Au-delà des ruines.

Cet article constitue la suite du texte « Tous les désespoirs nous sont permis ».

source

Nous en étions arrivés à l’invitation à tirer, d’une main aussi ferme que possible, une ligne définitive aux fins de solder le compte de nos espoirs. Quel que soit le point cardinal où nous portons notre regard aujourd’hui, l’horizon se révèle fermé, totalement hermétique à nos attentes. Nous en avons très longuement disserté dans l’article précédent, relativement à ce qu’il est convenu d’appeler la crise écologique, même si, ainsi que nous l’écrivions, un tel exercice eut pu être mené sur d’autres terrains (IA, TIC, autoritarisme fascisant, militarisation, etc.) tout en nous amenant à un constat identique. Nous n’y reviendrons plus, l’exercice n’étant guère enthousiasmant, c’est clair, mais surtout parce qu’il n’est ici nullement question de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit mais bien plus de poursuivre sans faiblir la ligne d’une réflexion entamée il y a un bon moment déjà.

Peurs et ruines.

Nous n’avons pas peur des ruines, nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.

Yannis YOULOUNTAS

Ainsi s’expriment les protagonistes du récent film de Yannis YOULOUNTAS. La peur des ruines nous tétanise. Aussi longtemps que nous nous soumettrons à l’emprise de cette peur, que nous nous refuserons l’entrée en zone d’inconfort (mental, physique, social, intellectuel, émotionnel, tout!), que nous refuserons d’accepter la perte de tout ce à quoi nous tenons, nous resterons acteurs de notre propre impuissance.

Car c’est bien de notre puissance qu’il s’agit ici. Une puissance qui n’a rien à voir avec le courage. « Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La peur, la consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas ». C’est Gunther ANDERS qui s’exprimait de la sorte, dont la vie bien mouvementée, du régime nazi le poussant à l’exil en 1933, à la rudesse de la survie quotidienne en terre d’asile (France puis États-Unis), avant d’expérimenter les joies du stalinisme en RDA, exil à nouveau, pour in fine se retrouver pétrifié face à la menace nucléaire de la seconde moitié du XXème siècle (menace qui ne nous a pas vraiment quittés, d’ailleurs). Un tel parcours eut pourtant pu justifier des exhortations au courage, ou à l’espoir.

Si ce n’est de courage qu’il s’agit, devrions-nous dès lors convoquer l’utopie ? Fut-il distant, dans l’espace et/ou le temps, l’utopie est un projet. Qui convoque le désir, lequel prend forme, en quelque sorte, dans l’espoir. Pour notre (recon)quête de puissance, à l’utopie nous substituerons l’atopie (néologisme sans aucun rapport avec une affection dermatologique), une utopie totalement ouverte, à la limite sans contenu, mais qui révèle la dynamique du changement. Et cette atopie nous la nommerons espérance, nous allons tenter de voir pourquoi et comment.

Du dés-espoir à l’espérance.

Si nous soutenons que l’espérance ne peut germer que dans le terreau du deuil de l’espoir, nous n’ignorons pas qu’un tel distinguo, s’il est possible en français, n’est pas adopté par toutes les langues. Chaque langue possède ses spécificités, richesses, possibilités. C’est d’ailleurs un des intérêts du bilinguisme que de découvrir d’autres nuances langagières et donc culturelles. Ainsi, anglophones, germanophones ou néerlandophones, parmi bien d’autres, ne distingueront pas les termes ‘espoir’ et ’espérance’. La langue française nous le permet. Elle peut se révéler bien pauvre par ailleurs, ainsi lorsqu’il s’agit désigner la neige, là où langage Esquimau comporte pour celle-ci une bonne dizaine de mots (et non cinquante comme le colporte la légende urbaine) : molle, cristalline, fine, à la surface moutonnée ou glacée, etc. Lucien SCHNEIDER, Dictionnaire du langage esquimau de l’Ungava, Presse Universitaires de Laval, 1970).

Alors que l’espoir se définit couramment comme une disposition de l’esprit humain qui consiste en l’attente d’un futur bon ou meilleur (« J’ai l’espoir d’avoir réussi mon examen »), l’espérance serait un concept plus large que nous pourrions définir à ce stade comme une confiance naturelle, sans qu’elle doive nécessairement être soutenue par un argumentaire donc, en l’avenir (ou peut-être l’advenir?). Mais sans le côté plus ou moins prédictif des références à l’avenir (ainsi que discuté plus haut avec le néologisme ‘atopie’), sans contenu dirons-nous à ce stade.

Rien ni personne ne peut nous garantir que l’espérance ne constitue pas une impasse …(source). Ancienne voie d’entrée du charbonnage de l’Espérance à Saint-Nicolas, dans la banlieue de Liège en Belgique.

L’espoir est le prolongement du désir, dont nous avons longuement scruté les pièges, tenants et aboutissants dans un post antérieur. Il va au-delà d’un calcul de probabilité plus ou moins rigoureux, un peu comme si son objet nous était dû. On peut dès lors le voir comme une position égotique. Il suppose une certaine prévisibilité, comme s’il était en notre pouvoir d’apprivoiser le devenir des choses ou à tout le moins de conjurer l’avènement de nos appréhensions, relevant ainsi d’une volonté de maîtrise du destin. On mesurera peut-être mieux la spécificité de ‘l’être au monde’ (épistémique ?) sous-tendant ces notions en la confrontant au concept bouddhiste d’impermanence (Anitya). Collision frontale (sur laquelle nous pourrions revenir dans un prochain texte).

Supposant un degré minimum de certitude sur le lendemain, une continuité des événements, de l’existence, l’espoir nous limite aux avenirs prévisibles alors que l’espérance ouvre grande la porte des possibilités non encore connues. Nous explorerons un peu plus loin dans quelle dynamique cette ouverture nous est nécessaire.

Nous avons perdu l’épistémé, la position existentielle des auteur(e)s des peintures rupestres de Lascaux.

L’homme se transforme en même temps qu’il transforme le monde et les conditions de son existence. Il concrétise plus ou moins différents nexus / modes de ses capacités en fonction du contexte et de l’époque (possibilités / contraintes) et de la manière dont il interagit avec celles-ci. Si l’être humain d’aujourd’hui peut éventuellement s’offrir une escapade touristique à 200000 dollars dans l’espace (ainsi que le mode de pensée, les valeurs et la construction socio-politique qui vont avec), il se révèle bien incapable de produire les merveilles de Lascaux (idem). Une telle comparaison, reconnaissons-le, relativise la grandeur de l’’homo consumens’ (Erich FROMM) que nous sommes devenus.

Nous commençons à percevoir, derrière cette dualité espoir / espérance, ce que nous pourrions appeler des positions existentielles (nous reprendrons plus loin le terme de ‘topos psychique’) (sans rapport aucun avec les positions existentielles de l’Analyse Transactionnelle) radicalement distinctes. Une anecdote personnelle pourrait peut-être illustrer ce propos.

Mato (cible utilisée dans la pratique du Kyudo)(source)

L’archer franchit la ligne imaginaire qui délimite l’aire de tir, dans ce minuscule dojo installé sur la pente est de la montagne. Grandes dalles de granite et herbe rase. Une levée de sable protégée par une petite toiture de bois de cèdre supporte la mato, la cible. Elle se confond presque avec les énormes blocs rocheux et la forêt de fayards environnante. Léger souffle frais, lumière matinale, silence ponctué de quelques chants d’oiseaux. Dans un lent cérémonial, où chaque fraction de geste est codée, il s’est positionné face à la cible, de profil. L’arc dans la main gauche, les deux flèches dans la droite, le regard se porte vers la gauche, accrochant la mato. Elle est là, à 28 mètres de la ligne de tir et ses cercles concentriques noirs et blancs sollicitent le désir de l’archer. Expiration lente pendant que le regard revient vers la main droite qui lentement encoche la première flèche. Remontant le long de celle-ci, depuis l’empennage jusqu’à la pointe, le regard revient se porter sur la cible. Mais le regard ne regarde plus. Confusion des sens et clarté des gestes à la fois. Assuré d’un ferme ancrage au sol par les pieds, voilà que le grand arc s’élève, comme aspiré vers le ciel. Le bras gauche se déploie partiellement, l’arc se décentre, le coude droit s’écarte pendant que l’arc redescend, la flèche maintenant à hauteur des lèvres de l’archer, le regard toujours perdu dans la cible, qu’il traverse, comme allant au-delà. Tension extrême et relâchement dans un équilibre horizontal et vertical. Tout désir s’est éteint. Il n’y a plus ni temps ni espace (combien de seconde dure ce moment ? où se trouve la cible?). Et puis la flèche est partie. Sensation explosive, perception violente percutant l’esprit de l’archer, c’est tout autant la cible qui vient à la rencontre de la flèche que l’inverse. Les deux s’étant rejointes, l’archer ramène aux hanches les deux bras restés ouverts après le lâcher, s’incline légèrement dans un salut respectueux et quitte d’un pas lent et glissé l’aire de tir.

Tir à l’arc moderne en extérieur (source)

Discipline olympique, le tir à l’arc moderne recourt à un matériel sophistiqué, paramétré dans l’unique but de permettre au tireur d’atteindre la cible. Il s’agit de viser pour réussir, avec l’espoir de réussir. Voilà pour l’espoir. Une position existentielle dans laquelle l’égo porteur d’un désir tente, par un dispositif ad hoc, de forcer les éléments (arc, flèche, cible) à s’aligner dans la direction de son projet, percer le cœur de la cible.

Le kyudoka renonce à ce projet pour mieux l’atteindre. Il s’insère dans une relation complexe entre l’individu complet, relié (au sol, au cosmos, à sa respiration), l’arc, la flèche, la cible. Dans cette relation il n’est plus question de désir, projet ou espoir, mais d’une finalité, inéluctable aboutissement, du moment que l’ensemble a trouvé son équilibre. Nous pourrions peut-être dire qu’il apprivoise la cible, au sens de St Exupéry. «  Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre » dit le Renard au Petit Prince. Le tir du kyudoka est un geste d’espérance (*).

Vertu théologale, aux côtés de la foi et de la charité, l’espérance apparaît comme verticale alors que l’espoir serait horizontal. L’espérance est un acte de foi, sans qu’il s’agisse nécessairement de foi en Dieu, bien souvent d’ailleurs dans une perspective eschatologique. Foi messianique, en l’avenir, en la vie, nous pouvons aligner divers concepts derrière celui d’espérance. Dépendant peut-être de notre capacité à accepter la vacuité (espérance mystique).

Car l’espérance, qu’elle soit ou non orientée vers une quelconque divinité, est d’abord oubli de soi. Non qu’il s’agisse de négliger sa personne ou son individualité, c’est au niveau de l’égo que nous nous situons. Dans l’archerie moderne comme dans le Kyudo, l’objectif de l’archer est bien d’atteindre la cible. L’esprit zen qui sous-tend la discipline traditionnelle japonaise privilégie une pratique exigeante, destinée à favoriser chez le pratiquant un état de ‘non-pensée’. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre l’oubli de soi qui distingue l’espérance de l’espoir (celui-ci relevant, nous l’avons vu, même quand il porte sur autrui, de l’ordre du projet égotique).

« Quelque chose vient de tirer ! » s’écria-t-il (le Maître d’Eugen Herrigel), tandis que, hors de moi, je le dévisageais. Enfin, lorsque j’eus pleinement réalisé ce qu’il entendait par ces mots, cela provoqua en moi une explosion de joie que je fus incapable de contenir. « Doucement, dit le Maître, ce que je viens de vous dire n’a rien d’une louange, voyez-y une simple constatation qui ne doit pas vous émouvoir. Ce n’est pas non plus devant vous que je me suis incliné, car dans ce coup vous n’êtes pour rien. Cette fois, vous vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comme un fruit mûr, le coup s’est détaché de vous. Et maintenant, continuez à vous exercer comme si rien ne s’était passé. »

Eugen HERRIGEL, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 1993.

Enfin, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’espérance se distingue radicalement de l’optimisme, disposition à imaginer l’accomplissement de nos espoirs / désirs. L’utopie, et surtout l’atopie, ce n’est pas de la prospective. Il ne s’agit pas de ‘tirer des plans’ sur la comète’ (ou plutôt la planète). Elle ne ressemble en rien à l’attente de la venue du Messie ou du Grand Soir. « (…) l’espoir (…) n’est pas à confondre avec la confiance aveugle dans l’avènement d’un monde meilleur ou avec la confiance aveugle dans le progrès (…) ». Arno MÜNSTER, Principe responsabilité ou principe espérance ?, Le bord de l’eau, 2010, p.64

Last but not least, si nous n’avons rien à espérer, nous n’avons rien à perdre. Ne serait-ce pas un remède de premier ordre à la peur ?

Au-delà des principes espérance et responsabilité.

‘Rêver est la solution’ (source inconnue)

Dix années après la fin de la seconde guerre mondiale, Ernst BLOCH, philosophe allemand, publiait ‘Le Principe Espérance’ (rappelons qu’en langue allemande le terme ‘Hoffnung’ ne distingue pas, comme le fait la langue française, espoir et espérance). Juif, exilé dès 1935, il aura vécu dix années de racisme, fascisme, exil précaire aux USA, puis un conflit mondial terriblement destructeur, s’achevant avec l’entrée de l’humanité dans l’ère de la menace nucléaire permanente. Un itinéraire comparable à celui de son ami Günther ANDERS, que nous avons brièvement évoqué ci-avant. L’utopie comme sursaut face à la déréliction. « Par définition, (elle) ouvre le champ de l’imaginaire et donc des possibles. Bloch distingue ainsi la possibilité factuelle, liée à un état donné des connaissances à un moment donné, de la possibilité objective, qui se rapporte à la structure-même de l’objet, de la possibilité réelle, qui recouvre les potentialités futures d’un objet en devenir vers d’autres possibles » (source). Selon Michaël LÖWY, « Ernst Bloch renouvelle la théorie de la praxis marxiste en mettant en évidence le rôle décisif de la conscience anticipante. Il s’agit de rendre compte des potentialités utopiques immanentes, mais non-encore-réalisées, du monde. Son utopie concrète n’est pas un système fermé, mais une réflexion ouverte à l’expérimentation et à l’imagination créatrice du « rêve éveillé » » (source). 

Juif allemand ayant lui aussi vécu un parcours très dur durant ces années marquées par le nazisme, Hans JONAS publie vingt ans plus tard une thèse destinée à répondre et réfuter les conceptions de BLOCH. ‘Le Principe Responsabilité’ (on voit bien dans l’analogie des titres la volonté de confronter ces deux thèses) connaîtra un très large succès et influencera les décideurs de nombreux pays ainsi que les milieux écologistes réformistes. On considère que cette thèse est à l’origine du Principe de Précaution porté sur les fonts baptismaux lors du Sommet de Rio (1992) et pierre angulaire du concept de ‘développement durable’. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Un principe qui suppose la primauté d’une ‘permanence ontologique’ de l’être humain sur la technique. L’ouvrage central de JONAS est d’ailleurs sous-titré ‘Une éthique pour la civilisation technologique’. C’est la peur qui doit nous mobiliser, nous dit le philosophe, une peur suscitée par les capacités destructrices croissantes de l’humanité, qui appellerait un devoir, une obligation, à l’égard des générations futures (et actuelles).

JONAS visait explicitement les décideurs, ainsi que les parents, auxquels il proposait une éthique de la responsabilité. Une démarche aux antipodes de la prospective utopique de BLOCH. Sans doute abusé par les quelques bénéfices de la social-démocratie telle qu’elle était encore perçue jusqu’à la fin du XXème siècle dans les milieux bourgeois, socialement et économiquement favorisés, une toute petite parenthèse dans le temps long (trois décennies, au milieu du siècle dernier) et dans l’espace (en gros, le monde occidental), JONAS ne voit pas l’intérêt de la démarche utopique mais préfère prodiguer des conseils d’éthique aux gens de pouvoir et aux pères de famille. Au contraire il voit dans l’utopie le danger du fanatisme et de la violence tout en refusant de considérer sa portée en termes de changement. BLOCH appelle à la levée exaltante (potentiellement inquiétante aussi d’ailleurs) d’un ‘novum humanum’, un être humain nouveau, tandis que JONAS, frileusement, conforte les institutions et mécanismes de pouvoir en place en appelant à les raisonner par quelques principes éthiques.

On ne peut que rester perplexe devant la pusillanimité dont font preuve ces deux doctes personnages. Des risques et limites de la philosophie académique ! JONAS pratique l’illusion délirante qu’il suffirait d’éduquer (éthiquement) les décideurs, notamment à un usage ‘responsable’ de la ‘technique’. Rappelons-nous comment nous avons constaté précédemment la vacuité du concept de ‘développement durable’. Il semble délibérément ignorer les rapports de genre, de classe et de pouvoir, tout autant que la primauté absolue de l’accumulation capitalistique. En face, un BLOCH qui donne l’impression parfois du rêveur éveillé romantique et dont le finalisme ( téléologie?) marxiste obère quelque peu la clarté de la démarche utopique. Nous nous félicitons d’avoir adopté plus tôt le terme d’’atopie’. BLOCH c’est l’optimisme militant (qualifié de ‘métaphysique naïve et irréelle’ ou ‘espérantite’ (Hofferei) par Günther ANDERS), JONAS le réalisme réducteur/castrateur. Points communs à ces deux poids lourds de la philosophie allemande de la seconde moitié du siècle dernier : tous deux semblent n’avoir pas compris le statut spécifique de la ‘Technè‘ dans un monde capitaliste (thématique qui devient de plus en plus urgent d’aborder, peut-être dans le prochain post ?), sont très anthropo-centrés et occidentalo-centrés, très judéo-chrétiens, sans doute quelque peu bloqués sur une supposée singularité biblique. Mais qu’à cela ne tienne.

Et si nous disions que JONAS c’est le verre à moitié vide, et BLOCH le verre à moitié plein ? Tranchons avec Michaël LÖWY: «Sans le Principe Responsabilité, l’utopie ne peut être que destructrice, et sans le Principe Espérance, la responsabilité n’est qu’une illusion conformiste » (source). Profitons plutôt de ce débat de pensées (disputaison) pour avancer dans la compréhension du concept d’Espérance (à partir de ce point il semble que nous puissions user de la majuscule) tel que nous l’avons porté jusqu’ici.

