurs fois, dans plusieurs lignées, et sous différentes formes. Mais il y a une autre possibilité, qui consiste à se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. Dans cette perspective, l’humain se définit à travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, à un double niveau. Comment les diverses formes humaines du passé, dont certaines ont coexisté, ont-elles pu s’appréhender ? Et comment nous définissons-nous en tant qu’humains par rapport à ces lointaines humanités dont la paléoanthropologie nous donne connaissance ? ». Au point que des scientifiques peuvent s’interroger ‘combien y a-t-il d’espèce humaines’ ?

Un anthropocentrisme de plus en plus élargi

Pour BIMBENET, nous l’avons vu, il est vain d’attendre de l’approche étroite des sciences de la nature une définition de la singularité humaine. « On attend d’une humanité pétrifiée, projetée sur un plan d’extériorité où rien ne se vit ni ne se passe, qu’elle nous renseigne sur la socialité vécue. On escompte que le face-à-face abstrait de deux individus intéressés chacun à soi, et qui n’ira jamais plus loin qu’une réciprocité calculée, produira à la fin l’ultrasocialité humaine. On espère que le gène, le cerveau et le singe nous donneront magiquement l’humain, eux qui ne sont jamais que l’humain délesté de tout ce que fait et vit l’humain. » (Le complexe des trois singes). Et le philosophe de recommander de laisser entrer le fait culturel dans notre champ d’intérêt. « Une investigation à deux entrées, recueillant ce que la biologie évolutionniste, la primatologie et la psychologie cognitive ont à nous dire sur la socialité des homininés, mais par ailleurs accueillante à l’égard de ce que l’anthropologie sociale, la psychologie du développement ou la psycholinguistique peuvent nous apprendre sur un univers de culture, une telle investigation (en zigzag) dresse finalement le portrait d’un être double » (source).

Mais à qui me font-ils penser ?… (source inconnue) – le petit moment de détente

Nous comprenons qu’il nous faut (c’est d’ailleurs une inspiration présente du début dans ce blog me semble-t-il), tant dans nos réflexions rationnelles qu’au niveau de l’imaginaire, combiner sciences humaines et sciences de la nature. « On peut d’une part concevoir la société comme « un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de la phylogenèse comme de l’ontogenèse, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau humain »  D’autre part, en privilégiant cette fois l’entrée humaine, se fait jour une vie de représentations partagées, qu’on appellera non plus la société mais la culture (…). Ici la psychogenèse de l’attention conjointe et de l’apprentissage verbal, la sociologie des institutions, l’analyse ethnologique des mythes et des rituels se rejoignent pour donner à voir une vie détachée « de la situation hic et nunc », comme « des saillances perceptuelles et des impératifs pratiques immédiats ».

Si BIMBENET explore les limites de l’animalité, l’anthropologue Nastassja MARTIN quant à elle teste les frontières du vivant en explorant les rapports des humains avec les éléments (l’orage, la montagne). Les deux extrémités du spectre ontologique.

Nous en resterons là dans ce rapide panorama des tentatives d’ouverture, d’extension, de l’anthropos, telles que pratiquées aujourd’hui par diverses disciplines appartenant aux sciences humaines comme l’éthologie ou l’anthropologie, éventuellement appliquée aux périodes préhistoriques. Il me paraît judicieux de compléter celui-ci par quelques observations relatives au langage et aux capacités instrumentales des humains en tant que capacités singulières.

Imbrication de capacités

L’humain ne pouvait éviter de se comparer au singe avec lequel il partage de nombreux traits morphologiques et comportementaux (sans parler de l’équipement génétique, nous l’avons rappelé du début). Des dizaines d’années de recherches scientifiques tous azimuts, que nous ne sommes bien évidemment pas en capacité de reprendre ici. Empruntons au psychologue ayant longuement étudié le comportement des primates, David PREMACK, le constat que les capacités animales sont des adaptations limitées restreintes à un seul objectif. Ainsi, le caractère unique de la compétence humaine générale serait à comprendre en termes d’imbrication de capacités indépendantes sur un plan évolutif, une imbrication que l’on ne trouve que chez les humains. « (…) whereas animal abilities are limited adaptations restricted to a single goal, human abilities are domain general and serve indeterminately many goals » (source).

La main et le langage

Poursuivant son exploration de la singularité humaine, BIMBENET se tourne cette fois vers le langage, qu’il identifie comme un signe identifiant sans équivoque l’être humain. « Le langage est une propriété certes empirique des vivants humains mais qui, étrangement, donne lieu à une reconnaissance immédiate de l’autre homme, une reconnaissance qui court-circuite la voie longue de l’enquête empirique. C’est un fait (évolutivement et empiriquement apparu) ; mais c’est un fait qui fait droit, un fait qui force les faits : quelle que soit la figure ou l’aspect extérieur de celui que j’ai en face de moi, dès lors qu’il parle comme on parle (expliquant, commentant, posant des questions, etc.), il est humain comme moi, il appartient ipso facto à l’« horizon ouvert » d’une humanité définie, dit HUSSERL, comme « communauté du pouvoir-s’exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité » ».

