Tous les désespoirs nous sont permis

D’après le titre d’un roman de Anne BRAGANCE, ‘Tous les désespoirs vous sont permis’, Flammarion,1973.

L’ampleur de la matière considérée ici tout autant que la difficulté à suivre les méandres parfois piégeux de l’écrit en création (et tout particulièrement la boucle vertuo-vicieuse et généralement kilométrique que celui-ci forme avec la lecture) ont une nouvelle fois entraîné la scission en deux parties d’un texte initialement unique. Nous voici dans la première, au titre bornant aisément le contenu. En guise d’apostille, nous amorcerons les considérations qui devraient constituer la substance du second texte. Les deux parties étant apparues quasiment indissociables à l’auteur, celui-ci s’efforcera dès lors de hâter la parution du second texte.

Les crises que nous connaissons aujourd’hui précipitent et nous font voir crûment ce que le temps long rendait nettement moins perceptible. A l’automne 2021, nous entamions la série de quatre posts ‘Haut les cœurs’, un cheminement où nous nous sommes essayés à comprendre le décalage entre les manifestations du délitement (abordées dans deux textes publiés plus tôt dans l’année: Apocalypse now ? puis la suite et fin, le premier recourant même au point d’interrogation, précaution apparaissant bien dérisoire aujourd’hui) et la sidération sociale régnante. Nous voici deux années plus tard seulement, et l’éclairage implacable des événements de tous ordres paraît quelque peu dissiper la torpeur des esprits. Plus vraiment K.O. debout mais groggy quand même, au travers des lambeaux de la brume qui s’effiloche, nous apercevons la mécanique en place. Dans le même mouvement nous prenons la mesure de l’inertie de l’ensemble, de la difficulté éprouvée à modifier nos trajectoires. Après une phase marquée par l’indifférence, nous voici maintenant en situation pré-traumatique pour certains, négationniste pour d’autres (voir ici et ici). Ce que nous avons antérieurement (provisoirement ?) dénommé anthropie, la difficulté que nous éprouvons à saisir les mouvements en cours (ici et ici), à mobiliser nos énergies.

Black is black
Black is black (source inconnue)

Un peu comme la banquise, nous voyons fondre un par un nos espoirs, « le fonds de l’air est à la dépression ». Pas suffisamment encore, peut-être ?

Mais prenons d’abord la mesure des dégâts. Dresser un inventaire (nous l’avions déjà esquissé au début de cette année, néanmoins la vitesse à laquelle se produisent les changements et l’intensité des coups de béliers que nous recevons justifient à nos yeux une mise à jour en bonne et due forme) ne relève pas d’un masochisme malsain. La lucidité étant notre première arme (en avons-nous d’autres?), sa pratique constitue un devoir. Tenons-nous bien droit debout, plutôt que la tête dans le sable. Il en résultera sans nul doute une marmite débordante d’un brouet indigeste au parfum écœurant. Tant pis ! L’usage plus fréquent des illustrations peut-être allégera-t-il celui-ci.

Les dégâts, quels terribles dégâts !

Nous ferons donc notre menu des profondes altérations tant de la physiologie et de l’anatomie du seul écosystème connu susceptible de permettre la vie humaine que de la qualité de vie et du vivre ensemble des presque 8 milliards d’humains qui l’habitent, altérations que pour la plupart nous connaissons depuis un moment déjà et qui aujourd’hui ne trouvent plus leur place sous le tapis.

…… (source inconnue)

Sera ici privilégiée (de manière non exclusive néanmoins, complexité oblige) l’entrée ‘changement climatique’, peut-être la plus parlante. Nous aurions tout aussi bien pu en choisir une autre. Ainsi, l’irruption brutale de l’Intelligence Artificielle, sortie il y a peu des labos siliconés où elle se trouvait jusque là confinée pourrait tenir un rôle comparable. Néanmoins, la compréhension du sujet et de ses enjeux apparaît à ce stade encore confuse et exigera de nous, sans aucun doute, une démarche de recherche telle qu’elle exploserait les limites du présent article. A plusieurs reprises évoquée sur ce blog, jamais réellement abordée, l’IA apparaît pourtant comme un phénomène susceptible d’impacter nos existence, notre vivre ensemble et peut-être plus encore notre ontologie avec une intensité et une profondeur peut-être comparables à ce que nous observons avec déjà un certain recul aujourd’hui en considérant les crises écologiques en cours. Cette nouvelle donne parait tout autant révélatrice des phénomènes que nous tentons d’appréhender sur ce blog. Nous y reviendrons un autre jour, Inch Allah, même si le chemin pour une compréhension intime et heuristique de l’IA et de ses retombées paraît bien ardu encore.

Ainsi vivons nous ce qui peut être défini comme une ‘polycrise’. (https://adamtooze.com/2022/06/24/chartbook-130-defining-polycrisis-from-crisis-pictures-to-the-crisis-matrix/ https://cascadeinstitute.org/earths-polycrisis-is-no-mere-illusion/ https://www.vox.com/future-perfect/23920997/polycrisis-climate-pandemic-population-connectivity). Nous tenterons dans les paragraphes suivants d’illustrer ce concept, abondamment, ad nauseam même, non pour faire étal de connaissances, mais plutôt par une espèce de cynisme machiavélique, aux fins de contribuer à l’extirpation, de notre étroit mental de privilégiés biberonnés à l’humanisme hors sol et à l’utopie libérale croissantiste, des petits espoirs avec lesquels, in fine, nous construisons notre cage. Prêt(e) à déguster ?… alors, à table !

Menu du jour

Entrée: salade fraîche de chiffres et courbes variées ou petite compotée d’indicateurs , sauce piment Naga Viper

Le budget carbone de la planète se solde à ce jour à 380 milliards de tonnes. Il s’agit, aux termes des travaux de la COP21 (« Accords de Paris ») de la quantité de dioxyde de carbone que nous pouvons rejeter dans l’atmosphère si l’objectif de 2° d’augmentation de la température du globe (par rapport aux niveaux préindustriels) à l’échéance 2100 devait être respecté. Au passage, il semblerait que les négociateurs de cet Accord aient visé 1,5° pour peut-être atteindre in fine 2° (rappelons-le, cet Accord n’est nullement contraignant). Pourtant, 1,5° ou 2°, c’est pas pareil ! Soit, nous verrons plus loin que nous n’en sommes plus là.

Au cours de l’année 2022 nous avons cramé quelque chose comme 58 milliards de tonnes sur ce budget, ce qui en gros nous laisse à peine six années à consommation constante, moins une pour 2023, qui vient de s’achever. Parmi d’autres (que nous examinerons un peu plus loin), il est un facteur qui vient considérablement réduire ce délai. En effet, la projection des données observées depuis 1990 permet de supposer avec une forte probabilité l’augmentation de la part de la population mondiale de personnes définies comme riches (arbitrairement définie dans l’étude ici évoquée par la possession d’un patrimoine de deux millions de dollars ou plus), qui passerait ainsi de 0,7 % en 2020 à 3,5 % en 2050 (voir plus loin le passage relatif à l’aggravation des inégalités économiques). La production de CO2 étant largement corrélée au niveau patrimonial, chaque individu de cette catégorie de la population mondiale rejetterait annuellement dans l’atmosphère 45 tonnes de dioxyde de carbone ce qui représenterait 286 gigatonnes sur trente ans, soit 72 % du solde en question. Les 96,5 % de la population situés sous le seuil de deux millions de dollars voudront bien se contenter des 28 % restants.

Plus le niveau économique est élevé, plus on consomme, plus on pèse sur la planète et ses habitants, présents ou à venir. Une vérité quasiment mécanique. Le tourisme spatial constitue évidemment un exemple limpide et caricatural de cette maxime mais elle se révèle tout aussi vraie pour le SUV électrique de deux bonnes tonnes, la résidence secondaire, les voyages d’agrément en avion, l’acquisition d’une montre connectée ou le remplacement annuel du smartphone, etc ... (voir ici p.ex.).

La France, république de plus en plus couronnée de grandes fortunes, est loin de démériter (voir illustrations ci-dessous).

Donc, déjà sur le plan du calendrier, ça craint. Alors cette entrée, ça passe bien ?… vous en reprendrez bien une louchette !

L’origine anthropique du changement climatique est avérée depuis 2007 , mais les politiques d’atténuation sont depuis restées amplement insuffisantes.

Plus le temps passe, plus la mise en œuvre des mesures nécessaires s’avère complexe, coûteuse et socialement problématique (ici et ici).

La fenêtre se referme, qui eut pu nous permettre de maintenir un monde pas trop éloigné de celui qui fût le nôtre. Nous entrons en territoire inconnu. Nous avons en effet dépassé la plupart des limites au-delà desquels les mécanismes du vivant et du climat se trouvent fortement altérés, altérations potentiellement non linéaires et/ou non réversibles, fréquemment interagissantes La limite la plus connue, souvent la seule retenue d’ailleurs, à savoir la production de C02, n’en constitue hélas qu’une parmi d’autres.

source : https://www.challenges.fr/classements/fortune/

Plat principal : utopie croissantiste sur son lit de désastres en cours

Les impacts économiques et sociaux de ces phénomènes, de plus en plus patents, exercent une pression croissante sur les conditions de vie de l’humanité (et si nous ne somme pas toutes et tous également responsables de l’origine de ces maux, nous ne les subissons pas non plus de manière égalitaire: voir p.ex. ici, ici et ici).

source ONU

Qui plus est, de manière patente, les instances dirigeantes s’emploient activement à retarder tout changement significatif du système qui les nourrit, ou développent des politiques dans la mauvaise direction: COP 28 dystopique (ici et ici), poudre aux yeux législative, poursuite des émissions problématiques, développement de la production de charbon et du transport aérien, etc.

Exemplatives, les initiatives visant au développement de la production d’énergie nucléaire, effectivement moins carbonée que pas mal d’autres, mais qui coche toutes les autres cases de la catastrophe (énormes besoins en eau, impossible gestion des déchets, modèle centraliste et hyper sécuritaire, fragilité des approvisionnements en uranium, etc.), nécessite une importante mobilisation de moyens financiers (qui ne seront dès lors plus disponibles ailleurs) mais aussi des délais de mise en œuvre qui se comptent en décennies, incompatibles avec les urgences qui nous occupent. Voir p.ex. ici, ici et ici.

L’extension continue de l’extractivisme confirme quotidiennement l’utopie d’une croissance illimitée dans un monde limité. Ou impose le développement de projets d’extension des territoires exploités (zones de pèche, arctique, fonds marins, planètes proches) accompagnés de leur cortège d’effets délétères (migrations humaines, pollutions du sol, de l’eau, de l’air à large échelle, contrôles et répression des populations, etc). Ainsi, parmi bien d’autres: oléoduc en Ouganda, dérégulation environnementale pour les matières premières critiques, importations massives de gaz de schiste, traité de la charte sur l’énergie, exploitation minière des fonds marins.

Les traités commerciaux de libre échange amplifient les problématiques sociales et environnementales en aggravant la privatisation des ressources communes, par la mise en concurrence de systèmes productifs (agricoles ou autres) extrêmement différents, en nivelant par le bas les normes, en augmentant les transports internationaux…. Qu’à ne cela ne tienne : maintenons-les et développons en d’autres ! Quelques exemples: surpêche, Zone de Libre Echange Continentale Africaine, Mercosur (ici et ici) et autres accords de libre-échange (ici et ici).

Bien sûr les effets de ces accords sur les populations fragilisées, souvent conjuguées aux effets de la crise climatique, jettent hors de chez eux les gens par millions. Certains ayant même le culot de s’avancer, au péril de leur vie, jusqu’aux marches de l’occident, celui-ci érige remparts et législations excluantes (ici, ici et ici, parmi bien d’autres).

Les populations directement ou indirectement concernées se rebiffent-elles ? L’extension monstrueuse des systèmes de surveillance et de la répression, en particulier à l’égard des militants écologiques, criminalisés, enfermés, blessés ou assassinés, y compris en usant de pratiques illégales mais aussi bien entendu le contrôle des médias (en particulier ceux qui n’appartiennent pas à l’un ou l’autre groupe financier), constituent visiblement les réponses adaptées.

Sur ce chapitre on peine réellement à sélectionner une série de références bibliographiques tant les évolutions récentes ont dépassé les pires prédictions. Voici donc, en vrac et parmi d’autres:

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cegrvimani/l16b1824-t1_rapport-enquete

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b1864_rapport-information.pdf

https://www.nature.com/articles/s41893-019-0349-4

https://www.nature.com/articles/s41893-023-01126-4

https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/dec/22/2023-governments-climate-crisis-persecute-activists-silenced

https://www.ensp.interieur.gouv.fr/Actualites/L-ecoterrorisme-explique-aux-futurs-lieutenants-de-police

https://usbeketrica.com/fr/article/ariane-lavrilleux-on-risque-d-entrer-dans-une-ere-tres-sombre

https://www.politis.fr/articles/2023/10/soulevemenbts-de-la-terre-le-gouvernement-est-atteint-de-dissolutionite-aigue

ttps://lesaf.org/stigmatisation-explicite-refus-de-se-conformer-au-droit-europeen-et-politique-du-fait-divers-le-tierce-gagnant-du-ministre-de-linterieur

https://www.auposte.fr/cat/justice/proces-des-8-12

https://www.politis.fr/articles/2023/12/maintien-de-lordre-de-nouveaux-lance-grenades-de-40-mm

https://www.politis.fr/articles/2023/11/maintien-de-lordre-la-france-soffre-plus-de-78-millions-deuros-de-grenades

https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/hardline-eu-governments-push-legitimise-surveillance-journalists-media-freedom-act

htttps://www.francetvinfo.fr/les-jeux-olympiques/paris-2024/avant-paris-2024-comment-la-surveillance-de-masse-est-devenue-une-discipline-olympique_5712473.html

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/14/videosurveillance-algorithmique-a-la-police-nationale-des-revelations-passibles-du-droit-penal/

https://disclose.ngo/fr/article/la-police-nationale-utilise-illegalement-un-logiciel-israelien-de-reconnaissance-faciale/

https://www.nextinpact.com/article/72799/les-navigateurs-web-devront-ils-accepter-certificats-securite-imposes-par-autorites

tps://www.vox.com/future-perfect/23952627/wayne-hsiung-conviction-direct-action-everywhere-dxe-rescue-sonoma-county-chicken

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/09/une-coalition-de-6-organisations-attaque-en-justice-le-dangereux-reglement-de-lue-sur-les-contenus-terroristes/

ttps://disclose.ngo/fr/article/espionnage-des-journalistes-la-france-fait-bloc-aux-cotes-de-six-etats-europeens

Fichiers d’identité en France (source)

Dessert au choix : perspectives vertigineuses et son confit de conflits ou solutionnisme technologique, nappé de greenwashing

Hausse brutale de la valeur des actions des principaux groupes mondiaux d’armement dès le début du conflit à Gaza, en octobre 2023 (source: New York Times)

Les budgets d’armement partout dans le monde ont repris des profils de croissance rappelant le bon vieux temps de la guerre froide. Tensions géopolitiques, crises territoriales ou ethniques, concurrence acharnée pour les ressources, néo-colonisation … des concepts à l ‘obsolescence desquels nous aurions aimé croire, quand certains grands esprits nous annonçaient la fin de l’histoire et qui aujourd’hui, bien moins que demain sans doute, s’exposent en majesté sur les écrans télé. Des sommes faramineuses, rendues indisponibles pour des stratégies collectivement décidées, justes, et efficaces face aux enjeux écologiques et sociaux. Une collusion insupportable avec le monde politique. Des impacts socio-économiques, directs ou indirects, terriblement délétères. Sauf bien sûr pour les porteurs des capitaux investis dans l’industrie de l’armement. Ne l’oublions jamais : une école explosée à Gaza, ce sont des points de PIB en plus (la production des armements, depuis l’extraction de minerais jusqu’à la livraison, le fonctionnement des services de secours, les cérémonies funéraires, la reconstruction, … tout cela c’est du chiffre d’affaire pour quelqu’un, quelque part).

Fantôme de la menace nucléaire lors de la guerre froide, l’horloge de la fin du monde fait à nouveau résonner son tic tac glaçant.

Digestion et lucidité

Depuis le post ‘Apocalypse now‘, les signes avant-coureurs n’ont pas arrêté leur progression …

Voici pour le menu du jour, ou du moins un ‘best of’ des infos et analyses qui chaque jour s’accumulent. Ledit tableau, à n’en pas douter, se trouvera demain dépassé, à la vitesse à laquelle fonctionne la dégradation. Les signes avant-coureurs étaient bien présents, depuis des lustres. Les informations étaient accessibles, moyennant quelque effort (le premier étant sans aucun doute de balancer par la fenêtre le récepteur télé), même si le rythme soutenu des changements en altérait la visibilité. Nous avons vu antérieurement comment la perversion des éléments de langage, les pièges de l’information, tout comme les mythes sociaux concourraient à rendre insignifiant (dans le sens de ‘incapable de porter aucune signification) les processus en cours, ce qui, dès lors, participait à l’accroissement de l’angoisse et de la dépression.

Maintenant nous savons en gros où nous sommes …

« Le monde marche sur la tête », « Ils sont fous », entendons-nous alentour. Le spectacle des dévoiements, atermoiements, fuites en avant et autres ignominies est-il vraiment insensé, dans le double sens de déraisonnable, dénué de logique, mais aussi de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouverions de découvrir un sens, une direction, aux événements ? Nous faisons l’assomption du contraire, d’autant plus aisément qu’en ces temps de radicalisation les pièces de décor tombent, les protagonistes sortent des coulisses, les mensonges chaque jour sonnent un peu plus faux, les doubles langages s’écartèlent, les enjeux apparaissent criants, les positions de pouvoir s’affirment. Bref, quand les phénomènes se décantent, apparaît la royale nudité …

A ce stade il serait agréable sans doute de se laisser envahir par une sorte de désespoir confus, la douce torpeur de la déprime en place de la rage, la tête collée à l’écran, au fond du trou prudemment creusé dans le sable. A moins que nous ne choisissions de ne pas choisir, tel(le)s celles et ceux qui ont bien compris que la transition est un code, une suite d’éléments de langage et de comportements sociaux (je trie mes déchets, j’utilise un vélo pour faire les courses dans le quartier, j’épargne l’eau de la douche, je compense par la plantation d’eucalyptus en Afrique mon dernier city-trip en avion) mais qu’en fait il s’agit de ne rien changer à ce qui fait notre assez confortable (pour certains, mais ils sont nombreux encore à ne pas trop souffrir … pour le moment) manière de vivre, nier le grand écart permanent entre notre compréhension d’une part et notre capacité à intervenir sur le monde ou simplement notre propre existence d’autre part. Et continuer à enfourner à pleines pelletées le charbon dans la chaudière de la machine qui bouffe tout.

Types de réponses d’un écosystème à un changement graduel de condition environnementale. A : Imaginons une condition environnementale qui varie graduellement dans le temps (e.g. quantité de précipitations, température ou apport en nutriments). B – D : Trois types de réponses d’un écosystème à ces changements. L’état de l’écosystème peut correspondre au nombre d’espèces ou à la surface de la couverture végétale par exemple. (B) Transition continue, graduelle : l’état de l’écosystème varie graduellement en réponse au changement de condition environnementale. (C) Transition continue, abrupte : la réponse de l’écosystème devient abrupte et donc moins prévisible mais demeure réversible. (D) Transition discontinue (ou transition catastrophique): l’état du système varie peu jusqu’à ce qu’une valeur seuil de la condition environnementale soit atteinte. L’écosystème bascule alors vers un autre état et donc un autre mode de fonctionnement (par exemple d’un état clair à turbide pour un lac, ou d’un état vert à désertique pour un écosystème aride).source
Explication intuitive d’une transition catastrophique. A. Mathématiquement, ce phénomène peut être décrit et expliqué avec des modèles simples. On parle de bifurcation “fold” ou “saddle-node”, ou encore de transition sous-critique en mathématiques. Ce type de transition se produit lorsque deux états stables d’un écosystème (sain et dégradé) coexistent pour une série de valeurs de la condition environnementale. Ces états stables sont séparés par un équilibre instable (ligne grise) qui marque la limite des bassins d’attraction des deux équilibres stables (lignes noires). B. Paysages de stabilité de l’écosystème (ou « potentiels » en physique) à différents points (a-f) le long du gradient de condition environnementale. Il y a deux façons de passer d’un état à l’autre et donc d’effectuer une transition catastrophique : par modification du paysage de stabilité (flèches vertes) ou par perturbation de l’état de l’écosystème (flèches oranges).source

Nous prenons ici le parti de la lucidité. Et pourquoi ? Et pourquoi pas ? Il s’agit d’un parti-pris. Nous pourrions presque parler à ce propos d’une position existentielle, ou ontologique. Nous y reviendrons plus loin dans la dernière partie de ce texte. Celles et ceux qui nourriraient quelque crainte pour leur confort moral et intellectuel pourront toujours clore cet onglet de leur navigateur et aller voir sur Netflix si la solution ne s’y trouve pas. Armés de la sorte, équipés d’une loupe, nous allons tenter de saisir au plus près la dynamique socio-politique autour de la thématique du changement climatique telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui.

Ainsi tout va mal semble-t-il au terme de notre liste à la Prévert. Mais il nous reste l’espoir que les décideurs aient enfin compris la gravité du moment et mettent en œuvre, mieux vaut tard que jamais, les mesures destinées à éloigner de nous autant que faire se peut ces épées de Damoclès. Enfin, c’est ce qu’ils disent, même si ce n’est pas toujours limpide. Et si, plutôt que d’écouter leurs dires, nous nous intéressions à leurs actes. Et, pour faire sens, si possible dans une analyse diachronique et compréhensive.

Climat : tout bouleverser pour que rien ne change.

Il y a quelques mois, c’était encore le scénario-épouvantail, celui qu’il fallait se donner les moyens d’éviter à tout prix : 4 degrés (ou plus) de réchauffement à l’horizon 2100. Et tout le bordel qui va avec car bien évidemment il ne s’agira pas juste de faire avec quatre degrés supplémentaires. Nous l’avons vu, les interactions à l’intérieur de et entre les systèmes naturels qui interviennent dans la formation du climat nous font déjà voir quelques beaux emballements (fonte du permafrost, déjà débutée d’ailleurs, acidification des océans, blabla), de très jolies hystérésis, des inondations ou sécheresses à répétition, les déplacements de population qui les accompagnent, les conflits armés suscités par la compétition pour les ressources raréfiées, etc, etc. Et tout le toutim social et politique qui s’ensuit et que nous apprenons également à bien connaître : accentuation de la pauvreté, conflits sociaux, autoritarisme, surveillance (bientôt un passe carbone?), répression, etc. Un épouvantail franchement plus inquiétant que quelques frusques attachées à un bâton au milieu du champs, mais néanmoins, jusque là au moins, considéré comme évitable. S’il s’avère en fait que plus grand monde ne croyait à l’objectif des 2° (récemment dénoncé comme irréaliste par une part du monde scientifique), des engagements (non contraignants) pris à la COP21 fort peu ayant été tenus, l’atténuation néanmoins restait un projet largement partagé. Entre admettre que les objectifs de l’Accord de Paris ne sont plus vraiment à notre portée et renoncer à des stratégies pertinentes et ambitieuses d’atténuation, il y a plus que des nuances.

A la croisée des chemins.

Bref, nous étions en quelque sorte à la croisée des chemins, un carrefour sociétal, civilisationnel. Il nous fallait collectivement débattre, peser, faire des choix et puis (se) contraindre, accepter que pas mal de choses que nous avions considérées comme des ‘libertés’ naturelles n’étaient que des artefacts d’un monde qui s’était cru hors sol, prendre en considération les externalités négatives de nos existences survoltées, apprendre d’autres satisfactions que celles des désirs sans fin. En bref, vivre autrement que dans le productivisme, le toujours plus (vite, loin, haut, riche, beau) et dès lors inévitablement mettre en péril la machinerie à extraire du profit et à concentrer celui-ci dans les canaux financiers aboutissant dans les escarcelles de quelques un(e)s d’entre nous.

Source Ademe
Le regard tourné vers un avenir lointain (les jumelles), mais qui s’intéresse au présent ?

Il était même admis qu’existaient différentes voies pour arriver à un tel résultat, choix qu’il se serait agit de mettre en débat. De nombreux travaux de qualité, émanant d’instances officielles ou d’ONG ont été produits à ce propos. Ainsi l’ADEME réalisait en 2022 un gros (plus de 600 pages) travail de scénarisation de quatre démarches de transition distinctes, toutes – à leurs dires – compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris (COP 21) : ‘Transitions 2050’ fut dénommé l’exercice, complété du sous-titre ‘Choisir maintenant, agir pour le climat’.

Considérons un moment l’éventail des scénarios transitionnels relevés par l’Agence. « L’ADEME a souhaité soumettre au débat quatre chemins “types” cohérents qui présentent de manière volontairement contrastée des options économiques, techniques et de société pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Imaginés pour la France métropolitaine, ils reposent sur les mêmes données macroéconomiques, démographiques et d’évolution climatique (+2,1 °C en 2100). Cependant, ils empruntent des voies distinctes et correspondent à des choix de société différents » énonce la page web de présentation du projet. ‘Génération frugale’, ‘Coopération territoriales’, ‘Technologies vertes’ et ‘Pari réparateur’ sont les petits noms charmants des quatre voies ainsi scénarisées. Si le travail effectué paraît considérable, il est assez aisé de mettre en évidence les à priori, biais et limites de l’exercice. Tout d’abord cette étude, pour ambitieuse qu’elle soit, ne prend pas en compte des problématiques pourtant directement connexes comme la perte de biodiversité et ses conséquences, pas plus d’ailleurs que les transports internationaux, tout cela constituant deux limites sérieuses, voire susceptible de faire peser un vrai doute sur les résultats présentés, d’autant qu’il est évident que ces deux bémols (parmi d’autres) ne s’appliqueront pas de la même manière aux différents scénarios. On regrettera également que le caractère aventureux dirons-nous de la transition en question ne soit pas annoncé. Le terme en effet est trompeur, ne laissant pas voir à quel point nous avons devant nous une démarche jamais accomplie par l’humanité. Jusqu’ici nous n’avons jamais vraiment connu la transition d’une énergie à une autre mais plutôt l’addition d’une nouvelle source d’énergie à celles qui fonctionnaient jusque là (p.ex. le pétrole ne s’est pas substitué au charbon à la moitié du siècle dernier, au niveau mondial s’entend, sa consommation est venue s’ajouter à celle du charbon). Il importerait pourtant que nous comprenions toutes et tous à quel point les enjeux sont cruciaux et la démarche sans nul doute lourde et difficile. Avançons néanmoins.