Répétons-le, car c’est essentiel, nous ne sommes pas en capacité d’imaginer le monde qui pourrait advenir (car il faut bien voir qu’il s’agit toujours d’un faisceau de possibilités). « L’ontologie du non-encore-être que Bloch nous propose dans le ‘Principe Espérance’ est précisément construite sur cette hypothèse de l’existence, dans l’étant, d’un nombre infini de potentialités non encore découvertes, de déterminations du ‘possible’ non encore réalisées (…). Elle fonde son originalité (…) sur l’hypothèse de l’existence d’un lien dialectique permanent entre les affects d’attente (modes psychiques du ‘non-encore’), l’utopie et la praxis ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009, p.22.

‘Haut les cœurs’, une tentative à différents étages de comprendre notre paralysie.

Si cette ‘absence de contenu’ suscite l’angoisse, nous paralyse dans notre dynamique désir/projet/espoir, c’est essentiellement parce que nous n’osons pas lâcher prise, vivre sans l’espoir. Nous vivons une aporie, celle que Corinne PELLUCHON appelle si justement ‘la traversée de l’impossible’ (Rivages, 2023). La comparant à notre incapacité à appréhender notre propre mort, PELLUCHON décrit notre situation existentielle aujourd’hui comme « l’impossibilité d’une possibilité plutôt que la possibilité d’une impossibilité » (page 91). Dans le dernier chapitre de notre article, nous chercherons comment nous pourrions ‘sortir par le haut’ de cette impossibilité.

Porteurs de l’Espérance (atopie), nous pourrions nous trouver mieux armés pour aller vers ce qui peut advenir mais reste aujourd’hui sans contenu. L’espérance et l’atopie nous évitent d’avoir à nous projeter dans un à-venir échappant aux radars étroits et décatis de nos concepts, désirs, incohérences, angoisses et doutes d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant, nous l’avons vu, que nous serions invités à nier/fuir le présent pour nous réfugier dans un vague optimisme hors sol. « (…) l’espérance n’est pas attente naïve. Elle est toujours en suspens. Elle est toujours, et jusqu’au tout dernier moment, assiégée par les catégories du danger. C’est la raison pour laquelle un quiétisme de l’espérance, fondé sur la garantie du succès, est si peu réel qu’inversement un quiétisme du désespoir total ; car tout est a priori en possibilité objective, et non pas en réalité ». Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, cité par Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », nous proposait Corinne MOREL DARLEUX. Peut-être nous suggérait-elle de ne pas nous accrocher à nos espoirs tel le naufragé à sa bouée. Et si dès lors nous nagions droit devant ?… Mais il ne s’agit pas vraiment de nous précipiter n’importe où, porteurs de quelque inspiration. L’Espérance ne procède pas de l’aveuglement. « (…) L’espérance -comprise comme ‘docta spes’ (espérance érudite) – (…) vise la transformation concrète du monde et la guérison de ses maux, à partir d’une analyse critique et matérialiste des données réelles et des contradictions réelles de la société ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

Nous nous situons donc indubitablement dans une praxis. Ce qu’André GORZ dénommait « l’utopie concrète » de BLOCH. « Ainsi le noyau de la philosophie blochienne de l’utopie concrète et de l’espérance demeure une doctrine de la praxis émancipatrice, transformatrice des données objectives du monde, fondée sur la théorie d’une unité dialectique constructive possible de la subjectivité et de l’imagination créatrice des hommes avec les latences-tendances objectives d’un réel potentiellement orienté vers la manifestation des contenus utopiques immanents s’extériorisant dans l’union des contenus utopiques de la conscience anticipante avec ce qui est réellement et objectivement possible (…) ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009. Sur ces notions de ‘praxis émancipatrice’ et de ‘latences-tendances’ nous ne manquerons pas de revenir, tant elle apparaissent prometteuses, dans le chapitre suivant.

Impossible de clore celui-ci sans traiter la question de l’angoisse. Jusque là nous pourrions penser qu’un philosophe bonhomme, éclairé par un optimisme pouvant apparaître aujourd’hui comme suspect, voire criminel, nous invite à balancer nos angoisses (et toutes les souffrances qui vont avec, allant toujours croissantes d’ailleurs) dans un sac enterré bien profond et de passer à autre chose. Que nenni ! « Bloch, (…) situe toujours celle-ci (l’espérance) dans un rapport dialectique avec l’angoisse, si l’on comprend l’angoisse comme « réaction utile, honnête et morale à un monde précaire qui n’est pas bon et qui ne devrait pas rester inchangé » ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Persister à voir un “Principe Espérance” après Auschwitz et Hiroshima me paraît complètement inconcevable» (1987 : Günther Anders antwortet : Interviews und Erklärungen, Elke Schubert (éd.), Éd. Tiamat, Berlin). On peut le comprendre. Nous avons, dans l ‘article précédant, montré toute la souffrance présente et à venir sur le chemin que prend aujourd’hui notre monde, inexorablement semble-t-il. A moins que de dépasser le couple tragique espoir / désespoir, voie dans laquelle nous allons tenter de progresser dans le dernier chapitre de notre disputaison du jour.

De la poïétique et de la lutte.

L’impuissance souffrante que nous expérimentons aujourd’hui et l’espoir sont des états siamois. Nous avons antérieurement décrit comment le ‘koan’ bouddhique permettrait en quelque sorte une sortie par le haut d’un tel blocage. Notre sortie par le haut à nous, c’est l’Espérance.

‘Paradoxe, koan et humour’ au menu du post ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints’.

Mais comment alors penser celle-ci dans la démarche ici poursuivie, à savoir la quête d’une hypothétique (c’est-à-dire posée comme hypothèse) ‘neguanthropie’ ? C’est donc à comprendre comment, dans un tel contexte, l’Espérance est susceptible d’affecter nos trajectoires individuelles et collectives que nous allons nous attacher avant de clore cet article.

Le philosophe marxiste Michael LÖWY  rappelle que pour Ernst BLOCH, « (…) la docta spes (espérance savante), (est) la science de la réalité, le savoir actif tourné vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Contrairement aux utopies abstraites du passé qui se limitaient à opposer leur image-souhait au monde existant » (source).

Cette ‘docta spes’ qu’Arno MUNSTER définit comme «une science des possibilités concrètes de la transformation du monde, fondée sur l’analyse critique des situations concrètes » (Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.). Si l’Espérance relève d’abord d’une manière d’être au monde, d’un « topos psychologique », celui-ci se trouve foncièrement orienté vers la praxis. Nous éviterons donc de nous complaire dans le monde quelque peu éthéré de la philosophie académique.

Si en effet nous divaguons longuement sur les sentiers de la compréhension, au gré des lectures et des concepts, il ne s’agit certainement pas d’une fuite dans un univers intellectuel plus ou moins confortablement détaché des épreuves que nous traversons. La démarche qui est la nôtre se nourrit au contraire d’un enracinement quotidien, impliquant, dans les processus en cours. Depuis ces territoires situés aux marches de l’Empire ou au cœur des Cités, qu’importe. De rencontres, de combats, de la confrontation à nos limites, d’échecs, de déceptions, de la vie dans sa complexité et ses errements, d’où seule peut jaillir, au point de rencontre de la lutte et de l’analyse, la compréhension, bien souvent intuitive au départ d’ailleurs, ou l’intuition compréhensive (au sens anglo-saxon) du monde qui se fait et se défait. Gardons nous de ressembler à l’intellectuel cyniquement décrit par François BEGAUDEAU comme celui à qui s’impose « la mission de mutualiser sa clairvoyance », avant de conclure « Puisque les gens sont embrouillés par l’embrouille, il expliquera l’embrouille aux embrouillés ». (Boniments , Éditions Amsterdam, 2023, p 209).

Nous avons plus d’une fois évoqué la nécessité de nous ouvrir à d’autres imaginaires, mythes, représentations du monde. « Ce qui tue aujourd’hui et avant tout , c’est notre manque d’imagination. L’art, la littérature, la poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer » s’exclame avec force Aurélien BARRAU, appelant de ses vœux une « épiphanie philosophique et symbolique », mieux encore, « une révolution poétique, politique et philosophique » (Il faut une révolution politique, poétique et philosophique : Entretien par Carole Guilbaud, Editions Zulma, 2022). Bien. Et puis quoi ?, on attend que des tours d’ivoire descendent les flux de la clairvoyance qui irrigueront nos esprits simples et nous permettront de faire, enfin, la révolution en question … ? Ne conviendrait-il pas plutôt que chacun(e) explore sa part d’imagination, de créativité, apprenne à libérer l’intuition, à considérer institutions, normes, règles et usages au mieux comme une superstructure temporaire, une construction conjoncturelle. Philosophie, littérature, art, poésie, imaginaire ne sont pas des propriétés privées réservées aux intellectuels de haut vol. Et le courant ascendant, bien enraciné dans la praxis, apparaît amplement préférable au descendant. De la poïétique à la lutte, et réciproquement.

‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’, dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’.

La pratique d’une poïétique, c’est-à-dire l’expérimentation « des potentialités inscrites dans une situation donnée pour déboucher sur une création nouvelle » constitue le socle génératif de l’Espérance telle qu’entendue ici. « Est-on encore capable d’articuler spontanément nécessité et liberté, système et invention, c’est-à-dire de ne percevoir aucune contradiction entre le constat de notre impuissance et l’affirmation de nos capacités à nous en libérer ? » s’interroge un collectif d’auteurs dans un article au titre éloquent : « Yes, we can’t » (source).

Notre difficulté tient pour une part sans doute à notre incapacité à appréhender le temps long, la ligne temporelle dépassant, en amont et en aval, notre durée de vie. Nous sommes une étoile filante, un scintillement, une brève trajectoire. Aussitôt disparue. Vue de loin, de l’on ne sait où. Considérées de mon point de vue d’être vivant, par contre, ces quelques décennies emplissent la totalité de ma perspective. Prenant par ailleurs en compte les valeurs et pratiques d’une époque cultivant l’immédiateté, qu’il s’agisse de la livraison du traiteur chinois ou du retour sur investissement, l’angle se réduit plus encore, La praxis évoquée plus haut ne peut s’inscrire dans une fenêtre aussi étroite. Il nous revient de nous décentrer de notre propre existence à durée limitée, une autre manière d’expérimenter l’oubli de soi que nous avons évoqué plus haut. Au final, le plus difficile à saisir pour des esprits cartésiens jusqu’à la moelle comme les nôtres, c’est probablement que l’espérance n’est pas un état mais un mouvement, une tension vers, une dialectique. Jamais acquis, toujours à reprendre. Nous l’avons déjà dit, le Grand Soir est une fable délétère. Laissons parler le poète, qui l’exprimera bien mieux que nous ne le pourrions.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous, nous serons morts, mon frère
Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Raymond LEVESQUE, Quand les hommes vivront d’amour (1956).

Pierre de la faim sur l'Elbe. Texte gravé "Wenn du mich siehst, dann weine" - Si tu me vois, alors pleure.
Voir aussi le post ‘Semences et terreaux’.

L’effort de la praxis est un mécanisme d’émancipation. C’est le refus de se retrouver coincé dans un monde qui a décrété « la fin de l’Histoire », la mort clinique de l’utopie, le règne sans partage du « there is noalternative ».« Exister, c’est résister » clamait vaillamment Jacques ELLUL, formule-choc dont nous pourrions nous emparer si nous reconnaissons la résistance comme un ‘aller vers’ plutôt que ‘contre’. « L’espérance n’est (…) pas un désir qui s’oppose à une réalité toujours décevante, elle n’est « pas seulement une protestation dictée par l’amour » comme le souligne Gabriel MARCEL , mais elle est une affirmation aimante du monde, de la présence et de la vie » (source). Si, comme le souligne Gunther ANDERS « notre travail est un combat » (La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, 2006), si l’exercice de notre puissance (empuissantement?) est d’abord une résistance (qui commence bien souvent par mettre un terme à toute sur-obéissance), l’Espérance se veut avant tout présence cré-active au monde. Produisons et semons à tout vent graines et semences, sans trop savoir où Éole les emportera, dans quel terreau elles échoueront et peut-être prendront racine, qui les cultivera et moins encore à quoi ressemblera la plante.

« A bon moulin, tout peut faire farine », expression sans doute vieillotte mais que nous reprendrons à notre compte pour signifier que tout est bon à prendre qui augmenterait notre puissance d’exister, notre ‘conatus’ spinozien. Ce que nous dénommions dans un texte antérieur « tension vers un accomplissement ». Car ce que nous apprend Baruch SPINOZA, c’est que de tout ce qui augmente notre puissance suscite en nous un affect de joie. Ne serait-ce pas là un remède radical au carcan de l’abattement et de l’angoisse ?

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(*) Merci à C.P. qui m’a indiqué ce rapprochement.




Sommes-nous assez ‘bêtes’ ?

L’étude de l’évolution des espèces nous apprend que nous, humains, avons la même origine que la totalité des êtres vivants … il y a de cela un peu plus d’un milliard d’années. De son côté, la génétique observe que nous partageons 98 % de notre ADN avec le chimpanzé (de la lignée duquel le genre Homo s’est séparé il y a un peu plus de deux millions d’années).

Spécisme et anti

« The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food » dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

Au vu de ces données, sélectionnées au hasard parmi bien d’autres, nous sommes déjà pas mal ‘bêtes’. Et pourtant nous sommes spécistes. L’être humain se vit comme séparé du reste du vivant, jouissant d’un statut particulier, assorti éventuellement de divers droits à l’encontre de celui-ci, parmi lesquels celui d’exploiter ou de manger des micro-organismes (sélectionnés et cultivés pour la fermentation de denrées alimentaires par exemple), des végétaux (sélectionnés, croisés, génétiquement modifiés) tel le navet que je viens de ramener du potager, ou des animaux (traction, sacrifices, expérimentation scientifique, consommation de secrétions telles le lait ou le miel, consommation de la chair, usages multiples de la peau, des os ou des viscères). L’humain, lui, semble définitivement auto-référencé comme le ‘mangeur non mangeable’ de Baptiste MORIZOT (jusqu’à ce que -horrifié-il se voie tel un repas dans l’œil du crocodile, comme nous l’a narré Val PLUMWOOD dans un article précédant). Notons néanmoins que, à défaut de consommer la chair de ses congénères, l’exploitation économique de ses semblables ne semble pas poser de problème particulier à l’être humain.

Spécisme à rebours ! Ils n’ont pas vraiment tort … (source)

Mais revenons à nos moutons, si j’ose dire. D’Aristote à nos jours, en passant par la révolution française, l’histoire du spécisme est longue. Aujourd’hui ces questions resurgissent comme si elles étaient nées avec le siècle et généralement sous un angle d’approche assez obtus (pas vraiment au sens géométrique du terme), mélangeant allègrement confusions épistémologiques, sensibilités schizoïdes d’humains déconnectés de tout ce qui ne serait pas numérique ou virtuel, simplisme (j’aurais aussi bien pu écrire ‘gâtisme’) éthique, crise de l’identité existentielle et angoisses écologiques. Ainsi, ces dernières années, le spécisme a fait l’objet d’une (re-)découverte par le biais de l’antispécisme. Une telle circonstance ne me paraît guère propice à une recherche sérieuse à propos d’un questionnement pourtant hautement pertinent. Car notre relation aux animaux, au vivant en général ou au monde dans sa globalité, constitue une belle porte d’entrée alors que, après avoir passablement cerné les limites de l’ontologie désastreuse du monde qui s’achève (la série de quatre articles ayant débuté avec ‘Haut les cœurs’), nous nous interrogeons avidement: que mettre à la place ? Les questionnements actuels relativement à ce qui est dénommé Intelligence Artificielle , souvent abordés avec les mêmes biais d’ailleurs que la question animale, nous interpellent tout pareillement relativement à ce qui nous constitue en tant qu’être humain.

Dans mon dernier article, je défendais l’intérêt d’une démarche les deux pieds (et la tête) dans le monde en crise, aux antipodes d’un académisme éthéré. Nous creuserons donc ici la première de ces questions bien actuelles. Nous tenterons dans le billet du jour une approche plus heuristique de la question de nos rapports aux animaux (avec un petit détour par le vivant non humain), plus globale peut-être également (avant d’aborder – dans un post à venir – les interpellations de l’Intelligence Artificielle comme ‘individu technologique’).

(…) C’est la représentation que l’on a de soi-même, de la manière dont il convient de se comporter avec les autres et de ce qu’on peut attendre d’eux, des valeurs les plus fondamentales (« l’humanité») et même, parfois, de ce que l’on peut espérer de la vie voire de l’au-delà, qui se trouve être en jeu dans toute conception des relations entre l’homme et l’animal. 

Jean-Yves CHATEAU dans l’introduction à ‘Deux leçons sur l’animal et l’homme’ de Gilbert SIMONDON

Toujours dans le même article, nous avons approché cette question de la position de l’humain par rapport au reste du vivant (sans l’épuiser, loin s’en faut), en y recherchant l’empreinte du mythe ou, apport plus récent, de l’humanisme. Aujourd’hui nous constatons que « l’anti-spécisme, dans ce qu’il nous donne à voir ou à lire en tout cas, échoue fondamentalement à ramener l’homme dans la nature » (Étienne BIMBENET, Le complexe des trois singes, 2017). L’analyse de ces fourvoiements, dans les paragraphes qui suivent, devrait nous permettre d’avancer plus loin dans notre propos.

Je suis un animal mais qui suis-je ?’, une question politique

Savoir s’il faut distinguer ou non vie humaine et vie animale, jusqu’à quel point et comment, n’est,semble-t-il, pas une question à laquelle réponde directement aucune science.

Jean-Yves CHATEAU, idem.

L’antispécisme n’est évidemment pas une science mais, au départ, une militance qui, non seulement a attiré l’attention sur la question de la maltraitance animale, en particulier dans les pratiques industrielles d’élevage et d’abattage (L214), mais a eu le mérite insigne de relancer le débat sur notre relation à l’animal. Rappelons-nous tout d’abord, il est des évidences que nous finissons par oublier, que les temps ne sont pas si lointains (le milieu du XVIIIème siècle) où il était tout à fait convenable de s’interroger sur l’existence d’une âme chez le nègre (Montesquieu, dans ’De l’esprit des lois’, en fit un usage ironique). La pensée nazie niait l’appartenance de la ‘race juive’ à la communauté humaine. Une remise en cause de nos certitudes relativement à ce qui fait ou non notre humanité semble donc toujours bonne à prendre. L’approche antispéciste cependant a largement tendance à effacer toute distance entre animaux et espèce humaine. Constituons nous avec les animaux, au-delà de toute considération phylogénétique (voir plus haut), une seule et même classe ?