Et le philosophe de poursuivre. « Le langage idéalise ainsi l’expérience, allant tout droit à une humanité de droit, définie indépendamment de sa forme empirique donnée. L’estropié méconnaissable ou le bourreau sanguinaire, dès lors qu’ils parlent, ont droit au titre d’homme : le langage suspend tous les faits, même les plus manifestes ou les plus choquants. Il va même jusqu’à les forcer. Un aphasique ne parle pas, un enfant ne parle pas encore, un vieillard ne parle plus, et pourtant ils sont tous enrôlés de force dans la communauté des parlants, on s’adresse à eux, on fait les questions et les réponses, on invente toutes sortes de langages de substitution ». Le langage nous fait, en tant qu’humains, et tout autant comme communauté humaine.

M. MORI – The uncanny valley.

Nous noterons ici rapidement, cela me paraît crucial en effet, même si nous ne pourrons en poursuivre l’analyse aujourd’hui, que cette identification automatique du langage et de l’humain est bien ce qui crée un tel malaise lorsque l’être humain se trouve confronté à un robot doté de capacités langagières perfectionnées. Le dispositif est clairement identifié comme ‘non-humain’ (j’ai affaire à un robot, une intelligence artificielle, un dispositif numérique sophistiqué) mais en même temps ce dispositif artificiel dispose d’un langage à priori comparable à celui d’un humain et donc le désigne à mes yeux comme humain. Un trouble profond identifié dès 1970 par Masahiro MORI.

Nous pourrions poursuivre en cherchant à préciser comment chez l’humain la main fait le cerveau tandis que le cerveau fait la main, mais il me paraît préférable de clore ici une pérégrination déjà bien longue. Nous y reviendrons peut-être dans un article qui pourrait traiter du geste et de la conscience.

Boucle(s)

Nous en revenons finalement à transformer le vieux couple antagoniste nature vs culture en boucle récursive, à la manière d’Edgar MORIN:

Les quelques pionniers dont nous venons de parcourir les recherches nous auront sérieusement secoué les neurones. Il nous faudra du temps pour digérer tout cela. Nous percevons néanmoins de plus en plus clairement comment se nouent les liens subtils qui nous attachent.

Conclusions et perspectives

A la question posée dans le titre de l’article, la réponse est clairement négative. Non, nous ne sommes pas suffisamment ‘bêtes’. Nous l’avons vu, il reste bien du chemin à parcourir encore avant de nous considérer comme un animal tel les autres, même si nous ne nous réduisons pas à cette proximité. Un paquet de bornes à faire avant d’être capables de penser comme un arbre, ou comme une montagne, de nous ressentir profondément vivant au sein du vivant. Et au moins autant de distance à franchir pour porter sur nos semblables le même regard d’empathie, adopter la même attitude de respect, considérer tout autant son individualité et sa liberté, même s’il est différent de nous, même s’il n’est pas encore né. Une démarche nécessairement emplie d’humilité.

Dans son ‘Introduction à la psychanalyse‘, Sigmund FREUD suggérait que l’humanité, au cours des cinq derniers siècles, s’était vue infliger à trois reprises une leçon d’humilité, dans son vocable ‘blessures narcissiques’ puisque, Copernic d’abord, Darwin ensuite et puis lui-même (excusez du peu!) avaient fait perdre à sapiens sa place centrale dans l’univers, l’avaient ensuite réduit au rang d’une espèce animale comme une autre et finalement assujetti à son inconscient. On pourrait imaginer que la quatrième blessure narcissique viendrait avec le constat que « la spécificité de sujet ne serait pas réservée à l’animal humain » (Christine Quélier etsabelle Leroux).

Nous examinerons dans un prochain post l’hypothèse que l’Intelligence Artificielle qui, au même titre que l’animal, pourra sans doute à terme être considérée par ses créateurs ou ses utilisateurs non plus comme objet mais comme sujet, prenne elle aussi sa place dans cette remise en question de notre identité.

Si la perte du statut exclusif de sujet, c’est-à-dire dans le vocabulaire psychanalytique, d’être vivant individualisé, constitue bien une blessure narcissique affligée à l’humanité, il apparaît que cette dernière n’en a pas encore vraiment pris la mesure, qu’elle échoue à renoncer aux nombreux privilèges qu’elle s’accorde à cette occasion, tant nous avons pu observer que même le courant antispéciste situe l’homme au-dessus de la nature, entrepreneur d’une morale universelle à appliquer au vivant, à laquelle soumettre le vivant.

