Semences et terreaux

Photo: pierre de la faim sur l’Elbe. Texte gravé « Wenn du mich siehst, dann weine » – Si tu me vois, alors pleure.

Crédit: Norbert Kaiser – Own work, CC BY-SA 3.0

Voici la quatrième et dernière partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’ avant ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’.

Vous devez être le changement que vous voulez voir en ce monde


Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

Citer Gandhi en cette époque où le cynisme semble érigé en mode existentiel me condamne, j’en suis conscient, à l’image du doux rêveur, promis – brebis égarée au milieu des loups – à un rapide atterrissage en catastrophe. Bref, un risque réel de discrédit, assumé.

Cette phrase pourtant contient une bonne part de ce qui nous manque, ainsi que nous l’avons petit à petit découvert au cours des trois premiers épisodes de notre saga. Impérative, face aux défis des temps que nous vivons. Incitant à l’action alors que nous pourrissons sur place. Convoquant l’utopie, une force susceptible de nous extraire de nos vieux habits.

Aujourd’hui, la figure du leader indien nous apparaît peut-être quelque peu désuète, voire bêlante. Mais Gandhi c’est aussi et avant tout le courage de la désobéissance et de ses conséquences, la remise en question de l’ordre patriarcal ou de castes, l’humilité face aux pouvoirs, la sobriété plutôt que l’accumulation frénétique.

Les défis fussent-ils collectifs, nous constituons, in fine, la matière première du changement, ainsi que nous l’avons amplement illustré dans les dernières publications du blog. Nullement à la manière du colibri de l’histoire (qui finit d’ailleurs bien plus mal que ne le laisse entendre Pierre RABHI), faisant tout son petit possible pour éteindre l’incendie sans jamais se demander s’il ne serait pas envisageable d’organiser ensemble la lutte ou de combattre les incendiaires tout autant que les flammes. Aussi est-ce dans la puissance de cette exhortation que nous aborderons la dernière partie de notre quadriptyque.

Titanic (mais sans Léonardo di Caprio)

Tous dans le même bateau ? Voir le post ‘Apocalypse now‘.

Cela fait tellement longtemps que nous sommes embarqués sur le Titanic que nous en avons perdu le souvenir. Maintenant que se font entendre les terribles grincements de l’iceberg déchirant la coque de notre paquebot, nous hurlons nos peurs et nos rages dans le constat de notre impuissance. Mais que faisons-nous sur ce navire, sur cette galère ?…

Le temps n’est plus à se lamenter sur les catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor technologique pourrait porter remède. Le sursaut salvateur ne peut venir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Le problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans nos relations à nous-même. 

Edgard MORIN.

Ces lignes, Edgard Morin ne les a pas écrites à l’occasion de la dernière COP inutile , ni même lors du Congrès de la Terre à Rio en 1992. Ce propos date de 1973, il y a cinquante ans en fait. Un demi-siècle nous sépare du constat de l’intellectuel avant-gardiste. Cinq décennies d’inertie. Et voici que l’iceberg déchire la coque.

L’opus qui s’achève ici (‘Haut les cœurs !‘, ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’, ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’) se sera, quant à lui, étiré sur plus d’une année. De l’intérêt de la lenteur, qui permet de voir les conjectures (durement) rattrapées par la réalité. Au plus ce mouvement s’accélère, au plus il semblerait néanmoins qu’il nous faille ici ralentir. Débarrassé de tout fantasme d’efficacité, de toute velléité utilisatrice, nous voilà bien plus libres. Réfléchir ‘pour la beauté du geste’, en quelque sorte ? Il n’appartient à personne en particulier de porter la lourde charge de sauver le Titanic, ne serait-ce qu’un tout petit peu y contribuer, ne serait-ce qu’en sauver une dérisoire parcelle.

Nous dépouiller de nos vêtements anciens ? Voir ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints‘.