Effacer toute différence, autre que quantitative, entre l’homme et l’animal, représente une démarche lourde de conséquences, sur un plan conceptuel bien sûr mais tout autant social et politique, une attitude bien représentative de nos égarements actuels. Étienne BIMBENET, dans l’ouvrage déjà cité plus haut, identifie trois mécanismes à l’œuvre dans la réflexion antispéciste, mécanismes que nous allons examiner ci-après.

L’auteur interroge d’abord la prédominance dans notre société, dans notre vie quotidienne ou nos imaginaires, des savoirs, et donc des schémas explicatifs, naturels (biologie, génie génétique, neurosciences, …) sur les sciences de l’homme comme l’anthropologie, la sociologie ou la science politique. A ce prisme l’être humain peut être considéré essentiellement comme un animal, ou une mécanique dans le cas des neurosciences. Il s’agit donc d’une certaine forme de réductionnisme.

Le jugement moral antispéciste, ensuite, apparaît comme un sophisme qui voudrait que, puisque notre spécisme nous a conduit à la maltraitance ou à l’exploitation animale, alors le spécisme serait à rejeter. Au travers de ce travers de raisonnement, on perçoit l’incapacité à accepter la différence : nous ne pourrions accepter que l’animal soit différent de nous et en même temps le respecter. Ce rejet de la différence, nous le percevons dans bien d’autres aspects de notre vivre ensemble (nous y reviendrons sans doute dans un prochain article).

Sur un plan philosophique enfin, le retournement radical de la perspective métaphysique ou religieuse, de notre croyance en l’exception humaine nous laisse sans alternative. L’homme, depuis des siècles, se voyait assis sur le trône de la création, ou de la nature. Déchu, il semble incapable de se situer autrement que dans l’absence de spécificité. Une réelle perte d’identité qui semble-t-il nuit à notre clairvoyance (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).

Droits humains et non humains

La négation de ce qui différencierait l’humain de l’animal est à la source de thèses considérant les animaux (mais pas que) comme des sujets de droit. De droit humain bien entendu, puisqu’il ne peut exister de construction juridique que élaborée à l’aide du langage et sans un minimum d’institutions sociales, c’est-à-dire dans le monde des humains . Aucun droit ne nous appartient par nature ou plutôt par essence. Ce que nous appelons ‘droits’, c’est l’institutionnalisation de rapports de force et, comme tous rapports de force, ils sont changeants, relatifs, temporaires. Et si l’animal est complètement étranger à la notion de morale, donc de valeurs, ce sont bien des valeurs humaines, hautement contingentes qui plus est, qui devraient s’appliquer à l’animal. Et c’est là que l’aporie se boucle, nous allons en discuter tout bientôt.

Il existe pourtant de multiples situations ou un être vivant en utilise un autre pour se nourrir de sa chair (proie/carnassier), ou de ses exsudats (puceron/fourmi par exemple) quand il n’y a pas tout simplement parasitisme. Notre organisme lui-même héberge une quantité impressionnante d’hôtes désirés ou non (ainsi on compterait 3,9 exposant 10 bactéries dans le microbiote d’un adulte humain moyen) , dont certains vivent complètement à nos dépends voire sont potentiellement nuisibles à notre santé. Allons-nous négocier quelques droits avec eux ?

Sans oublier ce que les humains font à d’autres humains. Non seulement les guerres ou les situations d’oppression évidente. Mais il y a maintes formes d’utilisation de l’autre, présent ou à venir, en particulier économiques, desquelles d’ailleurs bien souvent nous nous accommodons plutôt aisément – au moins lorsque nous nous situons du bon côté du portefeuille – à moins que nous n’ayons pris la précaution de pratiquer cette gentille naïveté qui nous permet d’ignorer ce que nous préférons ne pas voir. Nous y reviendrons, c’est certain, nous ne sommes pas en capacité de développer aujourd’hui.

Vision systémique

Nous pouvons néanmoins déjà poser à ce stade qu’il nous est impossible d’exister en tant qu’humains sans nuire à d’autres humains. Nous pouvons par contre œuvrer à réduire cette empreinte. Pareillement, notre existence (la reproduction des conditions matérielles de notre existence, pour reprendre un concept classique de Karl MARX) pèse sur l’ensemble des vivants, humains donc mais non-humains également. Elle en nourrit d’autres également (organismes s’alimentant de nos déchets par exemple). Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Une vision systémique, on le voit, s’impose, plutôt que de considérer isolément et arbitrairement la séquence ‘homme’ + ‘exploiter’ + ‘animal’.

Donner des droits à des vivants non humains ou à des dispositifs naturels (ainsi, la rivière Magpie, au Canada, a obtenu en 2021 le statut de « personnalité juridique » en vue de sa protection), n’est-ce pas également – sur un plan ontologique – atteindre à l’arrogance (et du même coup à l’aveuglement) suprême ? Le message en arrière-plan n’est-il pas « nous sommes d’un ordre logique supérieur à eux, nous savons ce qui est bon pour eux » ? Nouvel anthropomorphisme ou d’ailleurs l’anthropos se trompe sur lui-même. La posture morale est viciée de la base puisque c’est l’homme qui, unilatéralement, depuis une position rationnelle, installe une éthique. L’animal n’est demandeur de rien, il n’entre pas en considération dans cette démarche humaine qui s’attribue une telle ambition sur l’animal, le vivant. Comment mieux exprimer que l’on prétend parler depuis le dehors du reste du vivant ?

L’attitude qui entend dénoncer radicalement l’anthropocentrisme est radicalement anthropocentriste. Car aucune espèce naturelle ne respecte naturellement les autres espèces naturelles


Francis WOLFF, Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences, 2010

Histoire accélérée

Enjambons sans honte deux siècles d’histoire du droit des animaux. Prenant le contre-pied de René DESCARTES et son concept de l’animal-machine (dépourvu de conscience et de pensée), la loi Martin’s Act, dès 1822, interdit les actes de cruauté à l’encontre des animaux d’élevage. A l’aube de ce siècle, les initiatives législatives et juridiques se multiplient, avec l’attribution de droits aux animaux domestiques ou sauvages ou encore a des dispositifs naturels non vivants, tel un fleuve. Aujourd’hui, le droit animal est devenu une branche juridique à part entière (à différencier d’ailleurs du ‘droit des animaux’).

Tableau du procès de Bill Burns, le premier homme à avoir été condamné pour cruauté envers un animal par la loi de 1822. Il avait été vu en train de battre son âne.

La problématique des droits, humains ou non, naturels ou non, est ardue, bien touffue, mais elle représente également une belle piste à explorer. Nous tâcherons d’y travailler dans un prochain article, plus particulièrement la manière dont le traitement aujourd’hui réservé à ces questions serait susceptible de nous renseigner sur la trajectoire humaine de notre époque. Nous sommes moins intéressés par les droits formels que par ce que l’on dénomme le ‘droit animal’, en particulier ses évolutions récentes. Pour revenir sur notre propos, il me paraît que ces développements juridiques sont directement liés à l’apparition puis à la diffusion de plus en plus large de la notion de ‘sentience’, terme qui désigne la capacité de vivre des expériences subjectives conscientes, douleur incluse.

Francis WOLFF écrivait en 2009 (on mesurera la vitesse à laquelle évolue ce domaine du droit) « La définition de l’Animal en général comme « être sensible », qui commence à s’imposer dans certains codes des pays européens et tente de forcer l’entrée de notre code civil est en fait l’idée, remontant à Peter Singer, selon laquelle tous les êtres capables de souffrir ou d’éprouver du plaisir (« êtres sensibles » : sentience) doivent être considérés comme moralement égaux parce qu’ils ont un « intérêt égal » à ne pas souffrir : le malade cancéreux comme le poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Distinguer entre leurs souffrances serait faire de la discrimination injustifiée en faveur de notre espèce au détriment des autres, autrement dit faire preuve de « spécisme » (comme on parle de racisme, de sexisme, etc.). Ainsi, non seulement il ne faut pas faire de différence morale entre les animaux (dès lors qu’ils sont « sensibles ») mais, pour la même raison, il ne faudrait pas en faire entre les animaux et les hommes, puisque, au fond, l’Homme est un Animal comme les autres : n’est-il pas « sensible », lui aussi, et n’est-ce pas en tant qu’être sensible qu’on ne doit pas le faire souffrir ? ».

Sentience, empathie et compassion

La conscience animale, la conscience qu’a l’animal de son existence et de sa souffrance, même si des nuances importantes font l’objet de discussions, ne fait plus aucun doute aujourd’hui sur un plan scientifique, au moins chez certaines espèces et sous certaines formes. Une telle reconnaissance est essentielle dans l’épreuve de l’empathie et de la compassion, qui nous permettent de passer outre l’altérité, la différence. Mais ce n’est pas à l’empathie ou à la compassion que nous invite l’auteur coqueluche du moment sur cette thématique, Martin GIBERT. « Voir son steak comme un animal mort », c’est à dire un bout de chair arraché à un cadavre, à le considérer comme un truc dégueu. Un argument qui ne fonctionne pas sur le respect mais sur le dégoût !

Les alternatives au véganisme existent ! (source)

Au-delà de cette observation quelque peu anecdotique, il nous faut à nouveau relever une contradiction dans le discours antispéciste. Car si l’empathie appliquée aux animaux (au moins ceux reconnus comme pouvant faire preuve de sentience, cette question divisant d’ailleurs les antispécistes) nous amène à reconnaître et à prévenir activement la souffrance que nous occasionnons à l’autre non-humain, on peine à trouver dans le discours de ce courant de pensée une attitude comparable une fois qu’il s’agit de considérer les relations entre humains et humains. Il n’y est pas préconisé de prendre pleinement en compte la souffrance que, délibérément ou non, nous causons à autrui, ni de remédier à celle-ci. Nous l’avons évoqué plus haut (sous le titre ‘droits humains et non humains’), notre existence pèse sur celle d’autrui, humain ou non. Ce que semble peiner à reconnaître le courant antispéciste.

On pourrait m’expliquer que le droit constituerait précisément le dispositif destiné à prévenir ou à tout le moins tempérer les torts que l’on pourrait causer à autrui. Et que justement le droit appliqué aux êtres humains, puis étendu aux animaux, permettrait de circonscrire autant que possible le tort que nous pourrions faire à autrui, humain ou non. Ce serait omettre, hélas, de considérer le domaine de la violence économique, quasiment sans freins, ou celui de la violence de classe, de la violence culturelle ou de la violence symbolique, que nous peinons toujours à considérer. Le droit n’est pas un super-héro, sauveur de l’humanité, pas plus que de l’animalité. Quoi qu’il en soit, deux poids, deux mesures, une différence de traitement qui ne passe pas. Un tel angle mort, particulièrement pour une éthique qui se voudrait universaliste, me paraît mettre en péril l’édifice.

Prenons acte de cette différence de traitement et permettons-nous une interprétation. L’animal, dans la conception de la nature partagée par le courant antispéciste, une chose belle et pure, est à protéger de la cruauté humaine. A ma gauche, la bonne nature, à ma droite, la civilisation mauvaise, version début du XXIème siècle du fameux fantasme rousseauiste, un ring de boxe qui convient sans doute aux esprits perdus d’un monde de plus en plus virtualisé. Un dualisme affligeant.

Nous tâcherons de garder en mémoire ces considérations une fois que nous nous intéresserons (dans un autre texte) à l’intelligence artificielle, domaine où le concept de sentience a également pointé le bout du nez.

L’animal que donc je suis (*) … entre autres

Le rire n’est plus le propre de l’homme, contrairement à ce qu’a écrit François RABELAIS. Sans aucun doute l’apologiste de la paillardise ignorait-il les travaux de Davila-Ross et al., qui, parmi d’autres, témoignent de l’existence du rire chez le chimpanzé. Pas sûr néanmoins que les jeux de mots, calembours et ironies savantes du père de Gargantua auraient excité les zygomatiques des chimpanzés étudiés par les scientifiques. Examinons de plus près cette question.

En effet, tout au long des développements qui précédent, dans cet article, nous avons supposé l’irréductibilité de l’homme à l’animal. L’existence d’une singularité, de ce qui constituerait le propre de l’homme. Nous ne pouvons conclure l’étude du jour sans vérifier cette prémisse. Qu’est-ce qui différencie l’humain de l’animal ? Nous l’avons vu, l’homme est un animal autant que les autres formes de vie ressortant du règne animal. L’homme est un être vivant issu de la même logique ‘organique’ (le CHON) que le reste du vivant. Et ensuite ? Qu’est-ce qui fait des humains des humains, quelle est la différence ultime, la distinction décisive ?

Ces questions, nous l’avons vu, ne sont pas arrivées avec l’antispécisme que nous connaissons aujourd’hui. Et elles continueront longtemps à interpeller nos congénères. Néanmoins, sans faire abstraction du passé, il devrait être intéressant d’observer sous quelles formes ces questionnements ‘éternels’, ‘universels’, nous interpellent aujourd’hui, dans le contexte du ‘zeitgeist’ de notre époque. En avant pour un tour, sans aucun doute incomplet mais déjà bien dense nous verrons, des pionniers débroussaillant la problématique à la machette …

Un rhizome de l’évolution de l’humanité, qui fait modèle

C’est de la paléoanthropologie que je vois venir un premier éclairage sur le sujet. Établissant d’abord un constat proche de celui que nous avons développé dans le première article du présent post, Mathilde LEQUIN, philosophe, spécialiste d’épistémologie de la paléoanthropologie, écrit. « Au lieu de concevoir l’humain comme un être extra-naturel ou métaphysique, séparé des autres vivants, le tournant naturaliste qui marque la philosophie contemporaine s’est employé à naturaliser l’humain, c’est-à-dire à le réinscrire dans la nature, en s’appuyant sur les connaissances issues des sciences de la nature. La philosophie serait ainsi sommée de ne plus voir en l’humain qu’un animal comme les autres, en se pliant au « zoocentrisme » ambiant qui place l’animalité au centre de notre humanité » Elle poursuit « La paléoanthropologie apporte cependant des ressources qui permettent de contourner cette alternative, en abordant différemment la question de la démarcation entre humain et non-humain ».

La philosophe, ensuite, élargit son champs d’intérêt. Plutôt que de se centrer exclusivement sur la différence entre humain et non humain, pourquoi ne pas également étudier les différentes souches qui ont fait l’humanité (homininés) et leurs interactions ? Cet élargissement crée une toute autre vision de la ‘différence’ (et donc nuance fortement le concept de la singularité humaine!). « À travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, une nouvelle voie s’ouvre à nous pour définir l’humain en contournant les difficultés relatives à la recherche de « propres de l’homme ». Il s’agit de se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. »

Barrage sur la rivière Magpie (Canada) (source)

Au-delà du sujet du jour, Mathilde LEQUIN revient sur le type de modèle évolutionniste qui façonne notre imaginaire. « Ce changement de paradigme passe également par un changement de modèle, c’est-à-dire de la manière dont la paléoanthropologie représente son objet. L’histoire de cette science est marquée par le passage d’un modèle linéaire et graduel, lointain héritier de la scala naturae et de la chaîne des êtres, à un modèle buissonnant pour penser la parenté et l’évolution. Or cette substitution du buisson à l’échelle ne peut sans naïveté être conçue comme l’horizon indépassable du progrès scientifique. L’échelle et le buisson ne sont-ils pas en définitive tous deux issus du même modèle arborescent, enraciné dans la théorie aristotélicienne de la différence que formalise l’arbre de Porphyre, et encore prédominant pour penser la différence anthropologique ? Quel modèle imaginer alors pour appréhender la diversité des hominines ? Le concept de rhizome proposé par DELEUZE et GUATTARI peut ici fournir une piste. « Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre ».

Un tel modèle défige la définition de l’homo sapiens. « Il se découvre et se représente lui-même comme variante dans un ensemble de formes variantes d’humanité. De manière inattendue au regard des frontières disciplinaires, la paléoanthropologie entre alors en résonance avec un certain courant de l’anthropologie culturelle contemporaine, qui aborde d’une manière nouvelle les variations de schèmes conceptuels entre les peuples. Ainsi, écrit Patrice MANIGLIER à propos de l’anthropologie d’Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, la méthode comparative qui la caractérise consiste-t-elle à « faire apparaître le sujet de la comparaison comme une variante de ce qu’il croyait être son objet » et « à découvrir que le type lui-même est une variante, ce qui veut dire qu’il est défini par sa position dans un ensemble de transformations tout à fait précises ». De la paléo nous sommes donc passés à la néo-anthropologie, mais la richesse du sujet ne sera pas épuisée aujourd’hui.

Là où nous en sommes, retenons que la diversité de l’humanité, tant aujourd’hui que dans la ligne du temps (très) lointain (sept millions d’années quand même!) nous amènerait à nous définir dans la variation des formes et dans les relations entre ces variantes tout autant, ou plus, que dans des standards homogènes. « Deux possibilités semblent ici s’offrir à nous » écrit ailleurs Mathilde LEQUIN. « La première consiste à définir l’humain en soi, en s’efforçant de repérer des « propres de l’homme » (comme la bipédie, la fabrication d’outils). Or la diversité non seulement morphologique, mais aussi potentiellement fonctionnelle et comportementale chez les homininés, conduit à considérer que ces caractéristiques uniques ont pu apparaître plusieurs fois, dans plusieurs lignées, et sous différentes formes. Mais il y a une autre possibilité, qui consiste à se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. Dans cette perspective, l’humain se définit à travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, à un double niveau. Comment les diverses formes humaines du passé, dont certaines ont coexisté, ont-elles pu s’appréhender ? Et comment nous définissons-nous en tant qu’humains par rapport à ces lointaines humanités dont la paléoanthropologie nous donne connaissance ? ». Au point que des scientifiques peuvent s’interroger ‘combien y a-t-il d’espèce humaines’ ?