L’humanisme claudiquant Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ainsi que l’exprime BIMBENET, « l’animalité n’épuise pas l’humanité ». Nous savons qu’il nous faut descendre du socle sur lequel nous avaient posé (après bien d’autres) Les Lumières, nous sommes bien décidés à jeter aux orties une forme d’ humanisme qui aura pris sa part de responsabilité dans la tempête que nous traversons . Notre quête apparaît de plus en plus comme celle des constituants d’un nouvel humanisme en cours d’élaboration. Une forme de neguanthropie ?

Nous ne pouvons éviter d’observer que le regain d’intérêt manifeste pour les relations entre l’humain et l’animal, tel qu’il apparaît dans le discours antispéciste, intervient à un moment où la majeure partie de la population occidentale (celle en tout cas la plus susceptible de s’aligner derrière les considérations antispécistes) vit au sein d’un cosmos hautement artificialisé, largement déconnectée du milieu naturel, insérée dans des mécanismes économiques, sociaux et plus encore technologiques hautement complexes, voire compliqués, par lesquels elle se trouve dans l’obligation de passer non seulement pour accéder à la satisfaction ses besoins élémentaires d’être vivant (éliminer les excrétions, se nourrir et s’abreuver, maintenir des conditions de température vivables, voire … tout simplement respirer : épurateurs d’air, masques, VMC, …), mais tout autant pour communiquer avec ses semblables, bref en gros pour exister. On peut me semble-t-il s’interroger, si pas sur la légitimité, du moins sur la capacité d’appréhension et d’empathie avec le vivant de celles et ceux qui s’expriment depuis une position ainsi située à l’écart de celui-ci. Dieu est mort, l’humanisme claudiquant, il semble que se bricole là une nouvelle morale à bon compte, dont il faudra nous méfier. Une morale excluante qui plus est, les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Menaçante également, « parce qu’ici croît un danger qui prend racine dans le ressentiment et la condamnation absolue d’une société jugée fondamentalement pernicieuse »(Marianne CELKA, L’animalisme face au meurtre animal, montrer et condamner la complicité par les images). Et, ainsi que l’écrit BIMBENET, « Que nous dit sur nous-mêmes cet énoncé qui confie à la vie simplement vivante (non parlante ou non politique) d’épuiser le sens d’une vie humaine ? » .

Si l’examen de l’antispécisme nous a permis de mieux cerner notre humanité et notre relation au non-humain, nous n’en exerçons pas pour autant un mouvement de repli sur l’humain. Un anthropocentrisme élargi se dessine, qui déjà brosse quelques traits, bien vagues encore, d’un humanisme largement renouvelé. « Plus loin (l’homme) va en direction des non-humains et plus il est humain » rappelle Bimbenet. Plus largement, si nous pouvons nous situer comme animaux singuliers, nous faisons peut-être nos premiers pas dans ce que j’appellerais une éthique compassionnelle de l’altérité. Une perspective que nous pourrons sans doute explorer dans d’autres articles.

Au-delà de l’éthique, nous avons également touché du doigt la question de l’identité, ou de l’individuation. Nous avons compris que se considérer comme un animal point barre, pratiquer la négation de la différence, équivaut à l’acceptation de voir biffée d’un trait notre identité en tant qu’individu spécifique, différencié, construit dans la relation, dans l’altérité. Une existence d’électron dans un vide infini.

Que signifie être (ou non) humain ? Rien ne permet de penser que l’on puisse faire l’économie d’un tel questionnement dans un monde vacillant. Tout, autour de nous, nous incite à poursuivre.

______________

(*) titre d’un ouvrage de Jacques DERRIDA




De quelques antidotes à l’ivresse de cimes

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre

Une longue ligne de crête s’étend devant moi. Mes deux jeunes collectionneurs de sommets ne sont déjà plus qu’un souvenir. Les nuées se dissipant, le paysage s’ouvre bien vite. Du tunnel semi-ouateux je passe en quelques minutes à la vision panoramique en 3D. Un régal. Les versants nord et sud se découvrent, je ne sais plus où donner des yeux. Je me sens planer en altitude, malgré le poids du sac. La crête du M’Goun, un anticlinal, est constituée d’une arrête orientée est-ouest, longue de près de dix kilomètres, sur la façade nord de laquelle les glaciers ont creusé une bonne douzaine de combes profondes perpendiculaires à la crête. Celle-ci se profile avec une faible dénivelée, en bonne part dégagée de la neige, chassée par le vent, si ce n’est dans les creux et recoins où se sont formés congères et plaques de neige gelée. Je me sens littéralement des ailes.