Cette année de travaux (ponctués de ci de là de quelques égarements) aura fait émerger, pour l’auteur et – c’est à espérer – également quelque peu dans ces pages, un paysage neuf, un entrelacement de sentes plus ou moins nettes, plus ou moins éclairées, mais toutes également fascinantes par leurs promesses d’un dépassement de l’inertie. Précision essentielle : il ne s’agit surtout pas de répondre aux inévitables « que faire alors ? » ou « quelles solutions proposer ? ». Ce n’en est pas le lieu et l’auteur de ces lignes n’en a ni la compétence ni la moindre envie. Le paysage réflexif évoqué ne ressemble en rien à une boite à outils, encore moins une trousse de secouriste. Il s’agirait plutôt de cheminer nus en terre inconnue, dépouillés de nos vêtements anciens comme de tous nos artificiels rassurements. Si nous avons tout à apprendre, il semblerait néanmoins que des pionnier(e)s aient déjà posé quelques jalons. Le moment venu nous ouvrirons les yeux.

Dans quelle direction nager ?

Naufragés, nous ignorons vers où nous diriger. Avant, c’était bien pratique, on allait tout droit, le plus vite, le plus loin possible, sans se poser de questions. Et maintenant ? Et ici ? Quid en effet de l’opportunité de ce blog ? L’écriture constitue bien sûr une forme de natation. ‘Nager’ cependant, dans le vocabulaire courant, possède un double sens puisqu’il peut être synonyme de s’embourber, patauger, se perdre. Le danger qui nous guette.

Le blog constitue un format qui ne se prête en rien à l’action en tant que telle. Il peut, ou non, inciter à l’action. Il peut éventuellement intégrer le couple action / non-action dans sa réflexion. Mais il se limite de facto à un certaine expression de la pensée. Si je suis ici occupé à écrire (ou à lire) cette note, je ne suis pas ailleurs, à éventuellement développer telle ou telle action.

Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

« Couler en beauté plutôt que flotter sans grâce »  suggère Corinne MOREL DARLEUX. Il ne s’agit pas de barboter n’importe comment en effet, dans l’espoir plus ou moins inconscient de se maintenir à flot dans la catastrophe. Notre démarche s’initie sur un renoncement. Le Titanic a pris une telle gîte qu’il n’est à son égard aucune illusion à se faire. Et nous avons appris à ne pas le regretter.

A quelle profondeur ?

Toute réflexion sur l’état du monde et sur les possibilités d’y intervenir, si elle commence par admettre que son point de départ est, hic et nunc, un désastre déjà largement accompli, bute sur la nécessité, et la difficulté, de sonder la profondeur de ce désastre là où il a fait ses principaux ravages : dans l’esprit des hommes. Là il n’y a pas d’instrument de mesure qui vaille, pas de badges dosimétriques, pas de statistiques ou d’indices auxquels se référer. C’est sans doute pourquoi si rares sont ceux qui se hasardent sur ce terrain. On grommelle bien ici ou là à propos d’une catastrophe « anthropologique », dont on ne discerne pas trop s’il faudrait la situer dans l’agonie des dernières sociétés « traditionnelles » ou dans le sort fait aux jeunes pauvres modernes, en conservant peut-être l’espoir de préserver les unes et d’intégrer les autres

René RIESEL et Jaime SEMPRUN, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).

Réflaction

Voir ‘Les papas papous‘, ou commencer penser hors dichotomies (source).

« Mais que faire ? » interpellait un lecteur de ce blog dans un commentaire suivant la publication du post ‘Apocalypse Now‘. Seuls les adeptes du ‘après moi les mouches’ (ils ne sont pas si rares!) réussissent à éviter cette question qui pourtant s’impose à nous en permanence. N’y a-t-il pas une part d’inconscience criminelle, voire de lâcheté, à se vautrer ainsi dans les stupres de la pensée alors que l’orchestre du navire qui prend l’eau de toute part a entamé les premières mesures de ‘Plus près de toi mon Dieu’ ? Nous examinerons cette question le moment venu. Il serait trop simple en effet d’en rester à une manifestation de plus de la dichotomie corps / esprit. A ce stade nous nous satisferons d’une démarche à rebrousse poil de la résignation, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la déploration ou à l’indignation mais analyser, comprendre, cerner les limites, explorer les portes de sortie.