Un anthropocentrisme de plus en plus élargi

Pour BIMBENET, nous l’avons vu, il est vain d’attendre de l’approche étroite des sciences de la nature une définition de la singularité humaine. « On attend d’une humanité pétrifiée, projetée sur un plan d’extériorité où rien ne se vit ni ne se passe, qu’elle nous renseigne sur la socialité vécue. On escompte que le face-à-face abstrait de deux individus intéressés chacun à soi, et qui n’ira jamais plus loin qu’une réciprocité calculée, produira à la fin l’ultrasocialité humaine. On espère que le gène, le cerveau et le singe nous donneront magiquement l’humain, eux qui ne sont jamais que l’humain délesté de tout ce que fait et vit l’humain. » (Le complexe des trois singes). Et le philosophe de recommander de laisser entrer le fait culturel dans notre champ d’intérêt. « Une investigation à deux entrées, recueillant ce que la biologie évolutionniste, la primatologie et la psychologie cognitive ont à nous dire sur la socialité des homininés, mais par ailleurs accueillante à l’égard de ce que l’anthropologie sociale, la psychologie du développement ou la psycholinguistique peuvent nous apprendre sur un univers de culture, une telle investigation (en zigzag) dresse finalement le portrait d’un être double » (source).

Mais à qui me font-ils penser ?… (source inconnue) – le petit moment de détente

Nous comprenons qu’il nous faut (c’est d’ailleurs une inspiration présente du début dans ce blog me semble-t-il), tant dans nos réflexions rationnelles qu’au niveau de l’imaginaire, combiner sciences humaines et sciences de la nature. « On peut d’une part concevoir la société comme « un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de la phylogenèse comme de l’ontogenèse, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau humain »  D’autre part, en privilégiant cette fois l’entrée humaine, se fait jour une vie de représentations partagées, qu’on appellera non plus la société mais la culture (…). Ici la psychogenèse de l’attention conjointe et de l’apprentissage verbal, la sociologie des institutions, l’analyse ethnologique des mythes et des rituels se rejoignent pour donner à voir une vie détachée « de la situation hic et nunc », comme « des saillances perceptuelles et des impératifs pratiques immédiats ».

Si BIMBENET explore les limites de l’animalité, l’anthropologue Nastassja MARTIN quant à elle teste les frontières du vivant en explorant les rapports des humains avec les éléments (l’orage, la montagne). Les deux extrémités du spectre ontologique.

Nous en resterons là dans ce rapide panorama des tentatives d’ouverture, d’extension, de l’anthropos, telles que pratiquées aujourd’hui par diverses disciplines appartenant aux sciences humaines comme l’éthologie ou l’anthropologie, éventuellement appliquée aux périodes préhistoriques. Il me paraît judicieux de compléter celui-ci par quelques observations relatives au langage et aux capacités instrumentales des humains en tant que capacités singulières.

Imbrication de capacités

L’humain ne pouvait éviter de se comparer au singe avec lequel il partage de nombreux traits morphologiques et comportementaux (sans parler de l’équipement génétique, nous l’avons rappelé du début). Des dizaines d’années de recherches scientifiques tous azimuts, que nous ne sommes bien évidemment pas en capacité de reprendre ici. Empruntons au psychologue ayant longuement étudié le comportement des primates, David PREMACK, le constat que les capacités animales sont des adaptations limitées restreintes à un seul objectif. Ainsi, le caractère unique de la compétence humaine générale serait à comprendre en termes d’imbrication de capacités indépendantes sur un plan évolutif, une imbrication que l’on ne trouve que chez les humains. « (…) whereas animal abilities are limited adaptations restricted to a single goal, human abilities are domain general and serve indeterminately many goals » (source).

La main et le langage

Poursuivant son exploration de la singularité humaine, BIMBENET se tourne cette fois vers le langage, qu’il identifie comme un signe identifiant sans équivoque l’être humain. « Le langage est une propriété certes empirique des vivants humains mais qui, étrangement, donne lieu à une reconnaissance immédiate de l’autre homme, une reconnaissance qui court-circuite la voie longue de l’enquête empirique. C’est un fait (évolutivement et empiriquement apparu) ; mais c’est un fait qui fait droit, un fait qui force les faits : quelle que soit la figure ou l’aspect extérieur de celui que j’ai en face de moi, dès lors qu’il parle comme on parle (expliquant, commentant, posant des questions, etc.), il est humain comme moi, il appartient ipso facto à l’« horizon ouvert » d’une humanité définie, dit HUSSERL, comme « communauté du pouvoir-s’exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité » ».

Et le philosophe de poursuivre. « Le langage idéalise ainsi l’expérience, allant tout droit à une humanité de droit, définie indépendamment de sa forme empirique donnée. L’estropié méconnaissable ou le bourreau sanguinaire, dès lors qu’ils parlent, ont droit au titre d’homme : le langage suspend tous les faits, même les plus manifestes ou les plus choquants. Il va même jusqu’à les forcer. Un aphasique ne parle pas, un enfant ne parle pas encore, un vieillard ne parle plus, et pourtant ils sont tous enrôlés de force dans la communauté des parlants, on s’adresse à eux, on fait les questions et les réponses, on invente toutes sortes de langages de substitution ». Le langage nous fait, en tant qu’humains, et tout autant comme communauté humaine.

M. MORI – The uncanny valley.

Nous noterons ici rapidement, cela me paraît crucial en effet, même si nous ne pourrons en poursuivre l’analyse aujourd’hui, que cette identification automatique du langage et de l’humain est bien ce qui crée un tel malaise lorsque l’être humain se trouve confronté à un robot doté de capacités langagières perfectionnées. Le dispositif est clairement identifié comme ‘non-humain’ (j’ai affaire à un robot, une intelligence artificielle, un dispositif numérique sophistiqué) mais en même temps ce dispositif artificiel dispose d’un langage à priori comparable à celui d’un humain et donc le désigne à mes yeux comme humain. Un trouble profond identifié dès 1970 par Masahiro MORI.

Nous pourrions poursuivre en cherchant à préciser comment chez l’humain la main fait le cerveau tandis que le cerveau fait la main, mais il me paraît préférable de clore ici une pérégrination déjà bien longue. Nous y reviendrons peut-être dans un article qui pourrait traiter du geste et de la conscience.

Boucle(s)

Nous en revenons finalement à transformer le vieux couple antagoniste nature vs culture en boucle récursive, à la manière d’Edgar MORIN:

Les quelques pionniers dont nous venons de parcourir les recherches nous auront sérieusement secoué les neurones. Il nous faudra du temps pour digérer tout cela. Nous percevons néanmoins de plus en plus clairement comment se nouent les liens subtils qui nous attachent.

Conclusions et perspectives

A la question posée dans le titre de l’article, la réponse est clairement négative. Non, nous ne sommes pas suffisamment ‘bêtes’. Nous l’avons vu, il reste bien du chemin à parcourir encore avant de nous considérer comme un animal tel les autres, même si nous ne nous réduisons pas à cette proximité. Un paquet de bornes à faire avant d’être capables de penser comme un arbre, ou comme une montagne, de nous ressentir profondément vivant au sein du vivant. Et au moins autant de distance à franchir pour porter sur nos semblables le même regard d’empathie, adopter la même attitude de respect, considérer tout autant son individualité et sa liberté, même s’il est différent de nous, même s’il n’est pas encore né. Une démarche nécessairement emplie d’humilité.

Dans son ‘Introduction à la psychanalyse‘, Sigmund FREUD suggérait que l’humanité, au cours des cinq derniers siècles, s’était vue infliger à trois reprises une leçon d’humilité, dans son vocable ‘blessures narcissiques’ puisque, Copernic d’abord, Darwin ensuite et puis lui-même (excusez du peu!) avaient fait perdre à sapiens sa place centrale dans l’univers, l’avaient ensuite réduit au rang d’une espèce animale comme une autre et finalement assujetti à son inconscient. On pourrait imaginer que la quatrième blessure narcissique viendrait avec le constat que « la spécificité de sujet ne serait pas réservée à l’animal humain » (Christine Quélier etsabelle Leroux).

Nous examinerons dans un prochain post l’hypothèse que l’Intelligence Artificielle qui, au même titre que l’animal, pourra sans doute à terme être considérée par ses créateurs ou ses utilisateurs non plus comme objet mais comme sujet, prenne elle aussi sa place dans cette remise en question de notre identité.

Si la perte du statut exclusif de sujet, c’est-à-dire dans le vocabulaire psychanalytique, d’être vivant individualisé, constitue bien une blessure narcissique affligée à l’humanité, il apparaît que cette dernière n’en a pas encore vraiment pris la mesure, qu’elle échoue à renoncer aux nombreux privilèges qu’elle s’accorde à cette occasion, tant nous avons pu observer que même le courant antispéciste situe l’homme au-dessus de la nature, entrepreneur d’une morale universelle à appliquer au vivant, à laquelle soumettre le vivant.

L’humanisme claudiquant Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ainsi que l’exprime BIMBENET, « l’animalité n’épuise pas l’humanité ». Nous savons qu’il nous faut descendre du socle sur lequel nous avaient posé (après bien d’autres) Les Lumières, nous sommes bien décidés à jeter aux orties une forme d’ humanisme qui aura pris sa part de responsabilité dans la tempête que nous traversons . Notre quête apparaît de plus en plus comme celle des constituants d’un nouvel humanisme en cours d’élaboration. Une forme de neguanthropie ?

Nous ne pouvons éviter d’observer que le regain d’intérêt manifeste pour les relations entre l’humain et l’animal, tel qu’il apparaît dans le discours antispéciste, intervient à un moment où la majeure partie de la population occidentale (celle en tout cas la plus susceptible de s’aligner derrière les considérations antispécistes) vit au sein d’un cosmos hautement artificialisé, largement déconnectée du milieu naturel, insérée dans des mécanismes économiques, sociaux et plus encore technologiques hautement complexes, voire compliqués, par lesquels elle se trouve dans l’obligation de passer non seulement pour accéder à la satisfaction ses besoins élémentaires d’être vivant (éliminer les excrétions, se nourrir et s’abreuver, maintenir des conditions de température vivables, voire … tout simplement respirer : épurateurs d’air, masques, VMC, …), mais tout autant pour communiquer avec ses semblables, bref en gros pour exister. On peut me semble-t-il s’interroger, si pas sur la légitimité, du moins sur la capacité d’appréhension et d’empathie avec le vivant de celles et ceux qui s’expriment depuis une position ainsi située à l’écart de celui-ci. Dieu est mort, l’humanisme claudiquant, il semble que se bricole là une nouvelle morale à bon compte, dont il faudra nous méfier. Une morale excluante qui plus est, les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Menaçante également, « parce qu’ici croît un danger qui prend racine dans le ressentiment et la condamnation absolue d’une société jugée fondamentalement pernicieuse »(Marianne CELKA, L’animalisme face au meurtre animal, montrer et condamner la complicité par les images). Et, ainsi que l’écrit BIMBENET, « Que nous dit sur nous-mêmes cet énoncé qui confie à la vie simplement vivante (non parlante ou non politique) d’épuiser le sens d’une vie humaine ? » .

Si l’examen de l’antispécisme nous a permis de mieux cerner notre humanité et notre relation au non-humain, nous n’en exerçons pas pour autant un mouvement de repli sur l’humain. Un anthropocentrisme élargi se dessine, qui déjà brosse quelques traits, bien vagues encore, d’un humanisme largement renouvelé. « Plus loin (l’homme) va en direction des non-humains et plus il est humain » rappelle Bimbenet. Plus largement, si nous pouvons nous situer comme animaux singuliers, nous faisons peut-être nos premiers pas dans ce que j’appellerais une éthique compassionnelle de l’altérité. Une perspective que nous pourrons sans doute explorer dans d’autres articles.

Au-delà de l’éthique, nous avons également touché du doigt la question de l’identité, ou de l’individuation. Nous avons compris que se considérer comme un animal point barre, pratiquer la négation de la différence, équivaut à l’acceptation de voir biffée d’un trait notre identité en tant qu’individu spécifique, différencié, construit dans la relation, dans l’altérité. Une existence d’électron dans un vide infini.

Que signifie être (ou non) humain ? Rien ne permet de penser que l’on puisse faire l’économie d’un tel questionnement dans un monde vacillant. Tout, autour de nous, nous incite à poursuivre.

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(*) titre d’un ouvrage de Jacques DERRIDA




Semences et terreaux

Photo: pierre de la faim sur l’Elbe. Texte gravé « Wenn du mich siehst, dann weine » – Si tu me vois, alors pleure.

Crédit: Norbert Kaiser – Own work, CC BY-SA 3.0

Voici la quatrième et dernière partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’ avant ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’.

Vous devez être le changement que vous voulez voir en ce monde


Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

Citer Gandhi en cette époque où le cynisme semble érigé en mode existentiel me condamne, j’en suis conscient, à l’image du doux rêveur, promis – brebis égarée au milieu des loups – à un rapide atterrissage en catastrophe. Bref, un risque réel de discrédit, assumé.

Cette phrase pourtant contient une bonne part de ce qui nous manque, ainsi que nous l’avons petit à petit découvert au cours des trois premiers épisodes de notre saga. Impérative, face aux défis des temps que nous vivons. Incitant à l’action alors que nous pourrissons sur place. Convoquant l’utopie, une force susceptible de nous extraire de nos vieux habits.

Aujourd’hui, la figure du leader indien nous apparaît peut-être quelque peu désuète, voire bêlante. Mais Gandhi c’est aussi et avant tout le courage de la désobéissance et de ses conséquences, la remise en question de l’ordre patriarcal ou de castes, l’humilité face aux pouvoirs, la sobriété plutôt que l’accumulation frénétique.

Les défis fussent-ils collectifs, nous constituons, in fine, la matière première du changement, ainsi que nous l’avons amplement illustré dans les dernières publications du blog. Nullement à la manière du colibri de l’histoire (qui finit d’ailleurs bien plus mal que ne le laisse entendre Pierre RABHI), faisant tout son petit possible pour éteindre l’incendie sans jamais se demander s’il ne serait pas envisageable d’organiser ensemble la lutte ou de combattre les incendiaires tout autant que les flammes. Aussi est-ce dans la puissance de cette exhortation que nous aborderons la dernière partie de notre quadriptyque.

Titanic (mais sans Léonardo di Caprio)

Tous dans le même bateau ? Voir le post ‘Apocalypse now‘.

Cela fait tellement longtemps que nous sommes embarqués sur le Titanic que nous en avons perdu le souvenir. Maintenant que se font entendre les terribles grincements de l’iceberg déchirant la coque de notre paquebot, nous hurlons nos peurs et nos rages dans le constat de notre impuissance. Mais que faisons-nous sur ce navire, sur cette galère ?…

Le temps n’est plus à se lamenter sur les catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor technologique pourrait porter remède. Le sursaut salvateur ne peut venir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Le problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans nos relations à nous-même. 

Edgard MORIN.

Ces lignes, Edgard Morin ne les a pas écrites à l’occasion de la dernière COP inutile , ni même lors du Congrès de la Terre à Rio en 1992. Ce propos date de 1973, il y a cinquante ans en fait. Un demi-siècle nous sépare du constat de l’intellectuel avant-gardiste. Cinq décennies d’inertie. Et voici que l’iceberg déchire la coque.

L’opus qui s’achève ici (‘Haut les cœurs !‘, ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’, ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’) se sera, quant à lui, étiré sur plus d’une année. De l’intérêt de la lenteur, qui permet de voir les conjectures (durement) rattrapées par la réalité. Au plus ce mouvement s’accélère, au plus il semblerait néanmoins qu’il nous faille ici ralentir. Débarrassé de tout fantasme d’efficacité, de toute velléité utilisatrice, nous voilà bien plus libres. Réfléchir ‘pour la beauté du geste’, en quelque sorte ? Il n’appartient à personne en particulier de porter la lourde charge de sauver le Titanic, ne serait-ce qu’un tout petit peu y contribuer, ne serait-ce qu’en sauver une dérisoire parcelle.

Nous dépouiller de nos vêtements anciens ? Voir ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints‘.

Cette année de travaux (ponctués de ci de là de quelques égarements) aura fait émerger, pour l’auteur et – c’est à espérer – également quelque peu dans ces pages, un paysage neuf, un entrelacement de sentes plus ou moins nettes, plus ou moins éclairées, mais toutes également fascinantes par leurs promesses d’un dépassement de l’inertie. Précision essentielle : il ne s’agit surtout pas de répondre aux inévitables « que faire alors ? » ou « quelles solutions proposer ? ». Ce n’en est pas le lieu et l’auteur de ces lignes n’en a ni la compétence ni la moindre envie. Le paysage réflexif évoqué ne ressemble en rien à une boite à outils, encore moins une trousse de secouriste. Il s’agirait plutôt de cheminer nus en terre inconnue, dépouillés de nos vêtements anciens comme de tous nos artificiels rassurements. Si nous avons tout à apprendre, il semblerait néanmoins que des pionnier(e)s aient déjà posé quelques jalons. Le moment venu nous ouvrirons les yeux.

Dans quelle direction nager ?

Naufragés, nous ignorons vers où nous diriger. Avant, c’était bien pratique, on allait tout droit, le plus vite, le plus loin possible, sans se poser de questions. Et maintenant ? Et ici ? Quid en effet de l’opportunité de ce blog ? L’écriture constitue bien sûr une forme de natation. ‘Nager’ cependant, dans le vocabulaire courant, possède un double sens puisqu’il peut être synonyme de s’embourber, patauger, se perdre. Le danger qui nous guette.

Le blog constitue un format qui ne se prête en rien à l’action en tant que telle. Il peut, ou non, inciter à l’action. Il peut éventuellement intégrer le couple action / non-action dans sa réflexion. Mais il se limite de facto à un certaine expression de la pensée. Si je suis ici occupé à écrire (ou à lire) cette note, je ne suis pas ailleurs, à éventuellement développer telle ou telle action.

Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

« Couler en beauté plutôt que flotter sans grâce »  suggère Corinne MOREL DARLEUX. Il ne s’agit pas de barboter n’importe comment en effet, dans l’espoir plus ou moins inconscient de se maintenir à flot dans la catastrophe. Notre démarche s’initie sur un renoncement. Le Titanic a pris une telle gîte qu’il n’est à son égard aucune illusion à se faire. Et nous avons appris à ne pas le regretter.

A quelle profondeur ?

Toute réflexion sur l’état du monde et sur les possibilités d’y intervenir, si elle commence par admettre que son point de départ est, hic et nunc, un désastre déjà largement accompli, bute sur la nécessité, et la difficulté, de sonder la profondeur de ce désastre là où il a fait ses principaux ravages : dans l’esprit des hommes. Là il n’y a pas d’instrument de mesure qui vaille, pas de badges dosimétriques, pas de statistiques ou d’indices auxquels se référer. C’est sans doute pourquoi si rares sont ceux qui se hasardent sur ce terrain. On grommelle bien ici ou là à propos d’une catastrophe « anthropologique », dont on ne discerne pas trop s’il faudrait la situer dans l’agonie des dernières sociétés « traditionnelles » ou dans le sort fait aux jeunes pauvres modernes, en conservant peut-être l’espoir de préserver les unes et d’intégrer les autres

René RIESEL et Jaime SEMPRUN, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).