Dangereux, je ne suis équipé en réalité ni d’une paire d’ailes ni même d’un parachute. Délibérément je ralentis le pas. Selon mon estimation il ne doit rester que quelques kilomètres pour rejoindre le sommet. Oui, en ligne droite, d’accord. Mais pas mal de ravines et surtout de nombreuses plaques de neige s’opposent à une progression rectiligne. Je ne dispose pas de crampons et, le passage sur ces plaques de neige glacée en devers très prononcé ne me tentant guère, je m’oblige à en contourner la plupart. A chaque fois, descendre de 100 mètres ou plus donc, pour remonter sur la crête jusqu’à la suivante. Et quand la neige n’est pas trop dure, je m’y enfonce jusqu’au genoux, m’épuisant avant le dixième pas. Éole, l’auteur de ces congères, se rappelle à moi justement. Cela secoue même fort.

L’éléphant sur mon dos me tire en arrière et me cloue au sol en même temps. Je pense aux scaphandriers travaillant en grande profondeur : des gestes lents et lourds, des déplacements comme visionnés au ralenti … ce sac parfois est mon pire ennemi. Cela fait deux bonnes heures que je progresse ainsi et je m’aperçois que je me suis insuffisamment alimenté. Une petite soupe bien chaude vivement préparée, un bon morceau du pain plat de la veille, à l’abri d’une petite paroi rocheuse, sur une vire un rien étroite quand même, quelques mètres sous la ligne de crête, me réconfortent tout à fait.

Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque …

Petite pause digestive. Assis adossé à la paroi, noyé dans les reliefs qui s’étalent devant moi à perte de vue , je m’enivre, prudemment quand même, de cette sensation de liberté. Liberté chérie. Chère liberté, très chère parfois. A gagner sur soi-même, d’abord. Le premier responsable de notre servitude, c’est nous-même. Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque et quotidiennement encensé, rats enchantés d’être enchantés par les joueurs de flûte marchands d’illusions, forçats traînant derrière nous le lourd boulet des mythes que nous charrions tous parce qu’il est plus rassurant sans doute de faire semblant d’y croire, coûte que coûte.

Comment développer la capacité de s’extraire de tant de choix plus ou moins conscients, délibérés, de tant de contraintes plus ou moins intériorisées ? L’exercice de ma liberté m’a amené là où je suis en cet instant, à un prix considérable mais que j’étais prêt à payer et que j’ai d’ailleurs réglé sans rechigner. Pour quelles raisons alors semble-t-il si difficile de pratiquer la même démarche dans la vie quotidienne ? Une fois quitté ces cimes, le retour à l’ordinaire, je le sais d’expérience évidemment, se traduira plus ou moins rapidement par un retour à la normale.

Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)
Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)

Dans le sens de la norme, dans le sens de la distribution statistique aussi, on est si bien sous le sommet de la cloche de Gauss ! Je peux comprendre, je ne suis pas tout à fait idiot j’espère, que pour vivre ensemble (et nous sommes si nombreux !), il nous faille partager une culture, certaines valeurs, quelques règles et institutions. Je peux également imaginer que l’inertie des choses, un certain lymphatisme naturel aussi, pourrait-on peut-être dire, font que, voilà, les choses à la longue s’enkystent un peu, tout ne peut pas changer tout le temps, on a besoin de repères stables, etc, etc. Bon, et puis ? Oserais-je seulement faire crûment l’inventaire des limites que sans me l’avouer je m’impose ? Oserais-je jamais aller plus loin encore et m’interroger sans filtre sur les raisons, raisonnables ou non, qui me poussent à chaque jour férocement brider (voire hybrider) l’exercice de ma liberté ?

Attention : clignotant orange allumé !

Laissant un instant mon sac – quel bonheur de me déplacer ainsi, aussi léger qu’une plume – je rejoins la crête toute proche pour observer le chemin parcouru et celui qui m’attend. Face à moi, déjà bien loin, je distingue nettement cette ligne dirigée plein nord, surplombant en fait la première combe glaciaire, sur laquelle je m’étais par erreur aventuré hier en fin de journée. C’est assez flippant de voir vers où j’allais. Fou j’ai été ! A noter quelque part dans mes neurones, profondément gravé au couteau : « On ne panique pas, on réfléchit d’abord ».