Ne pas céder au besoin de la rédemption du faire. Penser c’est aussi panser. Réfléchir c’est déjà agir. Ou, ainsi que l’énonce avec éloquence une connaissance, « C’est pas parce que le monde part en couilles qu’il faut rester là à se les gratter! »

Mission d’entreprise

Exercices natatoires dans une métaphore, découvertes d’un paysage inconnu dans l’autre, ces pratiques devraient constituer la trame des prochains articles à paraître sur ce blog. ‘Comme par hasard’ il semble se former un réseau d’intérêts, de questionnements, d’intuitions, qui in fine composent une image de ce que en son temps j’avais dénommé tout à fait intuitivement « neguanthropie » sans trop savoir que fourrer dans le sac ainsi étiqueté. Une démarche intéressante en perspective.

Comment lutter contre l’anthropie ambiante ? Telle pourrait être, au stade où nous en sommes arrivés aujourd’hui, la définition de la ‘mission d’entreprise’ (pour recourir avec une ironie certaine à un concept managérial qui fait encore florès aujourd’hui) de ce blog. A force de fouiner dans toutes les directions, il se pourrait que nous ayons trouvé l’amorce de notre chemin …

Résumons-nous

Post après post, nous avons constaté à quel point nous sommes partie prenante d’une machine, un système auto-organisé. Il nous faudra ultérieurement d’ailleurs bien préciser ce concept, ses tenants et aboutissants. Précisons d’emblée néanmoins qu’il ne s’agit nullement de comprendre le terme ‘système’ à la sauce Matrix ou complotiste. Cette machine nous ne la voyons pas car elle est en nous (un peu à la manière des fractales) et nous en faisons partie tout à la fois. Nous ne pouvons en connaître que les manifestations, les effets qui, en ces temps de crises multiples et multiformes (image ci-dessous) , de plus en plus, s’imposent à nous, à nos existences , accroissant nos souffrances sans que nous puissions les comprendre, leur donner sens.

Crédit: Adam Tooze

Au cours des articles qui ont précédé, nous avons tenté d’en explorer un certain nombre de mécanismes. Mais à mesure qu’avancent nos analyses, il semble que nous soyons amenés à creuser plus profondément. Et c’est peut-être là que le concept de néguanthropie pourrait trouver de quoi constituer sa substance.

Il est proposé au lecteur d’accompagner cette démarche néguanthropique au cours des articles qui viendront. L’itinérance en question a tout pour me plaire : aucun chemin balisé, pentes escarpées, échappatoires interdites, aucune place pour la facilité ou le confort. Aucune garantie d’arriver où que ce soit, aucune idée de finalité même, le but nous échappant puisque situé en-dehors de notre champs de vision (au double sens de ‘ce qui s’offre à la vue’ mais aussi de ‘représentation mentale’).

Où aller chercher ‘L’énergie qu’il nous faut‘ ?

Est-ce à dire que nous allons dorénavant douillettement voyager dans le monde des idées pures et de l’esthétique des concepts ? Que nenni. La souffrance de mes contemporains m’apparaît chaque jour plus intolérable, il est exclu de s’en désolidariser. Les constats dressés antérieurement, que je vous invite à lire ou relire aujourd’hui, sont toujours valables, à moins que, pour une bonne part d’entre eux, ils n’aient empiré. Retranché loin de tout, je n’ai rien à perdre, rien à gagner, tout à dire. Ne reste qu’à trouver chaque matin le courage de secouer les vieux oripeaux. Nos arpentages continueront à se nourrir du monde tel qu’il se donne à voir, sans filtre.