Réflaction

Voir ‘Les papas papous‘, ou commencer penser hors dichotomies (source).

« Mais que faire ? » interpellait un lecteur de ce blog dans un commentaire suivant la publication du post ‘Apocalypse Now‘. Seuls les adeptes du ‘après moi les mouches’ (ils ne sont pas si rares!) réussissent à éviter cette question qui pourtant s’impose à nous en permanence. N’y a-t-il pas une part d’inconscience criminelle, voire de lâcheté, à se vautrer ainsi dans les stupres de la pensée alors que l’orchestre du navire qui prend l’eau de toute part a entamé les premières mesures de ‘Plus près de toi mon Dieu’ ? Nous examinerons cette question le moment venu. Il serait trop simple en effet d’en rester à une manifestation de plus de la dichotomie corps / esprit. A ce stade nous nous satisferons d’une démarche à rebrousse poil de la résignation, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la déploration ou à l’indignation mais analyser, comprendre, cerner les limites, explorer les portes de sortie.

Ne pas céder au besoin de la rédemption du faire. Penser c’est aussi panser. Réfléchir c’est déjà agir. Ou, ainsi que l’énonce avec éloquence une connaissance, « C’est pas parce que le monde part en couilles qu’il faut rester là à se les gratter! »

Mission d’entreprise

Exercices natatoires dans une métaphore, découvertes d’un paysage inconnu dans l’autre, ces pratiques devraient constituer la trame des prochains articles à paraître sur ce blog. ‘Comme par hasard’ il semble se former un réseau d’intérêts, de questionnements, d’intuitions, qui in fine composent une image de ce que en son temps j’avais dénommé tout à fait intuitivement « neguanthropie » sans trop savoir que fourrer dans le sac ainsi étiqueté. Une démarche intéressante en perspective.

Comment lutter contre l’anthropie ambiante ? Telle pourrait être, au stade où nous en sommes arrivés aujourd’hui, la définition de la ‘mission d’entreprise’ (pour recourir avec une ironie certaine à un concept managérial qui fait encore florès aujourd’hui) de ce blog. A force de fouiner dans toutes les directions, il se pourrait que nous ayons trouvé l’amorce de notre chemin …

Résumons-nous

Post après post, nous avons constaté à quel point nous sommes partie prenante d’une machine, un système auto-organisé. Il nous faudra ultérieurement d’ailleurs bien préciser ce concept, ses tenants et aboutissants. Précisons d’emblée néanmoins qu’il ne s’agit nullement de comprendre le terme ‘système’ à la sauce Matrix ou complotiste. Cette machine nous ne la voyons pas car elle est en nous (un peu à la manière des fractales) et nous en faisons partie tout à la fois. Nous ne pouvons en connaître que les manifestations, les effets qui, en ces temps de crises multiples et multiformes (image ci-dessous) , de plus en plus, s’imposent à nous, à nos existences , accroissant nos souffrances sans que nous puissions les comprendre, leur donner sens.

Crédit: Adam Tooze

Au cours des articles qui ont précédé, nous avons tenté d’en explorer un certain nombre de mécanismes. Mais à mesure qu’avancent nos analyses, il semble que nous soyons amenés à creuser plus profondément. Et c’est peut-être là que le concept de néguanthropie pourrait trouver de quoi constituer sa substance.

Il est proposé au lecteur d’accompagner cette démarche néguanthropique au cours des articles qui viendront. L’itinérance en question a tout pour me plaire : aucun chemin balisé, pentes escarpées, échappatoires interdites, aucune place pour la facilité ou le confort. Aucune garantie d’arriver où que ce soit, aucune idée de finalité même, le but nous échappant puisque situé en-dehors de notre champs de vision (au double sens de ‘ce qui s’offre à la vue’ mais aussi de ‘représentation mentale’).

Où aller chercher ‘L’énergie qu’il nous faut‘ ?

Est-ce à dire que nous allons dorénavant douillettement voyager dans le monde des idées pures et de l’esthétique des concepts ? Que nenni. La souffrance de mes contemporains m’apparaît chaque jour plus intolérable, il est exclu de s’en désolidariser. Les constats dressés antérieurement, que je vous invite à lire ou relire aujourd’hui, sont toujours valables, à moins que, pour une bonne part d’entre eux, ils n’aient empiré. Retranché loin de tout, je n’ai rien à perdre, rien à gagner, tout à dire. Ne reste qu’à trouver chaque matin le courage de secouer les vieux oripeaux. Nos arpentages continueront à se nourrir du monde tel qu’il se donne à voir, sans filtre.

Dépassements des limites planétaires (source)

Les errements actuels (*), les multiples crises brutales et interagissantes (**) que nous affrontons aujourd’hui et que nous subirons plus encore demain, constituent notre vraie matière première, comme dans la majeure partie des articles du blog à ce jour. Et les matériaux ne manquent pas. Ainsi, sorti tout chaud au moment où se clôture le présent  texte, le dernier rapport d’Oxfam ou le World Inequality Report 2022 nous détaillent un monde où explosent les inégalités, notamment patrimoniales, que ce soit à l’échelle locale ou mondiale. Pour vous changer les idées: l’état des lieux, dressé par l’Organisation des Nations Unies, de l’incurie des états à affronter le changement climatique ou un rapport montrant l’extension continue du modèle suicidaire de l’agro-industrie, ou du gouffre des pertes de la biodiversité à moins que vous ne préfériez le constat de la faillite du modèle dit démocratique tel que pratiqué par les nations occidentale. Bonne digestion.

__________

( *) anti-spécisme, catastrophes écologiques, problématique des ressources (eau, énergie, minerais), néo-libéralisme, accaparement de l’attention par les dispositifs marketing, aliénation croissante du travail, fuites en avant technologiques tous azimuts (chimie, génétique, géo-ingénierie,….) , extension fulgurante et non contrôlée de la surveillance, accaparement des richesses par une minorité, explosion des dépenses militaires et sécuritaires, déconnexion des élites, poursuite de l’utopie du progrès, …..

(**) voir par exemple ici




En poussant en avant l’autre jambe

A l’horizon la boule de feu récemment émergée, peinant à traverser un mur de nuages bas. A mes pieds un troupeau de gigantesques mammouths à la laine sombre, vautrés dans un marais de brumes étales. Ces masses noires étendues là depuis la nuit des temps y seront encore bien après que soient fermés les yeux qui en ce moment les observent. Sur leur échine parfois déchiquetées à coups de pelleteuse ou largement balafrées par les coupes à blanc de l’ONF, entre ces masses surtout, s’agitent les humains dans ce qui, d’ici, apparaît aisément comme course sans fin, frénésie sans but.

La montagne procure l’avantage de la vision dominante. Mais que ce petit vertige ne titille pas trop le narcissisme de celui ou celle dont la position relativement supérieure ne constitue qu’une illusion, optique et autre. Nous sommes tous pareils.

L’écriture, qui m’a amené à ouvrir les yeux ce matin, deux heures avant l’aube, dans ce vieux mas en bout de montagne peut procurer la même illusion. L’altitude du verbe ciselé, des pensées lentement enchevêtrées puis déconstruites puis recroisées à nouveau, enrichies  par de multiples inspirateurs et trices, ne peut méconnaître la main qui tient le crayon ou le doigt qui percute la touche du clavier.

L’humain à la tâche dans ces lignes, quelle que soit la hauteur de ses pensées, le niveau plus ou moins ‘méta’ de ses analyses, s’empêtre dans ses contradictions, cultive contre vents et marées illusions et plans qu’il se plaira ensuite à contredire. Confusion, mais ouragans également. Elles font légion les émotions et tensions ravivées par l’écriture, remontées en surface à la force du poignet ou par la puissance d’un geyser insoupçonné.

Nous vivons des temps d’exception. A n’en pas douter, une fenêtre d’opportunité où exercer l’esprit. Mais ces matériaux sont radioactifs. Souffrance individuelle, souffrance sociale, se retrouvent finalement au centre ou en creux tant du dernier article que de ceux qui suivent, toujours en gestation. Leur font amplement écho les souffrances de celles et ceux qui me sont proches, les miennes également, finissant par se répondre l’une l’autre, sans fin. A ne plus pouvoir supporter un tel tintamarre.

Durant des semaines, rapidement devenues des mois, je me suis enfui, puis enfoui. Fuite sans exil, paisible, dans les subtiles arcanes du mur qui se construit ou les sentiers escarpés qui m’entourent, havres par bonheur toujours disponibles.

A six pieds sous terre, je dispose d’une grotte, de petite taille, utérine, dans laquelle j’entretiens un modeste feu, nourri à je ne sais quelle source secrète. Je l’avais délaissée depuis un bon moment. J’y suis revenu, sans enthousiasme mais avec reconnaissance, échappant de la sorte aux torrents de veulerie, de lâcheté, de compromission ,de paresse intellectuelle qui me semblaient avoir envahi le vivre ensemble.

Aujourd’hui, sous les voûtes de granite de cette solide bâtisse, me voilà le crayon à la main. L’innocence de la pointe noire courant sur la feuille me dessine au visage un sourire. Je penche la tête, le regard horizontal, presque à hauteur de papier, l’observe. Elle file aisément, elle trace le chemin. Je reprends ce chemin, me rappelant que, si la souffrance parfois est présente à chaque pas, elle se surmonte en poussant en avant l’autre jambe.

A bientôt.




Haut les cœurs !

Il est pour le moins peu enthousiasmant de porter le regard sur un quotidien et un vivre ensemble chaque jour un peu plus dégradés, un peu plus dystopiques. Derrière l’agitation confuse du moment, les tendances de fond néanmoins se confirment, que j’ai développées ailleurs (il y a un an déjà !).

Apocalypse Now, un effort de décodage tant sur un plan socio-politique (première partie) que sémantique (seconde partie).

La crise écologique (climat, biodiversité) pouvait encore apparaître comme diffuse et lointaine aux populations privilégiées que nous constituons. L’irruption puis l’installation dans nos existences d’une pandémie annoncée (1) mais inattendue (les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles, Ebola ou autre, on le voit bien à la télé, c’est pour ces pauvres gens à la peau sombre là-bas, au sud) et enfin le traitement politique et social de celle-ci ont mis en évidence pour nombre d’entre nous -malgré la fantastique confusion entretenue en temps réel par les actes et le langage des dirigeants et des médias – l’incapacité foncière de nos institutions à aborder efficacement des problématiques complexes, la déconnexion intégrale des ‘élites’, la montée fulgurante du contrôle et de l’autoritarisme, la réduction des stratégies à un solutionnisme technologique sourd et aveugle qui jour après jour exhibe ses limites et plus encore ses effets délétères sur l’individu et le social, la large prévalence enfin des retours sur investissement sur le bien commun. Mais, une période de crise(s) aiguë(s) – ne nous leurrons pas, c’est bien là où nous en sommes rendus – ce sont aussi de nouveaux concepts, des émergences sociales et culturelles, des opportunités ou ouvertures inédites, inattendues, dans un système qui entame de profondes transformations.

Les larmes du président de la séance de clôture de la COP 26 en disent long sur notre incapacité à prendre les décisions nécessaires à faire face à la situation (capture d’écran)

L’épiphénomène Covid-19 (2) ainsi que le cortège de machins technologiques, dispositions réglementaires en lasagne et altérations substantielles et répétées des rapports sociaux qui l’accompagne, s’il imprègne fortement nos existences aujourd’hui, ne doit pas nous empêcher de tenter de saisir l’essence du moment. Comme on pouvait s’en douter (3), le monde d’après (4) ressemble furieusement au monde d’avant, en bien pire encore (5) et l’urgence d’agir n’a bien évidemment fait que croître. Les non-décisions (6) tout autant que les décisions qui sont prises aujourd’hui nous engagent, nous et nos descendants, engagent l’humanité pour des générations.

Haut les cœurs, donc !

Or rien ne se passe. Ou plutôt si, les situations complexes évoluent très rapidement, à un rythme dont l’accélération se révèle d’ailleurs interpellante, mais personne ne semble avoir la main sur rien, ne rien pouvoir arrêter ou contrôler. … Le présent texte explorera diverses pistes, plus ou moins complémentaires, de compréhension de cette stase critique. Hélas, entamé dans une certaine insouciance, l’exercice s’est très vite révélé d’une complexité qui n’a fait que stimuler l’intérêt, et dès lors la prolixité, de l’auteur. L’habitude semble devoir être prise pour de telles disputaisons de scinder le texte en plusieurs parties afin d’éviter un écart excessif avec le format ‘blog’ (je ne suis pas censé écrire un essai, là !). Mais aussi de permettre à l’auteur de souffler (et travailler à la suite) durant la pause. Le gâteau s’appréciera sans doute mieux, dégusté en plusieurs tranches, plutôt que goinfré vite fait au dessert. En voici la première portion.

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers !

Voltaire, La Mort de César, 1736.

Pris dans le faisceau des phares, le chevreuil se fige

C’est exactement là où nous en sommes: cette sidération quasiment onirique où l’on se sent glisser sur une pente dangereuse sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit à moins que nous n’ayons les pieds englués dans une substance épaisse qui ralentit considérablement notre fuite de ce danger confus auquel nous tentons d’échapper (7).

Si le stress apparaît comme incontestable, nous verrons plus loin à quel point nous ‘encaissons’ aujourd’hui, il serait regrettable de limiter nos réflexions à la surface des choses. Le déroulé des événements de l’époque réintroduit par la porte de derrière la question du sens et du non-sens dont nous pensions nous être débarrassés en la jetant par la fenêtre de la consommation. D’un point de vue phénoménologique, « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément »(8).

Cette stase dans laquelle nous sommes comme immergés nous voit donc tou(te)s (9), peu ou prou, en réelle et profonde souffrance. Pouvons-nous mettre en mots celle-ci ? Pouvons-nous contextualiser, relier, donner sens  à cette souffrance ? Pouvons-nous imaginer en sortir ‘par le haut’ ? Nous verrons cela tout bientôt. Il nous faut au préalable dénoncer quelques impasses de la réflexion.

Dire « les gens sont cons », c’est con (10)

Une autre version de l’expression ‘les gens sont cons’ (source: Framablog)

Interdisons-nous d’emblée une bien trop confortable porte de sortie. Lorsqu’au détour d’une conversation surgit le vocable ‘les gens’, nous sommes déjà mal barrés. Angle de vision très étroit excluant bien entendu (c’est même son premier intérêt) le locuteur et éventuellement celle ou celui qui lui fait face, la survenue du terme permet déjà d’anticiper avec une quasi-certitude la pauvreté des opinions qu’il précède. Voici d’ailleurs un exercice salutaire qui m’a été inspiré par un amie : soutenir une conversation animée sans recourir à l’expression « les gens ». C’est pas mal sportif, vous verrez, mais surtout inspirant (11). Nous ne sommes que trop contaminés par une vision étroite et exclusive dont il importe de nous débarrasser afin de saisir un peu mieux la complexité des choses. Avantage collatéral : on évite de se tromper d’ennemi.

On passe à un stade ultérieur encore lorsque les termes ‘les gens’ sont suivis de la sentence définitive ‘sont cons’. Mérite insigne de la formule : régler définitivement la question. L’assertion en effet tient du principe explicatif ultime. Il ne reste plus ensuite grand-chose à dire, voire même à réfléchir. Et c’est bien là qu’est l’os !

Seconde conséquence de cette péremptoire affirmation, si les gens sont vraiment cons, on ne doit donc pas en attendre grand-chose : bosser, consommer, faire des gosses, c’est déjà pas mal. Réfléchir, analyser, comprendre ou pire encore débattre, élaborer ensemble, décider, sont évidemment des ambitions largement hors de portée des cons. Laissons donc penser et décider pour nous les gens sérieux, les décideurs ou les influenceurs, en gros ceux qui passent à la télé (12 )

« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens » (Molière, Le malade imaginaire, 1673)

D’aucuns (13) ont avancé ici le concept de procrastination. En somme nous serions incapables de réagir pour cause de procrastination. Un peu comme les vertus dormitives de l’opium, quoi.

La première étape de notre démarche (qui devrait me prendre deux articles quand même !) nous verra tenter l’examen des mécanismes à l’œuvre et des principales contraintes et chausse-trappes du terrain sur lequel nous évoluons. Si nous avons la prétention de dépasser le niveau des conversations de comptoir, il nous faut à tout le moins dresser un premier inventaire des thèses susceptibles de nous éclairer dans notre recherche, inventaire que je classerai, un peu arbitrairement sans doute, en deux champs d’investigation distincts. Voici le premier, qui fait l’objet du présent article.

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Première partie: information et cognition

L’individu n’est pas une machine parfaite opérant des choix rationnels au départ d’une information totalement disponible (14). En particulier en situation de risque (15). Dans le monde réel, l’information est bien souvent dissimulée, tronquée, vidée de son sens par défaut de contextualisation. Notre cognition est lacunaire, biaisée, empreinte de nos affects. Notre libre arbitre (16) est contingent, nos capacités d’abstraction limitées, notre cerveau extrêmement influençable. Dans la thématique du jour, ces multiples limitations se donnent à voir à de plusieurs niveaux. Voyons cela.

Six mille tweets par seconde

Chaque seconde, 29000 Gigaoctets (vingt-neuf mille milliards d’octets) d’information sont publiés dans le monde (17). 184 milliards de tweets sont expédiés chaque année (18). 30.000 au moins sont partis durant le temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase. Cette saturation, que d’aucuns ont dénommée ‘Apocalypse cognitive’ (19), constitue un bruit de fond empêchant tout élément nouveau de se constituer en véritable information. Gregory BATESON définit l’information comme « une différence qui crée une différence » (20). Mais la différence que constitue l’information (prenons par exemple la modification du régime des pluies en Cévennes depuis une trentaine d’années (21) ou le présent texte) ,dispose de peu de chances d’émerger du colossal bruit de fond que j’ai évoqué plus haut. Dans cette mesure une telle différence n’existe pas en tant qu’information.