Victor Court -Évolution de la consommation mondiale d’énergie primaire, 1850–2019. À noter qu’on peut trouver des estimations différentes en fonction des conventions de calcul retenues pour convertir l’électricité provenant du nucléaire, des barrages hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en équivalents primaires. Production de l’auteur à partir des données de Etemad & Luciani (1991) numérisées par The Shift Project (2019), Smil (2016), et British Petroleum (2020)CC BY-NC-ND

Le premier scénario, de toute évidence, est destiné aux gentils écolos à la barbe fleurie. Pas sérieux, utopique, du balai. Les seconds et troisième récits semblent récolter les faveurs des beaux bobos de l’Ademe. Des projets ‘réalistes’, faisant la part belle aux institutions verticales et à la technologie. Le quatrième, on sent bien qu’il les inquiète un peu. Ce n’est pas pour rien qu’ils l’ont intitulé ‘pari’ !, quand on parie on ne gagne pas à tous les coups. Dans celui-ci, résument les auteurs, « les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique : la société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières pour conserver un monde vivable. Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Mais le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement.» Mais, oups !, à regarder de près cette dernière voie, il apparaît que ce scénario du ‘pari réparateur’ illustre en fait la trajectoire que nous sommes occupés à suivre depuis quelques temps (sans que, bien entendu, dans le monde réel, celui que nous expérimentons quotidiennement, sensiblement différent de celui rêvé semble-t-il par les experts de l’Agence, il ne soit nullement question de choix collectivement mûri).

Le pari.

Principales caractéristiques du scénario ‘pari réparateur’ de l’ADEME. Source

Laissons à l’Agence le soin de synthétiser en tableau (ci-contre) les principales caractéristiques de ce scénario du ‘pari réparateur’. Il n’est pas indispensable à notre propos du jour d’analyser en détail ce projet. C’est la comparaison de celui-ci avec les trois autres pistes, qui semblent bien aujourd’hui de facto (dans les faits donc, les discours n’étant en général que brouillard et tours de passe-passe) en bonne part voire totalement délaissées, qui nous intéresse. Le point commun aux trois premiers parcours imaginaires de l’ADEME est que, chacun à sa manière, ils imposent des contraintes à l’activité économique. Ils contrarient la règle d’or du capitalisme moderne à savoir la liquidité des investissements. Bien entendu une part des investissements se dirigera vers des activités produisant de la décarbonation, tout en restant dans une logique de primauté absolue de la rente (un champs d’éoliennes p.ex.) mais, nous l’avons vu dans notre dur inventaire en début de texte, l’essentiel des ressources restent et resteront fléchées vers les échanges mondialisés, l’extractivisme, l’intensification des productions agricoles (à des fins alimentaires ou énergétiques), l’armement et les énergies fossiles. On sait pourtant que l’adaptation sera sensiblement plus coûteuse que les stratégies d’atténuation mais qui se soucie de calculs économiques à l’échelle des décennies quand les politiques surfent sur les sondages hebdomadaires et que les seuls retours qui intéressent un fonds de placement sont ceux calculés à l’échéance semestrielle. Sans oublier que pour un investisseur un champs de ruines est un gisement à exploiter. Rappelons nous à quel prix se sont vendus masques et respirateurs il y a deux ans (au cours d’une pandémie indubitablement liée à l’extension des pratiques agro-industrielles et à la globalisation) et dans quelle proportion ont grimpé les dividendes délivrés à leurs actionnaires. Mais aussi qui a financé, via les impôts, taxes diverses, les innombrables réductions de prestations publiques, les mesures (inconditionnelles) de soutien aux entreprises pour qu’ensuite une bonne part de ces sommes suivent les chemins connus vers quelques escarcelles.

C’est cela le pari réparateur : on parie que l’on peut poursuivre la trajectoire actuelle mais que la technologie va nous sauver et que nous pourrons protéger les plus faibles. Sauf que, si nous voyons bien en regardant alentour comment se met en place le ‘pari’, et donc les risque qui l’accompagnent, de ‘réparateur ’hélas on ne distingue pas grand-chose. Les dites ‘technologies vertes’ sur lesquelles repose le concept ont pour intérêt premier de créer pour les entreprises de gigantesque marchés fructueux. Elles ont pour inconvénients de n’être encore que des projets éventuellement concrétisables à échéance d’une ou deux décennies (alors que le GIEC nous adjure de ne pas attendre 2025 pour réduire drastiquement les émissions), de mobiliser des ressources financières énormes qui ne seront plus disponibles ailleurs, de ne faire bien entendu l’objet d’aucun choix collectif et … de ne probablement pas fonctionner ! Quant aux mécanismes de protection civile et sociale censés atténuer / réparer les impacts subis directement (maladies, destructions de terres ou d’habitats, augmentation drastique des coûts d’accès aux ressources de base comme l’eau, l’alimentation et l’énergie p.ex.) ou indirectement (perte d’emploi, déplacement de résidence forcé, etc) par les populations et surtout les plus fragiles (qui sont déjà aujourd’hui de plus en plus nombreuses) nous voyons chaque jour comment ils se trouvent malmenés par les gouvernements : fragilisation des systèmes de santé, réduction de la protection au travail, report de l’âge de la retraite, restrictions diverses à l’accès aux aides sociales, etc. Pas plus que de se donner les moyens d’une réduction drastique des émissions, on ne prendra en compte l’explosion des besoins en matière de sécurité d’existence et de protection sociale générés par les externalités négatives du productivisme.

Capitulation sans condition.

En France, après avoir été maintes fois tancé pour son inaction sur le plan climatique par diverses instances (dont la Cour des Comptes), le gouvernement annonçait il y a peu un plan d’adaptation à un changement climatique massif (+4°) intégrant notamment une consultation publique, ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle le sort réservé aux travaux remarquables de la Commission Consultative pour le Climat qui, en 2019-2020 (une autre époque déjà!), énonçait 150 propositions qu’il aurait été bien utile d’appliquer sans retard et qui finirent majoritairement aux oubliettes. Sur fonds d’angoisse savamment distillée jour après jour par les médias, c’est notre résilience qu’il nous faudrait accroître, c’est-à-dire, dans leur langage, notre capacité à rentrer la tête entre les épaules afin d’encaisser les coups. Il n’est plus question de chercher à atténuer, collectivement, il ne reste plus qu’à s’adapter, individuellement.

On peut considérer positivement la lucidité du gouvernement face à sa propre incurie et admettre qu’il s’agit là d’un progrès en matière de cohérence mais cela ressemble quand même furieusement à un refus de combattre. Refus de combattre la dégradation généralisée de nos conditions d’existence mais pas les hérauts/héros appelant, de plus en plus fortement puisque les appels restent sans suite, au sursaut.

France Stratégie, « service du Premier ministre, chargé de concourir à la détermination des grandes orientations pour l’avenir de la nation et des objectifs à moyen et long terme de son développement économique, social, culturel et environnemental, ainsi qu’à la préparation des réformes » (source) en France n’a pas coutume de se distinguer par des position très critiques à l’égard de l’Etat. Pourtant, au moment où le gouvernement nous faisait part de son renoncement, cet organisme publiait un opus de plus de 150 pages traitant des ‘Incidences économiques de l’action pour le climat’ qui définissait la période que nous vivons comme une fenêtre réduite appelant à des actions immédiates, à « faire en dix ans ce que l’on a peiné à faire en trente », s’inquiétant des effets macroéconomiques des politiques en cours. Après avoir rappelé combien l’empreinte carbone, même au sein d’un même pays, tel la France, est directement liée au niveau de vie, le rapport soulignait l’impératif d’équité et rappelait les conditions d’une transition juste. Au regard de ces 150 pages, le renoncement gouvernemental n’apparaît pas comme le constat d’un défaut d’analyse ou d’un manque de moyens d’action au niveau national, mais révèle plutôt la duplicité d’un pouvoir qui refuse de pouvoir (agir), qui se lave les mains, laissant le champs libre au marché et aux lobbies, fermant les yeux sur la multiplication des victimes. Le voici exposé sans fards, ce fameux pari dans lequel nous sommes engagés.

Qui sème l’angoisse …

Mais ce sont des mots, des raisonnements, des chiffres tout cela, à qui cela parle-t-il ? Ce que veulent les médias, qui sont là pour faire notre éducation, c’est de l’émotion. Le dernier rapport du GIEC, évoqué plus haut, a-t-il fait l’objet d’un traitement médiatique un peu plus marqué que le précédant ? Certes, mais nullement pour en expliquer la teneur, à savoir essentiellement les enjeux et les choix techniques, politiques et sociétaux qui s’offrent à nous. Pas plus que pour traduire pour le grand public le message impérieux d’incitation à des actions et des choix forts, sans retard, pourtant criant dans ce document. La lessiveuse médiatique, qui tourne à l’audimat (garant des revenus publicitaires), se plie aux exigences des actionnaires (voir illustration) et s’étend volontiers aux pieds du pouvoir, a accouché d’un message d’angoisse et de détresse. L’angoisse est une ADM, une arme de dissuasion massive.

Le Monde Diplomatique / Acrimed
source

Conclusion : devant ces choix cruciaux, nous avons sauté le stade ‘débat’ collectif, esquivé tant par les gouvernants que par les médias, dont le rôle est crucial. Aiguillage bloqué, la locomotive continue allègrement sur sa lancée. Les gouvernements nous montrent quasi quotidiennement, à titre individuel ou une fois réunis (COP), que ce n’est pas d’eux que viendra l’inflexion décisive, soit qu’ils soient contraints par des échéances électorales calées sur le très court terme, soit qu’ils soient plus ou moins inféodés aux pouvoirs économiques et financiers. Là où les gouvernements ne sont pas à la hauteur des enjeux, peut-être pourrions-nous attendre mieux des instances internationales ?

L’ONU à Davos : la vérité toute nue.

Antonio GUTTEREZ à Davos en janvier 2023.
Le secrétaire général de l’ONU, en baissant son pantalon, nous fait entrevoir …

Minés par l’anxiété, baladés d’annonces tonitruantes en consultations bidons, constatant le ferme choix de nos gouvernants de n’assumer aucun choix susceptible d’altérer substantiellement les conditions actuelles de répartition des pouvoirs et de distribution des revenus de l’activité économique, nous serions en droit de nous interroger : mais alors, qui décide ?… Les crises, même déclinées différemment sur le plan local, étant d’ordre planétaire, on s’attendrait à voir l’ONU assurer le leadership sur ces questions. Qu’en est-il ? Et bien ici aussi les choses se décantent bien ces derniers temps. En janvier 2023, lors du Forum Économique Mondial de Davos, Antonio GUTERRES, secrétaire général de l’organisation, prenait clairement le leadership, celui de l’indignation en tout cas. Après avoir dénoncé « l’état déplorable de notre monde », « la culture de la désinformation » et le greenwashing, « une myriade de défis et de problèmes interdépendants », la spirale de la dette, les guerres, évoquant une « réaction en chaîne », Monsieur GUTERRES n’hésitait pas à admonester l’élite économique mondiale et même à s’en prendre frontalement à l’industrie pétrolière. Sans omettre néanmoins d’émailler ses remontrances de nombreux « my dear friends ».

Mais à Davos on n’est pas réunis pour débiter des contes pour enfants. Extrait de ce discours, dans la langue originale, car l’expression en est plus percutante encore : « In many ways, the private sector is leading. Governments need to create the adequate regulatory and stimulus environment to support it ». Au sein du Forum, lorsque l’on parle du secteur privé, on n’évoque pas la boulangerie du quartier ou l’entreprise de plomberie de votre beau-frère mais les multinationales et les fonds financiers. Le leader est désigné, c’est le capitalisme mondialisé. Aux gouvernements de leur ouvrir la route et de pourvoir aux incidents.

source + source

Résumons-nous. L’ONU est une institution internationale créée en 1945, au sortir des ravages mondiaux que l’on sait, et regroupant près de 200 états. Elle constitue « la garantie du droit international et dispose de pouvoirs spécifiques tels que l’établissement de sanctions internationales et l’intervention militaire » (source). Le Forum Économique Mondial « est une fondation à but non lucratif et organisation de lobbying créée en 1971 » dont la mission « est (d’)améliorer l’état du monde (« Improving the state of the world ») mais Davos est en pratique connu comme un haut lieu de lobbying, de business, et de fête » (source). Et c’est dans cette enceinte que le plus haut dirigeant de l’instance supranationale la plus élevée vient chouiner d’abord (« c’est vilain ce que vous faites ») puis implorer ces dirigeants de haut vol, au sein desquels pas mal de charognards (ici ou ici, parmi mille autres), de bien vouloir faire quelque chose (« parce que tout part en couilles et moi je peux rien y faire »). Au terme de cet exercice de lucidité, que répondre à la question « Il est où le vrai pouvoir, en fait ?…. ». A la botte d’une nébuleuse de pouvoirs économiques et financiers, pas toujours cohérents ni univoques d’ailleurs, mais qui n’a aucun intérêt à réduire la voilure du vaisseau productiviste et doit faire le calcul que leur puissance les mettra à l’abri des retours de flamme. Et non ils ne sont pas fous ou inconscients, ils savent très bien où ils vont. Une telle vision n’est nullement complotiste, mais tropistique (c’est-à-dire qui procède d’un tropisme) (nous y reviendrons peut-être dans un prochain article), personne n’a la main.

Épitaphe : à nos chers espoirs disparus.

Nous avons dépassé six seuil (limites planétaires) sur neuf, nous avons consommé au cours des seules trois dernières années 50 % du budget d’émission de carbone qui nous était ‘alloué’ par les objectifs de la COP 21, et nous constatons que les manettes ne se trouvent ni dans les mains de ceux que nous voyons comme nos dirigeants, ni dans les hémicycles des instances internationales mais dans des cénacles où les préoccupation relatives à votre sort, au mien et plus encore celui des générations à venir passent bien loin derrière la question de la rémunération du capital au cours des six prochains mois. Voilà qui devrait nous permettre pas mal de désespoirs …

Nous n’allons pas cumuler plus avant les raisons de désespérer. D’autant que, rappelons-le, le même exercice de décantation appliqué à d’autres thématiques que le changement climatique – I.A., eau, agriculture (ici, ici ou ici), etc. – aboutirait grosso modo à des constats identiques. Nous touchons le fond, c’est bien l’exercice le plus décapant que nous puissions faire que de reconnaître que l’espoir est vain. Si jusque là nous étions plutôt tentés par exhortation « Allons enfants de l’apathie ! », il semble que nous en soyons réduits en ce jour à entonner « Aux larmes, Citoyens ! ». Bienvenue dans l’immonde d’après …

Déréliction.

Quelles que soient nos réticences à le reconnaître, et plus encore à en assumer les conséquences, nous vivons une situation de déréliction. Nous n’y sommes nullement préparés. Nos mythes modernes, l’homme maître et possesseur de la nature, la belle ligne ininterrompue du Progrès, nos ‘Droits de l’Homme’, direction les oubliettes. Nous sommes empêtrés dans des valeurs, représentations, et attentes, d’un monde qui déjà n’est plus. Avec les addictions et les taches aveugles qui vont avec. Au plus nous conserverons quelque espoir, au plus dure sera la confrontation inévitable et au moins nous pourrons trouver en nous les forces et les ressources qu’il nous faut bien rechercher. Et si le caractère effroyable du tableau que nous avons longuement dressé ci-avant ne fait aucun doute, notre déréliction nous place, paradoxalement peut-être à première vue, dans la configuration optimale pour ce faire. Car l’individu ne se réduit pas à des pratiques et croyances, qu’elles soient personnelles ou collectives. Tourner le dos à nos espoirs, c’est accepter/reconnaître la disparition/l’obsolescence de nos anciens cadres des référence, schémas d’analyse/compréhension du monde et de nos expériences, de nos fantasmes projetés sur le monde (le Grand Soir p.ex .), etc. Et donc se mettre en capacité de recréer une vision du monde et de l’individu au sein de celui-ci, d’engager une révolution poétique, de refonder même notre pensée. Ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer, par contre, c’est à notre condition essentielle de vivant, notre appartenance à l’extraordinaire aventure de l’existant, d’exception au néant.

Notre déréliction peut être vue tout autant comme une libération que comme une perte dramatique. C’est ce que nous tenterons de développer dans le prochain post. Nous irons à la rencontre de l’espérance car la confrontation à l’impossibilité de l’espoir nous ouvre la voie de l’espérance. L’espoir est le refus du présent, l’espérance est intemporelle. L’espoir est porteur d’un désir personnel, l’espérance ne se réduit pas à un contenu. L’espoir relève d’une position égotique, l’espérance constitue une position existentielle. A suivre donc, nous verrons bien où nous mène cette quête …

Ce texte se poursuit avec l’article « Au-delà des ruines ».




Pourquoi les cerises ….?

Pourquoi les cerises les plus brillantes, les plus joufflues, les plus désirables, sont-elles toujours situées à l’extrémité des hautes branches et non à portée de main du cueilleur alléché ? Cette interrogation va bien au-delà de l’aimable divertissement intellectuel. Elle nous interpelle sur le désir. Dans un premier temps, le constat dépité du gourmand serait susceptible de nous conduire à formuler deux hypothèses explicatives. Soit il existerait un ordre supérieur (divin?) disposant les plus belles cerises aux endroits les plus inaccessibles. Soit, à l’inverse, ce serait la difficulté d’accéder aux fruits qui, exacerbant notre désir, parerait des plus beaux atours cerises, pommes ou mûres lointaines. Nous poursuivrons sous peu cette réflexion mais, quoi qu’il en soit de cette alternative, l’auteur de ces lignes peut témoigner de ce que le résultat d’efforts acharnés pour atteindre les emplacements les plus difficiles se révèle presque toujours décevant. Voire même frustrant lorsqu’il s’agit de mûres hautement perchées au fond d’un roncier épais, pour l’acquisition desquelles on se sera profondément labouré mollets et avant-bras. Nonobstant l’influence du rayonnement solaire sur les fruits bien exposés, il s’avère généralement que, une fois rejoint le seau ou le panier, la récolte fait bien plus grise mine, paraissant déterminée à ne pas tenir les promesses qu’elle nous faisait tout là-haut, dans la belle lumière du matin. Ce n’est pas la lumière qui a changé, c’est notre regard sur l’objet du désir.

Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance.

Emil Michel CIORAN

Le désir se situe au cœur de la dynamique humaine. L’humain serait-il un animal désirant ?, une interrogation qui nous renvoie à notre récent parcours de réflexion, où nous avons vu l’humain, animal parmi les animaux, vivant au sein du vivant, se définir également par des spécificités, que nous avons entrepris de mettre au jour. L’animal en effet connaît le besoin et non le désir, même si nous apporterons plus loin quelques nuances à cette affirmation. Nous voilà donc embarqués dans une suite du précédent épisode, mais pas que. Car si nous établissons le désir comme spécificité humaine, la préoccupation conséquente ne serait-elle pas de connaître l’origine de nos désirs. A qui appartiennent nos désirs ? Le succès du neuromarketing suffirait déjà à valider l’intérêt de la question mais nous tenterons de ne pas en rester à ce seul constat. Devons-nous nous considérer comme esclaves de désirs qui nous seraient en quelque sorte ‘imposés de l’extérieur’ ? On le voit, c’est la question de l’autonomie de l’individu qui se profile derrière le sujet du jour. Enfin, et clairement last but not least, nous n’éviterons pas la question qui tue : ce monde du désir exacerbé dans lequel nous évoluons depuis quelques générations et qui aujourd’hui exhibe largement ses limites en termes tant d’insoutenables externalités que de rareté des ressources, comment nous a-t-il transformés, façonnés, amputés ? Et comment y échapper, si tant est qu’il soit possible de fuir ?…

Besoin vs désir

Le désir constitue en quelques sorte le fond de commerce de la psychanalyse. Sur ce terrain, les spécialistes se livrent depuis toujours, en tout cas depuis l’an 01 de l’ère freudienne, à des exégèses multiples, querelles de clochers, chicaneries et guerres fratricides … dans lesquelles nous les laisserons volontiers mariner. Nous en resterons dès lors au constat qui semble leur être commun, énoncé à propos des conceptions de Jacques LACAN: «(…) le besoin et le désir doivent se voir sur deux niveaux. Le premier, le besoin, est un héritage animal de l’Homme, qui, comme tout animal, éprouve des nécessités biologiques, vitales. Au second niveau, le désir, est propre à l’espèce humaine, et ce désir va au-delà de la recherche du simple bien-être organique. Selon l’approche lacanienne, la demande se situe entre le besoin et le désir, entre la nécessité biologique du besoin et la « contingence » toute relative du désir (source). Pour le monde de la psychanalyse, l’humain semble donc bien être un animal désirant. Il apparaît dès lors prometteur de nous attacher dans un premier temps à la confrontation de ces deux concepts:besoin et désir.

D’une façon très générale, le besoin se définit comme une « situation de manque ou (la) prise de conscience d’un manque ». Un terme bien relatif donc puisque la définition du manque peut amplement varier selon les époques, cultures ou individus, voire chez le même individu selon les circonstances (les 18 degrés qui règnent dans la maison ensoleillée le matin paraîtront tout à fait confortables alors que la même température, au cours d’une soirée pluvieuse, paraîtra manquer de confort thermique – besoin – et suscitera le désir d’une belle petite flambée). D’aucuns ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette relativité, nous le verrons au paragraphe suivant. Scientifiques, écrivains et philosophes ont disserté ad nauseam sur le sujet. S’il nous faut à notre tour l’aborder, ce serait, nous l’avons dit, dans la logique de la distance entre besoin et désir. La définition du désir comme « action de désirer; aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente », même si elle se révèle quelque peu pléonastique, nous interpelle néanmoins en ce qu’elle attire notre attention sur les deux éléments constitutifs du désir, à savoir la tension (attente) et l’objet (qui peut être pris au sens très large du terme puisque l’objet du désir peut être un(e) partenaire sexuel(le), la dernière liseuse ou montre connectée ou encore le poste situé juste au-dessus du mien dans la hiérarchie professionnelle). Nous reviendrons un peu plus loin sur ces composantes essentielles du désir.

La pyramide des besoins d’Abraham MASLOW (source)

Le sens commun, dualiste invétéré, considère le besoin comme relevant de la nature, tandis que le désir serait d’ordre culturel. Le besoin serait une sorte de nécessité naturelle commune, vulgaire, tandis que le désir ressortirait du luxe, de la distinction spirituelle. Dès lors le besoin pourrait en quelque sorte être décrit comme innocent et limité (satiété) tandis que le désir ne connaîtrait aucune limite et se prêterait dès lors aussi bien au mal qu’au bien (perversions, désir de l’interdit, etc), nécessitant par conséquent d’être traité d’un point de vue moraliste. Parangon en la matière, la pyramide de Maslow instaure une hiérarchie des besoins dont le caractère relatif, contingent, saute aux yeux, énonçant clairement les limites de l’exercice. Cette pyramide semble plutôt nous renseigner sur les valeurs partagées par l’entourage social d’Abraham MASLOW dans les années 1960 !

Laissons donc les psychologues dits humanistes à leur positivité sirupeuse. Si le sens commun nous paraît une nouvelle fois trop proche du plus petit dénominateur (très relativement) commun, peut-être pourrions-nous chercher satisfaction (de notre désir de compréhension) chez les anciens, en particulier ceux qui ont constitué l’épine dorsale de la pensée humaniste ?

Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que toutes les forces étant en action l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II.

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux


Jean-Jacques Rousseau : Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII.

Nous ne progressons pas vraiment, hélas. Il semble que dans cette direction nous allions droit vers la petite morale humaniste ordinaire, confite de myopie intéressée, d’entre soi satisfait revêtu des habits d’une tolérance hypocrite et de juste milieu mielleux. Nous allons bien vite nous ennuyer à mourir, je le sens ! Et si nous hissions notre réflexion à un niveau logique supérieur ? En effet, dans cette quête relative à notre désir, nous nous sommes penchés sur le terme ‘désir’, mais avons du coup zappé l’adjectif possessif ‘notre’. Sommes-nous si certains que nos désirs sont bien nos désirs ?

A qui appartiennent nos désirs ?

Portail artisan coutelier
Comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Dans le post ‘Tomber dans les étoiles‘.

Dressons d’abord le constat que, s’il est un domaine où s’exerce l’expertise du désir, plus particulièrement de l’appropriation du désir d’autrui, c’est bien l’activité commerciale, puisqu’il s’agit à la base d’offrir à une demande une réponse monnayable. Une demande, donc un désir. Un désir qui se révèle grandement à la merci du porteur de l’offre. Depuis le bonimenteur de foire jusqu’aux algorithmes publicitaires de Google, toute possibilité de persuader un être humain qu’il ne pourra trouver la paix de l’esprit tant qu’il n’aura pas acquis tel objet (au sens le plus large du terme, ainsi que nous l’avons déjà précisé), auquel il ne songeait peut-être pas deux minutes plus tôt, voire dont il n’aurait jamais soupçonné l’intérêt ni peut-être même l’existence auparavant d’ailleurs, aura été recherchée, analysée, exploitée.

Nous sommes dès lors tentés d’examiner le désir à la lumière de l’objet sur lequel il se porte. Gardons-nous d’abord de considérer l’objet (dans son rapport au désir) comme un existant autonome rationnellement défini. Jean BAUDRILLARD, dans les années 70, a méticuleusement décrit et analysé ce qu’il a dénommé ‘le système des objets, pour en conclure que ceux-ci constituent un système cohérent basé sur leur fonctionnalité, étant entendu que la fonctionnalité de l’objet « ne qualifie nullement ce qui est adapté à un but, mais ce qui est adapté à un ordre, à un système ». Dans celui-ci, « la matérialité des objets n’est plus directement aux prises avec la matérialité des besoins » mais passe par la médiation de la fonctionnalité, donc de leur intégration au système. Ce système détermine la fonction sémiotique de l’objet, qui se substitue à sa valeur propre. C’est ainsi que l’objet devient objet de consommation. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » (Le système des objets, Gallimard, 1968).

Déroulant nos existences dans un monde saturé d’objets, nous sommes immergés dans les signes, donc dans des relations entre émetteur et récepteur du message. Nous rejoignons ici René GIRARD, pour qui tout désir est imitation du désir d’un autre. Agrégeant la propension humaine à l’imitation (la mimesis d’Aristote) et le schéma freudien du désir, René GIRARD introduit le concept de désir mimétique, celui-ci se définissant comme « (…) l’interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même ». (source)

L’influence mimétique se trouvera surdéterminée lorsque l’autre sera revêtu d’un certain prestige (économique, culturel, hiérarchique, etc.). C’est bien le fondement du concept d’« influenceur/ceuse » sévissant sur les réseaux sociaux puisqu’il s’agit d’exercer une influence sur nos désirs. Emprise ô combien puissante puisque, nous le verrons plus loin, le versant narcissique du désir de l’objet trouve un écosystème idéal dans ces dispositifs conçus aux fins d’exploitation des failles égotiques de l’individu. Autre exemple, le rituel du shopping, dont le caractère collectif est évident, mêlant hésitations, allers-retours et usage intensif du smartphone, illustre le désir du partage du désir, celui-ci se substituant à l’objet comme but.

représentation schématique: espace social, capital culturel et capital social, orientation des choix de consommation (désirs) au regard des catégories sociales (à l’époque!). (source)

Le désir, par le biais de la consommation, organise les groupes sociaux, traçant les limites qui les séparent, établissant des hiérarchies. « Porter un tailleur en tweed, conduire un 4×4 ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper » (Hélène DUCOURANT, Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux, janvier 2023). Le jugement que nous portons sur l’objet, son caractère plus ou moins désirable à nos yeux, contribue à la distinction des classes sociales avertissait déjà le sociologue Pierre BOURDIEU il y a quarante ans dans ‘La distinction. Critique sociale du jugement‘.