Dépassements des limites planétaires (source)

Les errements actuels (*), les multiples crises brutales et interagissantes (**) que nous affrontons aujourd’hui et que nous subirons plus encore demain, constituent notre vraie matière première, comme dans la majeure partie des articles du blog à ce jour. Et les matériaux ne manquent pas. Ainsi, sorti tout chaud au moment où se clôture le présent  texte, le dernier rapport d’Oxfam ou le World Inequality Report 2022 nous détaillent un monde où explosent les inégalités, notamment patrimoniales, que ce soit à l’échelle locale ou mondiale. Pour vous changer les idées: l’état des lieux, dressé par l’Organisation des Nations Unies, de l’incurie des états à affronter le changement climatique ou un rapport montrant l’extension continue du modèle suicidaire de l’agro-industrie, ou du gouffre des pertes de la biodiversité à moins que vous ne préfériez le constat de la faillite du modèle dit démocratique tel que pratiqué par les nations occidentale. Bonne digestion.

__________

( *) anti-spécisme, catastrophes écologiques, problématique des ressources (eau, énergie, minerais), néo-libéralisme, accaparement de l’attention par les dispositifs marketing, aliénation croissante du travail, fuites en avant technologiques tous azimuts (chimie, génétique, géo-ingénierie,….) , extension fulgurante et non contrôlée de la surveillance, accaparement des richesses par une minorité, explosion des dépenses militaires et sécuritaires, déconnexion des élites, poursuite de l’utopie du progrès, …..

(**) voir par exemple ici




« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints»

Titre: Jean de La Fontaine, Fables (1668-1694), Livre septième, Les animaux malades de la peste.

Cet article constitue la troisième partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ces derniers temps, nous nous sommes largement intéressés à la confusion informationnelle (Haut les cœurs !) puis ontologique (Pilule bleue ou pilule rouge?) dans l’espoir de saisir quelques éléments du ‘Zeitgeist’ et en particulier la stase ou la sidération que nous connaissons aujourd’hui alors que nous nous tenons le bout des doigts de pied au bord du gouffre.

Dans les dernières ligne du second volet de l’opus en cours (1) nous dressions le constat de l’individu coincé, inhibé, en panne d’énergie, dans un tableau symptomatique manifestement de type dépressif.

Le fond de l’air est à la dépression.

Étudiant l’évolution du concept de dépression tout autant que celle des molécules destinées à son traitement au cours de la seconde moité du XXème siècle, Alain EHRENBERG faisait voir, dans un ouvrage rédigé à la fin des années 90, comment celles-ci accompagnent une redéfinition de l’individu.

En moins d’un demi-siècle s’est produite une inflexion dans les modes d’institution de la personne. Nous avons été préparés par la première vague de l’émancipation qu’était la révolte de l’homme privé contre l’obligation d’adhérer à des buts communs, par ces évangiles de l’épanouissement personnel (…). Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, celle des tables de l’initiative individuelle, de la soumission à l’égard des normes de performance : l’initiative individuelle est nécessaire à l’individu pour se maintenir dans la sociabilité.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 288.

EHRENBERG montre d’une part une généralisation du concept de dépression et d’autre part un centrage psychiatrique sur la panne de l’action, l’inhibition, qui prend le pas sur la douleur ou le vécu de tristesse par exemple. Et l’auteur d’attirer notre attention :

La dépression est instructive sur l’expérience actuelle de la personne, car elle incarne la tension entre l’aspiration de n’être que soi-même et la difficulté de l’être.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 73

Et pendant ce temps, ‘Ma petite entreprise de A. BASHUNG (1994) ne connaît pas la crise … Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Les années 80 voient l’essor fulgurant du néolibéralisme, popularisant la figure désirable du chef d’entreprise (Bernard TAPIE en constitua une superbe caricature), les services publics sont privatisés ou sommés d’obéir à la logique managériale du privé tandis que les entreprises privées se veulent ‘citoyennes’ (2). Le degré d’initiative de l’individu passe au premier plan des critères d’excellence. Le symptôme pathologique numéro un devient donc, fort logiquement, l’asthénie.