L’ours polaire et le Burkini

dessin de Khalid ALBAIH

Il est remarquable que ce bruit de fond pourra être sciemment entretenu, voire considérablement développé. En balançant à tout crin du Burkini ou du Woke, le cercle politico-médiatique suscite un bruit de fond supplémentaire, admirablement amplifié par les réseaux sociaux (22), reléguant au statut de sous-information ce qui pourrait véritablement faire débat entre nous (23).

L’actualité pipeulisée ou les algorithmes captateurs des réseaux sociaux noient notre capacité d’attention sous des tonnes de Messi (24) alors que la courbe des recherches sur Google relativement au dernier rapport (catastrophique) du GIEC s’effondre quelques jours après la publication (graphique ci-dessous) de celui-ci. La popularité de l’ours polaire fond aussi rapidement que son bout de banquise.

source: Google Trends

Les scientifiques se relaient depuis des années, que dis-je des décennies, pour produire de retentissants appels dont l’écho inexorablement résonne dans le vide (25).

On pourrait donc dire, en paraphrasant BATESON (voir plus haut) avec quelque ironie, que nous observons ici une différence qui crée l’indifférence. L’info tue l’information.

Dissonance cognitive

La situation que nous explorons aujourd’hui me paraît en quelque sorte constituer un cas d’école pour le concept de dissonance cognitive (26). «La dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances » (wikipedia).

Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est le phénomène de ‘réduction’ de la dissonance. L’écart entre les éléments cognitifs (nous sommes dans la merde) d’une part et notre système de croyance d’autre part (business as usual) est source d’une tension psychique représentant un inconfort réel (même si celui-ci est en bonne partie inconscient ou noyé sous des considérations plus superficielles), qu’il importe de réduire. Les stratégies de réduction de la tension et donc de la dissonance sont susceptibles de prendre des formes variées : négation d’éléments de cognition, réinterprétation délirante (complotisme), focalisation sur des détails marginaux (le kangourou apeuré dans l’incendie), rationalisation, modification de l’univers relationnel, superstition, hypocrisie, etc … (27).

Ainsi des chercheurs ont étudié la réaction de personnes vivant habituellement à proximité d’un danger potentiel, dans ce cas les habitants de villages de montagne susceptibles de se trouver directement impactés par une avalanche (28). Cette étude a mis en évidence divers types de stratégies de réduction de la dissonance :

minimiser le risque couru, par exemple en le relativisant par rapport à des catastrophes survenues ailleurs ou par rapport aux problèmes rencontrés quotidiennement, en lui conférant au contraire un caractère exceptionnel (une façon de dire que la probabilité d’être touché est très faible), en lui posant des limites, vraies ou supposées;

chercher à justifier son comportement, par exemple en invoquant les contraintes de propriété ou d’exploitation agricole, et en se libérant ainsi de la responsabilité de sa situation, en invoquant des préférences de site, et en justifiant ainsi son choix de localisation par une pesée des arguments, en invoquant la confiance dans les experts ou les promoteurs, et en se déchargeant ainsi sur eux de sa responsabilité;

minimiser la dissonance, par exemple par la connaissance du danger et donc la possibilité de l’éviter (le sentiment de maîtriser l’exposition au risque par son comportement est un facteur essentiel), par le fatalisme, ou au contraire la bravade, par l’humour et la dérision.

Un tel descriptif peut parfaitement s’appliquer aux diverses stratégies que nous mettons en place aux fins de réduire la dissonance entre les données relatives aux périls écologiques et socio-économiques en cours de développement d’une part et nos comportements dans tous les aspects de notre existence d’autre part. Pensons donc à fermer le robinet durant notre prochain brossage de dents vespéral, nous n’en dormirons que mieux.

Biais cognitifs

Modèle Algorithmique: John Manoogian III (jm3) Modèle Organisationnel: Buster Benson. Source: wikipedia

Le traitement cognitif d’une information peut se trouver soumis à distorsion. On parlera alors de biais cognitif. On en répertorie des dizaines, agissant à l’échelle de l’individu ou au niveau social. Le biais de confirmation, tel que décrit ci-après, apparaît tout à fait pertinent à notre propos.

« Pour évaluer un risque, toutes les possibilités devraient être envisagées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Or, nous privilégions les issues qui nous paraissent les plus souhaitables, celles qui sont conformes à nos attentes et à nos schémas antérieurs (Wason, 1960, 1981). Cette tendance à chercher des informations qui confirment nos idées (ou préjugés) est connue sous le nom de biais de confirmation. Ce biais nous pousse à interpréter des informations de manière qu’elles corroborent nos opinions et nos hypothèses. Inconsciemment, nous éliminons celles qui les infirment et retenons ou donnons un poids important à celles qui les confirment (Hogarth, 1987 ; Klayman et Ha, 1987 ; Skov et Sherman, 1986). Ce biais de confirmation peut nous faire persévérer dans l’erreur sans tenir compte des indices qui contredisent notre opinion, car reconnaître que nous avons été défaillants, que nous avons mal jugé une situation et que nous nous sommes entêtés est trop destructeur pour l’image de soi. »(29)

Au regard de recherches en sciences sociales, « entre 85 % et 90 % des personnes ne voudraient pas être au courant des événements négatifs à venir  »(30). Un résultat que les chercheurs interprètent comme une forme d’évitement d’affects négatifs anticipés.

On peut difficilement ici ne pas évoquer le syndrome de Cassandre. « Le syndrome ou complexe de Cassandre désigne les situations où on ne croit pas ou ignore des avertissements ou préoccupations légitimes. » (wikipedia). Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui avait reçu d’Apollon le don de prédiction, fut condamnée par celui-ci à n’être crue par personne pour avoir refusé ses divines avances. Les cognitivistes voient ici à l ‘œuvre, plus pragmatiquement, un biais de normalité ou biais de status quo.

J’y pense puis j’oublie

Certaines circonstances peuvent modifier notre sensibilité, notre degré d’ouverture à des informations qui prennent alors sens et peuvent sembler en mesure d’exercer une influence sur nos attitudes et nos choix (31). Quitte à disparaître des radars avec le temps ou l’évolution du contexte. Ainsi, durant le confinement du printemps 2020, les deux-tiers des Français estimaient qu’il était nécessaire de mettre un sérieux bémol au productivisme et à la recherche de rentabilité. Nous observons aujourd’hui , moins de deux années plus tard, des niveaux de consommation comparables à ceux observés avant l’irruption de la pandémie. Les mêmes qui, après s’être émerveillés de la chute des émissions dans l’atmosphère lors des confinements, se consacrent aujourd’hui avec une belle ardeur à reprendre la courbe de la croissance et ses moultes externalités délétères. Le moment romantique est passé, retour à la dure loi de la survie au quotidien.

Si nous avons vu que tant la surexposition aux informations de tous ordres que notre équipement cognitif ou la rareté des circonstances où nous serions plus ouverts au changement constituaient de lourdes limites à notre appréhension de ce qui se passe aujourd’hui, nous devrions également nous inquiéter de la question des intérêts et des pouvoirs en jeux dans la disponibilité des informations. C’est ce que nous allons examiner dans les paragraphes suivants.

De la cigarette au gasoil

La manipulation de l’information au gré de leurs intérêts économiques par les grandes entreprises ne date pas d’hier (32). C’est ce que d’aucun ont appelé ‘La fabrique de l’ignorance’ (33) ou agnotologie. Impacts du glyphosate sur la biodiversité, impact cancérigène de l’amiante, rôle des pesticides dans le déclin des populations d’abeilles, bisphénol A, etc, les exemples ne manquent pas. Très bien documenté (34), le cas d’école nous est fourni par l’industrie du tabac qui, en pleine conscience de la nocivité de ses produits, a manipulé durant des décennies politiciens et médias afin de minimiser ou retarder les contraintes législatives s’opposant à leurs intérêts économiques. Même schéma du côté du secteur pétrolier dont il est maintenant établi (35) qu’il avait identifié dès les années 70 la problématique de l’accumulation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre liée à l’activité humaine et en particulier au recours aux énergies fossiles, constat à la suite duquel furent mises en œuvre diverses stratégies dilatoires à destination du monde politique et scientifique mais également des médias, au fil des décennies. Jusqu’il y a peu, alors que la problématique de l’extraction des ressources fossiles ne pouvait plus être contournée, avec le basculement de la communication du secteur vers le ‘greenwashing’ (36).

Médias sous influence

Source: Le Monde Diplomatique (version déc. 2020 – mise à jour régulière)

En France aujourd’hui une bonne part de la presse écrite et plus de la moitié des médias télévisuels sont contrôlés par une dizaine de milliardaires (37), dont on peut supposer qu’ils n’ont pas réalisé ces acquisitions dans un grand geste humaniste désintéressé. Être propriétaire de médias d’envergure constitue une puissante position d’influence (38).

Il existe bien entendu des médias minoritaires dont la parole est bien plus libre. Mais il est remarquable que, une fois une idée ou une formule imposée par le discours dominant, sa réfutation nécessite le recours à des moyens argumentaires et autres bien supérieurs à ceux qu’auront nécessité sa mise en place (loi de Brandolini).

Le coup du pouce

Dérivant en droite ligne du marketing (39), les techniques d’’accommodation’ de l’individu se sont, depuis une quinzaine d’années, amplement diffusées dans la sphère de la gouvernance publique (40) et auprès du personnel politique. Richard THALER, professeur d’économie comportementale à l’Université de Chicago et Cass SUNSTEIN de l’Université de Harvard, auteurs du concept de nudge (41), en sont les représentants les plus connus du public.

source: wikipedia

Qui ne connaît pas l’anecdote de cette mouche peinte au fond des urinoirs, qui réduit considérablement les tâches de nettoyage, l’exemple classique du nudge ? « Pour l’instigateur de cette démarche, l’intérêt est de pouvoir agir sur différents leviers relatifs au processus décisionnel d’un consommateur, dans le but de le faire changer de comportement pour un coût très faible. » (Wikipedia). Le nudge est destiné à se substituer aux contraintes et interdictions. Il suppose une éthique de ‘bienveillance’. Un concept qui ne parait guère opérationnel, et l’on se rappellera à quel point le ‘big brother’ de G. ORWELL se définit lui aussi dans un esprit de bienveillance.

Les géniteurs du concept, libertariens déclarés (42), partent d’une position idéologique de détestation des règlements et interdits. Ce qui pourrait bien les rendre sympathiques, au premier abord. Mais, si tous deux abhorrent le contrôle étatique, le libertarien diffère du libertaire en ce que le premier prône une liberté purement individuelle (et, dans la pratique, nettement plus soucieuse de la propriété privée que des impacts sur autrui de l’exercice de sa propre liberté) alors que le second conçoit la liberté individuelle dans un contexte social et économique égalitaire.

La mouche au fond de l’urinoir, la cigarette géante dans un hall de gare, l’escalier déguisé en clavier de piano, etc, des ‘astuces’ qui au premier abord s’avéreraient plutôt aimables. On ne peut nier leur intérêt et leur efficacité lorsqu’il s’agit de petits gestes de la vie quotidienne. Cette approche apparaît sous un tout autre éclairage toutefois lorsqu’elle est appliquée à beaucoup plus grande échelle, dans une combinaison inédite d’informations biaisées, d’incitations perverses, de contrôle et de coercition telle que celle réalisée sous le vocable de Pass Sanitaire. Des pratiques qui, des plus simples aux plus orwelliennes, se montrent à l’évidence sous-tendues par une conception d’un individu hétéronome et isolé, inapte à gérer ses choix et devant donc faire l’objet d’une guidance ou de coups de pouce (la traduction littérale du terme anglais ‘nudge’) comportementaux (43). Cela paraît plus facile à réaliser effectivement que de chercher à accroître la compétence ou l’esprit critique des citoyens, ou de les amener à élaborer ensemble des solutions adaptées à leur milieu de vie (44). En d’autres termes, une forme d’infantilisation, bien en phase avec le paternalisme (généralement condescendant, parfois injurieux(45)) de nos gouvernants (46). Une conception de l’être humain donc en accord avec l’hétéronomisation croissante et qui témoigne de sa génétique marketing. Et, j’y arrive, une pratique renforçant notre passivité, notre docilité, notre non prise en charge des enjeux en cours.

« Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » (47)

Enquête sur les mots pour dire la catastrophe, dans l’article ‘Apocalypse Now’, 2ème partie

Les mots auxquels nous recourrons pour comprendre (les catégories p.ex.) ou communiquer structurent notre pensée. Ils occultent ou au contraire éclairent les éléments de notre monde. Au-delà des euphémismes (‘technicienne de surface’ pour femme de ménage ou ‘hôtesse de caisse’, assise sur le tabouret de la caissière), révélateurs néanmoins d’une volonté d’occultation de statuts sociaux, il y va de la compréhension de notre être au monde et de la structuration de celui-ci. Si le terme ‘classe sociale’ est quasiment absent de notre univers langagier (catégories socio-professionnelles c’est quand même moins communisant, pardon, plus chic), c’est notre compréhension des phénomènes socio-économiques en cours qui s’obscurcit, avec la dépolitisation des rapports sociaux. Tandis que l’invention de termes comme ‘Transition’ ou la perversion d’autres, tel que ‘résilience’ encadrent, réduisent nos capacités à penser les phénomènes.

Si certains(48) considèrent les mots comme une arme, c’est donc qu’il faut s’en méfier, et d’abord reconnaître leur rôle décisif là où nous en sommes en ce jour.

De fait, comme dans la dystopie orwellienne, déployer une pensée critique est rendu d’autant plus difficile que les mots pour l’élaborer et pour l’exprimer ont été subvertis.

T. GUENOLE Le Comptoir 2018

La faute au bug ?

Article « phrenology » dans le dictionnaire Webster – circa 1900 (source: wikimedia)

« Face au changement climatique, notre cerveau est-il notre pire ennemi ? » s’interrogeait il y a peu un quotidien généraliste (49), faisant référence aux recherches neurologiques démontrant l’influence de certains circuits neuronaux sur nos conduites qualifiées de ‘irrationnelles’. De là à estimer que notre incapacité à agir efficacement face aux menaces climatiques serait due à des dispositifs cérébraux, hérités d’une phylogenèse complexe et aujourd’hui inadaptés, il n’y a qu’un pas, qui ne demande qu’à être allègrement franchi par des auteurs en mal de succès médiatiques ou de librairie. Et bien sûr une majorité de journalistes emboîte le pas sans moufter.

Notre amour des explications simples et des consignes étroites (voici un autre champs d’investigation pour les neurologues !) suffit sans doute à expliquer le succès de tels raccourcis intellectuels. Aujourd’hui les éditeurs peuvent compter sur une motivation d’achat supplémentaire dans la mesure où la souffrance liée à la stase actuelle nous pousse à rechercher toute forme de réassurance ou même simplement d’explication déresponsabilisante (50).

Le débat scientifique autour de l’influence du cerveau, et en particulier de ses composants archaïques, sur le comportement humain n’est pas une affaire récente (51). Ces questions nous reviennent, dans l’actualité du changement climatique, avec l’ouvrage vulgarisateur de S. BOHLER (52) dont l’intitulé ‘Le bug humain: pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher’ augure bien du caractère outrageusement simplificateur de l’analyse. Voici la thèse de l’auteur  (ainsi résumée par l’éditeur) : « Sébastien Bohler docteur en neuroscience et rédacteur en chef du magazine Cerveau et psycho apporte sur la grande question du devenir contemporain un éclairage nouveau, dérangeant et original. Pour lui, le premier coupable à incriminer n’est pas l’avidité des hommes ou leur supposée méchanceté mais bien, de manière plus banalement physiologique, la constitution même de notre cerveau lui-même. Au cœur de notre cerveau, un petit organe appelé striatum régit depuis l’apparition de l’espèce nos comportements. Il a habitué le cerveau humain à poursuivre 5 objectifs qui ont pour but la survie de l’espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s’imposer face à autrui. Le problème est que le striatum est aux commandes d’un cerveau toujours plus performant (l’homme s’est bien imposé comme le mammifère dominant de la planète) et réclame toujours plus de récompenses pour son action. Tel un drogué, il ne peut discipliner sa tendance à l’excès. À aucun moment, il ne cherche à se limiter. Hier notre cerveau était notre allié, il nous a fait triompher de la nature. Aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi. ».

La soi-disante démonstration menée par S. BOHLER a fait l’objet d’un démontage en règle par le chercheur en neurologie développementale T. GARDETTE (53). Au niveau scientifique, les critiques formulées par le chercheur dénoncent les erreurs, approximations et généralisation coupables dans le volet neurologique des thèses de l’auteur : rôle exclusif de la dopamine, relation entre striatum et comportements addictifs, etc. Sur un plan plus épistémologique, T. GARDETTE met en évidence un axiome implicite dans l’approche évolutionniste adoptée par S. BOHLER, celui-ci ne retenant que la pression compétitive, évacuant sans discussion la logique de la coopération dans l’évolution (54). On retrouve ici le fondement quasiment idéologique de l’Evo-psy, l’évolutionnisme psychologique. Une approche qui a d’ailleurs valu à S. BOHLER de recevoir antérieurement de sévères critiques, assez comparables en fait à celles que suscite ‘Le bug humain’. (55).

Un second axiome implicite chez cet auteur est son recours systématique à la ‘nature humaine’ comme principe explicatif ultime. L’homme que nous connaissons aujourd’hui et son comportement ont été essentiellement façonnés par l’évolution de la ‘nature humaine’ (elle-même sous l’influence exclusive de la compétition, ainsi que vu ci-dessus). Le social, l’économique et le politique sont priés de s’éclipser discrètement par la porte de derrière, merci (56). On se croirait dans le monde sinistre de Y.N. HARARI !

Il y a plus que certainement un souci avec les circuits neuronaux de la récompense (entre autres) dans notre espèce. Mais ce ne sont pas de telles approches réductrices qui nous permettront d’y comprendre quoi que ce soit (57).

Modèle réduit

saisie d’écran

On peut tenter d’imaginer un modèle systémique de la cognition, tel celui proposé par Lammel (2014), affiché ci-contre. Au départ de recherches sociologiques menées dans différents pays et milieux, ces chercheurs du CNRS ont identifié ce qu’ils appellent les ‘limites de la cognition’ relativement au changement climatique :

  • les limites des mécanismes sensoriels humains (j’ajouterais ‘dans un contexte de surabondance d’information’)
  • le décalage entre la cause et l’effet (j’ajouterais ‘dans un contexte de désinformation ou de manipulation des médias’)
  • la sous-estimation systématique de la fréquence des événements rares
  • les distances spatiales, temporelles et sociales entre ‘auteurs’ et victimes’.