Reparti d’un pas plus assuré, j’aperçois enfin, à quelques centaines de mètres, l’objet-prétexte de cette quête : le sommet. Je distingue la petite tour métallique qui y est installée. Le point où je me trouve en ce moment, langue de rochers encadrée sur chaque flanc de larges cuvettes empierrées, est également celui d’où il me faudra bientôt quitter la crête pour descendre plein nord et rejoindre ainsi le col où j’avais abouti il y a deux ans, après une longue marche d’approche. C’est là que, épuisé, traînant les résidus d’une saloperie d’infection intestinale, et pas loin de me retrouver à court de vivres, j’avais décidé de renoncer. Lançant de la main un salut au sommet qui me surplombait dédaigneusement de quelques centaines de mètres, je lui avais tourné le dos pour entamer ma descente. Je le vois d’ici ce petit col, et les souvenirs affluent. Mais j’appréhende la pente qu’il me faudra emprunter pour le rejoindre, juste sous mes pieds, bien plus abrupte vue d’en haut que d’en bas. Il s’agit en fait de l’une des combes profondes qui se sont creusées à l’époque glaciaire dans la face nord de la montagne. Je mesure le désir qui est le mien de rejoindre ce col et de reprendre cet itinéraire, lui aussi plein d’émotions et de riches épisodes, effaçant ainsi la frustration qui fut la mienne à cette époque. Et pas que: si je fouille un peu je la sens aussi la petite brûlure narcissique. Attention, clignotant orange allumé !

Longuement j’étudie cette pente, passant à plusieurs reprises d’un avis à son contraire sur la faisabilité de la descente, un sac de plus de vingt kilos sur le dos, sans compter les kilomètres au compteur. Je coince, incapable en ce moment de trancher. Je tourne littéralement en rond sur cette bande étroite. Je ressasse cette promesse confiée à mon amour de tout simplement revenir, promesse que j’avais rangée dans une profonde poche du sac mais que je me refuse d’oublier. En pensant à celles et ceux que j’aime : «  je veux tous les serrer dans mes bras à mon retour ». L’esprit ainsi bien encombré, je m’assied face au sud. Devais-je sacrifier mon projet sur l’autel de cette promesse, de ces attachements  ? A quels drames simili-cornéliens peut-on en être rendu lorsqu’on s’obstine, le nez sur le problème, au lieu de relever la tête pour considérer un peu plus largement la situation.

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé …

Redressant la tête, justement, je me sens inopinément comme accueilli, appelé presque, par le paysage qui me fait face et s’ouvre très loin, très large. Au sud, donc vers Ouarzazate, me dis-je. Plusieurs fois par le passé j’avais remis à plus tard le désir de rejoindre cette ville.

La chaîne du Haut-Atlas vue de Ouarzazate
Crédit: GuHKS

Pourquoi Ouarzazate ? L’image mythique de la ‘porte du désert’ sans doute. Brutalement surgit en moi cette idée : ne me serait-il pas possible, piquant d’ici plein sud et non vers le nord comme prévu, de rejoindre Ouarzazate. ? Je note que la pente de ce côté est bien moindre, plus stable aussi, que celle que je m’apprête à affronter. Boussole en main, de plus en plus excité par cette idée neuve, je m’amuse à tracer des yeux un hypothétique itinéraire dans un relief à ce point chaotique que je ne peux évidemment en voir la portion congrue, dissimulée au fond des ravins et vallées. Si j’ai quelques expériences de la topographie et des populations du flanc nord du M’Goun, j’ignore tout du flanc sud. Et alors, justement, en voilà une excellente raison : la découverte. Sans parler du défi. Je fais miroiter à mon petit ego l’idée d’une traversée nord-sud de la chaîne montagneuse, et il a l’air de la trouver à son goût. Les risques quant à eux ne sont certes pas inexistants, d’autant que je ne sais pas trop où je vais, mais ils ne peuvent être pires, me semble-t-il à cet instant, que ceux que je m’apprêtais à courir en entamant la descente par le pierrier côté nord. Je me débrouille pour glisser sous le tapis l’hypothèse inenvisageable d’un retour sur mes pas vers le refuge, la queue entre les jambes.

4102 ? … 4071 ?…

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé. Un, rejoindre le sommet qui m’attend depuis dix minutes et profiter de la vue par ce temps lumineux et dégagé et deux, repartir plein sud. Lorsque, peu de temps après, l’altimètre affiche 4102 mètres (*), pas d’exultation mais une joie paisible, suscitée plus par l’abondance et la qualité des sensations que par l’accès au but. Je passe un bon moment sur cette crête surplombant la falaise quasiment verticale côté nord, exposé au vent hurlant, à planer mentalement dans le ciel du Maroc, du plus proche au plus lointain, suivant aussi des yeux, vers l’ouest, la très longue enfilade des sommets du Haut-Atlas, distinguant même au loin, mais bien net, le Toubkal, le roi, le plus haut de tous.

La suite (et fin) du récit de cette traversée dans le post ‘Voir grand’.

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(*) au lieu des 4071 mètres officiels !?




La feuille blanche et le M’Goun

Écrire sans avoir de compte à rendre à personne, ne prendre prétexte des faiblesses, limites ou impérities de quiconque, écrire comme si jamais je ne devais être lu. Comme dans ces grandes traversées en montagne en solo, lorsque chaque pas mérite une attention, un investissement complet. Non parce que l’on me regarde ou me juge mais parce que chaque geste, chaque décision, compte, terriblement, vitalement parfois. Il me faut être à cent pour cent ‘dedans’, présent à moi-même, pas le choix. En marchant seul, pour moi-même, en écrivant pour moi-même, c’est là que je suis ‘juste’, que je sens instinctivement le point d’équilibre, lorsque mes crapahutes montagnardes ou scripturales m’emmènent sur des sentes particulièrement aériennes. C’est alors que parfois se déroulent les chemins magiques

Seul devant la feuille blanche, je sens monter la même angoisse sourde et complètement paralysante que celle qui me prit alors que, au cours de mon dernier séjour à Ait Lalan, village perdu en fond de vallée, à 1700 mètres d’altitude, je considérais au loin les premiers contrefort du massif du M’Goun. Ces murailles dressées jusqu’à 3000 mètres me sont brutalement apparues pour ce qu’elles étaient : non pas un superbe décor mais une barrière minérale, froide et dure, infranchissable protection des sommets culminant à un peu plus de 4000 mètres qui étaient jusque là, ô vanité, mon objectif. Dans une sorte d’illumination angoissée, il m’est subitement apparu que j’étais incapable de mener à bien le projet qui était le mien, à savoir rejoindre en solo, en autonomie, le sommet du M’Goun, à près de 4100 mètres d’altitude. Trop vieux, pas assez préparé physiquement, techniquement sous-équipé.

Campement nomade sur le haut-plateau

Les risques d’une telle traversée solitaire m’apparaissaient alors criants : chute, blessure invalidante, infection parasitaire grave (comme lors d’un séjour antérieur), eau ou nourriture insuffisante, voire agression, étranger égaré quasiment sans défense dans un immense territoire d’altitude quasiment vide où s’accrochent néanmoins, jusque vers les 3000 mètres, quelques bergers en estive ou tribus nomades déplaçant tentes et troupeaux de chèvres et de dromadaires. Au-delà des accidents possibles, je savais les sentiers improbables et, bien évidemment, le balisage inexistant. Des morts, là-haut, il y en a eu plus d’un et je ne me sentais pas trop la vocation …

Confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit

Et pourtant ! Et pourtant, dix jours après ces méchants moments de révélations paralysantes, je me trouvais à Ouarzazate, après avoir traversé du nord au sud ces montagnes et hauts-plateaux, à pied et sac au dos d’abord, en camion puis minibus ensuite. Que s’était-il passé ? Où avais-je trouvé le courage ?, l’énergie ?, l’incitation ?… Comment répondre ? La détermination peut-être. Le refus conscient de céder au doute ou à la crainte. Me rappeler pourquoi j’avais voulu ce défi, quel sens avait pour moi cette traversée. Me souvenir de cette vérité que confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit. Deux jours à peine après cette brutale confrontation vécue au village, cette détermination m’amenait en effet, après des heures de pérégrinations en minibus branlant et taxis collectifs pleins à craquer, au pied de ces montagnes, non loin d’Agouti. Avec mon ami Azroun, nous avions passé la nuit dans une vieille grange au milieu des champs, chargée de luzerne sèche destinée aux troupeaux. En face, si lointain encore, le sommet du M’Goun – portant chapeau enneigé, visible les rares instants où se dissipait la masse nuageuse épaisse et noire, quasiment mordoresque, qui couvrait tout le massif – paraissait plus inaccessible que jamais. Entre ce sommet et moi, des masses énormes s’interposaient.

Il fait très froid ce matin, le soleil hésite encore à sauter par dessus l’horizon. Pas trop bien réveillé, je prends en pleine tronche les montagnes qui se distinguent peu à peu, les premières très proches de notre bivouac. Je sais devoir adopter une approche légère (euphémisme quand même avec une telle charge sur le dos !), vu mes limites physiques. Sous le soleil d’abord, puis la pluie, l’orage et la tempête peut-être, la neige certainement aussi . En scrutant le paysage, repérer les meilleurs passages. Éviter les traquenards des roches friables , des blocs roulants ou de l’argile glissante. Nous profitons ensemble d’une tasse de thé brûlant. Je le sens bien là; mes doutes sont toujours présents mais ma détermination est forte. La (relative) proximité des cimes agit sur moi comme un aimant. Je saisis mon sac, brève embrassade, c’est parti. Ne céder ni à l’angoisse ni à l’excitation. Il suffit en fait de laisser s’enfiler pas après pas, geste après geste. Avec les premières côtes raides apparaît l’essoufflement, la douleur causée par les sangles du sac lourd (plusieurs jours d’autonomie) qui me tire en arrière. Bientôt le soleil, bien que nous soyons début octobre, fait montre d’agressivité et suscite les premières coulées de transpiration. Là où j’en suis il serait si facile encore de faire demi-tour.

Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi.

Il n’est rien d’autre à opposer à ces premières difficultés que cette détermination. Elle même nourrie d’humilité. Le piège numéro un étant de lancer à la montagne un défi : elle contre moi. D’autres le peuvent peut-être, moi je n’en ai pas les moyens. Et puis, jamais je ne pourrai oublier la leçon apprise il y a longtemps déjà : si la montagne a pour moi une existence, massive et prégnante, pour elle je n’existe pas. Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi. Excellent pour le moral d’ailleurs puisque l’on évite ainsi de voir plus loin la côte qui s’accentue sérieusement ou le col qui semble s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

S’il restait encore quelque part en moi des illusions sur mes capacités, elles sont dissipées dès l’après-midi de ce premier jour. Je gère difficilement l’effort, l’alimentation et l’hydratation. Les derniers hameaux sont loin derrière moi, et je n’ai plus dépassé de bergerie isolée depuis un moment déjà. En m’élevant lentement au-dessus de la strate de moyenne montagne, le paysage s’est désertifié, l’eau va bientôt se faire rare. La déclivité a cru fortement aussi. J’apprends à accepter le rythme des pauses fréquentes, voire très fréquentes. Depuis midi je n’ai plus aperçu quiconque, de près comme de loin. Les sonnailles des troupeaux se sont tues. J’avance.

Avec la fin de la journée apparaissent les limites mentales. Les bourrasques glaciales, charriant parfois des ondées qui confinent à la neige, me secouent durement. Pas d’orage comme souvent j’en ai connu l’été en fin d’après-midi, c’est heureux, ici je me sens très exposé. La pente est très raide, l’environnement inhospitalier. Harassé, je cherche des yeux mais ne trouve nulle petite terrasse un tantinet abritée susceptible d’accueillir mon bivouac. Alors je continue. Tant mieux en fait, au moins je progresse. Malgré une consommation régulière de fruits secs, je flirte avec les limites de l’hypoglycémie et de la dépression.

Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

La pénombre s’installe déjà alors que j’arrive, avec quel soulagement, à un col assez étroit, que l’altimètre situe à près de 3300 mètres. De l’autre côté, se devine encore une large vallée que je peine à distinguer. Sans doute la dernière qui me sépare du M’Goun proprement dit. Je décide de ne pas poursuivre à la frontale, trop dangereux en haute montagne. Il me faut donc m’installer sur ce col étroit et venteux. J’avise un peu plus loin un petit espace plan, parsemé de gros blocs de roche susceptibles de m’abriter. A la limite de l’épuisement mais porté par une dernière salve hormonale, j’installe à la hâte la tente à la lueur de la frontale, luttant contre les bourrasques, portant gants et bonnet, le buff relevé protégeant le visage de la neige qui maintenant a remplacé le crachin de tout à l’heure. Le sol rocailleux refuse d’accueillir mes sardines mais tant pis, il y a du gros caillou en suffisance pour lester les tendeurs. Je rectifie la tension du dernier et me redresse lentement. Un mouvement à quelques mètres interrompt mon geste. Dans le pointillé aveuglant des flocons je crois apercevoir, oui, c’est cela, quelques brebis, dix ou quinze peut-être, se pressant vers l’avant. Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

Le berger s’est arrêté devant moi, tout autant étonné que moi sans doute de cette rencontre. Tête échevelée, barbe hirsute, il porte un lourd manteau noir. Et dans cette masse sombre, surmontant une bouche édentée, un regard d’une intensité, d’une profondeur qui me touchent très loin. Ou plutôt par lesquels je choisis de me laisser toucher, après une seconde de surprise. De crainte peut-être aussi: je n’aurais guère fait le poids face à un solide gaillard de moins de quarante ans et le contenu de mon sac doit représenter pas mal d’argent au regard de celui qu’il aura gagné en redescendant de ces mois d’estive. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour faire confiance à la confiance. Accepter cette présence inattendue, ce regard. Ses grandes mains noires, dures, osseuses, me tendent une gourde dégagée de sous le manteau. Puis, saisissant la besace pendue à son épaule, il me propose du pain. Je décline avec sourires et force remerciements. Enfin, ce que j’arrive à en faire passer en berbère. Le gars affiche un large sourire qui enflamme ses yeux de plus belle, puis, en quelques longues enjambées, disparaît dans la tourmente. Cette apparition s’achevait aussi brutalement qu’elle avait commencé. Elle ne devait pas avoir duré plus d’une minute. Une fois glissé dans le duvet, ma ration réchauffée puis engloutie, le sommeil dans lequel je me noyai instantanément malgré les menaces que faisaient peser sur mon abri les terribles bourrasques, ne me laissa guère l’occasion de méditer sur cet événement.

Trois années ont passé, et ce regard continue à susciter chez moi bien des frémissements. Par sa puissance. Je suis moi, disait-il. Debout, là où je veux être. Par la chaleur qu’il porte aussi : compassion, joie, fraternité ?… allez mettre des mots sur la couleur d’un regard sous la neige ! Les ondes de cette belle rencontre m’ont longtemps accompagné durant les journées et les nuits qui ont suivi. Elles peuvent tout autant me porter face à l’écriture comme face à la montagne. Jouer, peut-être, le rôle d’antidote au monde inhumain des humains.

Que portait ce regard ?

Depuis, souvent je me suis interrogé: que portait ce regard ? Aucun jugement. Il eut pu : « que fait ici ce type ? » « quel est cet étranger ? » Le regard me regardait, simplement. Du coup il confirmait, reconnaissait, validait, mon existence autant que la sienne. Fraternité ensuite: égaux face à la montagne et aux intempéries. Vitalité de l’existence enfin, feu apparemment inextinguible. J’y pense en écrivant ces lignes, mais ce regard ne porte-t-il pas ce que j’essaye de désigner par le terme de ‘néguanthropie‘ ? On y réfléchira plus tard. J’embarque le berger et son regard pour la traversée, non plus du M’Goun, mais du massif de l’écriture. Il m’aidera face au Juge et au Doute. Quand l’énergie manquera aussi, ou le sens.

Une rencontre improbable mais pleine. Mais qu’est-ce que je foutais là en fait ? Souvent, avant, pendant (beaucoup moins), et après l’épreuve (à comprendre au sens d’une expérience éprouvante), la question m’interpelle . Cette question, je me la pose à nouveau avant de poursuivre à la fois le périple de l’écriture et le récit de ce trek mémorable. Pourquoi m’éloigner d’une existence agréable, choisie, aux paramètres connus et, si pas prévisibles, à tout le moins aisément gérables pour la plupart ? Pourquoi m’exposer ainsi, tant aux intempéries, fatigue, inconfort et dangers qu’aux belles rencontres ? Pour quelle(s) raison(s) veux-je traverser les montagnes ? Qui devient ici: pourquoi veux-je réfléchir / écrire ? Bonnes ou mauvaises raisons ne manquent pas, mais elles ont toutes plus ou moins comme un air de justification à posteriori. Je veux écrire, pour donner, partager quelque chose (une vision, des questions, des mises en relation). Ou pour m’assurer que je suis bien capable d’attraper et d’articuler ces fulgurances qui me traversent le cerveau . Ou pour gagner une certaine reconnaissance, tant il est vrai que je n’ai pas encore réussi à faire vraiment sans. La liste ne s’arrête pas là, sans doute, mais une telle réflexion me paraît à tout le moins peu efficace, peu ‘heuristique’ dirais-je.

J’essayais juste d’être conséquent.

Plutôt que de m’interroger sans fin sur le pourquoi, je choisirais plutôt de me laisser porter par cette intuition-ci : j’écris pour tenter de faire sortir de moi quelque chose qui mijote, croit ou décroît, évolue ou stagne, depuis 40 ans au moins. Je le sais, je le sens, c’est tout. Et si je devais me définir un but, et bien il me semble que ce serait celui-là : laisser passer ce qui doit sortir. L’aider aussi un peu sans doute. Sans me préoccuper d’évaluer si cela fera en sorte que l’on m’aime plus ou que l’on m’aime moins. Sans comparer mon chemin à celui par d’autres suivi. Sans céder à la tentation de caresser au passage un ego insatiable. Sans regard oblique interrogateur dans le miroir. Sans inquiétude quant à la respectabilité de ce dont la plume aura accouché. Comme si jamais cela ne devait être lu, comme s’il ne s’agissait pas de billets sur un blog mais de griffonnages sur de petits morceaux de papier punaisés au tableau dans la cuisine … En traversant les montagnes, jamais je ne me suis demandé si le choix d’un tel passage de préférence à un autre était plus ou moins socialement acceptable, si franchir ce col allait faire en sorte que je sois plus aimable qu’en passant par un autre. J’essayais juste d’être conséquent.

Intuition, ai-je écrit. Une piste à suivre …

La suite du récit dans ce post: Un pied devant l’autre.