Ayant glissé du désir à l’objet du désir, l’objet, nous devons également brosser le tableau (qui nous permet de mesurer à nouveau la centralité du thème du désir dans nos questionnements) de l’effet-retour de notre désir, à savoir dans quelle mesure et à quelle profondeur nous sommes impactés par les objets désirés.

Ce que nous font les objets

Le diable introduisant au paradis terrestre le désir de l’objet / de la connaissance. Max Beckmann, Adam und Eve (1917). Public domain, via Wikimedia Commons

Rappelons d’abord cet énoncé, formulé dans l’article précédant au départ d’une approche systémique des interdépendances entre êtres vivants. « Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Par analogie à la notion d’empreinte écologique, nous pourrions évoquer l’empreinte de l’objet, la trace qu’il imprime en advenant, non seulement de par les ressources qu’ils est nécessaire de mobiliser pour le concevoir, le produire, assurer son fonctionnement, gérer ses externalités, et enfin sa fin de vie, mais également de par son poids dans la structuration de nos existences, dans nos relations avec nos semblables, les valeurs que nous partageons, nos émotions, nos attentes et in fine l’orientation toujours renouvelée de nos désirs.

Constatons ensuite qu’il se trouve des objets-cliquets ou objets déterminants, des objets dont l’adoption rendra toute marche arrière très délicate et/ou déterminera nécessairement l’adoption d’autres objets, structurera (directement ou indirectement) les modes de vie individuels ou collectifs, voire déterminera divers choix sociétaux. Ivan ILLICH a bien mis en évidence ces déterminations, en parlant de monopole radical (d’un type d’objet et donc, généralement, d’un secteur économique).

Source inconnue.

Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, d’où nous parle Ivan ILLICH, l’automobile non seulement s’est emparée de la majeur partie des besoins en déplacement (ce qu’il appelle ‘le transit’), mais a tout autant modelé l’organisation tant de l’espace – en accroissant considérablement les distances à parcourir dans les activités quotidiennes (distances entre lieu de résidence, de travail, de loisir, écoles, centres commerciaux) que du temps (surcharge d’activités à réaliser sur une journée, cumul de plusieurs emplois à temps partiel), de manière telle, si radicalement donc, que ce remodelage empêche ‘de facto’ (ou en tout cas rend extrêmement difficile) toute révision de choix. Il est effectivement devenu impossible de réaliser sur une journée, à pied ou à vélo, un ensemble de tâches quotidiennes programmées dans le cadre d’une existence basée sur la disponibilité d’une voiture. L’abandon de celle-ci au profit d’un autre mode de transit exigerait donc une remise à plat de nombreux choix de vie (individuels mais aussi collectifs : construction d’infrastructures par exemple).

Nous pouvons nous livrer à ce même exercice à propos de l’emprise de l’ordiphone (dit ‘smartphone’) sur nos existences, remplaçant en quelques années (dès 2014), non seulement le téléphone fixe ou le portable classique (gsm) mais également d’autres outils (carte géographique, répertoire, etc. remplacés par les applications dédiées) au point que le 6 février est devenu la ‘journée sans portable’ , qu’il s’avère en pratique très difficile de vivre sans cet appareil, ne serait-ce que pour accomplir des démarches bancaires ou administratives (on voudra bien se rappeler comment notre ordiphone avait été détourné par le gouvernement comme outil d’apartheid durant la pandémie de covid) et que la vie sociale de la plupart de nos congénères connaîtrait un terrible collapsus (pour quelques jours sans doute) si d’un instant à l’autre le smartphone devait disparaître de leur existence.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.


Yvan ILLICH, Énergie et équité

Diagnostic radical, solution définitive. (source inconnue)

Ces exemples nous amènent à penser que les objets nous possèdent au moins autant que nous les possédons, non seulement du fait de leur prégnance sur notre dynamique psychique, ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais tout autant par l’influence déterminante qu’ils peuvent exercer sur la structuration, y inclus sur le long terme, de notre existence.

Des mythes et du mythe’, une première réflexion dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge’.

L’objet reste aujourd’hui encore, bien évidemment, un sujet d’intérêt pour sociologues, anthropologues et philosophes. Sa centralité dans le monde contemporain et ses impacts sur notre imaginaire, notre vision du monde, nos mythes ou notre rapport à l’autre (humain et non-humain), suscitent une production dont je n’envisagerai même pas de rendre compte. Deux ouvrages parus récemment me permettront de faire l’impasse sur un tel pensum. Après Manuel CHARPY et Gil BARTHOLENS (L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent, Premier Parallèle, 2021) d’un côté, de Jeanne GUIEN (Le consumérisme à travers ses objets, Éditions Divergence, 2021) de l’autre, nous mettrons en évidence trois fonctions latentes (c’est-à-dire non constitutives de notre désir) de l’objet. Le terme de ‘fonction’ n’est pas à considérer dans un sens téléologique (l’objet x n’a pas été instauré pour susciter l’effet y) mais plutôt comme une « activité déterminée dévolue à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble lui-même », un effet structurant et auto-entretenu en quelque sorte. Nous noterons en guise de liminaire que les objets n’apparaissent pas sur le marché seulement parce qu’ils sont devenus techniquement réalisables mais d’abord parce qu’ils s’intègrent dans un environnement socio-économique (une intégration déjà évoquée plus haut dans le système des objets de Jean BAUDRILLARD). Ainsi, le gobelet jetable s’insère dans la modification des comportements alimentaires (fast-food), l’évolution des rapports entre vie privée et vie professionnelle, etc

Les fonctions latentes de l’objet

La première fonction de l’objet que nous retiendrons de ces études est celle de l’opacification de notre relation à l’autre (humain et non-humain) et au monde. Celle-ci se joue d’abord sur le volet technique de l’objet. On ne le voit pas, caché derrière un design hermétique, on le comprend moins encore, mais cette opacité est généralement déguisée en une ergonomie rendant l’usage de l’objet d’une facilité minimaliste : presser le bouton ‘on’. Nous avons affaire à une boîte noire ; nous ne sommes en fait pas si éloignés de la magie. La poubelle, jusqu’à l’avènement de l’ère du tri, faisait miraculeusement disparaître le déchet, qui cessait d’exister une fois avalé par la boite à ordures. Aujourd’hui nous trions les déchets, ou plutôt nous nous en débarrassons dans un système de traitement dont nous ignorons tout, dans l’auto-illusion d’un recyclage pourtant peu probable (voir graphique ci-dessous), ce qui finalement ne représente pas une grande différence en termes de pensée magique.

Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique et du développement des territoires, moins de 15 % des déchets ménagers sont recyclés ou compostés (source).
Le supermarché, avec sa structure et ses codes spécifiques, amplifie l’aliénation consumériste portée par l’objet. (Nicolas VIGIER)

Cette opacification porte également sur l’origine, le parcours de l’objet, avant qu’il n’arrive à portée de notre désir. Il semblerait en effet que de nombreux objets tombent du ciel. Deux exemples. La brique de lait s’est auto-produite dans le rayon du supermarché, où je la découvre. S’il n’y avait le dessin de la vache (forcément sympathique) sur la face avant, on aurait pu croire que c’est le rayon qui en aurait en quelque sorte nuitamment accouché. Cette montre connectée est mystérieusement apparue dans ma boîte aux lettres quelques jours après avoir cliqué sur un bouton sur le site d’Amazon. La tronche du livreur, ou son accent , sans parler de ses horaires ou de sa rémunération ?… n’existent pas. Les forçats du travail qui, en Chine ou au Vietnam, ont assemblé et emballé l’appareil … n’existent pas. Les machines hyper sophistiquées produisant les microprocesseurs et les enjeux géostratégiques autour de cette filière … n’existent pas. Les monstrueux ravages environnementaux, les maladies, les déplacements de populations liés à l’extraction des minerais … n’existent pas. La mafia des transports maritimes, la logistique mondiale avec ses millions de conteneurs, ses infrastructures portuaires géantes, ses milliards de kilomètres parcourus par des poids lourds … n’existent pas. Une opacité des objets donc, à l’aune de laquelle nous pouvons mesurer le côté irrationnel et autonome du désir.

Désir parfois contesté (ici de par les souffrances engendrées par la production de l’objet) en adoptant les codes de communication propres à la publicité. Protest outside the new Apple Store in Hong Kong for ignoring its suppliers‘ severe labor abuse issues (source: SACOM).

L’objet, ensuite, exerce une fonction de renforcement des structures socio-économiques en place. D’une part il accentue bien souvent la division genrée des tâches domestiques (l’exemple classique – mais qui fonctionne toujours- de la perceuse pour monsieur et de l’aspirateur de table pour madame). Mais il suscite également diverses formes de dépendance et d’aliénation, ainsi que nous l’avons vu un peu plus tôt avec la voiture ou le smartphone. L’objet nous force à nous acquitter de diverses dépenses liées à son acquisition, son entretien ou à son fonctionnement, alimentant ainsi la machine économique destinée à produire toujours davantage de plus-values financières, dirigées vers un nombre restreint de bénéficiaires, dont il accroît dès lors la puissance (augmentant conséquemment la capacité de peser sur nos choix, et c’est reparti). La relation entre désir et système capitaliste nécessiterait bien d’autres développements, auxquels il ne nous est pas possible de nous livrer ici. Une matière pour un prochain article.

L’objet, enfin, opère une hétéronomisation des individus et des groupes. Cet énoncé apparaît en contradiction avec le concept d’objet libérateur : ma voiture c’est ma liberté, le gps me rend plus libre de circuler, le lave-vaisselle me libère du temps pour vivre. Mais la voiture me force d’abord à dégager des moyens financiers importants, m’incluant d’office dans un système coercitif d’emploi, crédit, etc. Elle exige la mise en place de stratégies de rangement (parking, garage), de nettoyage, d’entretien, de contrôle technique. Elle suscite la création de lieux interdits aux transits non mécanisés (autoroute, parking). Le gps contrairement à la carte ne m’offre qu’une vision microscopique du territoire dans lequel je me déplace, complètement digitale, virtuelle (toute analogie avec le territoire ayant disparu), des images affichées en permanence remplaçables et remplacées. Le territoire se réduit à un espace traversé en allant du point A au point B, le gps me privant de toute relation à celui-ci, de toute possibilité d’enrichissement. Une fois hors service (panne, couverture satellitaire défaillante), il m’abandonne au milieu d’une terra incognita.

Il est jusqu’à nos démarches d’émancipation qui peuvent se trouver perverties par l’objet et son désir. Aurions-nous, par exemple, le souhait de nous assurer une certaine autonomie alimentaire en cultivant un potager ? Aussitôt surgit une offre inépuisable d’objets qui bien vite nous apparaîtront comme désirables : terreau, semences, plants, outils manuels, outils motorisés, brouettes, bâches, filets, films, voiles de forçage, serres, couches, piquets, tuteurs, produits de protection contre les maladies ou les nuisibles, etc.

Karl MARX// évoquait le fétichisme de la marchandise. Nous sommes peut-être allés plus loin encore en montrant l’aliénation profonde que représente le désir. Nous bouclons la boucle en quelque sorte, qui nous ramène à l’individu.

Désir narcissique

Désirer avoir c’est désirer être : être celui que je ne suis pas, c’est-à-dire moi + l’objet, une fantasmatisation d’un moi ‘meilleur’, ‘augmenté’ dirions-nous, soulagé de ses angoisses, valorisé socialement. Libéré aussi, temporairement du moins, de la tension du désir en cours. Une fois le désir éteint, le fantasme se dégonfle en général assez rapidement et l’on se retrouve avec l’objet dépouillé de l’aura dont on l’avait inconsciemment entouré, et surtout une frustration de type narcissique donc, une tension qui très vite se portera sur un autre objet et grandira avec le désir de celui-ci. Le désir, une stratégie de l’ego ? Désirer avoir ne serait pas l’amour de l’objet mais la tension vers un soi plus aimable (dans le miroir, le selfie ou le regard de l’autre). Une attitude particulièrement sollicitée dans un monde où l’individu narcissisé est érigé en modèle.

C’est à peu près ce que nous disait, René GIRARD « Tout désir est désir d’être » (Quand ces choses commenceront…, Paris, Arléa, 1994). Le père de la théorie mimétique, à laquelle nous nous sommes intéressés un peu plus haut, souligne ainsi l’aspect métaphysique du désir et l’on comprend mieux l’impossibilité qu’il y aurait à satisfaire définitivement celui-ci.

Désir et désir d’existence

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez


Raoul Vaneigem Nous qui désirons sans fin.

Serions-nous occupés ici à instruire à l’envers du désir un dossier exclusivement à charge ? A considérer celui-ci comme le mal absolu dont il nous faudrait, si d’aventure la chose s’avérait faisable, nous défaire ? Les développements auxquels nous nous sommes livrés dans une bonne part de cet article pourraient le laisser croire. On sent confusément pourtant que le désir c’est aussi la vie, l’absence totale de désir constituant une sorte d’état de mort psychique.

Creusant au plus profond, nous découvrons en effet un désir fondamental, le désir d’exister. Pas seulement le désir de vivre plutôt que de mourir, mais le désir en quelque sorte de déploiement de notre existence en tant qu’être vivant. Sur un plan lexical, si le terme de désir se définit en premier, c’est le chemin que nous avons suivi jusqu’ici dans l’article, par l’attirance de l’objet (« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »), il existe une seconde acception du terme, vu alors comme une « aspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude ». Ici nulle mention de l’objet mais on se réfère par contre à l’instinct, donc à une composante fondamentalement innée (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas de l’attrait suscité par le nouvel iPhone SE). Le manque évoqué serait d’un ordre plus existentiel. Une telle aspiration peut être explorée selon divers éclairages et innombrables sont les écoles philosophiques, religions ou pratiques commerciales qui se sont donné pour mission de répondre à l’incomplétude dont il est question, avec des bonheurs on ne peut plus variables. Dans l’esprit où se construit ce blog, cette aspiration devrait nous inspirer lorsqu’il s’agira de comprendre quelle est la force qui, du plus profond de notre être, nous pousse à résister à la catastrophe.

S’il est un système philosophique qui intègre intimement cette notion du désir d’existence, c’est bien celui développé au milieu du XVIIème siècle par Baruch SPINOZ, lequel a forgé le concept de ‘conatus’, que l’on peut définir par l’effort (de l’individu) de persévérer dans son être.

Proposition 6 : Toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Proposition 7 : L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza, Éthique, 3ème partie (1677)

On voit que l’absence d’une telle tension, de ce désir existentiel fondamental, équivaut à la négation de l’existence, à la mort. Le désir dont il est question ici est consubstantiel de l’existence même, il est partie intégrante du principe de vie. Ainsi nous parle Raoul VAN EIGEM dans la citation qui introduit le présent chapitre. C’est la captation par l’objet du désir de développer nos existences, sous des formes et selon des processus divers, ainsi que nous l’avons longuement détaillé dans les chapitres qui précèdent, qui nous introduit dans l’aliénation.

« L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager » – dans l’article ‘L’énergie qu’il nous faut‘.

Le terme ‘effort’ doit être considéré avec attention. Nous avons évoqué jusque là le désir, et voici que SPINOZA convoque l’effort. Ne serait-ce pas contradictoire ? Il nous faut comprendre que le désir de persévérance dans l’être ne s’écoule pas aisément comme l’eau du ruisseau, dans le sens de la pente. Si cette aspiration est consubstantielle à notre existence, elle se heurte néanmoins à de multiples obstacles, tant extérieurs (contraintes physiques, géographiques, sociales, etc) qu’intérieures, en particulier l’énergie qu’il faut déployer aux fins de persévérer dans son être. La métaphore énergétique d’ailleurs, celle qui pollue toujours nos imaginaires depuis la machine à vapeur, est sans doute inadaptée à l’exploration de tel processus. Nous tenterons peut-être d’autres approches dans un prochain article.

En attendant, nous comprenons déjà que l’actualisation de cette aspiration profonde de notre être nous coûtera. Mais nous pressentons tout autant qu’en faire l’économie reviendrait à la négation de ce que nous sommes, au refus d’embarquer dans le flux de l’existence. Les termes du choix s’éclaircissent. Au cours d’ une errance solitaire sur l’ Ighil M’Goun, m’était venue cette sensation, presque physique telle que vécue là-haut, de la nécessité de ‘voir grand’, d’une ambition. « Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur ». Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues, j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ». » Nous y sommes aujourd’hui, dans cette « exploration soutenue » qu’à l’époque j’appelais de mes vœux. Il ne s’agit donc nullement d’une ambition d’ordre économique ou social, il ne s’agit pas non plus de la réalisation d’un soi narcissique, inépuisable fonds de commerces pour coaches et psys, nous avons dit « tension vers un accomplissement ». Nous y reviendrons certainement une autre fois.

« Une tension vers un accomplissement » dans l’article ‘Voir grand‘.

A mi-parcours

Partis d’un distinguo entre l’animal et l’homme, nous avons tenté un essorage des concepts de besoin et de désir. Nous nous sommes ensuite aperçus que le désir n’appartient pas à l’individu x comme lui appartient sa rate ou sa rotule droite. Nous touchons maintenant du doigt les questions du libre arbitre ou de la liberté, voire de l’individuation. Ces thèmes sont inévitables dans la recherche engagée, mais nous poserons ici la limite de notre investigation du jour sur cette face de la montagne. A poursuivre dans un prochain article donc. Néanmoins, nous comprenons déjà que le désir exerce sur notre existence un pouvoir déterminant mais aussi qu’il n’est pas strictement nôtre mais socialement, culturellement et économiquement orienté, fléché. Enfin nous avons appris à distinguer désir d’objet (rappelons le, bien plus large et bien plus impliquant qu’une simple aspiration à la possession) et désir d’être, ou plus précisément désir de persévérer dans son être, afin de différencier celui-ci du volet narcissique du désir de l’objet. Nous avons observé l’articulation de ces deux concepts.

Après une approche plutôt statique du désir, au moyen d’une analyse de type sémantique pourrions nous dire, plus structuraliste et même métaphysique ensuite, il pourrait se révéler profitable de tenter une démarche plus dynamique de celui-ci, ses mouvements, ses transformations. A quoi pourrait ressembler une ‘économie’, un ‘ordonnancement’ du désir ? Penchons-nous sur la trace de celles et ceux qui nous ont précédés dans cette voie.

Ordonnancements du désir, un équilibre instable entre manque et puissance

La plupart de nos désirs sont à réinventer. Tout l’art consiste à les rapporter à la vie, en sorte qu’ils reprennent leur cours sans que les barrages ordinaires les fassent refluer sous le signe de la mort.

Raoul VANEIGEM (ibidem)

“Jouissez sans entraves”, Henri Cartier-Bresson, mai 1968, Rue de Vaugirard (source)

Réinventer nos désirs ? Le militant situationniste a bien connu mai 68, lorsque les murs invitaient à jouir sans entraves. Jouir sans entraves, assouvir nos désirs sans entraves. La rigidité du carcan social et moral de l’époque pourrait expliquer la radicalité du slogan mais il n’est pas inintéressant d’en saisir la (petite) histoire. En 1966 paraît le fascicule ‘De la misère en milieu étudiant’ publié par l’internationale situationniste, à laquelle participait déjà le philosophe belge. L’opuscule s’étale sans complaisance sur la situation misérable des étudiants et leurs avenirs touts tracés de ‘petits chefs’ au service du capitalisme. Et de conclure en appelant à une révolution prolétarienne festive. « Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il peut connaître ». Même si ce n’était nullement le propos des situationnistes, il semblerait que cet appel ait surtout été compris sur le plan sexuel par des étudiants issus pour la plupart (c’était la règle à l’époque) d’une moyenne et petite bourgeoisie aux mœurs étriquées et à la morale austère. Après s’être épuisés au lit (ou ailleurs) ou lors d’assemblées générales foutraques et interminables, lancé quelques pavés vers des CRS qui feraient bien rigoler les ‘robocops’ que nous connaissons aujourd’hui, s’apercevant finalement qu’ils remettaient en question des privilèges sommes toutes bien appréciables, un avenir finalement plutôt confortable, une fois le printemps passé, se trouvant fort dépourvus lorsque la bise fut venue, la plupart d’entre eux enquilla bien sagement l’ornière de papa et maman et s’en alla bosser pour le patron, à moins que, veste retournée, toute honte bue, ils ne se reconvertissent, tel Dany-le-rouge, en chantres du libéralisme. Ainsi que l’écrit Serge LATOUCHE « Il est apparu par la suite que la liquidation des racines, des identités et des interdits (…) à la suite de Mai-68 était , pour une large part, conforme au programme ultra-libéral de destruction des liens sociaux et des collectifs , qui a triomphé avec l’accession au pouvoir de Margaret TATCHER, en 1979, ce qui explique que certains ex-soixante-huitards se soient parfaitement reconvertis dans le business »(Remember Baudrillard, Fayard, 2019). Margaret TATCHER, rappelons le, c’est « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families ».

Réinventer nos désirs n’est donc pas une mince affaire et dépasse largement le niveau des coucheries. Libérer le refoulé n’est pas réinventer nos moteurs. Nous percevons à quel point la colonisation de nos imaginaires nous maintient au sein d’une boucle dans laquelle le désir joue le rôle de la locomotive lancée à toute bringue sur le circuit miniature circulaire de notre existence. Quelle(s) forme(s) pourrai(en)t prendre, non pas une soustraction à, mais peut-être une émancipation du désir ?

Le désir du Bouddha

« Les quatre nobles vérités à l’origine du bouddhisme sont : la vérité de la souffrance ou de l’insatisfaction inhérente, la vérité de l’origine de la souffrance engendrée par le désir et l’attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple« .(wikipedia). Siddhartha GAUTAMA, édictant ces quatre nobles vérités lors du premier sermon qui suivra son éveil, désigne bien le désir comme l’origine de la souffrance. S’affranchir du désir pour supprimer cette souffrance en s’efforçant de se détacher de celui-ci constitue une démarche qui entre en collision frontale avec ce que nous avons compris, avec l’aide de SPINOZA, du désir de déployer son existence, propre à tout être (conatus). Il nous faudrait suivre la voie médiane, dont la dénomination ne doit pas laisser à penser qu’il s’agirait de ce qu’un esprit occidental ‘mainstream’ considérerait comme un ‘juste milieu’. Il ne nous est évidemment pas possible de rendre justice ici à ces thèses par une présentation détaillée. A côté du détachement du désir, l’absence de soi et l’impermanence constitueraient les premiers pas dans le noble sentier.

source inconnue

Imaginons-nous interrogeant un quidam dans la file devant le camion du boucher sur le marché. Notre objectif consiste à évaluer autour de nous le degré de compréhension du message du Bouddha. Premier interlocuteur : « C’est zen le bouddhisme et c’est cool d’être cool (de plus la teinte safran de la robe du moine s’accorde vachement bien à la peau cuivrée de son crâne brillant). Degré zéro. Interlocuteur suivant: « J’ai compris que ma souffrance provient de mes désirs, il me faut éliminer le désir ». Degré un. Dernier interlocuteur : « Mon désir d’éliminer le désir étant lui-même un désir je suis pris dans un f*****g paradoxe ! ». Degré deux. A chacun d’entre nous maintenant de découvrir les troisième, quatrième … xème degrés. Le dense héritage que nous laisse GAUTAMA ne pourra jamais se réduire à un ‘howto’. Pas de didacticiel ici, mais une démarche personnelle nécessairement très impliquante. La pertinence de cette pensée pour le sujet qui est le nôtre aujourd’hui, au regard de nos visées à moyen ou long terme également, ne fait à mes yeux aucun doute. Nous y reviendrons donc certainement lors du traitement d’autres problématiques. Passons maintenant à une proposition d’économie du désir ressortant d’une toute autre inspiration, une approche rationnelle, tout en contrastes avec celle du Bouddha. Mais n’est-ce pas de la différence que naît la compréhension ?

Recouvrer et élargir notre puissance d’être

Voir ‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’ dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘.

La relecture fouillée de Baruch SPINOZA et son œuvre d’un formalisme quasiment mathématique par un économiste contemporain brillant et philosophe pointilleux, Frédéric LORDON, nous assure une moisson de développement percutants. S’intéressant au contexte spécifique de la relation salariale (qui dépasse largement le seul salaire), LORDON nous explique (dans Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010) comment celle-ci permet un enrôlement du conatus par le désir-maître patronal, selon une large palette de stratégies, celles-ci ayant évolué au cours de l’histoire du salariat pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui de mobilisation totale de l’individu, y compris dans ses affects joyeux, l’alignement complet du conatus sur le désir-maître. L’exploitation des passions contenue dans la relation salariale procède par colinéarisation, l’objectif étant de forcer l’alignement du vecteur d, figurant le désir de l’individu, sur le vecteur D, le désir-maître, tel que fixé par l’entreprise / patron / actionnaires. Nous observons donc un détournement, géométriquement représentable, de notre puissance d’être. Mais LORDON de signaler que « Lorsque les deux efforts sont orthogonaux, l’angle que font d et D est droit, son cosinus est nul et la déperdition est totale: le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître ».

A gauche: alignement (partiel) de d sur le vecteur D (désir-maître), plus l’angle α est faible, plus le désir est aligné sur le désir-maître. A droite: perpendicularisation, le cosinus de l’angle alpha (colinéarité) est nul. (Schéma adapté de LORDON, Capitalisme, désir et servitude).

Dévoyant quelque peu cette analyse, nous nous permettrons de la reformuler dans le contexte de notre relation au système des objets. Ce qui n’est pas sans rapport bien entendu, la relation salariale (formalisée par un contrat de travail ou en mode dégradé si vous bossez comme livreur chez Ubereat ou comme ouvrier du bâtiment au Quatar) étant, dans une société capitaliste, l’unique médiation possible entre désir et système des objets (le don, le troc, l’échange, le prêt, la jouissance partagée et autres infantilismes pouvant s’assimiler à des perversions résiduelles à réduire). L’exacerbation des passions, caractéristique, nous l’avons vu, du système des objets, consiste à forcer l’alignement du désir de l’individu sur le désir-maître, c’est-à-dire la perpétuation et le développement à l’infini du système des objets (assurant la rente du capital).