A ces limites identifiées par les chercheurs j’ajouterais, au regard des développements auxquels nous nous sommes livrés dans ce premier article:

  • les multiples détournements et asservissements du langage
  • la panoplie de biais neuronaux, sensoriels et sociaux, ainsi que leur exploitation en termes de marketing
  • l’influence des médias classiques et sociaux, éventuellement asservie à des intérêts économiques et/ou de pouvoir.

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J’en resterai là pour ce premier épisode, je n’ai sans doute que trop écrit déjà. Dans le deuxième, qui devrait trouver place ici sous peu, je vous proposerai de prendre un peu de distance pour mener une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité.

A suivre donc, avec l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

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(1) Event 201, organisé en octobre 2019 par le Johns Hopkins Center for Health Security, ou les rapports de l’OMS depuis 2015 (référence manquante)

(2) Épiphénomène lourdement pénalisant pour nombre d’entre nous c’est certain, mais épiphénomène quand même puisque cette pandémie se présente bien plus comme un révélateur que comme un élément de type causal (voir notamment le documentaire de A. de Halleux).

(3) L’infrastructure du système (et en particulier la concentration des pouvoirs) n’ayant pas fondamentalement changé entre le début de 2019 et aujourd’hui.

(4) Expression qui, à peine un an après avoir fait florès (tout comme à la même époque les applaudissements aux fenêtres à 20 heures, reconnaissance collective du travail à la limite du sacrificiel des travailleur(se)s du secteur hospitalier, aujourd’hui démissionnant en masse ou virés pour cause de refus de vaccination) apparaît déjà tellement désuète, tant au regard de la naïveté foncière du concept que dans la perspective de plus en plus probable d’une installation dans le long terme de cette épidémie-ci.

(5) J’ai pris la peine de rassembler dans un tableau divers constats des évolutions écologiques, sociales, économiques et politiques intervenues récemment, en gros depuis la rédaction de mon texte ‘Apocalypse Now’. Ce document, qui ne prétend en rien à l’exhaustivité, est néanmoins trop volumineux pour prendre place dans une note en bas d’article. Il est consultable ici.

(6) La COP26, dernier avatar de négociations visant à changer pour que rien ne change, en fait une nouvelle fois l’illustration. Voir p.ex. ici.

(7) La réaction de l’animal à une situation de stress aigu constitue un classique. D’autres modes de réaction au traumatisme, vécus individuellement et/ou socialement, se donnent à voir également aujourd’hui, tels le déni ou la dissociation (je fais un gros don annuel à Greenpeace et je commande sans complexe sur Amazone).

(8) Louis CROCQ, Traumatismes psychiques (2007).

(9) Ces éléments de constat, sans aucun doute, doivent être nuancés en ce qui concerne les jeunes, nés au cours du siècle présent. Je m’interroge. Cette génération a-t-elle pris la pleine mesure de l’héritage pourri qui leur est laissé ? Elle semble en tout cas tout autant impactée par le traumatisme. Est-elle plus réactive que ses aînés ? Quand se lassera-t-elle d’attendre gentiment que ceux-ci se bougent vraiment ?

(10) Le titre ainsi qu’une part du contenu de ce paragraphe sont inspirés de l’article de Nicolas FRAMONT « « Pourquoi dire « les gens sont cons », c’est con » (Frustration Magazine, 22.07.21).

(11) On peut également tenter l’exercice avec « Les papas papous » …

(12) https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Observatoire-de-la-diversite/Barometre-de-la-diversite-de-la-societe-francaise-resultats-de-la-vague-2019
https://www.frustrationmagazine.fr/meteo-neiges-television-de-riches-enquete-monopole-classes-superieures-a-television/
https://www.acrimed.org/Medias-de-classe-haine-de-classe

(13) https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/le-climat-au-risque-de-la-procrastination

(14) Même si ces hypothèses myopes constituent un des fondements de la théorie économique classique. J’espère avoir l’occasion de traiter ultérieurement de cette vision et des distorsions qu’elle impose tant à l’individu qu’au collectif.

(15) https://journals.openedition.org/vertigo/12125. Pour une revue de la littérature scientifique sur le sujet : https://www.researchgate.net/publication/247515228_The_influence_of_affect_on_higher_level_cognition_A_review_of_research_on_interpretation_judgement_decision_making_and_reasoning

(16) Ah, réfléchir au libre arbitre, Spinoza, etc … Un article de plus en gestation (à durée indéterminée).

(17) https://www.planetoscope.com/Internet-/1523-.html

(18) https://www.planetoscope.com/Internet-/1547-.html

(19) https://www.puf.com/content/Apocalypse_cognitive

(20) BATESON G., Mind and Nature: A Necessary Unity, Hampton (1979).

(21) https://theconversation.com/dans-les-cevennes-les-pluviometres-tombent-daccord-les-pluies-extremes-sintensifient-169142

(22) http://www.reputatiolab.com/2016/08/sest-propage-polemique-burkini-reseaux-sociaux/

(23) Malgré le matraquage médiatique, ou les fausses problématiques imposées par les politiques, les préoccupations des Français, et ils sont loin d’être les seuls dans le cas, semblent orientées vers des questions sociales, économiques ou écologiques bien plus que sur la taille d’un vêtement de plage, les prénoms culturellement corrects ou la recette du couscous. Voir p.ex. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/16/many-globally-are-as-concerned-about-climate-change-as-about-the-spread-of-infectious-diseases/

(24) https://www.ladepeche.fr/2021/09/24/lionel-messi-le-loyer-exorbitant-de-sa-nouvelle-maison-pres-de-paris-9811324.php

(25) Voir par exemple les appels de scientifiques listés ici. Ou ce rappel historique.

(26) L. Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford university press (1957)

(27) La théorie de la dissonance cognitive :une théorie âgée d’un demi-siècle, David Vaidis
et Séverine Halimi-Falkowicz, 2007
.

(28) Schoeneich Philippe, Busset-Henchoz Mary-Claude. La dissonance cognitive : facteur explicatif de l’accoutumance au risque. In: Revue de géographie alpine, tome 86, n°2, 1998. pp. 53-62.

(29) Jacky Leneveu et Mireille Mary Laville, « La perception et l’évaluation des risques d’un point de vue psychologique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 12 Numéro 1 | mai 2012.

(30) Psychological Review 2017, Vol. 124, No. 2, 179 –196 Cassandra’s Regret: The Psychology of Not Wanting to Know, Gerd Gigerenzer Rocio Garcia-Retamero

(31) C’est le concept de la ‘Fenêtre d’Overton’

(32) Oreskes, N. et Conway, E. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the
Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. New York, Bloomsbury Press.

(33) Titre adopté par P. VASSELIN pour son documentaire (sorti en 2021) : https://boutique.arte.tv/detail/la-fabrique-de-lignorance.

(34) Voir par exemple le reportage de ‘Cash Investigation’ réalisé en 2015.

(35) https://www.climatefiles.com/ ou, plus proche de nous et tout récent: Alertes précoces et émergence d’une responsabilité environnementale : Les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1968-2021, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta, Global Environmental Change, 19 October 2021.

(36) https://www.greenpeace.fr/espace-presse/ag-de-total-greenwashing-vs-resolution-climat-total-ratera-t-il-encore-le-coche-de-la-lutte-contre-le-changement-climatique/

(37) Les médias publics ‘aux ordres’ sont très bien également en matière de propagande (p.ex. ici).

(38) https://www.acrimed.org/Les-grandes-manoeuvres-de-concentration#nb12 ou https://basta.media/Le-pouvoir-d-influence-delirant-des-dix-milliardaires-qui-possedent-la-presse

(39) Une approche du neuro-marketing peut-être dans un prochain article ?…

(40) https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique ou https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique

(41) Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Etude (Poche), 2012

(42) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nudge_(livre)

(43) quand il ne s’agit pas tout simplement d’arrondir les angles du triptyque contraindre / surveiller / punir qui chaque jour envahit un peu plus notre paysage social et politique

(44) Les systèmes ‘réflexif’ d’une part et ‘automatique’ de l’autre, de THALER et SUNSTEIN.

(45) Un exemple pris au hasard dans un large florilège présidentiel: « Une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Un mépris de classe peut-être hérité d’un prédécesseur comme F. HOLLANDE et ses sarcasmes sur les ‘sans-dents’.

(46) Qui semble beaucoup plus apparent aux yeux d’observateurs étrangers que des médias hexagonaux.

(47) Georges ORWELL, 1984 (1949). La tirade complète: « Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté, c’est l’esclavage », alors que le concept même de liberté aura été aboli ? En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non pensant, qui n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.« 

(48) S. DERKAOUI et N. FRAMONT, La guerre des mots, Le Passager Clandestin, 2020

(49) https://www.letemps.ch/societe/face-changement-climatique-cerveau-estil-pire-ennemi

(50) Voir plus haut, sous le titre ‘dissonance cognitive’

(51) https://www.franceculture.fr/emissions/les-passeurs-de-science-le-cerveau/petites-histoires-des-neurosciences

(52) Sébastien Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019

(53) https://bonpote.com/la-faute-a-notre-cerveau-vraiment-les-erreurs-du-bug-humain-de-s-bohler/

(54) Tiens cela me rappelle mes jeunes années et la sociobiologie de E.O. WILSON, qui a fini par partir en vrilles quelques années plus tard (voir p.ex. Misère de la sociobiologie : Patrick Tort (Ed.), Presses Universitaires de France, 1985) ! Déjà du vivant de DARWIN, les conceptions de celui-ci ont donné lieu à des dérives du même type, dénoncées par DARWIN lui-même. A titre d’alternative, voir p.ex. T. WARING et Z.T. WOOD, Long-term gene-culture coevolution and the human evolutionary transition, Proc. R. Soc. (2021).

(55) Voir les critiques de Odile FILLOT relativement à l’émission “Bohler : les hommes, les femmes, et nos cerveaux”, 16 novembre 2012, www.arretsurimages.net.

(56) Une déconstruction comparable du terme ‘anthropocène’ dans la seconde partie de mon article ‘Apocalypse Now’.

(57) Toujours bien en vue dans ma liste d’articles à venir, une réflexion approfondie sur cette question … Chaque jour j’apprends la patience.




Bande 2 kons

Les graffitis et autres tags nous en apprennent beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons. Ils sont en effet un condensé d’expressions, généralement d’expressions refoulées ou ne pouvant aisément trouver un exutoire à la hauteur de leur intensité. Certains peuvent être très artistiques mais, quelle que soit la qualité de la facture, il en est qui nous percutent de manière sensible alors que d’autres nous laisseront indifférent.

Une invective singulière

Figure dans la première catégorie une invective singulière relevée sur la route nationale 63, non loin de Liège, en Belgique. Je ne sais ce qui me frappa le plus en la voyant, en dehors du caractère inévitable de son emplacement, l’énoncé ou la situation du message, ou encore la relation entre les deux. Et voilà que me prend l’envie de décortiquer le phénomène. S’il suscite chez moi des remous un peu confus certes mais que je pressens plutôt féconds, son exploration serait peut-être susceptible de nous en apprendre quelque peu relativement à notre monde d’humains, espèce communicante par excellence.

« Bande 2 kons », peint en lettres capitales grand format, surplombe cet axe routier très fréquenté, à hauteur de deux zones commerciales bien garnies (un hypermarché, deux supermarchés, diverses moyennes surfaces spécialisées, restauration rapide, hôtel, dancing, station service, la totale). C’est d’ailleurs la passerelle piétonne reliant ces deux zones situées de part et d’autre de la nationale qui fut élue par l’auteur (1) pour y apposer son message. Précision intéressante : outre l’accès aux surfaces commerciales, l’axe est principalement parcouru par les banlieusards rejoignant le matin l’agglomération et leur emploi, et retour en fin de journée. Notons que le texte est disposé d’un seul côté, visible pour le flux quittant la banlieue. Banlieue plutôt verte et cossue d’ailleurs.

Première grille de lecture : émetteur, récepteur, média

Dans toute situation de communication (2), très classiquement, nous pouvons identifier l’émetteur, le récepteur et le média. Commençons donc notre travail de ‘décorticage’ par cette première approche.

Que nous apprend de l’émetteur une étude aussi attentive que possible du message ?

La même logique binaire que dans le post ‘Les papas papous’?
  • En premier lieu, à la base de la base, le message constitue une affirmation de son existence par l’auteur. Sans cette production, il n’existe pas, en tout cas dans la spécificité de ce message, aux yeux des récepteurs (3).
  • L’auteur prend l’initiative d’engager une relation avec ceux-ci. Son message crée une relation, qui jusque là n’existait pas. Cette démarche fondatrice prend une acuité particulière dans un contexte d’anonymat quasi-total, nous y reviendrons.
  • Il est anonyme, quasiment par définition.
  • Il est efficace et plutôt téméraire, un tel exercice d’écriture acrobatique n’étant pas à la portée de tout un chacun.
  • Il ne s’agit pas d’une adresse individuelle. Le recours au terme collectif de ‘bande’ est explicite. L’auteur se définit comme hors du troupeau, puisqu’il s’adresse à ses interlocuteurs comme à un agrégat homogène (en tout cas au regard d’un indicateur de la connerie), depuis l’extérieur de cet ensemble.
  • Il se considère comme en capacité (en droit?) de délivrer un jugement (sévère et radical) sur ses semblables, une partie d’entre eux à tout le moins.

Portons maintenant notre regard sur les récepteurs du message.

Il est d’emblée remarquable que les récepteurs, institués dans ce rôle par l’initiative de l’auteur, constituent une entité indifférenciée, homogène. On aurait pu imaginer un message de l’ordre, par exemple, de « ceux qui roulent en Mercedes … », ou « ceux qui vont bosser chaque matin … », suivi du verdict maintenant bien connu. Le récepteur, l’occupant de l’automobile circulant sur la nationale et interpellé malgré lui par le message, n’a pas la possibilité de se différencier, du moins en termes de communication (4).

Considérant les efforts qu’a dû représenter le graffitage qui nous occupe et les caractéristiques marquées de son implantation (voir plus loin), il me semble raisonnable d’estimer que l’auteur voulait s’adresser à un public-cible (homogénéisé par ses soins, ainsi que nous venons de le voir) que l’on pourrait grossièrement définir comme banlieusard, souvent économiquement à l’aise et parfois très aisé, disposant d’un emploi et d’un véhicule, occupé pour une grande majorité à se rendre au travail au moment où le message leur est signifié.

Et enfin, les pauvres récepteurs n’ont pas le choix de recevoir ou non ce message. Celui-ci leur est imposé par le positionnement de celui-ci et l’obligation (5) dans laquelle ils se trouvent d’emprunter quotidiennement cet axe routier.

L’analyse du média auquel recourt l’auteur, troisième et dernier item de cette première approche, délivre elle aussi quelques constats intéressants :

  • L’emplacement choisi est grandement efficace. Le message ne peut être ignoré, contrairement par exemple à un message qui serait peint sur le revêtement ou sur un panneau situé en bordure de route. On est loin de l’affichette de format A3 collée parmi cent autres au fond d’une rue peu fréquentée ou du texte hâtivement griffonné sur la cloison des toilettes du lycée.
  • Le graffiti, ainsi idéalement situé, s’impose, il est inévitable ; alors que le tract par exemple peut se refuser, la radio peut-être éteinte. En fait nous sommes proches ici de la situation de la publicité dans les espaces publics : elle s’impose à nous.
  • Le support et la qualité de réalisation semblent destiner le message à une existence perenne (6), contrairement à de nombreux graffitis dont la durée de vie parfois n’excède pas quelques jours. La difficulté d’accès complique la réalisation mais constitue aussi le gage d’une certaine durée d’existence vu la lourdeur de la démarche que représenterait probablement son effacement.
Monet ‘Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt’

Il me semble que cette première approche (l’analyse du triptyque émetteur / récepteur / média) nous a permis de faire apparaître, par de multiples petits traits de peinture, comme dans un tableau de Monet, une première image de la relation qui s’est créée entre l’auteur et les usagers de cette route nationale.

Je voudrais compléter celle-ci par une approche en termes d’axiomatique de la communication (7).

Que savons-nous de la relation entre l’auteur du graffiti et les récepteurs (obligés) de son message ?

Relation et communication sont indissociables. Comment établir ou entretenir une relation sans communiquer ? Comment concevoir une communication qui se situerait en-dehors de toute forme de relation ? L’axiomatique toute simple proposée par P. Watzlawick (8) dans une approche pragmatique de la communication me paraît toute indiquée pour approfondir notre compréhension de la relation qui s’est nouée autour de ce « Bande 2 kons ».

Je me propose de faire l’exercice d’appliquer à notre graffiti les cinq axiomes (9) énoncés dans cette approche. Il me faudra bien passer ici par une petite séquence didactique (10), ne pouvant supposer la connaissance de ceux-ci comme acquise par tout lecteur du présent article. Voici donc :

  1. L’impossibilité de ne pas communiquer.

On ne peut pas ne pas communiquer. Si, dans une relation (11), je m’efforce d’éviter toute communication verbale, tout mouvement, attitude, mimique susceptible de constituer un message, je communique de facto, sans que je sois en mesure de l’éviter, un (méta)message de l’ordre de « je ne veux pas communiquer ».

2. Toute communication définit la relation.

Non seulement je ne peux éviter de communiquer mais j’émets également une série d’« indices » communiquant à l’autre partie la manière dont je considère notre relation : posture (soumise, agressive, désinvolte, …), ton de la voix (obséquieux, cassant, angoissé, …), vêtements, etc.

3. Ponctuation de la séquence des faits.

Chacune des parties a tendance à considérer la séquence des événements intervenant dans la relation en termes de stimulus / réaction et sous un angle subjectif. Dans ma logique, le message que je communique est une réaction au stimulus que constitue pour moi la communication antérieure émise par l’autre partie. Pour celle-ci, à son tour, mon message constituera un stimulus auquel elle réagira par un nouvel éléments de communication

4. Distinction des modes digital et analogique.

L’activité verbale (dite ou écrite) constitue un mode de communication doté d’une logique très complexe et fine. Elle est souvent qualifiée de digitale car elle est arbitraire (il n’y a pas de relation entre le nom et la chose nommée (12)) et fonctionne sur le mode tout ou rien (1 ou 0) : le mot (‘arpenteur’ par exemple) définit un ensemble de choses nommées (les arpenteurs) à l’exclusion de toute autre (les comptables, les crapauds, les équations à deux inconnues ou les moines hindous). Dans cette mesure, ce mode de communication n’est pas le plus approprié à gestion de la relation.