Depuis ces travaux, ces vingt dernières années donc, nous conviendrons que la tendance désignée par EHRENBERG n’a fait que s’accentuer. Il s’agit désormais pour le salarié de s’identifier à l’entreprise, de mobiliser à son service la totalité de ses capacités. Comme nous l’avons vu antérieurement (voir en particulier l’article Apocalypse Now) c’est l’individu également qui est désigné pour porter la responsabilité de la catastrophe en cours et se casser le dos à écoper. C’est sans doute la raison pour laquelle Dany-Robert DUFOUR évoque la dépression comme « une marque flagrante de la résistance du sujet à l’économie de marché généralisée » (3).

Signe des temps, le quotidien de référence (de révérence surtout) ‘Le Monde’ dont un éditorial s’interrogeait l’an dernier « Un ressort s’est cassé, jusqu’à quel point ? ».

Le métronome

Source inconnue.

Un dessin de presse aussi pertinent qu’un long discours. ‘Moi’, coincé entre deux énoncés apparemment contradictoires, s’imposant chaque jour, l’un après l’autre : ‘un monde meilleur est possible’ et ‘nous sommes bien baisés’.

En y regardant de plus près, en fait, il apparaît que ce n’est pas à une simple contradiction que nous avons affaire. Celle-ci se manifesterait plutôt en effet par une phrase de l’ordre de « we are in a deep shit » (nous sommes dans une merde profonde), en maintenant le style littéraire du texte original du dessin.

Comparons ces deux couples antagonistes  légèrement distincts:

A. Énoncés du dessin

A1. Un monde meilleur est possible

A2. Nous sommes bien baisés

B. Énoncés contradictoires

B1. Un monde meilleur est possible

B2. Nous sommes dans une merde profonde.

B1 et B2 constituent des assertions contradictoires. Les deux énoncés se situent au même niveau logique : une description du monde vécu au temps ‘t’ par ‘moi’ (me). Les énoncés A1 et A2 sont dans une situation différente, dans la mesure où A2 porte sur la qualification de l’émetteur et est donc en quelque sorte auto-référentiel, ce qui n’est pas le cas de B2. A2 constitue une méta-communication qui disqualifie l’émetteur. On pourrait dire que la conséquence du modèle B (contradictoire) serait de l’ordre de la scission du ‘moi’ (me), ainsi écartelé, tandis que le modèle A aboutit à une explosion de celui-ci.

Caricaturale, cette analyse l’est autant que le dessin. Oui, nous restons dans la caricature. Mais celle-ci nous permet d’entrevoir le caractère ‘paradoxal’ de l’esprit du temps (zeitgeist) traduit ici (4). Un petit détour par cette notion de paradoxe me paraît propice à éclairer quelque peu notre lanterne.

Paradoxe, Kōan, humour

M.C. ESCHER, Mains dessinant (1948)

Dans son acception ordinaire, le terme ‘paradoxe’ est utilisé pour désigner une « affirmation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés. »(CNRTL). Ce n’est pas ce sens mais plutôt le paradoxe de type logique () qui nous intéresse ici, et plus particulièrement dans sa forme pragmatique.

Nous considérerons donc le paradoxe comme « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses consistantes » (5). Nous excluons dès lors les erreurs de raisonnement et les sophismes (raisonnements invalides en termes de logique formelle). Nous excluons aussi de notre champs d’investigation les antinomies sémantiques ou définitions paradoxales, par lesquelles je voudrais néanmoins faire un bref détour destiné à mieux comprendre l’objet de mon attention, le paradoxe pragmatique.

‘Bande 2 kons’. Essai d’analyse d’un discours pamphlétaire …

L’exemple classique de l’antinomie sémantique est l’énoncé « Je suis un menteur », qui ne peut être vrai que s’il est faux, et inversément. Cet énoncé diffère essentiellement d’un énoncé comme, par exemple, « Je suis heureux », déclaré par une personne présentant un aspect nettement dépressif. Dans un tel cas nous avons affaire à une simple contradiction entre les niveaux digital et analogique du langage (voir une présentation de ces concepts d’analyse de la communication dans l’article ‘Bande 2 kons . L’énoncé « Je suis un menteur », de par son caractère auto-référentiel, contient en fait deux propositions : l’une dans le langage objet et la seconde au niveau métalingusitique (le discours sur le discours). Mais le message en métalangue étant un énoncé, il est lui-même concerné par son propre contenu qui porte sur l’ensemble des énoncés. Pour un logicien il s’agit simplement d’un discours dénué de sens (la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes) mais dans la pragmatique de la communication, c’est-à-dire notre vie quotidienne, concrète, nous restons avec un malaise, un peu comme le sentiment de s’être fait avoir …

Comme nous ne sommes pas logiciens mais que nous avons entamé une démarche de compréhension de phénomènes éminemment pratiques, examinons les conséquences du paradoxe sur le comportement, au départ de notre métronome, avant de nous pencher sur les variantes intéressantes au regard de nos intérêts du jour que sont les ‘kōan’ bouddhistes, susceptibles d’induire aussi bien l’éveil que l’égarement, ainsi que l’humour.

Mécanique du métronome

Revenons à notre métronome pour en examiner de plus près la mécanique, à l’éclairage de la notion de paradoxe pragmatique :

« Arrêtez le monde, je veux descendre ». Issue sans aucun doute illusoire. Mafalda de Quino
  • nous sommes dans une situation vitale et inévitable (comme Mafalda, ci-contre !) ;
  • l’énoncé A1 (voir plus haut) nous invite à nous intéresser à une issue positive ;
  • l’énoncé A2 (idem) constitue une disqualification de l’énonciateur en tant qu’acteur et donc notamment susceptible de mettre en œuvre des stratégies visant à atteindre cette issue positive : ‘être baisé’ pouvant être considéré comme le niveau maximum de passivité, n’incluant même pas nécessairement le consentement ;
  • il n’existe aucune possibilité de méta-communiquer, c’est-à-dire d’user d’un mode discursif décrivant la mécanique ci-dessus, ne laissant éventuellement comme ‘issue’ que l’expression émotionnelle (colère, indignation, etc.) : d’une part nous avons documenté dans les deux premiers articles de cette série à quel point nous sommes dans la confusion et d’autre part il n’existe en effet en pratique aucune réelle voie d’expression accessible au commun des mortels – si ce n’est le Café du Commerce – et celles qui sont présentées comme possibles ont à suffisance démontré leur inanité (niveaux records d’abstention aux élections ou Convention Citoyenne pour le Climat (6), par exemple).

Nous venons de faire connaissance avec la double-contrainte. Issu du champs psychiatrique, ce concept fut étendu ensuite à de nombreux domaines de l’activité humaine, tels la sociologie, la géopolitique ou l’économie.

La double contrainte peut être décrite comme suit (7):

  • deux ou plusieurs personnes (ou groupes sociaux) sont engagées dans une relation de grande valeur (émotionnelle, vitale, économique ou autre)
  • dans ce cadre, un message est émis qui
    • affirme quelque chose
    • affirme quelque chose sur sa propre affirmation
  • ces deux affirmations s’excluent
  • le récepteur est dans l’incapacité de quitter la situation ou de méta-communiquer.
D. ERON, Biennale de peinture murale, Dozza – Bologne (Italie), 2008. Le peintre dessiné sur un mur efface son propre graffiti.

Une situation comparable à celle étudiée dans les travaux de l’école pavlovienne sur le conditionnement au début du siècle dernier avec la notion de ‘névrose expérimentale’(8). Un chien entraîné à distinguer le cercle de l’ellipse (9). En élargissant progressivement l’ellipse, on rend impossible à l’animal cette distinction. L’animal développe alors des comportement considérés comme ‘pathologiques’, stupeur ou agressivité et manifestations physiologiques d’angoisse. Que s’est-il passé ? On a créé une situation dans laquelle cette discrimination s’avère vitale pour l’animal (son alimentation) puis on a rendu impossible toute discrimination.

Kōan

Unmon zenshi zō (「雲門禅師像」) – source

Le ‘kōan’ bouddhiste, c’est en quelque sorte la version créatrice du paradoxe pragmatique, celui qui nous coince pour mieux nous libérer. Là où le second apportera souffrance ou inhibition de l’action, le premier doit nous aider à découvrir une issue à une situation au premier abord bloquée. « Le kōan se présente comme un paradoxe, (…) impossible à résoudre de manière intellectuelle. Le méditant doit délaisser sa compréhension habituelle des phénomènes pour se laisser pénétrer par une autre forme de connaissance intuitive »(wikipedia). Le kōan, et c’est important, prend place dans une relation spécifique, celle du maître à l’élève.

Deux mains applaudissent et il y a un bruit. Quel est le son d’une main ?

Hakuin Ekaku (1686-1769)

Le monde est si vaste ! Et vous répondez à l’appel d’une cloche ! Et vous vous habillez de robes de cérémonies !

Wumen (1183-1260), La barrière sans porte.

Stimulant l’intuition, aidant à dépasser les contraintes et rigidités du langage (linéarité entre autres), le kōan me paraît proche cousin de l’humour. Mais c’est là une autre histoire (4). Tout comme l’humour en tout cas il facilite le ‘lâcher prise’ et permet de dépasser la rationalité et l’emprise de l’ego.

Ce que nous montre le détour que vient de constituer cette analyse , c’est bien que nous ne pouvons pas tenter de concilier l’inconciliable. Espérer que le vieux monde soit en train de changer, de s’amender. Nous imaginer que au fond quelque part tout pourrait redevenir plus ou moins ‘comme avant’. Qu’un quelconque moyen terme adviendrait, qui constituerait une sorte de nouvel état d’équilibre.

Que nenni. Ter-mi-né.

Jusqu’à l’os

Nous sommes arrivés à l’os. Après avoir gratté et gratté toute chair le voilà qui apparaît. Et ça racle. Nous en sommes au fondement, l’individu, la question ‘qui suis-je’ ? (10). Un individu contingent, ballotté au gré des aléas, un temps c’est bon, un temps c’est dur ? Ou alors puis-je me retrouver dans ce déshabillage intégral et me reconstruire dans un monde qui tangue dangereusement ?

Dans la seconde partie de ce texte, j’interrogeais :

Mythe et ontologie au menu dans ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

« Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour le moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la matrice ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ? ».

Sortir du paradoxe c’est abandonner ce ‘moi’ (me) explosé, qui n’a plus à nous offrir qu’une existence de ‘zombie ontologique’ (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).. Nous dépouiller de ces vêtements anciens comme la mante religieuse abandonne sa mue. Avancer sans nous retourner de crainte d’être changé en statue de sel. Je ne distingue aucune autre voie.

Nostalgie

J’aurais préféré qu’il en soit autrement. En ouvrant ce questionnement initié deux textes en arrière (et pas mal de temps) déjà, j’ignorais où j’allais. C’est le jeu : un thème, une question me travaille ? J’explore, je gratte, j’avance, et je vois où j’arrive. A côté de l’inquiétude, c’est une forme de tristesse, ou une nostalgie plutôt, que je ressens à l’instant. Car il me faut faire mes adieux au monde que j’ai connu, que nous avons connu, bien imparfait mais où en quelque sorte j’avais mes pantoufles (existentielles) et mon rond de serviette (intellectuel), pour employer une expression bien désuète mais que j’aime bien. Ce monde qui m’a fait aussi, qui a participé à la construction de mes valeurs, de mes projets, de ma famille. Nous ne sommes plus, j’en fais le constat, dans le registre de la réflexion intellectuelle mais bien dans celui du vécu.

Néanmoins, si j’ai voulu le titre ‘Haut les cœurs’ en débutant cette recherche, c’est bien que je ressentais déjà confusément que, non, rien ne serait facile et que, oui, il nous faut tenir droite la tête.

Le nouveau monde est déjà là (11), bien différent. Nos anciens vêtements et pantoufles ne nous sont plus d’aucune utilité, que du contraire. Au fil de la préparation puis de l’écriture de ces textes j’en ai acquis la conviction. Il nous faut lâcher prise, accepter la nudité, faire le deuil. En explosant le paradoxe accepter la mort du monde ancien, celui où l’on croyait à l’Homme, aux Droits, au Progrès, à l’Avenir, avec toutes les majuscules. Et découvrir …

Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute

Emil Cioran, La chute dans le temps (1964).

Comment on fait ?

La seule chose qui soit certaine c’est que rien ne l’est. Il n’y a pas de mode d’emploi (12), pas de filet de sécurité. La vie, quoi.

Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. C’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité.

Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard, 2010.

Nous ne partons pas de rien, néanmoins. Des pistes existent, tentées par des pionnier(e)s. Nous tâcherons d’en explorer quelques unes dans le quatrième et dernier article de cet opus: ‘Semences et terreaux’ (à venir sous peu ?).

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(1) qui devrait en compter quatre au total.

(2) ce qui ne doit pas l’empêcher « d’assumer ses profits« , ouf !

(3) référence manquante

(4) Voir la note relative à l’humour sur la page ‘Écriture‘. Nous reviendrons sans doute plus tard (probablement dès la dernière partie de ce texte en quatre volets) sur les notions d’humour, intuition, rationalité, etc.

(5) Paul WATZLAWICK, Janet H. BEAVIN, Donald D. JACKSON, Une logique de la communication, 1967, Seuil, 1972, page 188. Notons que le titre en anglais était (une fois de plus) beaucoup plus clair que celui choisi par l’éditeur français puisqu’il s’agit de ‘Pragmatics of Human Communication’ (Norton, 1967).

(6) https://basta.media/Convention-citoyenne-pour-le-climat-150-propositions-loi-lobbys-industriels-Emmanuel-Macron ou https://www.lejdd.fr/Politique/info-jdd-inscription-de-lobjectif-ecologique-dans-la-constitution-macron-enterre-le-referendum-4043848?Echobox=1620512281#utm_medium=Social&xtor=CS1-4&utm_source=Twitter

(7) Ce passage résume le chapitre ‘double contrainte’ de l’ouvrage de P. Watzlawick, J. Helmick-Beavin et D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972

(8) p.ex. https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1967_num_3_1_1192

(9) L’animal reçoit une portion de nourriture dans les instants qui suivent la présentation d’un motif elliptique et ne reçoit rien lorsque le motif présenté est un cercle. Après un certain nombre de répétitions de cette situation, on constate que le chien salive dès l’apparition de l’ellipse mais pas lorsque c’est le cercle qui apparaît.

(10) Un chantier qui apparaît comme de plus en plus central concerne la notion d’individu et d’individuation. L’individu comme monade n’intéresse que le néo-libéralisme. Nous étudierons prochainement ces questions …

(11)  » Il n’y a pas de solution au changement climatique  » – Jean-Pascal van Ypersele | LIMIT

(12) Si certains en proposent un, il y a pas mal de bonnes raisons de se méfier. Je pense notamment aux prédicateurs(trices) éco-évangéliste (la bonne nouvelle) aux regard sombre et à l’air sévère ou au contraire illuminés, comme transportés, tout autant qu’aux pétainistes verts.