Comment sortir de cet alignement ?, c’est la question à se poser dans nos réflexions sur une économie du désir. LORDON nous propose des « devenirs perpendiculaires », par l’invention et l’affirmation de nouveaux objets de désir, que nous situerions en-dehors du système des objets, de nouvelles directions dans lesquelles s’efforcer, autres que celles indiquées par le vecteur D. Notre aliénation est celle d’un fixation étroite, rétrécie, nous aveuglant à tout ce qui serait situé au-delà de ce champ étroit. L’émancipation à laquelle nous invite LORDON est une défixation. Non pas moins de désirs, ou moins intenses, mais orientés différemment, hors du champs étroit convenu par le système des objets et son infrastructure.

Éloge de la sobriété

Nous nous sommes longuement étendus au cours des premiers chapitres sur la boucle désir / objet. Il nous est apparu que si le désir fait entrer la quête puis l’objet dans notre existence, l’objet ensuite appelle le désir (si rapidement renaissant après l’assouvissement), l’objet appelle l’objet (entretien), l’objet enfin et peut-être surtout s’insère dans un système fonctionnel, social et sémiotique dans lequel il nous entraîne, précipitant notre aliénation. Celle-ci opère souvent avec un effet de cliquet: chaque étape que nous franchissons dans l’asservissement aux objets constituera un obstacle à l’inversion du processus.

(source inconnue)

La désaccoutumance des objets, la désaccoutumance de la possession plus généralement, a un nom : la sobriété. Il ne nous sera pas possible aujourd’hui de nous étendre sur un concept qui, après la doctrine du Bouddha, mériterait lui aussi bien mieux que quelques lignes, d’autant qu’il y est souvent fait recours d’une manière superficielle et/ou peu conséquente. Le terme, on en conviendra, n’est guère sexy. Il ne fait pas rêver. Et c’est bien là qu’est l’os dans la mesure où il nous faudrait partir reconquérir/libérer les imaginaires. GAUTAMA, le Bouddha, nous propose de chercher dans le détachement la cessation de la souffrance et donc la joie. S’affranchir de l’emprise du système des objets, s’alléger dans la non possession, nous rend bien plus disponibles pour développer notre effort d’existence (pour reprendre une terminologie spinozienne). J’ai narré ailleurs comment nous ressentons un accroissement de liberté et de dynamisme lorsque nous arrivons à nous extraire pour un bref laps de temps du système des objets, comme dans une longue traversée en solitaire en haute montagne. Et j’ai dressé tout autant le constat de la rapidité avec laquelle nous redescendons (de notre trip d’émancipation) dès que nous redescendons (de la montagne). Celles et ceux qui ont depuis longtemps débarrassé leur existence de la prégnance de l’objet témoigneront d’une joie et d’une libération de puissance plutôt que d’un manque ou d’une désolation.

Une sobriété vécue telle une libération enthousiasmante plutôt que comme une perte, voilà l’un des pans de notre imaginaire en construction. En le branchant tout autant sur une vision spinoziste que sur le chemin proposé par le bouddha. D’autres voies encore, certainement, restent à découvrir.

Il y a donc du pain sur la planche. Les quelques pistes que nous venons d’explorer relativement à ce que je dénommais une économie du désir nous ouvrent tant de perspectives susceptibles de nous hisser hors de nos ornières, de faire tomber quelques une des œillères que nous portons avec nous. Nous mesurons tout autant la difficulté du chemin à parcourir. Laissons le soin de nous délivrer quelques encouragements à Raoul VANEIGEM dont le parler épicurien, radical, poétique et libertaire porte une énergie créative communicative.

Il s’agit non seulement de nous ressaisir mais de nous reconstruire à chaque instant d’une existence qui nous condamne comme êtres de désirs et prétend nous sauver comme produits de l’économie.

Nous qui désirons sans fin.

Tout désir de vie est un désir sans limite.

Idem.

L’émancipation et l’affinement des désirs disposent par leur gratuité d’une arme absolue contre l’économie. Ce que je veux vivre n’a pas de prix.

Idem.

Il est évident qu’aucune conclusion ne trouverait place ici tant le sujet est vaste et complexe bien entendu mais également au regard des nombreuses ouvertures suscitées par nos réflexions, vers de futurs développements. Il y a donc en vue plus de perspectives que de conclusions, et c’est sans nul doute très bien ainsi.




Pilule bleue ou pilule rouge ?

Cet article constitue la suite du post ‘Haut les cœurs !’

Où en étions nous restés ? A essayer de comprendre pourquoi, à la séance de clôture de la COP26, le président, Alok SHARMA, n’a pu retenir ses larmes devant les caméras du monde entier ? Ou pourquoi le voisin sympa, qui vote écolo se dit-il, vient de s’acheter un nouveau véhicule d’une bonne tonne et demie ? (ah oui, hybride, pardon). Ou pourquoi les Amish refusent la 5G ? Ou pourquoi ce pays vient encore de perdre quelques milliers d’hectares de terres agricoles destinées à installer de nouveaux lotissements rémunérateurs au milieu de nulle part, à créer de nouveaux contournements routiers ou à construire des centres logistiques gigantesques (les seconds justifiant sans doute les premiers). Pourquoi plus d’un million de personnes supplémentaire, toujours dans ce même pays bien doté, connaissent le privilège de faire la file dans le froid devant les Restos du Cœur ou les centres de distribution de surplus alimentaires (1) ? Ou pourquoi le trafic commercial international a encore augmenté de quelques millions de tonnes cette année ? Pourquoi le dernier rapport du GIEC a eu droit a moins d’audience encore que le précédent, qui n’avait pourtant guère brillé dans les médias ? Pourquoi il devient presque banal maintenant de parler de sixième extinction de masse des espèces vivantes ? Bref, pourquoi continue la lente glissade (de moins en moins lente semble-t-il) qui nous laisse comme tétanisés.

Nous avons essayé de comprendre en quoi les mécanismes de l’information et de la cognition participaient à cette stase. Mais il ne faudrait pas que ces recherches nous dispensent d’une remise en question plus fondamentale. En clôturant la première partie de ce texte, je me proposais de poursuivre par une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité. La voici en partage (2).

Stockholm, 23 août 1973

Deux braqueurs se retranchent durant six jours avec leurs otages dans la chambre forte d’une banque, avant qu’une intervention de la police ne mette fin à l’aventure. Lors de leur libération cependant, les otages se rangent du côté des malfrats, auxquels ils témoignent leur affection. Lors du procès plusieurs d’entre eux prendront la défense des deux comparses. Même si certains éléments du récit ont été contestés par la suite, l’histoire est devenue un concept, le ‘syndrome de Stockholm’, le modèle d’une situation où la victime se trouve forcée dans un destin commun avec l’agresseur, dont elle dépend pour son quotidien comme pour son destin et développe, tel un mécanisme psycho-social de survie, une identification aux intérêts et valeurs de celui-ci.

Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour la satisfaction du moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la ‘matrice’ ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ?


Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Renoncer à la Matrice ? (3)

Nous aurions tort de sous-estimer les chocs que nous subissons, comme nous allons le voir dans quelques lignes. La matrice, maintenons un moment la métaphore du titre, se trouve fortement ébranlée. Ce sont des pans entiers de notre identité individuelle et collective qui partent à la dérive, comme la banquise se dissout en icebergs. Mais peut-être nous est-il encore possible de fermer les yeux. Nous pouvons, comme dans le film Matrix, à la pilule rouge qui confère le douloureux don de lucidité, préférer la pilule bleue qui nous garantit, au moins pour un temps, une vie de confortable ignorance.

Le paradis terrestre, version Silicon Valley.

Il est frappant d’ailleurs de constater que le dilemme en question a largement évolué depuis la sortie du premier film, à la fin des années 90. Vingt ans plus tard, nous sommes immergés dans les réseaux sociaux, nous nous vautrons dans la surveillance et le traçage (applications sanitaires et autres, bases de données gigantesques, puces RFID, etc), avant de nous précipiter dans le prochain metavers où nous attend une nouvelle ‘réalité’ bien plus joyeusement consumériste que celle qui se profile à l’horizon. Nous y reviendrons plus loin.

Nous sommes engagés dans un voyage sans retour en territoire inconnu

C. CASSOU (4)

J’ai tenté d’analyser ailleurs comment les premières manifestations de la catastrophe écologico-économique en cours nous impactent lourdement, tant individuellement que socialement. La pandémie de la Covid19 fait plus que simplement y ajouter une couche (5). Elle nous interpelle profondément, chacun et collectivement. Quels impacts constatons-nous ?

Premier impact : la révélation de notre réelle fragilité. Même nous, même les occidentaux privilégiés, nous ne sommes pas à l’abri du statut de victime. Ce type de catastrophe n’arrive donc pas qu’aux autres, ceux qui vivent au loin, dans le cadre étroit et contrôlé de l’écran de la télé ! Nous le constatons chaque jour depuis deux ans : nous sommes terriblement exposés.

Ensuite, deuxième choc, nous avons pu constater avec quelle inefficacité et au prix de quelle fulgurante montée en régime du contrôle et de l’autoritarisme notre système a réagi à ce coup de boutoir … Qu’en sera-t-il des suivants ?!

L’atomisation sociale (6) croissante dans nos sociétés post-modernes, ensuite, s’est vue démultipliée par les diverses restrictions de circulation et de rassemblement (confinement, passe sanitaire), la numérisation de nombreuses interactions, voire la terreur même du rapprochement physique, y compris parfois en milieu familial. Ces dispositifs ont créé ou accentué les fractures sociales, responsabilisé à outrance l’individu et ses comportements.

Nos corps aussi écopent, ne l’oublions pas. La maladie propagée altère le corps. Mais le contrôle des déplacements et des accès est avant tout un contrôle s’exerçant sur les corps(7). Nous sommes physiquement impliqués dans ce qui se passe, c’est une nouveauté.

Une anecdote enfin pour achever ce rapide passage en revue des impacts profonds de la pandémie. « Ce que je ne comprends pas » me disait un ami, sur un ton où l’humour semblait prêt à céder le pas à une profonde mélancolie, « c’est que la nature continue sans nous ». Nous étions confinés pour la première fois. Et, oui, nous qui nous pensions gestionnaires indispensables du monde, nous constations en regardant par la fenêtre, quelque peu secoués, que les oiseaux continuaient à chanter, les nuages à parcourir le ciel et les chevreuils à s’entêter à brouter mon potager. Nous expérimentions très concrètement l’existence d’une terre sans nous

Nous en prenons plein la figure, je ne vois pas manière plus efficace de l’exprimer. Nous vacillons mais le sol sous nos pied tremble également. Le mythe social (8), qui structure notre ‘être au monde’ et notre ‘vivre ensemble’ est mis à mal dans nombre de ses fondements.

Je subodore l’intérêt de disséquer quelque peu ces ébranlements. Scalpel ?, allons-y …

Des mythes et du mythe

L’anthropologie et la sociologie recourent depuis plus d’un siècle (G. SOREL, 1903) (9) aux concepts de mythe et de mythe social. Une approche qui apparaît incontournable pour pénétrer sous la surface de notre sujet. J’éprouve néanmoins quelques réticences à user de ce terme, tant la notion de mythe peut paraître large, aux contours indéfinis, susceptible d’embarquer avec elle pas mal de connotations parasites, qui plus est extrêmement variables d’un individu à l’autre. J’en veux pour preuve l’analyse proxémique du champs sémantique de ce terme, telle qu’on peut la trouver par exemple dans les travaux du CNRTL.

Visualisation 3D du champs proxémique du terme ‘Mythe (CNRTL)

Porte de sortie : si selon ces travaux le terme compte dix-huit synonymes (de ‘légende’ à ‘tradition’, par ordre décroissant d’occurrence), il ne connaît par contre qu’un seul antonyme : ‘réalité’. Nous pourrions donc grossièrement définir la notion de mythe comme ‘ce qui ne se rapporte pas à la réalité’. Cela reste encore énorme mais nous avons quelque peu avancé. Et dans la bonne direction me semble-t-il, puisque ce qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas la manière dont nous accédons à la ‘réalité’ (10) (perception, cognition), nous nous sommes déjà livrés à cet exercice dans la première partie de cet opus (Haut les cœurs!), mais bien tout ce qui se cache derrière, la façon dont nous nous représentons notre ‘réalité’, notre ‘être au monde’ (11). D’autant que celle-ci oriente ou biaise notre appréhension du monde.

C’est donc sans hésitation sous un angle ontologique (12) que j’entreprends de traiter l’ébranlement contemporain des fondations tant de notre existence que du ‘vivre ensemble’, ou la question de l’explosion (implosion?) en plein vol du mythe social.

Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

« Un mythe est une construction imaginaire qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux et surtout fondatrice d’une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion . Il est porté à l’origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes : la création du monde (cosmogonie) ; les phénomènes naturels ;le statut de l’être humain, et notamment ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus (d’un autre sexe, d’un autre groupe) ; la genèse d’une société humaine et ses relations avec les autres sociétés ». (wikipedia)

Tombe de Ramses III (détail). Crédit: kairoinfo4u

« Oui mais bon », objectera un esprit critique, « c’est bien beau tout cela mais ces pratiques concernent les peuples primitifs, l’antiquité, ou le moyen-âge. L’homme moderne est un esprit rationnel. Il a, depuis les Lumières, délaissé la mythologie pour la science. » En apparence peut-être, pourrais-je rétorquer. S’il est vrai que nous ne fréquentons plus trop les divinités aux allures animales ou autres, aux personnalités fantasques et susceptibles, nous n’en sommes pas pour autant indemnes des formes modernes de la mythologie : du roman national au discours politique, en passant par les religions ou le scientisme, nous pouvons constater que nous continuons à avoir besoin de nous raconter des histoires sur nous-mêmes et nos fêlures. Même s’il a formidablement progressé dans sa connaissance du ‘réel’ que nous évoquions plus haut, à nombre d’égards l’être humain ne se comporte pas du tout en dispositif logique et rationnel (13). Et les Lumières ont enfanté l’Humanisme, que nous pouvons aujourd’hui considérer comme le dernier avatar en date des discours mythiques (14).

La Genèse

Depuis des millénaires, notre imaginaire est nourri d’une vision unique. La terre nous appartient, il nous revient de l’exploiter. Nous, êtres d’exception, avons été formés à l’image de(s) dieu(x). Sapiens, le seul à posséder conscience et intelligence, constitue le sommet de la pyramide des espèces (ou de la création, c’est selon).

Synthétisé de la sorte, le portrait peut apparaître caricatural. Évidemment les scientifiques montrent quotidiennement le contraire. Bien entendu vous comme moi estimons avoir pris quelque distance intellectuelle avec un tel modèle, on nous a enseigné Darwin à l’école, tout de même ! Il n’empêche que ce récit s’est constitué en toile de fond tant de notre quotidien individuel ou collectif que de la structure de notre imaginaire et de nos activités. Il continue d’imprégner l’image que nous avons de notre monde, notre relation à l’autre (humain ou non-humain), notre culture, nos savoirs et notre organisation socio-économique (15).

L’humain, ordinateur organique ? Source.

Après le mouvement de la Renaissance, l’Humanisme des Lumières se donne pour vocation d’en finir avec l’obscurantisme (16). Descartes déclare l’homme maître et possesseur de la nature (17). Dangereuse utopie. Nous en sommes toujours là aujourd’hui, peut-être avec quelques scrupules d’ordre intellectuel mais c’est ce qui se vérifie dans la pratique de nos existences à tous les niveaux. Nous continuons à confirmer dans la plupart de nos actes le mythe d’une croissance infinie dans un monde fini. Nous persistons à opposer culture et nature, comme si nous étions situés ‘quelque part’ à l’extérieur de celle-ci, masculin et féminin, soi et les autres, corps et esprit, raison et émotion. Nous nous prosternons devant les dieux cruels de l’économie, sans prêter attention à la démonstration de leur vacuité (18). Nous nous représentons l’être humain comme une machine. Non plus le mécanisme d’horlogerie qu’y voyaient les penseurs humanistes du XVIIème siècle mais un dispositif cybernétique, tel un ordinateur organique. Et nous avons démentiellement développé la religion de l’objet désirable, à laquelle nous consacrons le plus clair de notre temps, de notre attention, de nos affects et attachements (19).

Raison dominatrice et réductrice

Dualism has formed the modern political landscape of the west as much as the ancient one. In this landscape, nature must be seen as a political rather than a descriptive category, a sphere formed from the multiple exclusions of the protagonist-superhero of the western psyche, reason, whose adventures and encounters form the stuff of western intellectual history. The concept of reason provides the unifying and defining contrast for the concept of nature, much as the concept of husband does for that of wife, as master for slave. Reason in the western tradition has been constructed as the privileged domain of the master, who has conceived nature as a wife or subordinate other encompassing and representing the sof materiality, subsistence and the feminine which the master has split off and constructed as beneath him. The continual and cumulative overcoming of the domain of nature by reason engenders the western concept of progress and development.(20)


Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature

En quoi sommes-nous ‘embarrassés’, contraints par un tel héritage ? L’historien J. Baschet identifie (21) trois dimensions essentielles du mythe humaniste, dont il nous faudrait sortir :

  • le Naturalisme qui, ainsi que nous venons de le rappeler, a sorti l’humain de la nature et ainsi créé le concept de nature excluant l’humain (22);
  • l’Individualisme moderne (23), que Baschet distingue de la reconnaissance universelle de l’individu comme entité empirique, individualisme qui se construit autour du ‘cogito’ de Descartes puis de l’individu pré-existant au lien social de J. Locke: après qui la conscience de soi devient le fondement de l’identité individuelle (l’individu auto-fondé)(24) ;
  • l’Universalisme enfin, qui non seulement se révèle être un ‘universalisme’ très relatif puisque essentiellement occidental et de genre masculin, mais surtout impérialiste dans le sens où ce récit est destiné à occuper la totalité du champ mythique, effaçant à mesure les imaginaires particuliers (25).

Cette réflexion nous permet de mesurer, me semble-t-il, à quel point nous sommes imprégnés de ces prémisses fondamentales et donc, dans cette mesure, souffrant d’une tache aveugle, de facto fermés à une autre vision du monde. Nous manque dès lors la capacité de développer d’autres imaginaires, d’autres visions, d’autres manières d’être « humains au monde » que celles qui nous ont menés là où nous en sommes en ce jour et qui se dérobent en même temps que s’impose à nous l’évidence paralysante de leur faillite.

Le modèle est en nous

Récit collectif partagé, le mythe social se trouve en quelque sorte intégré en chacun de nous dans une dimension ontologique. C’est dans le sens où il est utilisé en anthropologie (26) que le concept me paraît ici particulièrement fécond.

Du point de vue de l’anthropologie, le concept d’ontologie se décline assurément au pluriel et fait référence aux théories de la réalité et de l’être-dans-le-monde. L’ontologie réfère ainsi à la nature de la réalité, à la nature des choses (êtres humains et non-humains, et objets) et à la nature de leurs relations (incluant leur existence, leur enchevêtrement et leur devenir communs) telles que conçues, vécues et mises en actes par les acteurs culturels / agents sociaux.

(S. POIRIER, Anthropen)

La plupart du temps en mode inconscient nous introjectons les contraintes et codes de notre monde. Nous portons depuis si longtemps ces habits, ils nous vont si naturellement, que la plupart du temps nous les oublions.

Si ces vêtements nous collent ainsi à la peau, on peut comprendre qu’il n’est pas aisé d’en changer. Et c’est pourtant une expérience de ce type que j’aimerais narrer ici tant son caractère exceptionnel devrait nous permettre de mieux saisir à quel point, en-dehors de telles ‘ruptures catastrophiques’ (ou changements de paradigme), le modèle ontologique peut se confondre, à un niveau anthropologique, avec notre existence, notre ‘je’.

L’œil du crocodile

This wasn’t happening, couldn’t be happening. The world was not like that! The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food.(27)

V. PLUMWOOD, The Eye of the Crocodile

Dur comme fer !...
Un récit Incomparablement moins dramatique :
Tomber dans les étoiles.

Au cours d’une sortie solitaire en kayak dans un estuaire australien fréquenté par le plus grand crocodile au monde, le Crocodile marin (Crocodylus porosus), Val Plumwood (28), philosophe éco-féministe australienne (que j’ai d’ailleurs citée plus haut sous le titre ‘raison dominatrice et réductrice’) est attaquée par l’un de ceux-ci, précipitée à l’eau, sérieusement blessée à plusieurs reprises. Elle échappe de justesse à la mort. Aventure effroyable bien évidemment mais dont la victime tire en quelque sorte la ‘substantifique moelle’ en mettant en cause son arrogance d’humaine surplombant la chaîne alimentaire, dégringolant instantanément de son trône pour voir, dans l’éclat de l’œil du crocodile, sont sort peu désirable mais néanmoins incontestable de repas. Sort funeste auquel elle réchappa, donc, ce qui lui permet de partager cette expérience et les réflexions qui l’ont suivi. Partage difficile s’il en est, tant est singulière l’expérience. Mais également explosion de notre ontologie, de notre suffisance humaine, de notre anthropocentrisme, non pas par la réflexion ni même l’intuition, mais par la perception im-médiate (sans médiation) et absolument vitale du décalage entre celle-ci et notre position dans un système naturel duquel tout privilège ou artifice est exclu. Comme il semble lointain notre univers de domination bien ordonnée. Combien fragilement relative nous apparaît notre construction du monde faite de droits individuels et de justice (29) .

Nous pouvons à la fois être prédateur et proie, manger et être mangé. Voir le texte ‘ Les papas papous‘.

La logique dualiste ‘humanité vs nature’ a conféré au monde occidental d’abord, a une bonne part de l’humanité ensuite, un avantage ontologique extraordinaire dans l’exploitation de celle-ci. A quel prix ! Bien sûr ce même paradigme, toujours aussi ‘efficacement’ à l’œuvre, se fait fort de surmonter les crises actuelles ou à venir, climatiques, écologiques , sanitaires et autres, par plus de contrôle encore de l’humain sur la nature (et sur les humains également d’ailleurs, la logique du contrôle ne connaissant pas de limite). De la même manière que PLUMWOOD, par suffisance humaine, est allée se jeter dans la gueule du crocodile, nous pagayons tout droit vers la gueule de la catastrophe en cours, trajectoire que rien ne semble émouvoir. Quant à l’œil du crocodile qui nous indiquerait la fausse route, nous refusons tout simplement de le reconnaître dans les multiples signaux d’alarme (30) qui jalonnent notre route folle.

Nous faut-il inévitablement passer par une telle violence déstructurante pour sortir du paradigme dominant ? Nous avons vu combien celui-ci, malgré son obsolescence délétère, continue à nous lier au quotidien.

Ontologies et politiques

Les ontologies imprègnent également les rapports de pouvoir, c’est-à-dire le politique. 

L’adhésion à la réalité peut, certes, prendre des formes diverses, où tiennent une place variable l’impératif de survie, le miroitement des modèles d’ascension sociale, les séductions addictives de la consommation, les petits privilèges d’une vie un tant soit peu confortable, les pièges d’une logique concurrentielle qui nous fait obligation de croire qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde, la peur de perdre le peu que l’on a et le sentiment d’une insécurité méticuleusement entretenue. Même une bonne dose de scepticisme, voire une solide capacité critique ne portent guère atteinte, le plus souvent, à cette adhésion à un système qui a peut-être renoncé à nous convaincre de ses vertus pour se contenter d’apparaître comme la seule réalité possible, hors du chaos absolu, ainsi que le résume la sentence emblématique de François Furet : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. » Il n’y a pas d’alternative: telle est la conviction que les formes de domination actuelles sont parvenues à disséminer dans le corps social. Au-delà des opinions de chacun, telle est la norme de fait, en vertu de laquelle l’agir se conforme à une implacable logique d’adéquation à la réalité socialement constituée.

J. Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, 2016.

Nous éprouvons la résistance du monde

Pour Gunther ANDERS qui, dès le milieu des années 1950, introduisait les notions de matrice et de reproductibilité, le monde nous va ‘comme un gant’, comme un vêtement coupé pour nous. Nous l’avons forcé, tailladé, excavé, explosé, saturé de molécules exogènes, afin de l’adapter à nos attentes. Nous nous sommes persuadés qu’il était là pour répondre à nos besoins, fussent-ils toujours croissants, de plus en plus déraisonnables. C’était notre monde. Il y a presque soixante-dix ans.

Aujourd’hui, alors que le milieu dans lequel nous évoluons a été en grande part ‘anthropocènisé’ en quelque sorte (31) , nous expérimentons la résistance du monde. Nous constatons qu’il ne se comporte pas docilement telle une matière première standardisée dans un processus industriel. Nous nous apercevons qu’il semble obéir à une autre logique, à un destin autre que celui que nous nous étions imaginés. Nous vacillons sur le piédestal sur lequel nous nous étions naïvement hissés.

Nous ne sommes plus en capacité de lire le fil de notre histoire

Écartons nous quelque peu de la perspective anthropologique que nous avons adoptée dans les développements antérieurs pour nous intéresser à notre histoire ou plutôt la façon dont nous nous racontons notre histoire.

L’Histoire constitue elle aussi un discours bien rôdé. Elle fait l’objet d’une réécriture constante ,par les vainqueurs et les dominants généralement. En particulier les manuels scolaires qui intéressent fortement les idéologues. L’Histoire nous est servie telle une belle histoire. L’humanité a progressé grâce à la science et à la technologie, non seulement sanitairement parlant, ou techniquement, mais aussi socialement. La démocratie, telle que l’entendent les nations occidentales, constitue le point d’aboutissement ultime de l’évolution sociale. Le libéralisme en est le ferment économique, la main invisible des marchés guidant nos activités et la répartition des biens produits vers un état d’efficacité optimale. Et, surtout, surtout, il n’existe aucune alternative (32).

source: INA

Il n’y a pas si longtemps, Francis FUKUYAMA nous avait même expliqué que nous étions en somme arrivés à la fin de l’Histoire. Je pense même qu’il y croyait, à l’époque ! Le bloc soviétique s’était effondré, nous étions donc arrivés au bout du bout, le sommet de l’évolution sociale et économique, une espèce de paradis libéral adossé à quelque chose comme la social-démocratie sur le plan politique. Et puis nous avons vu cette social-démocratie partir elle aussi en quenouilles pour nous apparaître pour ce qu’elle avait toujours été : une parenthèse spatio-temporelle qui s’était ouverte notamment par la conjonction de circonstances historiques (la crainte de la ‘contagion communiste’ durant une bonne part du XXème siècle et la puissance du mouvement ouvrier juste avant et dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale). Artefact bien plus visible encore depuis qu’un coronavirus a donné à nos élites la possibilité de renforcer encore le triptyque ‘contraindre, surveiller, punir’. Nous avons vu le capitalisme approfondir sa mue néo-libérale (33), accentuant par là même l’évolution autoritariste et policière de l’état, drainant plus efficacement encore la richesse produite vers un nombre extrêmement réduit de bénéficiaires du système (34), aggravant encore les conditions d’existence de la majorité d’entre nous, y compris dans les pays occidentaux où la petite classe moyenne gratte le fond des tiroirs et où l’on a de nouveau, de plus en plus chaque année, faim et froid. Bref nous avons vu réapparaître au grand jour les antagonismes, notamment sociaux, si délicatement passés sous le tapis par le balais de l’Histoire et ses aimables servants, tel FUKUYAMA.

Et là nous ouvrons les yeux et constatons, quelque peu hébétés, que notre belle histoire a perdu une bonne part de son sens dans nos têtes et que les lendemains qui s’annoncent ont l’air de chanter faux ! Mais nous n’avons rien sous le coude pour remplacer cette histoire de pacotille, ce qui nous laisse bien démunis.

Le concept de progrès, enfin, qui bon gré mal gré nous servait de boussole depuis des siècles, nous apparaît pour ce qu’il est, une gigantesque ‘fake new’, il nous faut l’abandonner, ou le réinventer (35).

L’humain qui ne peut disposer d’une grille pour lire et saisir le sens de son histoire est perdu, en chute libre dans le puits du temps, d’autant que l’avenir se présente lui aussi sous la forme d’un épais brouillard.

Les thèses effondristes (voir l’article ‘Apocalypse Now ?‘), à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, achèvent cet ouvrage de déconstruction dans la mesure où elles aussi, à leur manière, annoncent la fin de l’Histoire, notre avenir nous ayant échappé, nous laissant foncer droit dans le mur. Il ne reste plus qu’à croiser les bras et attendre aussi peu inconfortablement que possible que cela se passe …

Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté

(titre inspiré de celui de l’ouvrage de D. MUHLMANN, Capitalisme et colonisation mentale, PUF, 2021)

Jérôme Bosch et atelier, Le prestidigitateur (vers 1502). Source.

Dans un essai au titre évocateur (‘Baise ton prochain’)(36), Denis-Robert DUFOUR montre très bien comment les prémisses éthiques du capitalisme, remontant au début du XVIIIème siècle, ont profondément imprégné notre système de valeur. Dernière évolution du capitalisme, le modèle néolibéral fonctionne sur une internalisation de la concurrence (37) comme valeur et comme modèle comportemental, voire comme définition de notre identité (38). Nous sommes supposés nous identifier à l’entreprise, développer une mentalité collective de ‘startup nation’, valoriser notre capital humain, maximiser le rendement de notre épargne sur les marchés financiers, préparer nos enfants à affronter l’existence ‘un contre tous’, cultiver le fétichisme de la marchandise. Le désir pour unique doctrine et l’objet comme seule quête, tel serait notre horizon existentiel. Trois siècles d’hégémonie (TINA), trois cent ans de colonisation du mental occidental. Dans cette tyrannie, nous sommes supposés devenir notre propre tyran en introjectant ces consignes.

Pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme

J. MORE, R. PATEL, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité.

Le terrain sans doute n’est pas encore intégralement conquis. Une anecdote éloquente et amusante (sourions un peu !) qui nous est contée par A. Burlaud, A. Popelard et G.Rzepski (39). Décembre 2020. Une somme de 200 millions d’euros est mise en jeu par la loterie Euromillions et la présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On fait quoi avec tout cet argent si l’on gagne ? — On commence par le logement, avec cet hôtel particulier à 31 millions d’euros dans le 16e arrondissement, 1 300 mètres carrés, trente-deux pièces », répond Pierre Kupferman, le titulaire de la chronique Éco. Il conseille pour les loisirs « cette villa à 34 millions d’euros au bord du lac Léman et puis un château provençal du XIIIe siècle, avec 84 hectares dont 48 hectares de vignes ». Pour rallier ces propriétés, « le fleuron de Dassault, le jet Falcon 8X, à 48 millions d’euros » et « la voiture la plus chère du monde, une Bugatti à 17 millions d’euros ». Après quoi, « il vous reste 62 millions d’euros à placer à 4 % de rendement, ça vous dégage un revenu mensuel de 207 000 euros ». Quelques jours plus tard, surprise, le gagnant du pactole annonce qu’il veut en consacrer une grande partie à la création d’une fondation pour aider les hôpitaux. Ce chanceux ne doit pas regarder la télé et ses experts. Les médias dominants, distillent goutte à goutte les valeurs qu’il nous advient de faire nôtres, ainsi que le montre parmi tant d’autres une belle analyse de S. GONTIER sur ACRIMED.

On finira bien par convaincre les Amish des bienfaits de la 5G … Source.

Résistent donc encore quelques ‘villages gaulois’. Désignés à la vindicte populaire comme dangereux marginaux, mauvais citoyens, Amish, et autres quolibets. Celles et ceux qui ont entrepris une démarche de sevrage sérieux, que ce soit en jetant aux orties la télé ou le smartphone, et avec eux une bonne part de la propagande et de la pub ingurgitées au quotidien, en réduisant leurs revenus ou quelque autre stratégie, ceux-là donc savent qu’il n’est pas simple de combattre ces valeurs ou automatismes gravés de longue date dans notre cerveau. Ils apprennent peu à peu à regarder le dernier modèle Peugeot comme un tas de ferrailles et matériaux produits, extraits, à grands renfort d’énergie et de souffrance humaine. A la recherche du papier de toilette, ils traversent le supermarché tel un univers baroque bourré de signaux colorés illisibles. Un déconditionnement.

« Mais si on ne rêve pas du dernier modèle Peugeot, à quoi pouvons-nous rêver alors ? » s’écrieront ceux qui adoreraient m’accuser de prôner une vie ascétique, morne et sans joie. Sans désir ? On ne pourra que remarquer à quel point le fait même de s’interroger de la sorte démontre combien notre imaginaire est saturé par tous ces objets qu’il nous faut impérieusement désirer, et les statuts et pouvoirs qui les accompagnent. Me revient-il vraiment de vous dire à quoi vous pourriez rêver ?…

Pas de miel pour ‘faire passer la pilule’

On l’a bien constaté depuis les confinements : pour que les choses changent vraiment, il ne suffira pas d’applaudir aux fenêtres ‘nos’ (insupportable possessif social) héros, de redécouvrir les promenades en forêt ou de faire son pain bio au levain. Nous ne pourrons plus non plus faire semblant de croire les promesses de reconversion formulées par les élites dirigeantes, la main sur le cœur (ou sur le portefeuille ?) et les yeux emplis d’une belle émotion responsable (à moins que ce ne soit la cocaïne ?).

Alors, pilule bleue ou pilule rouge ? Cette question, ce n’est pas un personnage de cinéma a l’air énigmatique qui nous la pose, l’un et l’autre installés dans un salon confortable. On s’attend presque à voir apparaître une boite de Habanos ou un flacon de spiritueux tiré de derrière les fagots. Non, cette question, nous ne pouvons l’éviter ni au lever en préparant le café, ni en embrassant les enfants, pas plus qu’en pénétrant dans le parking du supermarché ou en montant dans le RER qui nous amène au boulot. Et jamais nous ne sommes en mesure évidemment d’y répondre de manière définitive. Et à chaque fois elle nous interpelle de notre fondement à l’épiderme. Et selon les moments la réponse sera sans doute plutôt rouge ou plutôt bleue. Mais nous savons confusément que notre ‘choix’, quel qu’il soit, ne nous protégera de rien. 

Nous sommes en quelque sorte coincés dans une existence largement intriquée dans celle des autres, limitée par des structures sociales reflétant et entretenant les rapports de pouvoir, contraints par les choix et les non-choix antérieurs. Ainsi que, nous l’avons il me semble amplement documenté dans ce texte, par les croyances partagées qui structurent nos rapports sociaux et nos représentations. Le vrai confort ne serait-il pas celui du conformisme plutôt que celui procuré par l’ignorance ? Conformisme encore plus attendu de chacun en période de crise où l’on se doit, selon le discours si souvent ressassé ces derniers temps, aux dissonances individuelles préférer l’alignement de tous derrière le chef.

Nous nous retrouvons dès lors à devoir composer avec d’une part une lucidité dont la conquête est une lutte, nous l’avons vu aujourd’hui, et d’autre part une impuissance, une incapacité d’agir. Le tigre tourne en rond jusqu’à épuisement dans sa cage au jardin zoologique. Colère, indignation, et autres manifestations émotionnelles finissent par nous épuiser.

Les Trois Singes de la Sagesse. Source; Michael Maggs

La philosophie orientale classique connaît les trois ‘singes de la sagesse’ : « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal ». À celui qui suit cette maxime, il n’arriverait que du bien » (wikipedia). Aujourd’hui nous en sommes arrivés à ce constat que, si l’ignorance du ‘Mal’ constitue un luxe de moins en moins accessible, nous ne sommes pas non plus en capacité de conceptualiser ce qui nous enchaîne et moins encore quels seraient les moteurs de stratégies d’échappement. Nous pouvons comprendre combien une telle fragilisation se révèle profonde, se manifestant par une « perturbation du dynamisme de la vie psychique, qui se caractérise par une diminution plus ou moins grave de l’énergie mentale, une certaine pente de l’affectivité qui est marquée par le découragement, la tristesse, l’angoisse ». Symptomatologie qui correspond à la définition de la dépression (CNRTL).

Ce qui devrait nous amener à la troisième partie de notre long périple, dans l’article « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints ».

__________

(1) https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/

(2) Après un long interlude : voir l’article En poussant en avant l’autre jambe

(3) C’est bien entendu au film Matrix que renvoie cette métaphore, ou comme l’alternative pilule bleue / pilule rouge. Bien antérieur, l’usage du terme par Günther ANDERS remonte à 1954, dans un texte intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice », sur lequel je reviens un peu plus loin dans cet article.

(4) Directeur de recherche CNRS au Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique (Cerfacs), et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Source.

(5) La pandémie, une des premières manifestations à l’échelle mondiale de la catastrophe en cours, agit comme révélateur, ainsi que le montre le documentaire de Alain de Halleux. Pour J. BASCHET « Le covid19 est une maladie du Capitalocène » (Le Monde du 2 avril 2020). Même le WWF monte au créneau politique !

(6) Perte progressive du ‘tissu conjonctif’ constitué par les différents milieux et groupes créant des liens entre individus.

(7) Et là nous rejoignons les travaux de Michel FOUCAULT (et successeurs) sur la biopolitique. Pour l’anecdote, notons quand même que Foucault a développé ce concept au départ d’une comparaison historique du traitement de la lèpre (au moyen-âge) et de la peste (aux XVIIème et XVIIIème siècles) !

(8) Ne nous méprenons pas. Le mythe n’est pas l’apanage des cultures antiques. Nous ne pouvons être présent au monde, et plus encore collectivement, qu’en intégrant un ensemble complexe de récits et de valeurs que nous avons tètés avec le lait maternel, jusque dans nos actes ou échanges quotidiens aujourd’hui.

(9) « Sorel (…) restera dans l’histoire des idées comme le fondateur de la notion de mythe – « réseau de significations » et « dispositif d’élucidation qui nous aide à percevoir notre propre histoire » (Jules Monnerot, Inquisitions, Corti, 1974). C’est en 1903, dans l’Introduction à l’économie moderne, que le mot, avec tout son sens, apparaît pour la première fois dans son œuvre. Et c’est alors que Sorel commence à énoncer sa « théorie des mythes sociaux ». (Metapedia)

(10) Que je définirais ici comme « Ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée. » (CNRTLl)

(11) Si on peut se représenter le mythe comme une « histoire que nous nous racontons », il faut éviter de le voir comme un discours conscient et conséquent. « Le mythe n’est donc sûrement pas une formulation conceptuelle, mais plutôt un système symbolique dans lequel sont intégrés des éléments émotionnels ». D. TRIERWEILER.

(12) Partie de la philosophie qui a pour objet l’élucidation du sens de l’être considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, essentiel et en tant qu’être singulier, concret, existentiel. (CNRTL)

(13) Deux exemples de l’ordre de l’anecdotique, mais significatifs, avant de passer un peu plus loin au plat de résistance :

(14) A développer dans un prochain article. Peut-être plus tout à fait le dernier en fait avec le transhumanisme ou posthumanisme (à moins de considérer ceux-ci comme des évolutions / perversions du discours humaniste ?). Voir par exemple les publications de s. GOSSELIN et D. BARTOLI.

(15) « L’homme, créature promue créateur, pense qu’il peut tout et qu’il pourra toujours surmonter ce qui se place en travers de ses désirs, de ses aspirations, de ses recherches. Sans cesse, il tente de repousser ce qu’il considère comme les limites de sa maîtrise. » Fabriquer le vivant – Ce que nous apprennent les sciences de la vie pour penser les défis de notre époque, Miguel Benasayag, Pierre-Henri Gouyon, Margot Korsakoff, La Découverte, 2012.

(16) Le « désenchantement du monde » de Max Weber.

(17) Descartes appelle de ses vœux « une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui [est…] à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices ».  Discours de la méthode  [1637], 6e et dernière partie.

(18) Par exemple la démonstration de Steve KEEN (L’imposture économique, Éditions de l’Atelier, 2014) – l’un des rares économistes à avoir très clairement prévu et annoncé le crash de 2007/2008 – qui démontre mathématiquement l’irrationalité de la doxa économique dominante, celle qui chaque jour un peu plus gouverne nos existences et dont la remise en cause est strictement interdite.

(19) Un grand classique p.ex. : R. BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957 ou sur le site de l’INA.

(20) « Le dualisme a façonné le paysage politique moderne de l’Occident autant que l’ancien. Dans ce paysage, la nature doit être vue comme une catégorie politique plutôt que descriptive, une sphère formée des multiples exclusions du protagoniste-super-héros de la psyché occidentale, la raison, dont les aventures et les rencontres forment la matière de l’histoire intellectuelle occidentale. Le concept de raison fournit le contraste unificateur et déterminant pour le concept de nature, tout comme le concept de mari le fait pour celui d’épouse et celui de maître pour l’esclave. La raison dans la tradition occidentale a été construite comme le domaine privilégié du maître, qui a conçu la nature comme une épouse ou une subordonnée englobant et représentant la matérialité douce, la subsistance et le féminin que le maître a clivés et disposés à son avantage. Le dépassement continuel et cumulatif du domaine de la nature par la raison engendre la conception occidentale du progrès et du développement. » (traduction personnelle).

(21) J. BASCHET, Basculements, La Découverte, 2021.

(22)  « La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois ».P. DESCOLA.

(23) Peu importe, à ce stade de la réflexion, à quelle époque, dans quelles circonstances et à quels processus à l’œuvre les historiens font remonter l’émergence de celui-ci. La question reste néanmoins posée, à discuter plus tard ?…

(24) Nous y reviendrons sans doute dans un prochain article.

(25) Dans un premier temps les cultures locales et/ou socialement non valorisées, ensuite les cultures non occidentales.

(26) « Dans sa mission traditionnelle, l’anthropologie a pour but d’interpréter une ontologie donnée pour la rendre accessible à la science, universelle. Blaser précise cela en avançant l’idée des ontologies comme pratiques : elles sont par exemple politiques et éthiques, donc allant au-delà d’une dimension simplement théorique ou métaphysique. Poirier complète cette idée en disant que les ontologies sont « des théories que des groupes humains ont élaborées afin de définir le réel, le déploiement du monde ainsi que les relations et les enchevêtrements entre l’humain et le non-humain, soit-il animal, végétal, minéral, ancestral, divin ou autre » 1. De plus, quelques auteurs, comme Blaser et Poirier, mais aussi Clammer et Schimmer argumentent que la modernité est la cause d’une crise des ontologies, puisque les différentes visions du monde n’arrivent plus à cohabiter sereinement, en raison d’incompréhensions et de rapports de pouvoir ». (wikipedia)

(27) « Cela n’arrivait pas, ne pouvait pas arriver. Le monde n’était pas comme ça ! La créature enfreignait les règles, se trompait lourdement, avait complètement tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. « (traduction personnelle)

(28) La fiche wikipedia en anglais est bien plus complète.

(29) À traiter également dans un prochain article. Je ne peux m’empêcher de citer encore …citations de PLUMWOOD: « So who was I to deny the crocodile the food of my body? In the logic of the Heraclitean universe the food of my body, representing the body as energy– matter, never belonged to me. It always belonged to the ecosystem. Its belonging to me is a fundamental illusion in the Heraclitean universe—an illusion that is imported from the other universe. And it was this illusion from the individual justice universe I had just been grabbed out of that underlay my disbelief and outrage ».

(30) Le dernier en date:

(31) Un exemple, parmi des milliers: le poids de l’humain (anthropomasse) pèse désormais plus lourd que l’ensemble de la vie sur terre ; le poids du plastique dépasse à lui seul l’ensemble du règne animal.

(32) TINA: there is no alternative, formule martelée partout et toujours depuis la première ministre conservatrice britannique des années 80, Margaret TATCHER.

(33) Il existe de nombreuses définitions du néo-libéralisme. Il me paraît que l’approche qu’en fait BOURDIEU est particulièrement éclairante.

(34) Par exemple: https://multinationales.org/Pres-des-deux-tiers-du-CAC40-ont-battu-leurs-records-historiques-de-profits-en

(35) Peter WAGNER, Sauver le progrès, Comment rendre l’avenir à nouveau désirable, La Découverte, 2016.

(36) Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme. Actes Sud, 2019.

(37) La concurrence est à distinguer de l’émulation. A développer dans un prochain texte …

(38) http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/#identifier_10_6611

(39) A. BURLAUD, A. POPELARD, G. RZEPSKI ‘dir.). Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Éditions Amsterdam, 2021




Bande 2 kons

Les graffitis et autres tags nous en apprennent beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons. Ils sont en effet un condensé d’expressions, généralement d’expressions refoulées ou ne pouvant aisément trouver un exutoire à la hauteur de leur intensité. Certains peuvent être très artistiques mais, quelle que soit la qualité de la facture, il en est qui nous percutent de manière sensible alors que d’autres nous laisseront indifférent.

Une invective singulière

Figure dans la première catégorie une invective singulière relevée sur la route nationale 63, non loin de Liège, en Belgique. Je ne sais ce qui me frappa le plus en la voyant, en dehors du caractère inévitable de son emplacement, l’énoncé ou la situation du message, ou encore la relation entre les deux. Et voilà que me prend l’envie de décortiquer le phénomène. S’il suscite chez moi des remous un peu confus certes mais que je pressens plutôt féconds, son exploration serait peut-être susceptible de nous en apprendre quelque peu relativement à notre monde d’humains, espèce communicante par excellence.

« Bande 2 kons », peint en lettres capitales grand format, surplombe cet axe routier très fréquenté, à hauteur de deux zones commerciales bien garnies (un hypermarché, deux supermarchés, diverses moyennes surfaces spécialisées, restauration rapide, hôtel, dancing, station service, la totale). C’est d’ailleurs la passerelle piétonne reliant ces deux zones situées de part et d’autre de la nationale qui fut élue par l’auteur (1) pour y apposer son message. Précision intéressante : outre l’accès aux surfaces commerciales, l’axe est principalement parcouru par les banlieusards rejoignant le matin l’agglomération et leur emploi, et retour en fin de journée. Notons que le texte est disposé d’un seul côté, visible pour le flux quittant la banlieue. Banlieue plutôt verte et cossue d’ailleurs.

Première grille de lecture : émetteur, récepteur, média

Dans toute situation de communication (2), très classiquement, nous pouvons identifier l’émetteur, le récepteur et le média. Commençons donc notre travail de ‘décorticage’ par cette première approche.

Que nous apprend de l’émetteur une étude aussi attentive que possible du message ?

La même logique binaire que dans le post ‘Les papas papous’?
  • En premier lieu, à la base de la base, le message constitue une affirmation de son existence par l’auteur. Sans cette production, il n’existe pas, en tout cas dans la spécificité de ce message, aux yeux des récepteurs (3).
  • L’auteur prend l’initiative d’engager une relation avec ceux-ci. Son message crée une relation, qui jusque là n’existait pas. Cette démarche fondatrice prend une acuité particulière dans un contexte d’anonymat quasi-total, nous y reviendrons.
  • Il est anonyme, quasiment par définition.
  • Il est efficace et plutôt téméraire, un tel exercice d’écriture acrobatique n’étant pas à la portée de tout un chacun.
  • Il ne s’agit pas d’une adresse individuelle. Le recours au terme collectif de ‘bande’ est explicite. L’auteur se définit comme hors du troupeau, puisqu’il s’adresse à ses interlocuteurs comme à un agrégat homogène (en tout cas au regard d’un indicateur de la connerie), depuis l’extérieur de cet ensemble.
  • Il se considère comme en capacité (en droit?) de délivrer un jugement (sévère et radical) sur ses semblables, une partie d’entre eux à tout le moins.

Portons maintenant notre regard sur les récepteurs du message.

Il est d’emblée remarquable que les récepteurs, institués dans ce rôle par l’initiative de l’auteur, constituent une entité indifférenciée, homogène. On aurait pu imaginer un message de l’ordre, par exemple, de « ceux qui roulent en Mercedes … », ou « ceux qui vont bosser chaque matin … », suivi du verdict maintenant bien connu. Le récepteur, l’occupant de l’automobile circulant sur la nationale et interpellé malgré lui par le message, n’a pas la possibilité de se différencier, du moins en termes de communication (4).

Considérant les efforts qu’a dû représenter le graffitage qui nous occupe et les caractéristiques marquées de son implantation (voir plus loin), il me semble raisonnable d’estimer que l’auteur voulait s’adresser à un public-cible (homogénéisé par ses soins, ainsi que nous venons de le voir) que l’on pourrait grossièrement définir comme banlieusard, souvent économiquement à l’aise et parfois très aisé, disposant d’un emploi et d’un véhicule, occupé pour une grande majorité à se rendre au travail au moment où le message leur est signifié.

Et enfin, les pauvres récepteurs n’ont pas le choix de recevoir ou non ce message. Celui-ci leur est imposé par le positionnement de celui-ci et l’obligation (5) dans laquelle ils se trouvent d’emprunter quotidiennement cet axe routier.

L’analyse du média auquel recourt l’auteur, troisième et dernier item de cette première approche, délivre elle aussi quelques constats intéressants :

  • L’emplacement choisi est grandement efficace. Le message ne peut être ignoré, contrairement par exemple à un message qui serait peint sur le revêtement ou sur un panneau situé en bordure de route. On est loin de l’affichette de format A3 collée parmi cent autres au fond d’une rue peu fréquentée ou du texte hâtivement griffonné sur la cloison des toilettes du lycée.
  • Le graffiti, ainsi idéalement situé, s’impose, il est inévitable ; alors que le tract par exemple peut se refuser, la radio peut-être éteinte. En fait nous sommes proches ici de la situation de la publicité dans les espaces publics : elle s’impose à nous.
  • Le support et la qualité de réalisation semblent destiner le message à une existence perenne (6), contrairement à de nombreux graffitis dont la durée de vie parfois n’excède pas quelques jours. La difficulté d’accès complique la réalisation mais constitue aussi le gage d’une certaine durée d’existence vu la lourdeur de la démarche que représenterait probablement son effacement.
Monet ‘Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt’

Il me semble que cette première approche (l’analyse du triptyque émetteur / récepteur / média) nous a permis de faire apparaître, par de multiples petits traits de peinture, comme dans un tableau de Monet, une première image de la relation qui s’est créée entre l’auteur et les usagers de cette route nationale.

Je voudrais compléter celle-ci par une approche en termes d’axiomatique de la communication (7).

Que savons-nous de la relation entre l’auteur du graffiti et les récepteurs (obligés) de son message ?

Relation et communication sont indissociables. Comment établir ou entretenir une relation sans communiquer ? Comment concevoir une communication qui se situerait en-dehors de toute forme de relation ? L’axiomatique toute simple proposée par P. Watzlawick (8) dans une approche pragmatique de la communication me paraît toute indiquée pour approfondir notre compréhension de la relation qui s’est nouée autour de ce « Bande 2 kons ».

Je me propose de faire l’exercice d’appliquer à notre graffiti les cinq axiomes (9) énoncés dans cette approche. Il me faudra bien passer ici par une petite séquence didactique (10), ne pouvant supposer la connaissance de ceux-ci comme acquise par tout lecteur du présent article. Voici donc :

  1. L’impossibilité de ne pas communiquer.

On ne peut pas ne pas communiquer. Si, dans une relation (11), je m’efforce d’éviter toute communication verbale, tout mouvement, attitude, mimique susceptible de constituer un message, je communique de facto, sans que je sois en mesure de l’éviter, un (méta)message de l’ordre de « je ne veux pas communiquer ».

2. Toute communication définit la relation.

Non seulement je ne peux éviter de communiquer mais j’émets également une série d’« indices » communiquant à l’autre partie la manière dont je considère notre relation : posture (soumise, agressive, désinvolte, …), ton de la voix (obséquieux, cassant, angoissé, …), vêtements, etc.

3. Ponctuation de la séquence des faits.

Chacune des parties a tendance à considérer la séquence des événements intervenant dans la relation en termes de stimulus / réaction et sous un angle subjectif. Dans ma logique, le message que je communique est une réaction au stimulus que constitue pour moi la communication antérieure émise par l’autre partie. Pour celle-ci, à son tour, mon message constituera un stimulus auquel elle réagira par un nouvel éléments de communication

4. Distinction des modes digital et analogique.

L’activité verbale (dite ou écrite) constitue un mode de communication doté d’une logique très complexe et fine. Elle est souvent qualifiée de digitale car elle est arbitraire (il n’y a pas de relation entre le nom et la chose nommée (12)) et fonctionne sur le mode tout ou rien (1 ou 0) : le mot (‘arpenteur’ par exemple) définit un ensemble de choses nommées (les arpenteurs) à l’exclusion de toute autre (les comptables, les crapauds, les équations à deux inconnues ou les moines hindous). Dans cette mesure, ce mode de communication n’est pas le plus approprié à gestion de la relation.

Le mode analogique est constitué de tout le reste, tout ce qui est susceptible d’intervenir dans une communication à l’exclusion du verbe

5. Tout échange peut être symétrique ou complémentaire.

Dans un modèle relationnel basé sur l’égalité (au sens plutôt mathématique qu’éthique du terme), les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, qualifié de symétrique. Lorsque les comportements se complètent plutôt que de se ressembler, on parlera d’un échange complémentaire.

J’espère que le lecteur s’accroche toujours là. Je me rassure un peu en me disant qu’il a été dûment averti (voir la colonne située à gauche de ce texte).

Seconde grille de lecture

Appliquons maintenant cette seconde grille de lecture à l’objet de notre attention.

  1. Le message est présent. Mais il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas exister et cette modeste passerelle aurait continué à faire passer les piétons, sans plus. L’absence du message, néanmoins, constituait aussi une communication, même si un peu confuse. Quelque chose comme (vu du point de vue de l’auteur) « Je n’ai rien à vous dire », voire pire peut-être « Vous n’êtes pas une bande de cons ». Il semblerait que cette communication ait été insupportable pour l’auteur vu la détermination dont il a fait preuve pour dérouler sa prose dans ces conditions.

2. En empoignant pinceau et pot de peinture, l’auteur instaure une différence dans une communauté jusque là indistincte. Pour reprendre la terminologie dont nous avons usé dans la première partie de cette étude, il se pose dans le rôle d’émetteur et institue en tant que récepteur le flot des conducteurs défilant sous sa bannière. Première définition de la relation (13). En nous attachant maintenant au contenu du message, nous voyons apparaître de nouveaux éléments de définition de celle-ci. Le texte en effet fait apparaître que l’auteur définit un rapport où il s’arroge le droit de

  • considérer le(s) récepteur(s) comme un troupeau (voir ci-dessus)
  • porter sur ce collectif un jugement (voir ci-dessus)
  • celui-ci étant particulièrement dépréciateur (14).

3. La séquence de communication soumise ici à notre examen critique est réduite au minimum par le format (graffiti) adopté par l’auteur. Nous pouvons néanmoins y distinguer deux points de vue dans la séquence :

  • ils défilent (comme des cons), dès lors j’écris mon message [l’auteur]
  • il écrit, dès lors … rien [les usagers de la RN – dans l’impossibilité radicale d’apporter une réaction].

Nous reprendrons au point 5 ci-dessous ce déséquilibre.

4. Au niveau digital, le message est extrêmement simple : trois mots, une apostrophe d’où une syntaxe minimaliste. Nous noterons la brutalité des deux substantifs composant l’énoncé :

  • « bande » : niant les individualités en les réduisant à la dimension de membre du troupeau
  • « con » : qualification méprisante, dépréciatrice.

Nous ne pouvons ignorer l’orthographe particulière adoptée par l’auteur pour deux termes (sur trois!):

  • de : écrit ‘2’
  • cons : écrit ‘kons’.

Nous y reviendrons plus loin, dans le cours des développements qui suivront l’étude formelle du message.

Sur le plan analogique, nous pouvons d’abord relever l’usage d’une police de caractère très rectiligne, tranchante, ainsi que le recours à la couleur rouge (utilisée en signalisation routière, donc dans un contexte identique, pour des avertissements impérieux ou des interdictions). Ces deux éléments ajoutant un supplément de violence au versant digital du message (ci-dessus).

Le contexte constitue également un élément de communication analogique (voir aussi ci-dessus les éléments d’analyse du média), en particulier le caractère inévitable du graffiti qui communique: « je vous impose cette sentence ».

5. Cette observation nous amène directement à relever le caractère déséquilibré et donc complémentaire de l’échange. D’un côté l’auteur imposant un jugement péremptoire. De l’autre les usagers de la nationale placés dans l’impossibilité radicale (15) de se manifester de quelque manière que ce soit (16) par leurs choix antérieurs (trouver un boulot, s’y rendre en voiture, etc).

Les deux parties se trouvent coincées dans un échange complémentaire rigide, dont nous percevons de plus en plus la violence :

  • je vous vois comme une bande de cons, et je vous le dis
  • (je) nous nous soumettons de facto à ce brocard et à l’autorité prise par l’auteur, soit avec mépris (mais dans l’impossibilité de le faire savoir, ni à l’auteur ni même à nos co-victimes (17)), soit en l’acceptant bon gré mal gré, soit en l’ignorant (mais il faut être très fort … ou très concentré sur son ordiphone).

Nous constatons dès lors que le jugement évoqué ci-dessus n’est pas seulement péremptoire, il est également sans appel.

En recourant à ces deux grilles de lecture, il me semble que nous avons pu, par petites touches, élargir le tableau autour de la situation de communication de départ. Dans cette démarche j’ai tenté de conserver une certaine rigueur d’interprétation. Plusieurs développements me paraissent possibles au départ du matériau ainsi rassemblé. Et là je pense que je vais un peu plus me laisser aller …

Anti-pub ou pub … ?
source: La Tribune de Lyon

Une telle appropriation brutale de la visibilité dans l’espace public ne peut avoir pour modèle que la publicité. La publicité qui de plus en plus envahit la totalité de l’espace public (18). D’ailleurs l’environnement immédiat du graffiti en est rempli. Avec un hypermarché, deux supermarchés, un bowling, divers supermarchés spécialisés (bricolage, etc), de nombreux restaurants, le lieu est même une véritable pépinière. A de nombreux égards, le dispositif publicitaire est analogue à celui adopté par l’auteur du message étudié : énoncé simple et percutant, aisément lisible en passant en voiture, positionné directement sur l’axe routier, etc. Notre message et le dispositif publicitaire se rapprochent également quant au ‘lieu d’où ils parlent’. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire en effet à une assertion qui nous explique ce que nous devrions être (moins con, quoi que cela puisse signifier, en l’occurrence mais cela peut aussi être : mieux rasé avec la crème x, meilleur parent – en cuisinant pour mes enfants les pâtes y, plus cool – avec les vacances z, etc, ad libitum).

Et pourtant n’importe qui est capable d’identifier le message que nous étudions comme n’étant pas une pub. Les moyens mis en œuvre, en effet, d’évidence diffèrent amplement tandis que l’énoncé ne se caractérise pas vraiment pas son caractère racoleur (19).

Notre message flirte donc avec les limites de l’exercice publicitaire. Il en épouse le caractère efficace mais ne vise nullement l’agrément, encore moins l’acte d’achat. Dans cette mesure il porte peut-être une contestation de la toute puissance publicitaire absorbée jour après jour par ces mêmes automobilistes.

D-formation langagière

Nous avons noté, un peu plus haut, la transformation du ‘de’ (devenu ‘2’, à peu près équivalent au niveau sonore) et du ‘c’ de ‘cons’, remplacé par un ‘k’, à laquelle s’ajoute l’écriture en miroir du ‘2’ en question. Ces altérations ne modifient en rien la sémantique du message, ne nuisent nullement à sa compréhension, mais elles ne peuvent être ignorées. Il n’y a pas de hasard ou de fantaisie ici. Ces deux modifications introduisent à mon sens – par la distance prise avec l’orthographe et par une certaine familiarité dans le procédé – un méta-message de l’ordre de : « cet énoncé n’est pas à prendre comme du langage ordinaire ». L’auteur du graffiti prendrait-il soin de signaler au(x) récepteur(s) que son apostrophe n’est pas à considérer comme une insulte, ce qu’elle serait inévitablement dans une communication ordinaire ?

Vitupération vs anesthésie

Si nous ne sommes pas dans un échange ordinaire, peut-être sommes nous dans un autre mode de communication, de l’ordre du pamphlet. Pamphlet réduit au strict minimum certes, vitupération un peu vaine, peut-être, mais prise de position claire et affichée en tout cas, au milieu d’un univers auto / boulot / conso bloqué depuis des lustres en mode ‘répétition automatique’, liturgie partagée d’une population anesthésiée.

Michel Foucault, à une époque où l’expression publique de la pensée était sans doute moins frileuse et moins contrainte qu’aujourd’hui, intitulait son dernier cours au Collège de France (20) « Le Courage de la Vérité ». Ne tombons pas ici dans le piège d’une discussion mesquine des notions de ‘courage’ et de ‘vérité’ relativement à l’apostrophe qui nous occupe. Certes un écrit anonyme ne parait pas trop exemplatif du premier terme et la vérité de l’assertion qui nous occupe serait très difficilement établie. Mais, quelle importance ? Et qui sommes-nous pour porter un jugement ?

L’auteur, un jour, s’est levé et a affirmé sa pensée, c’est cela qui est digne de notre attention. Dans un univers dominé par le consensus mou, où règne un moralisme petit-bourgeois imprégné d’une méchante indigestion de slogans soixante-huitards, érigeant en règle ultime la relativisation de toute opinion, de toute valeur, dans une daube insipide. A défaut de quoi il nous faudrait, ô horreur, réfléchir par nous-même, prendre et tenir des positions, que nous discuterions pied à pied. Dans ce nauséeux brouillard que constitue l’arrière-plan conceptuel et éthique de notre époque, et de ce qu’il est convenu d’appeler ‘démocratie’, il/elle s’est levé(e). Peut-être s’agit-il de la seule observation qu’il faille retenir de cet article volumineux. Et ce mouvement, cette actualisation de la puissance (21) de l’individu, l’aura changé(e), aura radicalement modifié sa position dans le monde.

Le doigt montrant la lune

« Lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt » dit le dicton. Et si le message étudié était le doigt qui nous montre la lune ? Vers quoi donc pointe le doigt ? Vers un ensemble de phénomènes qui peut être considéré comme la quintessence d’un échantillon ce que notre monde fait de mieux.

Expérience des Français avec le burnout – source: Statista

Des flots de véhicules occupés à saper jour après jour le fragile équilibre du seul éco-système dans lequel les êtres humains sont capables de survivre, chaque matin, chaque soir. Emportant leur lot de fatigue, stress, ambitions, dégoût de soi et/ou des autres, craintes du lendemain ou du petit chef mesquin et autres affects plus ou moins tristes. Vers des boulots très bien, peu, ou très mal rémunérés mais qui à coup sûr dévorent l’existence de nombre d’entre eux (22), pour une finalité souvent loin d’être individuellement ou collectivement désirable, voire même perceptible (23).

Des banlieues, ici vertes, privilégiées, dortoirs plus ou moins luxueux conçus pour abriter les fonctions reproductrices de l’existence, en toute ségrégation sociale, d’où chaque matin le travailleur se projette dans un auto / boulot / dodo enduré à grands renforts de chimie (24).

Quelques dizaines d’hectares (anciennement pâtures, à l’époque où les animaux se nourrissaient sur ce magnifique dispositif transformant naturellement la lumière solaire en lait ou en steaks) où béton et goudron se font concurrence pour éliminer tout ce qui pourrait ressembler à une vie organique. Couvert de bâtiments industrialo-commerciaux hideux, standardisés, normés, grands consommateurs de ressources pour leur fabrication, leur éclairage, leur refroidissement ou réchauffement, soigneusement camouflés derrière logos, marques et slogans écœurants, insultant toute forme de beauté de leurs couleurs criardes. A l’intérieur desquels, dans une opulence sordide, sous des éclairages hypocrites, s’accumulent des montagnes de biens frelatés préparés à l’autre bout de la planète, rendus insupportablement désirables à grands coups de pubs débilitantes, entre lesquels se croisent sans se voir des zombies décérébrés agripés à des chariots surdimensionnés. Tentant vainement d’apporter une réponse à cette question sans cesse renouvelée, perchée au sommet de nos interrogations existentielles : « avoir ou ne pas avoir ?… ».

Last but not least, l’enfermement de chaque individu dans sa bulle motorisée, dans l’incapacité radicale de communiquer avec ses alter ego circulant à quelques mètres, devant, derrière, troupeau bien dressé reprenant chaque matin le chemin de l’abattoir, sans même qu’il ne soit nécessaire au chien de pincer quelques jarrets ou au berger de lancer ses appels stridulents. Sur le bitume de la nationale, c’est la métaphore de notre non-vivre ensemble, de notre sur-vivre, qui défile sinistrement sous les fourches caudines du cruel graffiti, chacun connecté sans contact, virtualisé.

Quel est donc le sage qui, en écrivant ce message, a si durement pointé du doigt les souffrances de son frère humain, se soumettant à la torture en même tant qu’il détruit autour de lui la vie ? Un graffiti explosant nos mythes, les histoires que nous nous racontons pour éviter de voir que nous sommes aujourd’hui à genoux.

Postface : 4500 !
Quatre mille cinq cent mots pour en commenter trois ! Non il ne s’agissait pas de triompher dans je ne sais quel pari idiot lancé au comptoir du bar du village. Pas plus que de satisfaire une quelconque manie d’intellectuel excessivement porté sur le verbiage. Ce qui est tenté ici, c’est le dépassement du rire gêné, empreint d’un malaise certain, que suscite généralement la photo en tête d’article. C’est ce rire gêné qui m’a décidé à tenter l’exercice, tant il m’a paru constituer l’indice d’un non-dit partagé, piste idéale pour en apprendre plus sur nous et notre vivre ensemble. Un effort pour lever le couvercle recouvrant nos esprits, lourdement maintenu en place par les gros cailloux du confor(t)-misme posés dessus.

__________

(1) Pour la facilité de la lecture, tout autant que de l’écriture, j’évoque l’auteur du message en recourant au masculin singulier. Ceci ne préjuge en rien du fait que l’ouvrage est éventuellement collectif et peut être le fait d’une ou de plusieurs femmes.

(2) Vaste sujet que la communication, des sophistes de l’antiquité grecque à Noam Chomsky, en passant par Gregory Bateson , Ferdinand de Saussure ou Michel Foucault. A commencer par la définition du terme, loin de faire unanimité. Ayant en tête plusieurs projets d’articles dans ce champ d’analyse, j’y reviendrai donc certainement plus tard, me dispensant dès lors de discuter le concept aujourd’hui. Et hop, esquivé ! A ce stade, je me permets d’utiliser le terme ‘communication’ tant comme terme générique (la communication) que dans le sens spécifique (cette communication-ci), le contexte étant suffisant à distinguer les deux usages du terme.

(3) Contrairement à la convention stipulée – à propos de l’auteur du message – en note (1) ci-dessus, j’opte ici pour le pluriel puisque aucun récepteur ne peut être individuellement identifié et que le message, de par son implantation, ne peut manquer d’être perçu par un grand nombre de personnes. Comme dans la note (1), je recours par facilité (shame on me!) au masculin tout en sachant pertinemment que le public concerné est bien évidemment composé d’individus du genre féminin comme du genre masculin (et autres si l’on veut).

(4) Il est évident qu’il en a par contre la possibilité ‘in petto’ ou en s’adressant à son ou ses co-voitureur(s) éventuel(s), mais nous sortons de la structure de communication mise en place par l’auteur.

(5) Il reste vrai bien souvent qu’une marge de choix étroite aujourd’hui résulte de choix posés (consciemment ou non) antérieurement.

(6) Question à suivre évidemment. Au moment où s’écrit ce texte, le message étudié est en place depuis deux années au moins.

(7) Développée au départ des travaux de l’école de Palo Alto, croisant – dès les années soixante – des approches cybernétique, anthropologique et psychiatrique de la communication.

(8) Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(9) Terme à comprendre ici comme « élément d’une axiomatique ». ·

(10) Cette très brève présentation de l’axiomatique de Palo Alto est à considérer comme minimaliste. Pour une compréhension plus fine de celle-ci, le présent blog ne me paraissant pas avoir vocation à ce type de présentation, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage cité en note (8) ci-dessus.

(11) Je recours ici au terme de relation dans son acception la plus ordinaire de rapport, liaison entre deux individus ou groupes d’individus (et non tel qu’il a été défini par tel ou tel autre système philosophique).

(13) Notons qu’une telle définition de la relation se caractérise par sa rigidité puisque le conducteur est dans l’incapacité pratique d’y répondre et donc éventuellement d’apporter sa réponse à la définition de la relation (voir le point 5 de la même liste).

(14) Voir ici et ici. Il semblerait que le terme devenu insulte, désignant originellement le sexe féminin, se réfère à celui-ci comme symbole de l’impuissance et de la passivité. Voir plus loin dans le texte de cet article le développement auquel je me livre sur cet aspect.

(15) Une « impotentia multitudinis » en quelque sorte, comme en miroir au concept spinoziste de « potentia multitudinis ».

16) Quoi que … ?! On pourrait très bien imaginer un commando rassemblé sur une page Facebook ou un hashtag sur Twitter (#Bande2konsToimeme), prenant d’assaut la passerelle lors d’une nuit de pleine lune et éliminant le message, voire le remplaçant par un autre, ce qui nous enverrait directement dans une séquence symétrique. Mais un tel développement, hautement intéressant, n’a pas (encore) eu lieu.

(17) Point crucial dans notre avancée : les bulles qui empêchent les individus de communiquer entre eux constituent le ‘détail’ qui rend la situation si dure

(18) L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Vivant dans un territoire ‘zéro pub’ (parc national), il se trouve littéralement agressé par les écrans publicitaires une fois que lui prend l’idée saugrenue de s’éloigner de son arbre.

(19) Si la pub constitue bien souvent un condensé écœurant de nos consensus, elle ne se refuse pas de temps à autre une petite incursion (toute aussi révélatrice des normes d’ailleurs) du côté des interdits. Le délicieux petit frisson provoqué par ceux-ci fait vendre, les indignations des réseaux sociaux (leur grande spécialité!) assurent la renommée (un ‘bad buzz’ c’est du ‘buzz’ quand même).

(20) Il décèdera quelques mois plus tard.

(21) Au sens où l’entend Baruch Spinoza.

(22) Le phénomène du burnout comme indice, ou le suicide.

(23) Le concept ‘bullshit jobs’ du sociologue britannique David Graeber traduit en français par ‘boulots à la con’ (tiens donc, qui revoilà!) ou plus littéralement ‘boulots de merde’, définis par celui-ci comme un emploi dont le salarié lui-même ne perçoit pas l’utilité (40% des salariés selon Graeber, un français sur cinq selon ‘Le Figaro’, ce qui représente encore beaucoup de monde !).

(24) Les chiffres impressionnants de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs comme indicateurs:




Apocalypse (suite et fin)

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, cet article assez copieux a été divisé en deux parties. Dans une première partie nous avons confirmé que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus de la catastrophe est bien en cours. Après avoir réglé le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition, nous avons vu comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous avons enfin constaté l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, ainsi que les limites de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans cette seconde partie, nous nous demandons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller.

Nous voilà repartis dans un exercice de décodage. Parce qu’il faut bien user d’un vocabulaire pour initier la réflexion, j’ai privilégié jusqu’ici le terme de ‘catastrophe’, sans trop creuser la question. Mais les mots sont importants, aussi allons-nous vérifier la validité de ce choix.

Mettre des mots sur nos maux

Deux connotations sémantiques du vocable paraissent intéressantes là où nous en sommes. La neutralité d’abord, quant à l’origine, aux causes (1). Plus ou moins irréparable ou irréversible, ensuite. On ne se situe pas dans le même champs sémantique que le terme de ‘crise’, lequel suppose le caractère temporaire de la situation.

Le terme de ‘glissement’ (ou peut-être ‘délitement’) pourrait rendre compte d’une relative lenteur. On ne se réveille pas chaque matin dans un monde complètement différent de celui dans lequel on s’est endormi la veille, et pourtant tout change chaque jour. Si l’on regarde en arrière à l’échelle de 5 ou 10 ans disons, on est frappé par le nombre de changements radicaux intervenus, dont certains étaient difficilement imaginables à l’époque. Le glissement, qui plus est, parfois s’interrompt. Intervient alors un épisode éventuellement accompagné d’une certaine restructuration ou de réajustements, avant que le mouvement ne reprenne. Un phénomène d’éboulement ‘en escalier’, par étapes.

Il fallait un mot, en voici deux. ‘Catastrophe glissée’ alors ? Ou ‘glissement catastrophique’ ? Notons aussi le vocable de ‘catastrophe lente’ auquel recourt M. PUECH. Restons en là, évitons de nous perdre dans les discussions byzantines.

Une première exploration de ces quelques termes a déjà permis la mise en lumière de quelques enjeux et de constater la nécessité de se faire du phénomène une image aussi lucide que possible. Il me faut ici abattre sur la table mes cartes: mon souci est d’éviter le terme de ‘collapse’, tellement pratique , d’accord, et de plus en plus connu et reconnu, mais qui véhicule un implicite problématique, dans lequel nous allons de ce pas quelque peu fouiller.

Collapso = collabo ?

Un sous-titre outrancier ? Certes, j’assume. Une petite provocation de temps à autre évite le relâchement de l’attention et la présente ‘disputaison’ promet d’être longue encore. Mais aussi parce qu’il me semble qu’ici il serait opportun que l’arbitre donne un bon coup de sifflet et sorte le carton rouge. Hélas, ou non, point d’arbitre. Et si le concept a fait l’objet de nombreuses analyses critiques éclairantes (2) depuis qu’il a été introduit auprès du grand public francophone en 2015, alors qu’il était déjà pratiqué depuis un moment déjà par un certain nombre d’auteurs anglophones, en particulier depuis les travaux de Jared DIAMOND, il reste néanmoins ‘le’ terme incontesté des médias grand public et la garantie d’une vente assurée pour les ouvrages traitant le sujet, usité et mouliné dans divers milieux politiques et enfin accueilli avec intérêt par le monde des grandes entreprises (3).

Le caractère hautement suspect d’une telle hétérogénéité unanime donne furieusement envie de discuter l’indiscuté. Limitons-nous ici à considérer la portée du terme au regard de deux aspects apparaissant fondamentaux dans le dénonciation de ce qu’il faudra bien se décider à considérer comme une forfaiture. Les deux prémisses du discours collapso, quels que soient les auteurs sont les suivantes : un, nous serons tous impactés et deux, nous sommes tous responsables. En ce sens ils rejoignent le message véhiculé par le terme associé d’‘anthropocène’ (4), mais aussi le discours des pompiers Colibris (tout en aboutissant néanmoins à des perspectives sensiblement différentes de ceux-ci d’ailleurs). Examinons de plus près ces deux propositions.

Tous sur le même bateau
Vitrail (détail) – église Saint Étienne du Mont (Paris) – https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Jebulon

La substance du premier message est la suivante « nous sommes tous sur le même bateau ». Celui-ci, on l’imagine, peut-être celui qui nous porte d’une rive à l’autre (du monde d’avant au monde d’après, on a déjà connu ça !), ou la métaphore de notre société (qui avance, on le notera, sans trop savoir dans quelle direction certes, mais elle avance), ou encore, tiens oui, l’arche de Noé, qui va sauver de la catastrophe l’essentiel de la vie terrestre. C’est beau, c’est poétique, quasiment archétypal. Il nous faut néanmoins contredire formellement : non nous ne naviguons pas à bord du même navire. Ou plutôt : si nous devons partager la même destinée, parce que aujourd’hui (ni demain d’ailleurs) nous n’avons pas le choix de développer une existence ailleurs que sur une planète globalement impactée, nous ne la vivrons pas tous pareillement.

Embarqués sur le même vaisseau nous ne devons pas nous attendre à partager pour autant un sort identique. Un certain nombre d’entre nous s’active au pilotage de l’esquif, décide des directions à prendre, des icebergs à contourner ou non, porte de beaux uniformes, loge dans de luxueuses cabines climatisées et déguste le homard à la table des officiers. D’autres, plus nombreux, s’agitent à quelques tâches (dont on mesure difficilement l’utilité parfois) sur les ponts supérieurs mais passent le plus clair de leur temps à attendre l’heure de l’apéro étendus sur des chaises longues. Tandis que la grande masse, elle, se trouve coincée en soute (l’ascenseur social doit être en panne une fois de plus) sans voir la lumière du jour, à faire fonctionner une machinerie graisseuse et puante, à s’entasser pour dormir et à manger les restes de ceux d’en haut. A ces quelques nuances près, nous pouvons nous rejoindre, nous sommes embarqués à bord du même bateau.

De l’idée de solidarité induite par le partage du navire de la métaphore, on constate toutefois qu’il ne reste pas grand-chose (5). Un certain nombre d’indications nous laissent même penser que les mieux lotis projettent de quitter le navire en laissant se débrouiller les blaireaux des étages inférieurs, s’étant assurés d’un accès privilégié aux canots de sauvetage voire, pour les mieux dotés, ayant organisé un rendez-vous en mer avec leur yacht privé ou de se faire débarquer sur une île privée exclusive (6). Et sans attendre ce qui se passera demain, il n’est que de regarder comment aujourd’hui les prémisses de la catastrophe les voient s’accrocher plus encore à leurs biens et privilèges, mettre en place les coercitions qui assureront la pérennité de ceux-ci, endormir les soutards avec des histoires de princesse, criant haut et fort qu’ils ont la situation bien en main, soyez rassurés braves gens, tout en brouillant les signaux qui pourraient susciter quelque émoi là en-bas. Notamment en diffusant cette métaphore indue d’ailleurs.

Tout comme il est dangereux de confier le bouton déclenchant le feu nucléaire à quelqu’un qui croit en la vie éternelle, il est imprudent de laisser les commandes du navire à ceux qui ont déjà préparé leur accès exclusif aux canots de sauvetage.

Mais si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, ne partageons-nous pas tous néanmoins à un titre équivalent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Tous coupables (et plus encore les ‘fucking boomers’).

A peine trois siècles d’orgie énergétique et autres, occidentale d’abord, nettement plus partagée ensuite, nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. On en a bien profité. « On  » ? Nos aïeux les plus récents et nous-mêmes serions-nous tou(te)s au même titre coupables, ayant tou(te)s batifolé dans la même consommation heureuse ?

A titre personnel déjà, il ne m’est pas possible d’accepter le verdict. J’avais à peine plus de vingt ans lorsque la lecture de René DUMONT (7), une révélation, m’a vacciné contre la maladie des trente glorieuses. Cette inspiration (bien d’autres ensuite ont pris le relai) m’a guidé jusqu’aujourd’hui, en permanence à contre-courant, même s’il reste vrai que à peu près personne à cette époque n’échappait vraiment à la folie consommatrice qui se mettait en place (8). Au quotidien, tous effectivement, nous avons peu ou prou participé à la gabegie. Après des années de guerre puis de reconstruction, de multiples privations et souffrances, tous les verrous traditionnels sautaient. Celles et ceux nés dans les années qui ont directement suivi la fin du conflit ont dès leur plus jeune âge baigné dans cette culture de consommation, et donc en percevaient difficilement les contours et surtout les limites. Le modèle de la consommation de masse et sans limites était né. Nous en sommes toujours là. Notre mode de vie aujourd’hui, quoi qu’on puisse aimer se donner à penser, perpétue le même modèle, à peine aménagé en surface.

‘Les vieux fourneaux’ de W. LUPANO et P. CAUUET

Comment peut-on reprocher aux ‘boomers’ de n’avoir rien tenté dans les années soixante ou soixante-dix ? Si effectivement quelques rares scientifiques ou activistes déjà lançaient l’alerte (on ne les appelait pas encore comme cela d’ailleurs), ils étaient très peu nombreux, mal (ou pas du tout) relayés voire ridiculisés par les médias. Mais en 2021, alors qu’il est devenu difficile de passer une journée sans se trouver exposé au mot collapse, à une conversation de couloir sur le changement climatique ou au xème reportage à la télé sur la fonte de la banquise, l’écrasante majorité de celles et ceux que je vois vivre autour de moi, jeunes générations comprises, n’apporte à ses comportements aucun changement drastique (ah si, pardon, aujourd’hui on trie ses déchets, on utilise des sacs en papier, on refait l’isolation de la maison pour 1 euro et on pense sérieusement à compenser les vacances en avion cette année) et cède avec le même plaisir douteux aux sirènes de la consommation. Une consommation de plus en plus cheap sans doute (9) pour nombre d’entre eux, mais une consommation quand même, avec la gabegie de ressources qui l’accompagne.

Si je semble prendre ainsi la défense de mes contemporains, alors que j’ai passé des décennies à les affronter, douloureusement parfois, sur ces terrains, ce n’est pas du fait de je ne sais quelle solidarité générationnelle intempestive, que nenni. La culpabilisation des ‘boomers’ s’inscrit dans une culture de la faute relativement aux pratiques qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui, approche qui constitue à mon sens une lourde erreur de perspective. Hier et aujourd’hui, jeunes et anciens, tous nous avons, à divers égards, une responsabilité dans la genèse de la catastrophe. Mais nous ne sommes pas pour autant coupables du monde dans lequel la majorité des populations occidentales a vécu les dernières décennies, l’accusé est ailleurs … Avant d’aller le chercher, quittons brièvement l’histoire contemporaine pour la géo.

Aujourd’hui la consommation énergétique d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle d’un Français
Consommation mondiale d’énergie (Source: Wikicommons – Bl4ck.c47)

Les trente glorieuses n’ont pas été une fête pour tout le monde, loin s’en faut. Une bonne part de l’humanité en effet n’est en rien concernée par les allégations de gaspillage irresponsable que nous venons de traiter. Aujourd’hui encore la consommation énergétique annuelle d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle du Français, qui elle-même se situe à la moitié du niveau de l’Etats-Unien moyen. Et si la Chine, depuis quelques années, a pris la tête du classement des émissions de CO2 par pays, c’est moins pour rencontrer une demande intérieure (croissante néanmoins) que pour extraire, transformer, produire (et donc consommer minerais et énergie) à notre place.

La belle bâtisse de terre séchée de mes amis du Haut-Atlas (10), pourtant plutôt bien dotés dans le village, ne dispose d’aucun dispositif de chauffage (à 1700 mètres d’altitude, même à cette latitude, la neige et le gel ne sont pas rares durant l’hiver), la cuisine se fait grâce aux quelques fagots ramassés dans la montagne, la cuisinière témoignant à ce faire d’un art de l’économie carrément impressionnant, les déplacement de longue distance se font uniquement au moyen de transports collectifs (sur courte distance on ira ‘pedibus cum jambis’ ou sur l’âne ou la mule), la plupart des aliments consommés auront parcouru en tout et pour tout la distance du champs situé un peu plus bas dans la vallée à la cuisine. Difficile dans ces conditions de considérer que leur responsabilité vaut la mienne. Surtout après avoir fait pour les rejoindre la distance en avion !

Si on ne peut se plaindre ni des ‘boomers’ ni d’une bonne moitié de l’humanité qui n’a pas eu et n’a toujours pas les moyens de déconner autant que nous, on s’adresse à qui alors ? Un petit détour lexical, une fois de plus, devrait nous mettre sur la piste …

Anthropocène

La même culture de la responsabilité humaine universelle et indéterminée sous-tend le recours au terme ‘anthropocène’ pour désigner la période dans laquelle nous sommes entrés, celle où la biosphère se trouve principalement déterminée à tous les niveaux (atmosphère, hydrosphère, litosphère) par l’activité humaine. En ce sens le terme lui non plus n’est sans doute pas anodin. Raison pour laquelle il m’apparaît pertinent de le traiter ici en parallèle au vocable ‘collapsologie’.

La culpabilisation, cela fonctionne plutôt bien. Si nous avons péché, il nous faut nous repentir. Et surtout pas remettre à plat l’histoire et rechercher quels sont les facteurs déterminants des folies exponentielles de l’époque. C’est une telle démarche pourtant qui a amené certains analystes à proposer le néologisme alternatif de ‘capitalocène’ (11). On peut voir en effet que l’influence croissante de l’activité humaine sur les éco-systèmes, outre le poids de la croissance démographique (12), est directement liée à l’avènement puis au développement d’un capitalisme thermo-industriel couplé à un système politique qui dénie aux citoyens la capacité à s’organiser collectivement pour remettre en cause celui-ci. Porter le regard sur l’anthropos d’un côté ou sur le capital de l’autre détermine évidemment une lecture toute autre de l’histoire, suggérant, quant aux mesures susceptibles de nous sauver de là, des pistes bien différentes.

faux (res-)semblants: granite et fayard

En termes d’économie politique l’analyse me paraît pertinente et dans cette mesure j’y souscris.

Anthropologiquement et/ou ontologiquement elle me paraît gravement méconnaître ce que l’on pourrait décrire comme une tendance à la démesure (hubris) caractéristique de notre espèce, dans ses versions les plus récentes (à l’échelle géologique) du moins. . Icare ignorait tout du capitalisme et du libéralisme, il connaissait la démesure. Ce que certains aujourd’hui, dans une approche plutôt étroite et mécaniste, appellent le ‘bug humain’ prête à discussion mais ne peut être ignoré lorsque l’on s’interroge sur notre destin en cette époque charnière. J’aimerais pouvoir en traiter dans un prochain article.

Tous responsables alors ?

Nous avons vu les limites, dans le temps et dans l’espace, d’un énoncé en termes de responsabilité individuelle. Mais, au-delà de ce constat, rappelons-nous que, fondamentalement, responsable n’est pas coupable. La responsabilité suppose la reconnaissance des actes posés (ou non posés), implique éventuellement la notion de réparation, mais exclut la faute, définie comme « acte ou omission constituant un manquement, intentionnel ou non, à une obligation contractuelle, à une prescription légale ou au devoir de ne causer aucun dommage à autrui.

Mon opinion est qu’il n’y a pas faute personnelle dans la mesure où nos choix individuels s’inscrivent dans un collectif qui développe règles, structures et discours aux fins d’orienter les choix individuels dans le sens qui lui convient. Sur cette planète nous ne sommes pas sept milliards d’individus vivant chacun sur sa petite île autonome, usant des pratiques de leur choix. Et depuis deux ou trois siècles nos choix individuels sont de plus en plus fortement orientés par les stratégies en constante évolution développées par le modèle économique dominant, que l’on pourrait désigner par le terme de capitalisme, qui s’est dans un premier temps mis en place en occident avant de gagner la totalité de la planète. Donc, oui, chacun de nous a brûlé dans sa vie un gros paquet de pétrole. Mais si la voiture individuelle, par exemple, s’est imposée depuis le milieu du XXème siècle, c’est en bonne part grâce à l’aménagement du territoire dans lequel se redéployait après guerre le système économique, éloignant les gens de leur lieu de travail, des commerces, de leurs relation sociales. Au point de rendre la voiture de facto indispensable. De quelle faute pourrions-nous accuser celui ou celle qui tous les jours ébranle une bonne tonne de ferraille puante aux fins de déplacer quatre vingt kilos de tissus organiques ? Partout l’épicier du coin, la quincaillerie ou la boulangerie du quartier ont disparu. Il faut faire 20 ou 30 kilomètres pour rejoindre le boulot. Plus d’école au village, elle a déménagé au bourg. Les transports en commun, à l’exception des agglomérations urbaines, ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur des enjeux ou ne sont conçus que comme substituts à la voiture pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de la financer (13) .

Le camion comme détournement: voir l’article ‘Les camions’

Il ne reste que la voiture individuelle pour rejoindre le taf ou le méga centre commercial situé en périphérie. Sans compter que l’heureux propriétaire dudit véhicule aura le privilège de dépenser chaque année 4300 euros (de l’ordre de 20% du revenu médian d’un ménage) pour financer le carrosse hélas nécessaire malgré lui. La voiture électrique est destinée à ne modifier en rien cette situation. Autre exemple. Si nous nous transformons une fois par semaine en larves cupides accrochées à un gigantesque chariot de courses, le cerveau juste capable encore de déclencher le réflexe d’achat au passage devant le produit qui aura défilé des dizaines de fois sur l’un ou l’autre écran croisés durant la journée, n’est-ce pas in fine parce que (14) la rémunération du capital exige une croissance sans limite de la consommation ?

Tant collapsologues que tenants simplistes du vocable d’anthropocène se trompent de cible lorsqu’ils mettent l’accent sur l’individu. Et dans la mesure où nous acceptons, voire intériorisons, ce discours, nous nous privons des moyens de comprendre les processus en cours et d’agir utilement là où c’est encore possible.

Apocalypse et catharsis

Last but not least, le récit collapso suscite un malaise qui dépasse encore les considérations ci-dessus. Ces prophètes et leurs disciples paraissent en effet témoigner d’une attirance douteuse pour l’apocalypse, au sens biblique du terme. Au point d’y suspendre les guirlandes lumineuses d’un ‘happy collapse’.

Il nous est extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’imaginer que le monde persiste après notre mort. D’où sans doute cette tendance universelle à anticiper une fin généralisée. Il s’agit d’une faiblesse narcissique banale, mais acceptons-nous vraiment d’y céder au point de laisser celle-ci piloter nos choix ? Un cran plus loin. Ces fantasmes de fin du monde ne sont-ils pas teintés d’un zeste d’eschatologie ? Les meilleurs, ceux qui ont cru à la révélation et se sont préparés survivront. Tandis que disparaîtront incrédules et obstinés de la croissance. Nous ne sommes pas bien loin du jugement dernier là. Passons un cran plus loin encore. Le monde d’après le collapse ainsi fantasmé apparaît pur, débarrassé des scories accumulées par l’humanité siècle après siècle. Le collapse serait alors l’épuration, la catharsis, dont émergerait une humanité neuve et brillante, débarrassée (on se demande bien comment) de ses tares anciennes.

On a tous droit aux fantasmes mais il nous faut reconnaître qu’ils sont ici bien mal placés et polluent grandement un concept dont nous avons pu constater les limites et effets pervers.

En guise de non-conclusion

On s’interdira ici de conclure évidemment, c’est sans aucun doute prématuré, alors que nous tentons bravement de tenir la tête hors de l’eau. De l’exercice auquel nous nous sommes livrés retenons peut-être quelques ‘leçons’ provisoires.

• Inspirés peut-être par le roman fantastique (15) ou par l’une ou l’autre de nos faiblesses endémiques, nous sommes suspendus dans l’attente d’une grande implosion! perte de notre avenir projeté, perte de sens (matérialisme, croissance). Le mythe dominant part en vrilles avec la perspective d’une involution plutôt que d’évolution.

• Nous avons éprouvé la puissance du mythe partagé, chaque jour renforcé par la propagande (16). Même la prise de conscience ne suffit pas (dissonance cognitive). Reconstruire collectivement un autre discours sur l’homme, sur nous, nos limites et nos appétits, notre intégration dans le bios, notre vivre ensemble et notre sacré. Le chantier du nouveau récit est en cours. Nous avons repéré quelques unes des images employées et éléments de langage auquel il recourt.

• Il n’y aura pas une chute brutale suivie d’un lendemain qui chante mais une lente glissade, par à coups suivis sans doute de nombreux matins sombres . Et aujourd’hui nous sommes déjà dans ce processus.

• Le discours dominant sur la catastrophe (collapsologie, anthropocène, individuation et culpabilisation à tout crin) suscite la stupeur plutôt que de mobiliser nos forces, nous dépossède de notre vie aujourd’hui et nous évite de voir quels sont les pouvoirs à l’œuvre.

• La dégradation, suivant une progression exponentielle, des conditions de l’existence humaine (et autres) sur notre planète radicalise les pouvoirs en place et rigidifie le système social. Mais réduit également jour après jour le champs des choix possibles, des décisions à prendre et de la manière dont elles seront prises, le pouvoir se réduisant de plus en plus à des cénacles restreints, non-élus, opaques, techniciens et autoritaires.

Que peut-on espérer encore ?

Il m’est impossible de clôturer un texte, déjà bien long pourtant, sans évoquer l’espoir, l’inévitable question arrivant à tout coup au terme de semblables considérations : « Mais que peut-on espérer encore ? ». Il ne sert à rien d’espérer. L’espoir est la flamme qui nous attire et nous brûle. Nous grandissons lorsque nous nous efforçons de dépasser le couple désespoir / espoir et cherchons, découvrons, inventons le sens dans le ‘vivre’ (et l’on aimerait ajouter : ‘tout simplement’).

__________

(1) Cause non exclusivement naturelles donc, et là on se réfère à la signification du terme par extension, plutôt que la signification première qui, elle, renverrait plutôt à un phénomène d’origine ‘naturelle’.

(2) Par exemple :
https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/
https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir
https://revuegerminal.fr/2020/11/11/que-vaut-la-collapsologie/
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35111
https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable-une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/
https://www.revue-ballast.fr/depasser-les-limites-de-la-collapsologie/

(3) Les entreprises mondialisées ne sont pas en reste, ayant recyclé le concept (et d’autres, transhumaniste notamment) dans le projet de ‘Great Reset’.

(4) C’est ainsi, par exemple, que l’ouvrage fondateur de la collapsologie francophone, écrit par P. SERVIGNE et R. STEVENS en 2015, est sorti au Seuil dans la collection ‘Anthropocène’.

(5) « La société du risque ne cesse de menacer et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou nationales […]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à l’avènement de la grande harmonie face aux risques croissants provoqués par la civilisation. Car c’est justement dans la façon de réagir aux risques qu’apparaissent de nombreuses différenciations sociales et de nombreux conflits d’un type nouveau » (Ulrich BECK , La Société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs/Flammarion, 2001 (1986), p. 84.

(6) voir la note 13 de la première partie de ce texte.

(7) Voir par exemple cette interview où René DUMONT aborde, en 1973, la problématique de l’épuisement des ressources. A la même époque, avec une approche sensiblement différente, le rapport MEADOWS remettait en question la thèse de la croissance infinie.

(8) Une anecdote me revient en tête en écrivant ces lignes, qui me paraît exemplative des mentalités et du mode de vie de l’époque. Elle est livrée ici pour l’érudition des jeunes générations. L’histoire m’a été racontée par un ami arrivé en 1968 dans ces collines désertées par les paysans et qui se repeuplaient de barbus aux cheveux longs débarqués des villes. Il est arrivé quelques fois, me racontait-il, que lors d’une soirée prolongée entre copains, le bar-tabac du village fermé à la nuit tombante, si les ‘clopes’ venaient à manquer, il y avait toujours bien l’un ou l’autre de ces jeunes occupés à rebâtir un monde meilleur pour monter dans une voiture et faire deux fois les quarante bornes séparant ce trou perdu de la petite ville la plus proche afin de s’acheter le paquet de Gitanes. L’essence ne coûtait rien, quant au reste …

(9) La croissance de la part de la population disposant de très bas revenus, croisée avec l’exacerbation permanente du désir de consommer dans laquelle nous baignons, crée des opportunités de marché bien vite exploitées. Copier sur un mode dégradé les formes de vie et les objets de consommation des catégories sociales plus aisées constitue un appel à des gammes au rabais et images de marques clinquantes.

(10) Voir divers articles sur ce blog, en particulier ceux de la catégorie ‘Haut-Atlas 1’.

(11) De nombreux auteurs, en fonction de leur angle d’analyse privilégié, ont suggéré divers termes alternatifs à celui d’’anthropocène’ (ce qui peut donner lieu à d’amusants petits jeux d’ailleurs). Ainsi du vocable de ‘Plantationocène’ employé par les courants de pensée influencés par la penseuse éco-féministe Donna HARAWAY.

(12) Sujet extrêmement difficile, tabou bien souvent, et pourtant incontournable. Il n’est pas certain que la question démographique gagne à être considérée comme un ‘problème’ auquel il faudrait apporter des ‘solutions’. Ce qui ne fait aucun doute par contre c’est que la plupart des défis qui se présentent à nous sont à des degrés divers aggravés par la taille de la population humaine.

(13) Il suffit de constater la couleur de peau des personnes qui attendent le bus ou le métro, en-dehors des centres urbains gentrifiés ou des quartiers d’affaires.

(14) Une approche en termes de causalité ne me paraît pas heuristique. Je tente de privilégier une étude de relations et de processus. Les différents avatars du capitalisme depuis sa naissance peuvent être vus, me semble-t-il, comme des formes évolutives d’exploitation d’un déséquilibre humain plus ou moins sensible selon les époques (voir le dernier paragraphe en sous-titre ‘Anthropocène’ du présent article). A explorer plus tard …

(15) La fantasmatisation du ‘monde d’après’ chez les auteurs de littérature fantastique constitue un sujet passionnant. Ainsi par exemple la lecture de deux grands classiques du genre, ‘Ravages’ de René BARJAVEL et ‘Le Fléau’ de Stephen KING mais aussi du ténor français contemporain, Alain DAMASIO (‘Les furtifs’ en particulier), met à jour des délires patriarcaux, communautaristes, religieux et/ou franchement fascisants.

(16) Il ne m’est plus possible de me souvenir qui a dit que le propagandiste a réussi quand son discours est devenu le sens commun.




Apocalypse now ?

A mesure que s’imposent, presque jusqu’au dernier des malvoyants, les évidences des crises écologiques et donc tout autant sociales et économiques dans lesquelles nous avons commencé à bien nous engluer déjà, nous sommes invités, après avoir fait preuve de lucidité tardive, à formater notre vision du lendemain (et donc ipso facto celle d’aujourd’hui tout autant) à l’image du collapsus, de l’effondrement civilisationnel. Chaque époque a peut-être droit à son fantasme eschatologique (1). A reconnaître également, les yeux humblement baissés, notre responsabilité collective d’espèce humaine dans le désastre en cours, plus encore si vous êtes l’un de ces fucking boomers. A nous préparer enfin à l’au-delà car, s’il n’y a plus de perspective de vie (heureuse) ici-bas, dans le monde difficile d’aujourd’hui, soyons certains que l’apocalypse se chargera de nous nettoyer tout cela, après que nous ayons bien sûr affronté l’inévitable catharsis (punition pour nos péchés) de la crise. Ce dur cap passé, nous jouirions d’un monde pur, débarrassé des multiples casseroles cabossées qu’il traîne derrière lui. Amen.

‘Amen’ parce que tout cela dégage à mes yeux, à mes narines plutôt, des effluves marquées de religiosité. C’est bien une croyance révélée, que nous sommes invités à partager? Cela sent les histoires que l’on raconte le soir aux bobos pour qu’ils dorment tranquilles et surtout continuent à bien se tenir et à consommer (bio et local, of course). Et ça fonctionne, tant est impérieux, incontournable, le besoin de nous raconter des histoires. La société humaine ne peut fonctionner qu’en mettant nos vies en histoires. Le récit officiel a du plomb dans l’aile ? (celui qui parle de progrès, de croissance, de l’humain sublime sommet de la création, et tout ça), qu’à cela ne tienne, voici venir le nouveau récit, celui dont nous avions besoin, celui qui va nous réunir tous ensemble sur le même bateau.

Ce que nous devons penser est écrit. On a même songé à notre désespoir face aux temps cruels qui s’annoncent (et qui ont déjà bien commencé pour certains). Infatigable commercial du concept Collapsus (on aurait bien envie d’y ajouter un ®), le télégénique Pablo SERVIGNE nous explique en effet comment vivre l’apocalypse comme un ‘happy collapse’ (2). Le discours se découvrant des affinités avec les méandres du système, il est en train de passer du statut de challenger à la plus haute marche du podium. En quelques années notre mythe social s’est ainsi prestement adapté à la nouvelle donne et maintient inchangée la structure.

Je pourrais en rester là, j’aurais écrit ce que l’on nomme ‘un billet d’humeur’, avant de passer à autre chose. Et c’est ici que le lecteur superficiel ou impatient, coutumier des analyses à l’emporte-pièce pratiquées par les éditorialistes à la télé, va nous lâcher. L’occasion me paraît belle en effet de rentrer dans les détails du discours social en cours d’adaptation afin de tenter de cerner au mieux ce qui se planque derrière, à quoi (qui) servent tous ces beaux mots. Mais aussi ce que nous pourrions en apprendre sur notre humanité …

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, j’ai choisi de diviser cet article assez copieux en deux parties. Nous débuterons ici en confirmant que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus a bien démarré. Puis nous réglerons le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition. Nous verrons ensuite comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous constaterons également l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, seule piste officiellement en lice pourtant. Nous ferons enfin le constat de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans un second article, nous chercherons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller …

La
catastrophe est en cours

Nous y sommes, il ne faut pas se leurrer. C’est une erreur de s’imaginer que ce concept de catastrophe nous projette dans le futur. Une grave erreur de perspective, rédhibitoire, qui, en nous voilant les enjeux et processus à l’œuvre, éloigne par là-même toute perspective d’intervention pertinente. Au contraire, ‘Apocalypse now’, en insistant sur le second terme. La catastrophe est en cours, seule notre position au milieu du courant nous empêche de voir le torrent qui nous emporte de plus en plus vite.

Crédit: wikimedia commons
(cliquer pour agrandir)

Les causes principales en sont connues : changement climatique (dont l’origine anthropique fait la quasi unanimité chez les scientifiques depuis un moment déjà), perte dramatique de bio-diversité, raréfaction des ressources (hydrocarbures, minerais, terres rares, etc). Ces causes exercent aujourd’hui déjà bien des effets délétères sur l’écosystème. Ces effets à la fois pèsent de manière sensible sur les conditions d’une vie humaine autonome, nous allons le voir de suite, mais ils suscitent également un retour sur les facteurs déterminants. Ainsi, par exemple, le dépassement du pic pétrolier détermine la recherche de nouvelles ressources comme les sables bitumineux, dont l’exploitation déclenchera de nouveaux effets sur l’eau, la bio-diversité et le changement climatique (émission de méthane). Ces dernières années permettent à chacun de constater l’augmentation de la température moyenne, c’est quelque chose de palpable. Mais ce que nous ne palpons pas, ou très peu encore, ce sont les effets indirects sur le cycle de l’eau, la propagation des maladies, les conflits armés (3), ou la production agricole. Ils sont là néanmoins. Sans oublier à quel point les images surmédiatisées du koala et de la forêt en feu ou de l’ours blanc et de l’iceberg occultent d’autres réalités et nuisent à une compréhension de la situation et des enjeux.

Comme souvent, les inégalités géographiques sont prégnantes. Certaines régions du monde sont déjà fortement impactées et, au-delà de cela, la vie quotidienne de centaines de millions de personnes aujourd’hui ressemble à s’y méprendre aux craintes qu’affichent les collapsos pour leur avenir de petits bourgeois occidentaux: ni médecin, ni sécurité alimentaire, confort domestique rudimentaire (pas de chauffage, pas d’eau courante ni d’électricité ni de toilettes ni de combustible fossile à prix accessible)(4). Ceci étant dit, si à nos portes nous ne voyons pas (encore) aujourd’hui d’inondations à grande échelle ni le déplacement massif de populations par centaines de milliers d’individus ou la perte de vastes territoires agricoles , nous ne pouvons ignorer la manière dont nous sommes déjà, ici et aujourd’hui, soumis au régime de la catastrophe. Plutôt que d’embarquer dans l’aventure futurologique, puisque les premiers coups de bélier résonnent sur nos portes, observons comment nous réagissons en tant que groupes humains. Nous devrions en retirer des indications utiles sur la direction que prend la pente …

Il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé!).

Mais il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé pour les âmes sensibles !). La Transition écologique (la majuscule n’est pas exagérée pour ce sésame de la novlangue), un concept télégénique et bien utile pour régler le problème. Faire la nique à la catastrophe et permettre à ceux qui en ont encore les moyens de continuer à plus ou moins bien vivre plus ou moins en paix pendant plus ou moins longtemps. Désolé pour l’approximation de tous ces ‘plus ou moins’, mais ces mots fourre-tout n’ont pas été créés pour la clarté de la compréhension, c’est juste pour la com. N’en demandons pas trop non plus au terme de ‘Transition’, qui récemment a remplacé le tout aussi creux ‘Développement Durable’, lequel commençait un peu à faire bibelot inutile qui prend la poussière sur un meuble. Coulés dans le moule de nos institutions, comme le Commissariat Général au Développement Durable (créé en 2008), lequel a d’ailleurs publié en 2015 une « Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) », dont on a pu mesurer les effets en termes de profondes transformations de notre modèle économique et social (5), les deux concepts sont assurés de ne pas faire trop de vagues. Et quand bien même ces deux concepts ne seraient pas totalement creux, il est bien trop tard pour ce type de rustines, depuis le temps qu’ils sont de tous les discours ! (6).

Si la définition du concept n’est pas très claire, son utilité socio-politique en revanche l’est parfaitement et nous servira en fait à le définir pragmatiquement. La Transition c’est l’ensemble des dispositifs établis pour que se maintienne en place, mutatis mutandis, la croissance économique (découplée de la croissance de l’exploitation des ressources par le miracle de la démultiplication des pains) ainsi que le système de drainage qui va avec, collectant et dirigeant la majorité des richesses ainsi produites vers les poches de quelques uns . Maintenir le système en place malgré les coups de boutoirs climatiques et autres, tel est le challenge. Et on doit constater que cela fonctionne plutôt bien puisque, malgré tous les appels de scientifiques ou de personnes publiques, les multiples pétitions et actions en justice (7), les centaines de milliers de marches et manifestations de par le monde, les conventions (citoyennes ou non), les rapports du GIEC, les alertes lancées par les ONG et centres d’étude de tous poils, les admonestations de Greta, les grand-messes internationales, les préoccupations sincères de la Ministre relativement aux cotons tiges en plastique, malgré tout cela donc, et bien rien n’a fondamentalement changé. Rien en tout cas de l’ordre du minimum nécessaire à faire dévier significativement la trajectoire catastrophique. On conviendra qu’il n’est guère excitant d’utiliser un terme qui dès la naissance porte une si belle brassière de faux-cul. Mais ce n’est pas là que réside la raison ultime de mon rejet du terme. La raison c’est qu’aucune transition ne sauvera rien du tout si ce n’est peut-être quelques patrimoines privilégiés (et tout ce qui va avec bien entendu). Il n’y a rien à transitionner en fait, rien n’est à préserver. Ce sont les structures profondes de la société qui doivent se transformer face aux défis que nous affrontons, et non un certain nombre de modalités pratiques, généralement d’ordre technologique d’ailleurs. Sans parler de la structure profonde de l’humain lui-même, question qui sera peut-être abordée plus loin (en seconde partie).

Il conviendrait sans doute dès lors de parler de bifurcation plutôt que de transition. Mais des carrefours nous en avons déjà manqués un certain nombre, à foncer sans fin droit devant. Et plus nous allons plus le passage se fait étroit …

Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale

L’observation qui de prime abord s’impose, c’est celle de la grande sensibilité du sociétal. Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale et son fonctionnement, même lorsqu’elles n’ont au départ guère d’influence directe sur ceux-ci. Ainsi la Covid19, affection virale dont l’origine est liée comme tant d’autres à la pression en forte croissance exercée par l’humanité sur les écosystèmes , si elle impacte considérablement notre organisation sociale durant les épisodes pandémiques, modifie également celle-ci en profondeur sur le moyen terme : montée en nuisance, euh en puissance pardon, des plateformes de commerce en ligne, disparition d’activités sociales (dont on a récemment appris avec intérêt le caractère ‘non essentiel’), modification des pratiques dans l’enseignement ou les entreprises, etc. Mais s’allonge également la liste des effets socio-économiques : mise en grande difficulté des étudiant(e)s issu(e)s de milieux modestes, paupérisation croissante de la population, accentuation des disparités patrimoniales, fragilisation des services publics, etc. (8).

Le niveau sociétal est également directement impacté par le solutionnisme technologique, que j’évoquerai un peu plus loin. Dans l’exemple traité ici de la pandémie en cours, il s’agit plus particulièrement de son volet sécurisation et contrôle ou restriction des comportements : surveillance par caméras et drones du respect des ‘consignes sanitaires’, applications pour ordiphones (9), attestations de déplacement, etc. En attendant probablement le passeport sanitaire électronique et les restrictions d’accès à des services ou bâtiments publics pour les personnes qui ne seraient pas vaccinées. La substitution actuelle de nombreux échanges physiques (en présentiel, dans la novlangue) par des échanges virtuels (en distanciel) augmente la dépendance à un interface technologique qui nous était déjà plus ou moins imposé jusque là et face auquel les inégalités sont criantes (illectronisme d’une partie significative de la population, disparités sociales et géographiques dans l’accès à un matériel coûteux et/ou la maîtrise d’un langage et de codes communicationnels spécifiques, etc). Voilà, entre autres, ce que ce coup de bélier sanitaire nous apprend sur la grande sensibilité de notre vivre ensemble aux premières manifestations de la catastrophe.

Dans un registre bien différent, mais toujours dans une relecture d’épiphénomènes actuels, rappelons-nous que la naissance du ‘mouvement’ social des ‘gilets jaunes’ à l’automne 2018, est historiquement liée à un projet d’augmentation des taxes sur le gasoil, s’inscrivant – dans le discours gouvernemental en tout cas – dans la lutte contre le réchauffement climatique (TICPE). Elle montre à l’évidence le caractère inégalitaire des mesures libérales de réaction à la catastrophe en cours et comment celles-ci accentuent considérablement les fractures de l’édifice social.

Le chevalier blanc du solutionnisme technologique ou quand la réponse ajoute encore un problème au problème

A une refondation ambitieuse d’une politique, basée sur une analyse approfondie de la complexité d’une problématique, on préférera toujours la solution ‘ad hoc’, soit technologique (tirée du chapeau hautement intéressé des entreprises spécialisées qui n’entretiennent pas pour rien un contingent de lobbyistes et de think tanks) soit législative (spécialité française: un problème = une loi, d’où un mikado de textes), soit enfin une délicieuse articulation des deux niveaux. C’est la bonne vieille méthode de l’emplâtre sur la jambe de bois. Ça ne mange pas de pain, ça occupe les médias et les conversations à la machine à café, ça permet de gagner du temps et de placer ses pions.

Ce que nous nous voyons proposer / imposer aujourd’hui ce sont des solutions technologiques et même, dans la plupart des cas, des solutions technologiques ‘end of the pipe’. Une emplâtre ‘high tech’, qui s’intègre donc harmonieusement au grand récit du progrès (avant on disait ‘technique’, maintenant on dit ‘technologique’) comme à celui d’une société ‘starteupeuse’. Les gestionnaires aux commandes ont pour fonction de maximaliser les retours sur investissements et, quand on rencontre un problème, on le vire de la route en faisant appel à des techniciens de haut vol, hyper pointus, qui sont, ça tombe bien, formés à résoudre les problèmes qu’on leur présente. Si possible en les regardant en tenant à l’envers la lorgnette parce que le bidule-machin qu’ils vont créer (xième algorithme, chimère génétique, création nanotechnologique, etc) lui ne ‘fonctionne’ évidemment que dans un univers simplifié (ce qui d’ailleurs signifie bien souvent inhumain). Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des solutions qui s’attaquent à une problématique en s’adressant à ses symptômes les plus manifestes, ou à ceux que l’on a choisi de retenir, parfois dans la plus grande opacité, ignorant ses racines et la complexité qui la sous-tend.

Qui plus est, toute problématique étant par nature mouvante, la solution qui s’adresse à certaines de ses manifestations aujourd’hui se trouvera dès demain dépassée, voire contre-productive. Le principe qui consiste à tout changer (des épiphénomènes) pour que rien ne change (dans les prises d’intérêts des classes dominantes) non seulement nous fait perdre un temps précieux (et dans cette mesure restreint peu à peu l’éventail des choix qui s’offrent à nous) mais surtout nous pousse plus loin encore dans une voie qui chaque jour se révèle plus inquiétante. C’est ce principe, nous ne pouvons que le constater, qui est à l’ouvrage aujourd’hui dans ces premiers temps de la catastrophe. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.

Affiche des blessés – Gilets Jaunes – janvier 2019 (source: Reporterre)

S’il est un domaine où ce cette règle s’applique à l’évidence, c’est celui du contrôle social. Le constat (documenté plus haut) de la grande sensibilité du système social aux changements en cours n’est évidemment pas une invention de l’auteur de ces lignes. D’autres l’ont bien perçu et en ont tiré les conclusions. Il n’est que de voir comment en quelques années s’est développé l’arsenal des dispositifs de surveillance et de contrôle social (10) , les moyens matériels et humains mis à disposition des ‘forces de l’ordre’, les dispositions législatives, last but not least, qu’elles soient relatives au fichage des citoyens n’ayant commis aucun délit, à la liberté d’information, d’expression ou de manifestation, à la censure sur les réseaux sociaux, au traitement judiciaire, etc. C’est bien d’un renforcement par l’État des dispositifs coercitifs destinés au maintien de l’ordre social existant qu’il s’agit. Dans cette stratégie, celui-ci révèle son rôle essentiel, qu’il n’est pas prêt à abandonner, contrairement à d’autres, moins régaliens sans doute. C’est dans cet élément de contexte qu’interviendront les étapes à venir de la catastrophe.

Les technologies de contrôle social que nous connaissons aujourd’hui dans nos régimes ‘démocratiques’ et que j’évoquais plus haut en sont encore à un stade limité, non tant du fait d’une incapacité technologique qu’en raison de la problématique de leur acceptabilité. Ayant connu un développement à vitesse exponentielle au cours des dernières années, les technologies de surveillance, reconnaissance faciale en tête, sont aujourd’hui couplées à la technologie de l’intelligence artificielle, s’appuyant elle-même sur le développement hallucinant des capacités de stockage de données. Les horribles rejetons de cette hybridation sont déjà à voir, pas sur notre sol, mais en Chine. La technologie du contrôle social qui y est mise en œuvre renvoie aux amusettes de jardin d’enfant les fantasmes panoptiques d’un Estrosi (11). Ouf, nous ne vivons pas en Chine, dira-t-on. Bravo d’abord de tant de compassion pour le peuple chinois. Et, surtout, nous en reparlerons très bientôt, une fois que les coups de boutoir répétés que nous entendons déjà ébranler les portes de notre précaire édifice social auront fait tomber les derniers masques. La peur, l’arme numéro un des gouvernements, suscitée, amplifiée, hystérisée par les médias, comble à toute vitesse le fossé de l’acceptabilité, voire de la désirabilité de ces technologies. Et pour le reste on impose, pourquoi se gêner puisque de toute façon les réactions sont si faibles ? Voilà les dispositifs qui se mettent en place aujourd’hui alors que nous glissons dans la catastrophe.

La sécession des riches

Rien de tel pour accroître la cohésion d’un groupe social que de lui trouver un ennemi commun. Nous verrons plus loin que cette règle ne s’applique guère en l’espèce, en tout cas pour les possédants. Alors que l’on peut à de nombreux égards considérer que ceux-ci portent plus que d’autres la responsabilité de la situation, il apparaît que nombre d’entre eux appliquent l’éternel ‘business as usual’ (12) et que se mettent en place les conditions d’une sécession quasiment physique de la part de celles et ceux qui, sans doute, doivent faire le calcul que les biens et le pouvoir dont ils disposent les mettront à l’abri des conséquences de la catastrophe (13). Nous examinerons plus loin cette question, sous le titre ‘Tous sur le même bateau ?’ (dans la seconde partie de la présente disputaison). Il est certain en tout cas que la catastrophe n’a pas débuté sous le signe de la solidarité générale …

Et quand le monde des entreprises transnationales nous annonce ‘La Grande Réinitialisation‘, un objectif concerté, en toute opacité, mélangeant allègrement institutions transnationales, fonds d’investissement, politiciens nationaux et des organisations privées comme le Forum Économique Mondial, d’où toute notion de création collective est évidemment absente, c’est qu’ils ont des projets pour nous … cela n’a rien de rassurant ! (14). En cette période de peur du lendemain et d’invisibilité du sur-lendemain, où chacun se retrouve privé du collectif, nous sommes plus malléables. Et ils le savent.

Nous avons vu que la catastrophe exerce déjà ses effets aujourd’hui. Nous avons observé comment les réajustements industriels, financiers, politiques et sociétaux en cours nous offraient une grille de compréhension pour appréhender la suite de celle-ci : éclatement du système social, précarisation croissante, glissement de l’État vers l’autoritarisme et la répression, intégration de plus en plus marquée des existences dans le système technologique, diffusion accélérée des technologies de surveillance, contrôle et coercition et enfin séparatisme des classes dominantes. Mais dans cette tentative de comprendre ce qui est à l’œuvre, il nous faut encore nous efforcer de saisir au plus près ce concept de changement catastrophique. C’est ce que je m’efforce de faire dans la seconde partie de cet article.

__________

(1) Il y a quarante ans, en construisant le nid familial, l’auteur s’était très sérieusement interrogé sur l’opportunité d’y aménager un abri anti-atomique (c’était l’époque de la crise des euromissiles). Diverses fin du monde sont possibles

(2) P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

(3) Welzer Harald. 2009 (2008). Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI e siècle.

(4) En 2017, plus de 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable à la maison, plus du double ne disposait pas d’un dispositif d’assainissement fiable (source OMS).

(5) Ironie, hélas … mais aussi ‘reductio ad absurdum’, tant est patente l’inefficacité de ces concepts et plus encore des ‘machins’ institutionnels (souvent onéreux) élaborés sur ces bases.

(6) Auteur d’un des tous premiers cris d’alerte (1972) sur la trajectoire folle que nous avions commencé à suivre (The Limits to Growth), Denis MEADOWS, affirmait en 2015, « Il est trop tard pour le développement durable » (In Sinaï Agnès. Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène. Paris : Presses de sciences-Po. 195-210).

(7) Notable exception, aboutissement de la démarche menée par quatre associations, soutenues par une pétition ayant rassemblé 2.3 millions de signatures , l’Affaire du Siècle, dont on attend avec intérêt un aboutissement concret. Mise à jour 04.02.21: la plainte déposé au Tribunal Administratif a (très partiellement) abouti. Plus d’informations ici.

(8) https://onpes.gouv.fr/

(9) Si je refuse l’appellation de ‘smartphone’, ce n’est pas pour des raisons de conservatisme linguistique mais parce que le terme trompeur de ‘téléphone intelligent’ (smartphone) cache la réalité d’un objet qui est plutôt un ordinateur (très marginalement maîtrisé par son utilisateur) qui permet également de téléphoner.

(10) https://technopolice.fr/ ou https://www.laquadrature.net/surveillance/ Observation beaucoup plus anecdotique, en visionnant il y a peu le documentaire de C. ROUAUD, « Tous au Larzac », je ne pouvais m’empêcher de trouver presque attendrissants les policiers et gendarmes des années soixante-dix, aussi éloignés des robocops actuels et de leurs tactiques guerrières que mon potager l’est d’un champs brésilien de soja OGM.

(11) Maire de la ville de Nice, championne nationale en la matière

(12) La fonte de la banquise ? Belle opportunité: on peut y organiser des croisières de luxe ou prospecter de nouveaux gisements. Un million de Français viennent de basculer sous le seuil de pauvreté ? Super, on va leur développer des gammes (vêtements, alimentation) encore plus cheap ou mettre sur le marché des produits bancaires spécifiques. Un petit profit multiplié par un million de pauvres, ça fait beaucoup d’argent !

(13) Par exemple: https://escapethecity.life/bunkers-de-luxe-super-riches-et-effondrement ou https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-nouvelle-zelande-ultime-refuge-des-ultra-riches

(14) Il est trop facile de crier au conspirationnisme ! D’autant que, ici comme c’est de plus en plus le cas, ils ne prennent pas la peine de cacher leurs intentions.




Les camions

Il en est de toutes sortes : des grands formats ou de petits discrets, bordéliques ou proprets, affichant l’une, l’autre ou toutes le couleurs de l’arc-en-ciel, certains bien âgés déjà, d’autres plus encore, qui semblent même avoir connu les temps ante-diluviens de ma jeunesse, plus ou moins chargés de bipèdes mais aussi, bien souvent, de quelque quadrupède.

La machine spatio-temporelle.

Le peuple des camions ne semble guère se mélanger au reste des humains. Peut-être parce que, désargenté sans complexe, il ne fréquente pas les lieux de consommation où ceux-ci passent le plus clair du temps libre dérobé aux écrans. Du temps justement ils semblent disposer à leur guise, comme si celui coulait librement au lieu d’avancer au rythme nerveux, staccato, de notre programme quotidien : les courses au supermarché, assurer le fil twitter, le compte facebook ou instagram, conduire les enfants ici ou là, l’émission télé à ne pas louper, le club de sport, … L’espace aussi semble leur appartenir : aujourd’hui ici, demain ailleurs, tout sauf la chèvre au piquet. Isolés ou rassemblés à quelques uns, toujours en marge.

Le camion, c’est la machine spatio-temporelle qui permet à ses occupants de vivre dans le monde ordinaire, mais décalé de celui-ci. Sans doute ont-ils compris combien se révèle périlleux l’exercice consistant à tenter de rester soi-même tout en pratiquant ses semblables en leur hyper-système.

Ils
sont donc à la fois dedans et dehors, ambiguïté créatrice.

Un dispositif de filtrage sophistiqué.

L’épaisse couche de poussière recouvrant généralement pare-brise et fenêtres de ces véhicules constitue un dispositif de filtrage sophistiqué, extrêmement salutaire aux fins d’éviter ces terribles accès de dépression que ne peut manquer de susciter la traversée de zones industrielles bétonnées où, faute de coquelicots, fleurissent les témoins architecturaux du sens affirmé de l’esthétique et de la convivialité dont témoigne notre monde. Ou de ces zones commerciales, monstrueux pièges à glu où viennent s’agglutiner en masse compacte des myriades de voitures collées au noir bitume dégageant au soleil ses fumets d’hydrocarbures, tant leurs occupants ne semblent pouvoir s’arrêter de goinfrer leur ennui et mal-être. A moins qu’il ne s’agisse de masquer les immense étendues, tristes à pleurer, de terres agricoles laminées, ponctuées ça et là d’un fantôme squelettique (oh, un arbre !), parcourues de machines énormes pilotées au GPS, sur le sol desquels jamais aucun paysan ne mettra le pied, saturées d’engrais et pesticides, là où rien que le terme biodiversité frise déjà l’indécence. Ou au passage de ces ponts lancés au-dessus des rubans de goudron s’étendant à l’infini, sur lesquels circulent de longs serpents métalliques bruyants et puants. Ou encore à la traversée de ces bourgades plus ou moins oubliées du monde, désertées de toute vie active, dortoirs ou mouroirs, la différence n’étant finalement qu’une question d’échelle temporelle, auxquelles un urbanisme normé impose sa standardisation lénifiante faite de mobiliers urbains ikéatisés, de candélabres sinistrement industriels ou d’un exotisme de pacotille, de surfaces pelées, dallées de béton, sur lesquelles bien courageux serait le badaud qui oserait s’aventurer et encore moins y faire la sieste .

Un petit sourire complice.
Le doigt sur la couture du pantalon (copie d’écran) site de propagande gouvernemental)

Un jour sans doute ils/elles quitteront leur camion. Pour investir une ZAD ou enfiler un costard cheap peut-être. Mais je veux croire qu’ils/elles ne pourront jamais oublier cette existence décalée. Qu’ils retiendront que nul n’est – à ce jour – forcé de s’aligner en rentrant le menton, l’index sur la couture du pantalon. En lieu et place du SNU, le camion !

Ainsi, un petit décalage dans le temps et l’espace semble suffisant à mettre en échec, temporairement tout au moins, le rouleau compresseur de l’assimilation. Ils ne détruisent rien mais leur seule existence fissure déjà nos mythes. Ils ne construisent rien, si ce n’est quelques chemins de traverse. Ils ne cherchent nullement à convaincre, seulement à exister, et leur existence est une conviction.

Je
les regarde donc passer avec un petit sourire complice.

Je dédie ces lignes à ces jeunes grimpeurs (en camion) qui ont, un temps, très agréablement secoué mon ordinaire …




De quelques antidotes à l’ivresse de cimes

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre

Une longue ligne de crête s’étend devant moi. Mes deux jeunes collectionneurs de sommets ne sont déjà plus qu’un souvenir. Les nuées se dissipant, le paysage s’ouvre bien vite. Du tunnel semi-ouateux je passe en quelques minutes à la vision panoramique en 3D. Un régal. Les versants nord et sud se découvrent, je ne sais plus où donner des yeux. Je me sens planer en altitude, malgré le poids du sac. La crête du M’Goun, un anticlinal, est constituée d’une arrête orientée est-ouest, longue de près de dix kilomètres, sur la façade nord de laquelle les glaciers ont creusé une bonne douzaine de combes profondes perpendiculaires à la crête. Celle-ci se profile avec une faible dénivelée, en bonne part dégagée de la neige, chassée par le vent, si ce n’est dans les creux et recoins où se sont formés congères et plaques de neige gelée. Je me sens littéralement des ailes.

Dangereux, je ne suis équipé en réalité ni d’une paire d’ailes ni même d’un parachute. Délibérément je ralentis le pas. Selon mon estimation il ne doit rester que quelques kilomètres pour rejoindre le sommet. Oui, en ligne droite, d’accord. Mais pas mal de ravines et surtout de nombreuses plaques de neige s’opposent à une progression rectiligne. Je ne dispose pas de crampons et, le passage sur ces plaques de neige glacée en devers très prononcé ne me tentant guère, je m’oblige à en contourner la plupart. A chaque fois, descendre de 100 mètres ou plus donc, pour remonter sur la crête jusqu’à la suivante. Et quand la neige n’est pas trop dure, je m’y enfonce jusqu’au genoux, m’épuisant avant le dixième pas. Éole, l’auteur de ces congères, se rappelle à moi justement. Cela secoue même fort.

L’éléphant sur mon dos me tire en arrière et me cloue au sol en même temps. Je pense aux scaphandriers travaillant en grande profondeur : des gestes lents et lourds, des déplacements comme visionnés au ralenti … ce sac parfois est mon pire ennemi. Cela fait deux bonnes heures que je progresse ainsi et je m’aperçois que je me suis insuffisamment alimenté. Une petite soupe bien chaude vivement préparée, un bon morceau du pain plat de la veille, à l’abri d’une petite paroi rocheuse, sur une vire un rien étroite quand même, quelques mètres sous la ligne de crête, me réconfortent tout à fait.

Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque …

Petite pause digestive. Assis adossé à la paroi, noyé dans les reliefs qui s’étalent devant moi à perte de vue , je m’enivre, prudemment quand même, de cette sensation de liberté. Liberté chérie. Chère liberté, très chère parfois. A gagner sur soi-même, d’abord. Le premier responsable de notre servitude, c’est nous-même. Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque et quotidiennement encensé, rats enchantés d’être enchantés par les joueurs de flûte marchands d’illusions, forçats traînant derrière nous le lourd boulet des mythes que nous charrions tous parce qu’il est plus rassurant sans doute de faire semblant d’y croire, coûte que coûte.

Comment développer la capacité de s’extraire de tant de choix plus ou moins conscients, délibérés, de tant de contraintes plus ou moins intériorisées ? L’exercice de ma liberté m’a amené là où je suis en cet instant, à un prix considérable mais que j’étais prêt à payer et que j’ai d’ailleurs réglé sans rechigner. Pour quelles raisons alors semble-t-il si difficile de pratiquer la même démarche dans la vie quotidienne ? Une fois quitté ces cimes, le retour à l’ordinaire, je le sais d’expérience évidemment, se traduira plus ou moins rapidement par un retour à la normale.

Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)
Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)

Dans le sens de la norme, dans le sens de la distribution statistique aussi, on est si bien sous le sommet de la cloche de Gauss ! Je peux comprendre, je ne suis pas tout à fait idiot j’espère, que pour vivre ensemble (et nous sommes si nombreux !), il nous faille partager une culture, certaines valeurs, quelques règles et institutions. Je peux également imaginer que l’inertie des choses, un certain lymphatisme naturel aussi, pourrait-on peut-être dire, font que, voilà, les choses à la longue s’enkystent un peu, tout ne peut pas changer tout le temps, on a besoin de repères stables, etc, etc. Bon, et puis ? Oserais-je seulement faire crûment l’inventaire des limites que sans me l’avouer je m’impose ? Oserais-je jamais aller plus loin encore et m’interroger sans filtre sur les raisons, raisonnables ou non, qui me poussent à chaque jour férocement brider (voire hybrider) l’exercice de ma liberté ?

Attention : clignotant orange allumé !

Laissant un instant mon sac – quel bonheur de me déplacer ainsi, aussi léger qu’une plume – je rejoins la crête toute proche pour observer le chemin parcouru et celui qui m’attend. Face à moi, déjà bien loin, je distingue nettement cette ligne dirigée plein nord, surplombant en fait la première combe glaciaire, sur laquelle je m’étais par erreur aventuré hier en fin de journée. C’est assez flippant de voir vers où j’allais. Fou j’ai été ! A noter quelque part dans mes neurones, profondément gravé au couteau : « On ne panique pas, on réfléchit d’abord ».

Reparti d’un pas plus assuré, j’aperçois enfin, à quelques centaines de mètres, l’objet-prétexte de cette quête : le sommet. Je distingue la petite tour métallique qui y est installée. Le point où je me trouve en ce moment, langue de rochers encadrée sur chaque flanc de larges cuvettes empierrées, est également celui d’où il me faudra bientôt quitter la crête pour descendre plein nord et rejoindre ainsi le col où j’avais abouti il y a deux ans, après une longue marche d’approche. C’est là que, épuisé, traînant les résidus d’une saloperie d’infection intestinale, et pas loin de me retrouver à court de vivres, j’avais décidé de renoncer. Lançant de la main un salut au sommet qui me surplombait dédaigneusement de quelques centaines de mètres, je lui avais tourné le dos pour entamer ma descente. Je le vois d’ici ce petit col, et les souvenirs affluent. Mais j’appréhende la pente qu’il me faudra emprunter pour le rejoindre, juste sous mes pieds, bien plus abrupte vue d’en haut que d’en bas. Il s’agit en fait de l’une des combes profondes qui se sont creusées à l’époque glaciaire dans la face nord de la montagne. Je mesure le désir qui est le mien de rejoindre ce col et de reprendre cet itinéraire, lui aussi plein d’émotions et de riches épisodes, effaçant ainsi la frustration qui fut la mienne à cette époque. Et pas que: si je fouille un peu je la sens aussi la petite brûlure narcissique. Attention, clignotant orange allumé !

Longuement j’étudie cette pente, passant à plusieurs reprises d’un avis à son contraire sur la faisabilité de la descente, un sac de plus de vingt kilos sur le dos, sans compter les kilomètres au compteur. Je coince, incapable en ce moment de trancher. Je tourne littéralement en rond sur cette bande étroite. Je ressasse cette promesse confiée à mon amour de tout simplement revenir, promesse que j’avais rangée dans une profonde poche du sac mais que je me refuse d’oublier. En pensant à celles et ceux que j’aime : «  je veux tous les serrer dans mes bras à mon retour ». L’esprit ainsi bien encombré, je m’assied face au sud. Devais-je sacrifier mon projet sur l’autel de cette promesse, de ces attachements  ? A quels drames simili-cornéliens peut-on en être rendu lorsqu’on s’obstine, le nez sur le problème, au lieu de relever la tête pour considérer un peu plus largement la situation.

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé …

Redressant la tête, justement, je me sens inopinément comme accueilli, appelé presque, par le paysage qui me fait face et s’ouvre très loin, très large. Au sud, donc vers Ouarzazate, me dis-je. Plusieurs fois par le passé j’avais remis à plus tard le désir de rejoindre cette ville.

La chaîne du Haut-Atlas vue de Ouarzazate
Crédit: GuHKS

Pourquoi Ouarzazate ? L’image mythique de la ‘porte du désert’ sans doute. Brutalement surgit en moi cette idée : ne me serait-il pas possible, piquant d’ici plein sud et non vers le nord comme prévu, de rejoindre Ouarzazate. ? Je note que la pente de ce côté est bien moindre, plus stable aussi, que celle que je m’apprête à affronter. Boussole en main, de plus en plus excité par cette idée neuve, je m’amuse à tracer des yeux un hypothétique itinéraire dans un relief à ce point chaotique que je ne peux évidemment en voir la portion congrue, dissimulée au fond des ravins et vallées. Si j’ai quelques expériences de la topographie et des populations du flanc nord du M’Goun, j’ignore tout du flanc sud. Et alors, justement, en voilà une excellente raison : la découverte. Sans parler du défi. Je fais miroiter à mon petit ego l’idée d’une traversée nord-sud de la chaîne montagneuse, et il a l’air de la trouver à son goût. Les risques quant à eux ne sont certes pas inexistants, d’autant que je ne sais pas trop où je vais, mais ils ne peuvent être pires, me semble-t-il à cet instant, que ceux que je m’apprêtais à courir en entamant la descente par le pierrier côté nord. Je me débrouille pour glisser sous le tapis l’hypothèse inenvisageable d’un retour sur mes pas vers le refuge, la queue entre les jambes.

4102 ? … 4071 ?…

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé. Un, rejoindre le sommet qui m’attend depuis dix minutes et profiter de la vue par ce temps lumineux et dégagé et deux, repartir plein sud. Lorsque, peu de temps après, l’altimètre affiche 4102 mètres (*), pas d’exultation mais une joie paisible, suscitée plus par l’abondance et la qualité des sensations que par l’accès au but. Je passe un bon moment sur cette crête surplombant la falaise quasiment verticale côté nord, exposé au vent hurlant, à planer mentalement dans le ciel du Maroc, du plus proche au plus lointain, suivant aussi des yeux, vers l’ouest, la très longue enfilade des sommets du Haut-Atlas, distinguant même au loin, mais bien net, le Toubkal, le roi, le plus haut de tous.

La suite (et fin) du récit de cette traversée dans le post ‘Voir grand’.

__________

(*) au lieu des 4071 mètres officiels !?