Le mode analogique est constitué de tout le reste, tout ce qui est susceptible d’intervenir dans une communication à l’exclusion du verbe

5. Tout échange peut être symétrique ou complémentaire.

Dans un modèle relationnel basé sur l’égalité (au sens plutôt mathématique qu’éthique du terme), les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, qualifié de symétrique. Lorsque les comportements se complètent plutôt que de se ressembler, on parlera d’un échange complémentaire.

J’espère que le lecteur s’accroche toujours là. Je me rassure un peu en me disant qu’il a été dûment averti (voir la colonne située à gauche de ce texte).

Seconde grille de lecture

Appliquons maintenant cette seconde grille de lecture à l’objet de notre attention.

  1. Le message est présent. Mais il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas exister et cette modeste passerelle aurait continué à faire passer les piétons, sans plus. L’absence du message, néanmoins, constituait aussi une communication, même si un peu confuse. Quelque chose comme (vu du point de vue de l’auteur) « Je n’ai rien à vous dire », voire pire peut-être « Vous n’êtes pas une bande de cons ». Il semblerait que cette communication ait été insupportable pour l’auteur vu la détermination dont il a fait preuve pour dérouler sa prose dans ces conditions.

2. En empoignant pinceau et pot de peinture, l’auteur instaure une différence dans une communauté jusque là indistincte. Pour reprendre la terminologie dont nous avons usé dans la première partie de cette étude, il se pose dans le rôle d’émetteur et institue en tant que récepteur le flot des conducteurs défilant sous sa bannière. Première définition de la relation (13). En nous attachant maintenant au contenu du message, nous voyons apparaître de nouveaux éléments de définition de celle-ci. Le texte en effet fait apparaître que l’auteur définit un rapport où il s’arroge le droit de

  • considérer le(s) récepteur(s) comme un troupeau (voir ci-dessus)
  • porter sur ce collectif un jugement (voir ci-dessus)
  • celui-ci étant particulièrement dépréciateur (14).

3. La séquence de communication soumise ici à notre examen critique est réduite au minimum par le format (graffiti) adopté par l’auteur. Nous pouvons néanmoins y distinguer deux points de vue dans la séquence :

  • ils défilent (comme des cons), dès lors j’écris mon message [l’auteur]
  • il écrit, dès lors … rien [les usagers de la RN – dans l’impossibilité radicale d’apporter une réaction].

Nous reprendrons au point 5 ci-dessous ce déséquilibre.

4. Au niveau digital, le message est extrêmement simple : trois mots, une apostrophe d’où une syntaxe minimaliste. Nous noterons la brutalité des deux substantifs composant l’énoncé :

  • « bande » : niant les individualités en les réduisant à la dimension de membre du troupeau
  • « con » : qualification méprisante, dépréciatrice.

Nous ne pouvons ignorer l’orthographe particulière adoptée par l’auteur pour deux termes (sur trois!):

  • de : écrit ‘2’
  • cons : écrit ‘kons’.

Nous y reviendrons plus loin, dans le cours des développements qui suivront l’étude formelle du message.

Sur le plan analogique, nous pouvons d’abord relever l’usage d’une police de caractère très rectiligne, tranchante, ainsi que le recours à la couleur rouge (utilisée en signalisation routière, donc dans un contexte identique, pour des avertissements impérieux ou des interdictions). Ces deux éléments ajoutant un supplément de violence au versant digital du message (ci-dessus).

Le contexte constitue également un élément de communication analogique (voir aussi ci-dessus les éléments d’analyse du média), en particulier le caractère inévitable du graffiti qui communique: « je vous impose cette sentence ».

5. Cette observation nous amène directement à relever le caractère déséquilibré et donc complémentaire de l’échange. D’un côté l’auteur imposant un jugement péremptoire. De l’autre les usagers de la nationale placés dans l’impossibilité radicale (15) de se manifester de quelque manière que ce soit (16) par leurs choix antérieurs (trouver un boulot, s’y rendre en voiture, etc).

Les deux parties se trouvent coincées dans un échange complémentaire rigide, dont nous percevons de plus en plus la violence :

  • je vous vois comme une bande de cons, et je vous le dis
  • (je) nous nous soumettons de facto à ce brocard et à l’autorité prise par l’auteur, soit avec mépris (mais dans l’impossibilité de le faire savoir, ni à l’auteur ni même à nos co-victimes (17)), soit en l’acceptant bon gré mal gré, soit en l’ignorant (mais il faut être très fort … ou très concentré sur son ordiphone).

Nous constatons dès lors que le jugement évoqué ci-dessus n’est pas seulement péremptoire, il est également sans appel.

En recourant à ces deux grilles de lecture, il me semble que nous avons pu, par petites touches, élargir le tableau autour de la situation de communication de départ. Dans cette démarche j’ai tenté de conserver une certaine rigueur d’interprétation. Plusieurs développements me paraissent possibles au départ du matériau ainsi rassemblé. Et là je pense que je vais un peu plus me laisser aller …

Anti-pub ou pub … ?
source: La Tribune de Lyon

Une telle appropriation brutale de la visibilité dans l’espace public ne peut avoir pour modèle que la publicité. La publicité qui de plus en plus envahit la totalité de l’espace public (18). D’ailleurs l’environnement immédiat du graffiti en est rempli. Avec un hypermarché, deux supermarchés, un bowling, divers supermarchés spécialisés (bricolage, etc), de nombreux restaurants, le lieu est même une véritable pépinière. A de nombreux égards, le dispositif publicitaire est analogue à celui adopté par l’auteur du message étudié : énoncé simple et percutant, aisément lisible en passant en voiture, positionné directement sur l’axe routier, etc. Notre message et le dispositif publicitaire se rapprochent également quant au ‘lieu d’où ils parlent’. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire en effet à une assertion qui nous explique ce que nous devrions être (moins con, quoi que cela puisse signifier, en l’occurrence mais cela peut aussi être : mieux rasé avec la crème x, meilleur parent – en cuisinant pour mes enfants les pâtes y, plus cool – avec les vacances z, etc, ad libitum).

Et pourtant n’importe qui est capable d’identifier le message que nous étudions comme n’étant pas une pub. Les moyens mis en œuvre, en effet, d’évidence diffèrent amplement tandis que l’énoncé ne se caractérise pas vraiment pas son caractère racoleur (19).

Notre message flirte donc avec les limites de l’exercice publicitaire. Il en épouse le caractère efficace mais ne vise nullement l’agrément, encore moins l’acte d’achat. Dans cette mesure il porte peut-être une contestation de la toute puissance publicitaire absorbée jour après jour par ces mêmes automobilistes.

D-formation langagière

Nous avons noté, un peu plus haut, la transformation du ‘de’ (devenu ‘2’, à peu près équivalent au niveau sonore) et du ‘c’ de ‘cons’, remplacé par un ‘k’, à laquelle s’ajoute l’écriture en miroir du ‘2’ en question. Ces altérations ne modifient en rien la sémantique du message, ne nuisent nullement à sa compréhension, mais elles ne peuvent être ignorées. Il n’y a pas de hasard ou de fantaisie ici. Ces deux modifications introduisent à mon sens – par la distance prise avec l’orthographe et par une certaine familiarité dans le procédé – un méta-message de l’ordre de : « cet énoncé n’est pas à prendre comme du langage ordinaire ». L’auteur du graffiti prendrait-il soin de signaler au(x) récepteur(s) que son apostrophe n’est pas à considérer comme une insulte, ce qu’elle serait inévitablement dans une communication ordinaire ?

Vitupération vs anesthésie

Si nous ne sommes pas dans un échange ordinaire, peut-être sommes nous dans un autre mode de communication, de l’ordre du pamphlet. Pamphlet réduit au strict minimum certes, vitupération un peu vaine, peut-être, mais prise de position claire et affichée en tout cas, au milieu d’un univers auto / boulot / conso bloqué depuis des lustres en mode ‘répétition automatique’, liturgie partagée d’une population anesthésiée.

Michel Foucault, à une époque où l’expression publique de la pensée était sans doute moins frileuse et moins contrainte qu’aujourd’hui, intitulait son dernier cours au Collège de France (20) « Le Courage de la Vérité ». Ne tombons pas ici dans le piège d’une discussion mesquine des notions de ‘courage’ et de ‘vérité’ relativement à l’apostrophe qui nous occupe. Certes un écrit anonyme ne parait pas trop exemplatif du premier terme et la vérité de l’assertion qui nous occupe serait très difficilement établie. Mais, quelle importance ? Et qui sommes-nous pour porter un jugement ?

L’auteur, un jour, s’est levé et a affirmé sa pensée, c’est cela qui est digne de notre attention. Dans un univers dominé par le consensus mou, où règne un moralisme petit-bourgeois imprégné d’une méchante indigestion de slogans soixante-huitards, érigeant en règle ultime la relativisation de toute opinion, de toute valeur, dans une daube insipide. A défaut de quoi il nous faudrait, ô horreur, réfléchir par nous-même, prendre et tenir des positions, que nous discuterions pied à pied. Dans ce nauséeux brouillard que constitue l’arrière-plan conceptuel et éthique de notre époque, et de ce qu’il est convenu d’appeler ‘démocratie’, il/elle s’est levé(e). Peut-être s’agit-il de la seule observation qu’il faille retenir de cet article volumineux. Et ce mouvement, cette actualisation de la puissance (21) de l’individu, l’aura changé(e), aura radicalement modifié sa position dans le monde.

Le doigt montrant la lune

« Lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt » dit le dicton. Et si le message étudié était le doigt qui nous montre la lune ? Vers quoi donc pointe le doigt ? Vers un ensemble de phénomènes qui peut être considéré comme la quintessence d’un échantillon ce que notre monde fait de mieux.

Expérience des Français avec le burnout – source: Statista

Des flots de véhicules occupés à saper jour après jour le fragile équilibre du seul éco-système dans lequel les êtres humains sont capables de survivre, chaque matin, chaque soir. Emportant leur lot de fatigue, stress, ambitions, dégoût de soi et/ou des autres, craintes du lendemain ou du petit chef mesquin et autres affects plus ou moins tristes. Vers des boulots très bien, peu, ou très mal rémunérés mais qui à coup sûr dévorent l’existence de nombre d’entre eux (22), pour une finalité souvent loin d’être individuellement ou collectivement désirable, voire même perceptible (23).

Des banlieues, ici vertes, privilégiées, dortoirs plus ou moins luxueux conçus pour abriter les fonctions reproductrices de l’existence, en toute ségrégation sociale, d’où chaque matin le travailleur se projette dans un auto / boulot / dodo enduré à grands renforts de chimie (24).

Quelques dizaines d’hectares (anciennement pâtures, à l’époque où les animaux se nourrissaient sur ce magnifique dispositif transformant naturellement la lumière solaire en lait ou en steaks) où béton et goudron se font concurrence pour éliminer tout ce qui pourrait ressembler à une vie organique. Couvert de bâtiments industrialo-commerciaux hideux, standardisés, normés, grands consommateurs de ressources pour leur fabrication, leur éclairage, leur refroidissement ou réchauffement, soigneusement camouflés derrière logos, marques et slogans écœurants, insultant toute forme de beauté de leurs couleurs criardes. A l’intérieur desquels, dans une opulence sordide, sous des éclairages hypocrites, s’accumulent des montagnes de biens frelatés préparés à l’autre bout de la planète, rendus insupportablement désirables à grands coups de pubs débilitantes, entre lesquels se croisent sans se voir des zombies décérébrés agripés à des chariots surdimensionnés. Tentant vainement d’apporter une réponse à cette question sans cesse renouvelée, perchée au sommet de nos interrogations existentielles : « avoir ou ne pas avoir ?… ».

Last but not least, l’enfermement de chaque individu dans sa bulle motorisée, dans l’incapacité radicale de communiquer avec ses alter ego circulant à quelques mètres, devant, derrière, troupeau bien dressé reprenant chaque matin le chemin de l’abattoir, sans même qu’il ne soit nécessaire au chien de pincer quelques jarrets ou au berger de lancer ses appels stridulents. Sur le bitume de la nationale, c’est la métaphore de notre non-vivre ensemble, de notre sur-vivre, qui défile sinistrement sous les fourches caudines du cruel graffiti, chacun connecté sans contact, virtualisé.

Quel est donc le sage qui, en écrivant ce message, a si durement pointé du doigt les souffrances de son frère humain, se soumettant à la torture en même tant qu’il détruit autour de lui la vie ? Un graffiti explosant nos mythes, les histoires que nous nous racontons pour éviter de voir que nous sommes aujourd’hui à genoux.

Postface : 4500 !
Quatre mille cinq cent mots pour en commenter trois ! Non il ne s’agissait pas de triompher dans je ne sais quel pari idiot lancé au comptoir du bar du village. Pas plus que de satisfaire une quelconque manie d’intellectuel excessivement porté sur le verbiage. Ce qui est tenté ici, c’est le dépassement du rire gêné, empreint d’un malaise certain, que suscite généralement la photo en tête d’article. C’est ce rire gêné qui m’a décidé à tenter l’exercice, tant il m’a paru constituer l’indice d’un non-dit partagé, piste idéale pour en apprendre plus sur nous et notre vivre ensemble. Un effort pour lever le couvercle recouvrant nos esprits, lourdement maintenu en place par les gros cailloux du confor(t)-misme posés dessus.

__________

(1) Pour la facilité de la lecture, tout autant que de l’écriture, j’évoque l’auteur du message en recourant au masculin singulier. Ceci ne préjuge en rien du fait que l’ouvrage est éventuellement collectif et peut être le fait d’une ou de plusieurs femmes.

(2) Vaste sujet que la communication, des sophistes de l’antiquité grecque à Noam Chomsky, en passant par Gregory Bateson , Ferdinand de Saussure ou Michel Foucault. A commencer par la définition du terme, loin de faire unanimité. Ayant en tête plusieurs projets d’articles dans ce champ d’analyse, j’y reviendrai donc certainement plus tard, me dispensant dès lors de discuter le concept aujourd’hui. Et hop, esquivé ! A ce stade, je me permets d’utiliser le terme ‘communication’ tant comme terme générique (la communication) que dans le sens spécifique (cette communication-ci), le contexte étant suffisant à distinguer les deux usages du terme.

(3) Contrairement à la convention stipulée – à propos de l’auteur du message – en note (1) ci-dessus, j’opte ici pour le pluriel puisque aucun récepteur ne peut être individuellement identifié et que le message, de par son implantation, ne peut manquer d’être perçu par un grand nombre de personnes. Comme dans la note (1), je recours par facilité (shame on me!) au masculin tout en sachant pertinemment que le public concerné est bien évidemment composé d’individus du genre féminin comme du genre masculin (et autres si l’on veut).

(4) Il est évident qu’il en a par contre la possibilité ‘in petto’ ou en s’adressant à son ou ses co-voitureur(s) éventuel(s), mais nous sortons de la structure de communication mise en place par l’auteur.

(5) Il reste vrai bien souvent qu’une marge de choix étroite aujourd’hui résulte de choix posés (consciemment ou non) antérieurement.

(6) Question à suivre évidemment. Au moment où s’écrit ce texte, le message étudié est en place depuis deux années au moins.

(7) Développée au départ des travaux de l’école de Palo Alto, croisant – dès les années soixante – des approches cybernétique, anthropologique et psychiatrique de la communication.

(8) Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(9) Terme à comprendre ici comme « élément d’une axiomatique ». ·

(10) Cette très brève présentation de l’axiomatique de Palo Alto est à considérer comme minimaliste. Pour une compréhension plus fine de celle-ci, le présent blog ne me paraissant pas avoir vocation à ce type de présentation, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage cité en note (8) ci-dessus.

(11) Je recours ici au terme de relation dans son acception la plus ordinaire de rapport, liaison entre deux individus ou groupes d’individus (et non tel qu’il a été défini par tel ou tel autre système philosophique).

(13) Notons qu’une telle définition de la relation se caractérise par sa rigidité puisque le conducteur est dans l’incapacité pratique d’y répondre et donc éventuellement d’apporter sa réponse à la définition de la relation (voir le point 5 de la même liste).

(14) Voir ici et ici. Il semblerait que le terme devenu insulte, désignant originellement le sexe féminin, se réfère à celui-ci comme symbole de l’impuissance et de la passivité. Voir plus loin dans le texte de cet article le développement auquel je me livre sur cet aspect.

(15) Une « impotentia multitudinis » en quelque sorte, comme en miroir au concept spinoziste de « potentia multitudinis ».

16) Quoi que … ?! On pourrait très bien imaginer un commando rassemblé sur une page Facebook ou un hashtag sur Twitter (#Bande2konsToimeme), prenant d’assaut la passerelle lors d’une nuit de pleine lune et éliminant le message, voire le remplaçant par un autre, ce qui nous enverrait directement dans une séquence symétrique. Mais un tel développement, hautement intéressant, n’a pas (encore) eu lieu.

(17) Point crucial dans notre avancée : les bulles qui empêchent les individus de communiquer entre eux constituent le ‘détail’ qui rend la situation si dure

(18) L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Vivant dans un territoire ‘zéro pub’ (parc national), il se trouve littéralement agressé par les écrans publicitaires une fois que lui prend l’idée saugrenue de s’éloigner de son arbre.

(19) Si la pub constitue bien souvent un condensé écœurant de nos consensus, elle ne se refuse pas de temps à autre une petite incursion (toute aussi révélatrice des normes d’ailleurs) du côté des interdits. Le délicieux petit frisson provoqué par ceux-ci fait vendre, les indignations des réseaux sociaux (leur grande spécialité!) assurent la renommée (un ‘bad buzz’ c’est du ‘buzz’ quand même).

(20) Il décèdera quelques mois plus tard.

(21) Au sens où l’entend Baruch Spinoza.

(22) Le phénomène du burnout comme indice, ou le suicide.

(23) Le concept ‘bullshit jobs’ du sociologue britannique David Graeber traduit en français par ‘boulots à la con’ (tiens donc, qui revoilà!) ou plus littéralement ‘boulots de merde’, définis par celui-ci comme un emploi dont le salarié lui-même ne perçoit pas l’utilité (40% des salariés selon Graeber, un français sur cinq selon ‘Le Figaro’, ce qui représente encore beaucoup de monde !).

(24) Les chiffres impressionnants de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs comme indicateurs: