Tous les désespoirs nous sont permis

D’après le titre d’un roman de Anne BRAGANCE, ‘Tous les désespoirs vous sont permis’, Flammarion,1973.

L’ampleur de la matière considérée ici tout autant que la difficulté à suivre les méandres parfois piégeux de l’écrit en création (et tout particulièrement la boucle vertuo-vicieuse et généralement kilométrique que celui-ci forme avec la lecture) ont une nouvelle fois entraîné la scission en deux parties d’un texte initialement unique. Nous voici dans la première, au titre bornant aisément le contenu. En guise d’apostille, nous amorcerons les considérations qui devraient constituer la substance du second texte. Les deux parties étant apparues quasiment indissociables à l’auteur, celui-ci s’efforcera dès lors de hâter la parution du second texte.

Les crises que nous connaissons aujourd’hui précipitent et nous font voir crûment ce que le temps long rendait nettement moins perceptible. A l’automne 2021, nous entamions la série de quatre posts ‘Haut les cœurs’, un cheminement où nous nous sommes essayés à comprendre le décalage entre les manifestations du délitement (abordées dans deux textes publiés plus tôt dans l’année: Apocalypse now ? puis la suite et fin, le premier recourant même au point d’interrogation, précaution apparaissant bien dérisoire aujourd’hui) et la sidération sociale régnante. Nous voici deux années plus tard seulement, et l’éclairage implacable des événements de tous ordres paraît quelque peu dissiper la torpeur des esprits. Plus vraiment K.O. debout mais groggy quand même, au travers des lambeaux de la brume qui s’effiloche, nous apercevons la mécanique en place. Dans le même mouvement nous prenons la mesure de l’inertie de l’ensemble, de la difficulté éprouvée à modifier nos trajectoires. Après une phase marquée par l’indifférence, nous voici maintenant en situation pré-traumatique pour certains, négationniste pour d’autres (voir ici et ici). Ce que nous avons antérieurement (provisoirement ?) dénommé anthropie, la difficulté que nous éprouvons à saisir les mouvements en cours (ici et ici), à mobiliser nos énergies.

Black is black
Black is black (source inconnue)

Un peu comme la banquise, nous voyons fondre un par un nos espoirs, « le fonds de l’air est à la dépression ». Pas suffisamment encore, peut-être ?

Mais prenons d’abord la mesure des dégâts. Dresser un inventaire (nous l’avions déjà esquissé au début de cette année, néanmoins la vitesse à laquelle se produisent les changements et l’intensité des coups de béliers que nous recevons justifient à nos yeux une mise à jour en bonne et due forme) ne relève pas d’un masochisme malsain. La lucidité étant notre première arme (en avons-nous d’autres?), sa pratique constitue un devoir. Tenons-nous bien droit debout, plutôt que la tête dans le sable. Il en résultera sans nul doute une marmite débordante d’un brouet indigeste au parfum écœurant. Tant pis ! L’usage plus fréquent des illustrations peut-être allégera-t-il celui-ci.

Les dégâts, quels terribles dégâts !

Nous ferons donc notre menu des profondes altérations tant de la physiologie et de l’anatomie du seul écosystème connu susceptible de permettre la vie humaine que de la qualité de vie et du vivre ensemble des presque 8 milliards d’humains qui l’habitent, altérations que pour la plupart nous connaissons depuis un moment déjà et qui aujourd’hui ne trouvent plus leur place sous le tapis.

…… (source inconnue)

Sera ici privilégiée (de manière non exclusive néanmoins, complexité oblige) l’entrée ‘changement climatique’, peut-être la plus parlante. Nous aurions tout aussi bien pu en choisir une autre. Ainsi, l’irruption brutale de l’Intelligence Artificielle, sortie il y a peu des labos siliconés où elle se trouvait jusque là confinée pourrait tenir un rôle comparable. Néanmoins, la compréhension du sujet et de ses enjeux apparaît à ce stade encore confuse et exigera de nous, sans aucun doute, une démarche de recherche telle qu’elle exploserait les limites du présent article. A plusieurs reprises évoquée sur ce blog, jamais réellement abordée, l’IA apparaît pourtant comme un phénomène susceptible d’impacter nos existence, notre vivre ensemble et peut-être plus encore notre ontologie avec une intensité et une profondeur peut-être comparables à ce que nous observons avec déjà un certain recul aujourd’hui en considérant les crises écologiques en cours. Cette nouvelle donne parait tout autant révélatrice des phénomènes que nous tentons d’appréhender sur ce blog. Nous y reviendrons un autre jour, Inch Allah, même si le chemin pour une compréhension intime et heuristique de l’IA et de ses retombées paraît bien ardu encore.

Ainsi vivons nous ce qui peut être défini comme une ‘polycrise’. (https://adamtooze.com/2022/06/24/chartbook-130-defining-polycrisis-from-crisis-pictures-to-the-crisis-matrix/ https://cascadeinstitute.org/earths-polycrisis-is-no-mere-illusion/ https://www.vox.com/future-perfect/23920997/polycrisis-climate-pandemic-population-connectivity). Nous tenterons dans les paragraphes suivants d’illustrer ce concept, abondamment, ad nauseam même, non pour faire étal de connaissances, mais plutôt par une espèce de cynisme machiavélique, aux fins de contribuer à l’extirpation, de notre étroit mental de privilégiés biberonnés à l’humanisme hors sol et à l’utopie libérale croissantiste, des petits espoirs avec lesquels, in fine, nous construisons notre cage. Prêt(e) à déguster ?… alors, à table !

Menu du jour

Entrée: salade fraîche de chiffres et courbes variées ou petite compotée d’indicateurs , sauce piment Naga Viper

Le budget carbone de la planète se solde à ce jour à 380 milliards de tonnes. Il s’agit, aux termes des travaux de la COP21 (« Accords de Paris ») de la quantité de dioxyde de carbone que nous pouvons rejeter dans l’atmosphère si l’objectif de 2° d’augmentation de la température du globe (par rapport aux niveaux préindustriels) à l’échéance 2100 devait être respecté. Au passage, il semblerait que les négociateurs de cet Accord aient visé 1,5° pour peut-être atteindre in fine 2° (rappelons-le, cet Accord n’est nullement contraignant). Pourtant, 1,5° ou 2°, c’est pas pareil ! Soit, nous verrons plus loin que nous n’en sommes plus là.

Au cours de l’année 2022 nous avons cramé quelque chose comme 58 milliards de tonnes sur ce budget, ce qui en gros nous laisse à peine six années à consommation constante, moins une pour 2023, qui vient de s’achever. Parmi d’autres (que nous examinerons un peu plus loin), il est un facteur qui vient considérablement réduire ce délai. En effet, la projection des données observées depuis 1990 permet de supposer avec une forte probabilité l’augmentation de la part de la population mondiale de personnes définies comme riches (arbitrairement définie dans l’étude ici évoquée par la possession d’un patrimoine de deux millions de dollars ou plus), qui passerait ainsi de 0,7 % en 2020 à 3,5 % en 2050 (voir plus loin le passage relatif à l’aggravation des inégalités économiques). La production de CO2 étant largement corrélée au niveau patrimonial, chaque individu de cette catégorie de la population mondiale rejetterait annuellement dans l’atmosphère 45 tonnes de dioxyde de carbone ce qui représenterait 286 gigatonnes sur trente ans, soit 72 % du solde en question. Les 96,5 % de la population situés sous le seuil de deux millions de dollars voudront bien se contenter des 28 % restants.

Plus le niveau économique est élevé, plus on consomme, plus on pèse sur la planète et ses habitants, présents ou à venir. Une vérité quasiment mécanique. Le tourisme spatial constitue évidemment un exemple limpide et caricatural de cette maxime mais elle se révèle tout aussi vraie pour le SUV électrique de deux bonnes tonnes, la résidence secondaire, les voyages d’agrément en avion, l’acquisition d’une montre connectée ou le remplacement annuel du smartphone, etc ... (voir ici p.ex.).

La France, république de plus en plus couronnée de grandes fortunes, est loin de démériter (voir illustrations ci-dessous).

Donc, déjà sur le plan du calendrier, ça craint. Alors cette entrée, ça passe bien ?… vous en reprendrez bien une louchette !

L’origine anthropique du changement climatique est avérée depuis 2007 , mais les politiques d’atténuation sont depuis restées amplement insuffisantes.

Plus le temps passe, plus la mise en œuvre des mesures nécessaires s’avère complexe, coûteuse et socialement problématique (ici et ici).

La fenêtre se referme, qui eut pu nous permettre de maintenir un monde pas trop éloigné de celui qui fût le nôtre. Nous entrons en territoire inconnu. Nous avons en effet dépassé la plupart des limites au-delà desquels les mécanismes du vivant et du climat se trouvent fortement altérés, altérations potentiellement non linéaires et/ou non réversibles, fréquemment interagissantes La limite la plus connue, souvent la seule retenue d’ailleurs, à savoir la production de C02, n’en constitue hélas qu’une parmi d’autres.

source : https://www.challenges.fr/classements/fortune/

Plat principal : utopie croissantiste sur son lit de désastres en cours

Les impacts économiques et sociaux de ces phénomènes, de plus en plus patents, exercent une pression croissante sur les conditions de vie de l’humanité (et si nous ne somme pas toutes et tous également responsables de l’origine de ces maux, nous ne les subissons pas non plus de manière égalitaire: voir p.ex. ici, ici et ici).

source ONU

Qui plus est, de manière patente, les instances dirigeantes s’emploient activement à retarder tout changement significatif du système qui les nourrit, ou développent des politiques dans la mauvaise direction: COP 28 dystopique (ici et ici), poudre aux yeux législative, poursuite des émissions problématiques, développement de la production de charbon et du transport aérien, etc.

Exemplatives, les initiatives visant au développement de la production d’énergie nucléaire, effectivement moins carbonée que pas mal d’autres, mais qui coche toutes les autres cases de la catastrophe (énormes besoins en eau, impossible gestion des déchets, modèle centraliste et hyper sécuritaire, fragilité des approvisionnements en uranium, etc.), nécessite une importante mobilisation de moyens financiers (qui ne seront dès lors plus disponibles ailleurs) mais aussi des délais de mise en œuvre qui se comptent en décennies, incompatibles avec les urgences qui nous occupent. Voir p.ex. ici, ici et ici.

L’extension continue de l’extractivisme confirme quotidiennement l’utopie d’une croissance illimitée dans un monde limité. Ou impose le développement de projets d’extension des territoires exploités (zones de pèche, arctique, fonds marins, planètes proches) accompagnés de leur cortège d’effets délétères (migrations humaines, pollutions du sol, de l’eau, de l’air à large échelle, contrôles et répression des populations, etc). Ainsi, parmi bien d’autres: oléoduc en Ouganda, dérégulation environnementale pour les matières premières critiques, importations massives de gaz de schiste, traité de la charte sur l’énergie, exploitation minière des fonds marins.

Les traités commerciaux de libre échange amplifient les problématiques sociales et environnementales en aggravant la privatisation des ressources communes, par la mise en concurrence de systèmes productifs (agricoles ou autres) extrêmement différents, en nivelant par le bas les normes, en augmentant les transports internationaux…. Qu’à ne cela ne tienne : maintenons-les et développons en d’autres ! Quelques exemples: surpêche, Zone de Libre Echange Continentale Africaine, Mercosur (ici et ici) et autres accords de libre-échange (ici et ici).

Bien sûr les effets de ces accords sur les populations fragilisées, souvent conjuguées aux effets de la crise climatique, jettent hors de chez eux les gens par millions. Certains ayant même le culot de s’avancer, au péril de leur vie, jusqu’aux marches de l’occident, celui-ci érige remparts et législations excluantes (ici, ici et ici, parmi bien d’autres).

Les populations directement ou indirectement concernées se rebiffent-elles ? L’extension monstrueuse des systèmes de surveillance et de la répression, en particulier à l’égard des militants écologiques, criminalisés, enfermés, blessés ou assassinés, y compris en usant de pratiques illégales mais aussi bien entendu le contrôle des médias (en particulier ceux qui n’appartiennent pas à l’un ou l’autre groupe financier), constituent visiblement les réponses adaptées.

Sur ce chapitre on peine réellement à sélectionner une série de références bibliographiques tant les évolutions récentes ont dépassé les pires prédictions. Voici donc, en vrac et parmi d’autres:

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cegrvimani/l16b1824-t1_rapport-enquete

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b1864_rapport-information.pdf

https://www.nature.com/articles/s41893-019-0349-4

https://www.nature.com/articles/s41893-023-01126-4

https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/dec/22/2023-governments-climate-crisis-persecute-activists-silenced

https://www.ensp.interieur.gouv.fr/Actualites/L-ecoterrorisme-explique-aux-futurs-lieutenants-de-police

https://usbeketrica.com/fr/article/ariane-lavrilleux-on-risque-d-entrer-dans-une-ere-tres-sombre

https://www.politis.fr/articles/2023/10/soulevemenbts-de-la-terre-le-gouvernement-est-atteint-de-dissolutionite-aigue

ttps://lesaf.org/stigmatisation-explicite-refus-de-se-conformer-au-droit-europeen-et-politique-du-fait-divers-le-tierce-gagnant-du-ministre-de-linterieur

https://www.auposte.fr/cat/justice/proces-des-8-12

https://www.politis.fr/articles/2023/12/maintien-de-lordre-de-nouveaux-lance-grenades-de-40-mm

https://www.politis.fr/articles/2023/11/maintien-de-lordre-la-france-soffre-plus-de-78-millions-deuros-de-grenades

https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/hardline-eu-governments-push-legitimise-surveillance-journalists-media-freedom-act

htttps://www.francetvinfo.fr/les-jeux-olympiques/paris-2024/avant-paris-2024-comment-la-surveillance-de-masse-est-devenue-une-discipline-olympique_5712473.html

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/14/videosurveillance-algorithmique-a-la-police-nationale-des-revelations-passibles-du-droit-penal/

https://disclose.ngo/fr/article/la-police-nationale-utilise-illegalement-un-logiciel-israelien-de-reconnaissance-faciale/

https://www.nextinpact.com/article/72799/les-navigateurs-web-devront-ils-accepter-certificats-securite-imposes-par-autorites

tps://www.vox.com/future-perfect/23952627/wayne-hsiung-conviction-direct-action-everywhere-dxe-rescue-sonoma-county-chicken

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/09/une-coalition-de-6-organisations-attaque-en-justice-le-dangereux-reglement-de-lue-sur-les-contenus-terroristes/

ttps://disclose.ngo/fr/article/espionnage-des-journalistes-la-france-fait-bloc-aux-cotes-de-six-etats-europeens

Fichiers d’identité en France (source)

Dessert au choix : perspectives vertigineuses et son confit de conflits ou solutionnisme technologique, nappé de greenwashing

Hausse brutale de la valeur des actions des principaux groupes mondiaux d’armement dès le début du conflit à Gaza, en octobre 2023 (source: New York Times)

Les budgets d’armement partout dans le monde ont repris des profils de croissance rappelant le bon vieux temps de la guerre froide. Tensions géopolitiques, crises territoriales ou ethniques, concurrence acharnée pour les ressources, néo-colonisation … des concepts à l ‘obsolescence desquels nous aurions aimé croire, quand certains grands esprits nous annonçaient la fin de l’histoire et qui aujourd’hui, bien moins que demain sans doute, s’exposent en majesté sur les écrans télé. Des sommes faramineuses, rendues indisponibles pour des stratégies collectivement décidées, justes, et efficaces face aux enjeux écologiques et sociaux. Une collusion insupportable avec le monde politique. Des impacts socio-économiques, directs ou indirects, terriblement délétères. Sauf bien sûr pour les porteurs des capitaux investis dans l’industrie de l’armement. Ne l’oublions jamais : une école explosée à Gaza, ce sont des points de PIB en plus (la production des armements, depuis l’extraction de minerais jusqu’à la livraison, le fonctionnement des services de secours, les cérémonies funéraires, la reconstruction, … tout cela c’est du chiffre d’affaire pour quelqu’un, quelque part).

Fantôme de la menace nucléaire lors de la guerre froide, l’horloge de la fin du monde fait à nouveau résonner son tic tac glaçant.

Digestion et lucidité

Depuis le post ‘Apocalypse now‘, les signes avant-coureurs n’ont pas arrêté leur progression …

Voici pour le menu du jour, ou du moins un ‘best of’ des infos et analyses qui chaque jour s’accumulent. Ledit tableau, à n’en pas douter, se trouvera demain dépassé, à la vitesse à laquelle fonctionne la dégradation. Les signes avant-coureurs étaient bien présents, depuis des lustres. Les informations étaient accessibles, moyennant quelque effort (le premier étant sans aucun doute de balancer par la fenêtre le récepteur télé), même si le rythme soutenu des changements en altérait la visibilité. Nous avons vu antérieurement comment la perversion des éléments de langage, les pièges de l’information, tout comme les mythes sociaux concourraient à rendre insignifiant (dans le sens de ‘incapable de porter aucune signification) les processus en cours, ce qui, dès lors, participait à l’accroissement de l’angoisse et de la dépression.

Maintenant nous savons en gros où nous sommes …

« Le monde marche sur la tête », « Ils sont fous », entendons-nous alentour. Le spectacle des dévoiements, atermoiements, fuites en avant et autres ignominies est-il vraiment insensé, dans le double sens de déraisonnable, dénué de logique, mais aussi de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouverions de découvrir un sens, une direction, aux événements ? Nous faisons l’assomption du contraire, d’autant plus aisément qu’en ces temps de radicalisation les pièces de décor tombent, les protagonistes sortent des coulisses, les mensonges chaque jour sonnent un peu plus faux, les doubles langages s’écartèlent, les enjeux apparaissent criants, les positions de pouvoir s’affirment. Bref, quand les phénomènes se décantent, apparaît la royale nudité …

A ce stade il serait agréable sans doute de se laisser envahir par une sorte de désespoir confus, la douce torpeur de la déprime en place de la rage, la tête collée à l’écran, au fond du trou prudemment creusé dans le sable. A moins que nous ne choisissions de ne pas choisir, tel(le)s celles et ceux qui ont bien compris que la transition est un code, une suite d’éléments de langage et de comportements sociaux (je trie mes déchets, j’utilise un vélo pour faire les courses dans le quartier, j’épargne l’eau de la douche, je compense par la plantation d’eucalyptus en Afrique mon dernier city-trip en avion) mais qu’en fait il s’agit de ne rien changer à ce qui fait notre assez confortable (pour certains, mais ils sont nombreux encore à ne pas trop souffrir … pour le moment) manière de vivre, nier le grand écart permanent entre notre compréhension d’une part et notre capacité à intervenir sur le monde ou simplement notre propre existence d’autre part. Et continuer à enfourner à pleines pelletées le charbon dans la chaudière de la machine qui bouffe tout.

Types de réponses d’un écosystème à un changement graduel de condition environnementale. A : Imaginons une condition environnementale qui varie graduellement dans le temps (e.g. quantité de précipitations, température ou apport en nutriments). B – D : Trois types de réponses d’un écosystème à ces changements. L’état de l’écosystème peut correspondre au nombre d’espèces ou à la surface de la couverture végétale par exemple. (B) Transition continue, graduelle : l’état de l’écosystème varie graduellement en réponse au changement de condition environnementale. (C) Transition continue, abrupte : la réponse de l’écosystème devient abrupte et donc moins prévisible mais demeure réversible. (D) Transition discontinue (ou transition catastrophique): l’état du système varie peu jusqu’à ce qu’une valeur seuil de la condition environnementale soit atteinte. L’écosystème bascule alors vers un autre état et donc un autre mode de fonctionnement (par exemple d’un état clair à turbide pour un lac, ou d’un état vert à désertique pour un écosystème aride).source
Explication intuitive d’une transition catastrophique. A. Mathématiquement, ce phénomène peut être décrit et expliqué avec des modèles simples. On parle de bifurcation “fold” ou “saddle-node”, ou encore de transition sous-critique en mathématiques. Ce type de transition se produit lorsque deux états stables d’un écosystème (sain et dégradé) coexistent pour une série de valeurs de la condition environnementale. Ces états stables sont séparés par un équilibre instable (ligne grise) qui marque la limite des bassins d’attraction des deux équilibres stables (lignes noires). B. Paysages de stabilité de l’écosystème (ou « potentiels » en physique) à différents points (a-f) le long du gradient de condition environnementale. Il y a deux façons de passer d’un état à l’autre et donc d’effectuer une transition catastrophique : par modification du paysage de stabilité (flèches vertes) ou par perturbation de l’état de l’écosystème (flèches oranges).source

Nous prenons ici le parti de la lucidité. Et pourquoi ? Et pourquoi pas ? Il s’agit d’un parti-pris. Nous pourrions presque parler à ce propos d’une position existentielle, ou ontologique. Nous y reviendrons plus loin dans la dernière partie de ce texte. Celles et ceux qui nourriraient quelque crainte pour leur confort moral et intellectuel pourront toujours clore cet onglet de leur navigateur et aller voir sur Netflix si la solution ne s’y trouve pas. Armés de la sorte, équipés d’une loupe, nous allons tenter de saisir au plus près la dynamique socio-politique autour de la thématique du changement climatique telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui.

Ainsi tout va mal semble-t-il au terme de notre liste à la Prévert. Mais il nous reste l’espoir que les décideurs aient enfin compris la gravité du moment et mettent en œuvre, mieux vaut tard que jamais, les mesures destinées à éloigner de nous autant que faire se peut ces épées de Damoclès. Enfin, c’est ce qu’ils disent, même si ce n’est pas toujours limpide. Et si, plutôt que d’écouter leurs dires, nous nous intéressions à leurs actes. Et, pour faire sens, si possible dans une analyse diachronique et compréhensive.

Climat : tout bouleverser pour que rien ne change.

Il y a quelques mois, c’était encore le scénario-épouvantail, celui qu’il fallait se donner les moyens d’éviter à tout prix : 4 degrés (ou plus) de réchauffement à l’horizon 2100. Et tout le bordel qui va avec car bien évidemment il ne s’agira pas juste de faire avec quatre degrés supplémentaires. Nous l’avons vu, les interactions à l’intérieur de et entre les systèmes naturels qui interviennent dans la formation du climat nous font déjà voir quelques beaux emballements (fonte du permafrost, déjà débutée d’ailleurs, acidification des océans, blabla), de très jolies hystérésis, des inondations ou sécheresses à répétition, les déplacements de population qui les accompagnent, les conflits armés suscités par la compétition pour les ressources raréfiées, etc, etc. Et tout le toutim social et politique qui s’ensuit et que nous apprenons également à bien connaître : accentuation de la pauvreté, conflits sociaux, autoritarisme, surveillance (bientôt un passe carbone?), répression, etc. Un épouvantail franchement plus inquiétant que quelques frusques attachées à un bâton au milieu du champs, mais néanmoins, jusque là au moins, considéré comme évitable. S’il s’avère en fait que plus grand monde ne croyait à l’objectif des 2° (récemment dénoncé comme irréaliste par une part du monde scientifique), des engagements (non contraignants) pris à la COP21 fort peu ayant été tenus, l’atténuation néanmoins restait un projet largement partagé. Entre admettre que les objectifs de l’Accord de Paris ne sont plus vraiment à notre portée et renoncer à des stratégies pertinentes et ambitieuses d’atténuation, il y a plus que des nuances.

A la croisée des chemins.

Bref, nous étions en quelque sorte à la croisée des chemins, un carrefour sociétal, civilisationnel. Il nous fallait collectivement débattre, peser, faire des choix et puis (se) contraindre, accepter que pas mal de choses que nous avions considérées comme des ‘libertés’ naturelles n’étaient que des artefacts d’un monde qui s’était cru hors sol, prendre en considération les externalités négatives de nos existences survoltées, apprendre d’autres satisfactions que celles des désirs sans fin. En bref, vivre autrement que dans le productivisme, le toujours plus (vite, loin, haut, riche, beau) et dès lors inévitablement mettre en péril la machinerie à extraire du profit et à concentrer celui-ci dans les canaux financiers aboutissant dans les escarcelles de quelques un(e)s d’entre nous.

Source Ademe
Le regard tourné vers un avenir lointain (les jumelles), mais qui s’intéresse au présent ?

Il était même admis qu’existaient différentes voies pour arriver à un tel résultat, choix qu’il se serait agit de mettre en débat. De nombreux travaux de qualité, émanant d’instances officielles ou d’ONG ont été produits à ce propos. Ainsi l’ADEME réalisait en 2022 un gros (plus de 600 pages) travail de scénarisation de quatre démarches de transition distinctes, toutes – à leurs dires – compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris (COP 21) : ‘Transitions 2050’ fut dénommé l’exercice, complété du sous-titre ‘Choisir maintenant, agir pour le climat’.

Considérons un moment l’éventail des scénarios transitionnels relevés par l’Agence. « L’ADEME a souhaité soumettre au débat quatre chemins “types” cohérents qui présentent de manière volontairement contrastée des options économiques, techniques et de société pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Imaginés pour la France métropolitaine, ils reposent sur les mêmes données macroéconomiques, démographiques et d’évolution climatique (+2,1 °C en 2100). Cependant, ils empruntent des voies distinctes et correspondent à des choix de société différents » énonce la page web de présentation du projet. ‘Génération frugale’, ‘Coopération territoriales’, ‘Technologies vertes’ et ‘Pari réparateur’ sont les petits noms charmants des quatre voies ainsi scénarisées. Si le travail effectué paraît considérable, il est assez aisé de mettre en évidence les à priori, biais et limites de l’exercice. Tout d’abord cette étude, pour ambitieuse qu’elle soit, ne prend pas en compte des problématiques pourtant directement connexes comme la perte de biodiversité et ses conséquences, pas plus d’ailleurs que les transports internationaux, tout cela constituant deux limites sérieuses, voire susceptible de faire peser un vrai doute sur les résultats présentés, d’autant qu’il est évident que ces deux bémols (parmi d’autres) ne s’appliqueront pas de la même manière aux différents scénarios. On regrettera également que le caractère aventureux dirons-nous de la transition en question ne soit pas annoncé. Le terme en effet est trompeur, ne laissant pas voir à quel point nous avons devant nous une démarche jamais accomplie par l’humanité. Jusqu’ici nous n’avons jamais vraiment connu la transition d’une énergie à une autre mais plutôt l’addition d’une nouvelle source d’énergie à celles qui fonctionnaient jusque là (p.ex. le pétrole ne s’est pas substitué au charbon à la moitié du siècle dernier, au niveau mondial s’entend, sa consommation est venue s’ajouter à celle du charbon). Il importerait pourtant que nous comprenions toutes et tous à quel point les enjeux sont cruciaux et la démarche sans nul doute lourde et difficile. Avançons néanmoins.

Victor Court -Évolution de la consommation mondiale d’énergie primaire, 1850–2019. À noter qu’on peut trouver des estimations différentes en fonction des conventions de calcul retenues pour convertir l’électricité provenant du nucléaire, des barrages hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en équivalents primaires. Production de l’auteur à partir des données de Etemad & Luciani (1991) numérisées par The Shift Project (2019), Smil (2016), et British Petroleum (2020)CC BY-NC-ND

Le premier scénario, de toute évidence, est destiné aux gentils écolos à la barbe fleurie. Pas sérieux, utopique, du balai. Les seconds et troisième récits semblent récolter les faveurs des beaux bobos de l’Ademe. Des projets ‘réalistes’, faisant la part belle aux institutions verticales et à la technologie. Le quatrième, on sent bien qu’il les inquiète un peu. Ce n’est pas pour rien qu’ils l’ont intitulé ‘pari’ !, quand on parie on ne gagne pas à tous les coups. Dans celui-ci, résument les auteurs, « les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique : la société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières pour conserver un monde vivable. Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Mais le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement.» Mais, oups !, à regarder de près cette dernière voie, il apparaît que ce scénario du ‘pari réparateur’ illustre en fait la trajectoire que nous sommes occupés à suivre depuis quelques temps (sans que, bien entendu, dans le monde réel, celui que nous expérimentons quotidiennement, sensiblement différent de celui rêvé semble-t-il par les experts de l’Agence, il ne soit nullement question de choix collectivement mûri).

Le pari.

Principales caractéristiques du scénario ‘pari réparateur’ de l’ADEME. Source

Laissons à l’Agence le soin de synthétiser en tableau (ci-contre) les principales caractéristiques de ce scénario du ‘pari réparateur’. Il n’est pas indispensable à notre propos du jour d’analyser en détail ce projet. C’est la comparaison de celui-ci avec les trois autres pistes, qui semblent bien aujourd’hui de facto (dans les faits donc, les discours n’étant en général que brouillard et tours de passe-passe) en bonne part voire totalement délaissées, qui nous intéresse. Le point commun aux trois premiers parcours imaginaires de l’ADEME est que, chacun à sa manière, ils imposent des contraintes à l’activité économique. Ils contrarient la règle d’or du capitalisme moderne à savoir la liquidité des investissements. Bien entendu une part des investissements se dirigera vers des activités produisant de la décarbonation, tout en restant dans une logique de primauté absolue de la rente (un champs d’éoliennes p.ex.) mais, nous l’avons vu dans notre dur inventaire en début de texte, l’essentiel des ressources restent et resteront fléchées vers les échanges mondialisés, l’extractivisme, l’intensification des productions agricoles (à des fins alimentaires ou énergétiques), l’armement et les énergies fossiles. On sait pourtant que l’adaptation sera sensiblement plus coûteuse que les stratégies d’atténuation mais qui se soucie de calculs économiques à l’échelle des décennies quand les politiques surfent sur les sondages hebdomadaires et que les seuls retours qui intéressent un fonds de placement sont ceux calculés à l’échéance semestrielle. Sans oublier que pour un investisseur un champs de ruines est un gisement à exploiter. Rappelons nous à quel prix se sont vendus masques et respirateurs il y a deux ans (au cours d’une pandémie indubitablement liée à l’extension des pratiques agro-industrielles et à la globalisation) et dans quelle proportion ont grimpé les dividendes délivrés à leurs actionnaires. Mais aussi qui a financé, via les impôts, taxes diverses, les innombrables réductions de prestations publiques, les mesures (inconditionnelles) de soutien aux entreprises pour qu’ensuite une bonne part de ces sommes suivent les chemins connus vers quelques escarcelles.

C’est cela le pari réparateur : on parie que l’on peut poursuivre la trajectoire actuelle mais que la technologie va nous sauver et que nous pourrons protéger les plus faibles. Sauf que, si nous voyons bien en regardant alentour comment se met en place le ‘pari’, et donc les risque qui l’accompagnent, de ‘réparateur ’hélas on ne distingue pas grand-chose. Les dites ‘technologies vertes’ sur lesquelles repose le concept ont pour intérêt premier de créer pour les entreprises de gigantesque marchés fructueux. Elles ont pour inconvénients de n’être encore que des projets éventuellement concrétisables à échéance d’une ou deux décennies (alors que le GIEC nous adjure de ne pas attendre 2025 pour réduire drastiquement les émissions), de mobiliser des ressources financières énormes qui ne seront plus disponibles ailleurs, de ne faire bien entendu l’objet d’aucun choix collectif et … de ne probablement pas fonctionner ! Quant aux mécanismes de protection civile et sociale censés atténuer / réparer les impacts subis directement (maladies, destructions de terres ou d’habitats, augmentation drastique des coûts d’accès aux ressources de base comme l’eau, l’alimentation et l’énergie p.ex.) ou indirectement (perte d’emploi, déplacement de résidence forcé, etc) par les populations et surtout les plus fragiles (qui sont déjà aujourd’hui de plus en plus nombreuses) nous voyons chaque jour comment ils se trouvent malmenés par les gouvernements : fragilisation des systèmes de santé, réduction de la protection au travail, report de l’âge de la retraite, restrictions diverses à l’accès aux aides sociales, etc. Pas plus que de se donner les moyens d’une réduction drastique des émissions, on ne prendra en compte l’explosion des besoins en matière de sécurité d’existence et de protection sociale générés par les externalités négatives du productivisme.

Capitulation sans condition.

En France, après avoir été maintes fois tancé pour son inaction sur le plan climatique par diverses instances (dont la Cour des Comptes), le gouvernement annonçait il y a peu un plan d’adaptation à un changement climatique massif (+4°) intégrant notamment une consultation publique, ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle le sort réservé aux travaux remarquables de la Commission Consultative pour le Climat qui, en 2019-2020 (une autre époque déjà!), énonçait 150 propositions qu’il aurait été bien utile d’appliquer sans retard et qui finirent majoritairement aux oubliettes. Sur fonds d’angoisse savamment distillée jour après jour par les médias, c’est notre résilience qu’il nous faudrait accroître, c’est-à-dire, dans leur langage, notre capacité à rentrer la tête entre les épaules afin d’encaisser les coups. Il n’est plus question de chercher à atténuer, collectivement, il ne reste plus qu’à s’adapter, individuellement.

On peut considérer positivement la lucidité du gouvernement face à sa propre incurie et admettre qu’il s’agit là d’un progrès en matière de cohérence mais cela ressemble quand même furieusement à un refus de combattre. Refus de combattre la dégradation généralisée de nos conditions d’existence mais pas les hérauts/héros appelant, de plus en plus fortement puisque les appels restent sans suite, au sursaut.

France Stratégie, « service du Premier ministre, chargé de concourir à la détermination des grandes orientations pour l’avenir de la nation et des objectifs à moyen et long terme de son développement économique, social, culturel et environnemental, ainsi qu’à la préparation des réformes » (source) en France n’a pas coutume de se distinguer par des position très critiques à l’égard de l’Etat. Pourtant, au moment où le gouvernement nous faisait part de son renoncement, cet organisme publiait un opus de plus de 150 pages traitant des ‘Incidences économiques de l’action pour le climat’ qui définissait la période que nous vivons comme une fenêtre réduite appelant à des actions immédiates, à « faire en dix ans ce que l’on a peiné à faire en trente », s’inquiétant des effets macroéconomiques des politiques en cours. Après avoir rappelé combien l’empreinte carbone, même au sein d’un même pays, tel la France, est directement liée au niveau de vie, le rapport soulignait l’impératif d’équité et rappelait les conditions d’une transition juste. Au regard de ces 150 pages, le renoncement gouvernemental n’apparaît pas comme le constat d’un défaut d’analyse ou d’un manque de moyens d’action au niveau national, mais révèle plutôt la duplicité d’un pouvoir qui refuse de pouvoir (agir), qui se lave les mains, laissant le champs libre au marché et aux lobbies, fermant les yeux sur la multiplication des victimes. Le voici exposé sans fards, ce fameux pari dans lequel nous sommes engagés.

Qui sème l’angoisse …

Mais ce sont des mots, des raisonnements, des chiffres tout cela, à qui cela parle-t-il ? Ce que veulent les médias, qui sont là pour faire notre éducation, c’est de l’émotion. Le dernier rapport du GIEC, évoqué plus haut, a-t-il fait l’objet d’un traitement médiatique un peu plus marqué que le précédant ? Certes, mais nullement pour en expliquer la teneur, à savoir essentiellement les enjeux et les choix techniques, politiques et sociétaux qui s’offrent à nous. Pas plus que pour traduire pour le grand public le message impérieux d’incitation à des actions et des choix forts, sans retard, pourtant criant dans ce document. La lessiveuse médiatique, qui tourne à l’audimat (garant des revenus publicitaires), se plie aux exigences des actionnaires (voir illustration) et s’étend volontiers aux pieds du pouvoir, a accouché d’un message d’angoisse et de détresse. L’angoisse est une ADM, une arme de dissuasion massive.

Le Monde Diplomatique / Acrimed
source

Conclusion : devant ces choix cruciaux, nous avons sauté le stade ‘débat’ collectif, esquivé tant par les gouvernants que par les médias, dont le rôle est crucial. Aiguillage bloqué, la locomotive continue allègrement sur sa lancée. Les gouvernements nous montrent quasi quotidiennement, à titre individuel ou une fois réunis (COP), que ce n’est pas d’eux que viendra l’inflexion décisive, soit qu’ils soient contraints par des échéances électorales calées sur le très court terme, soit qu’ils soient plus ou moins inféodés aux pouvoirs économiques et financiers. Là où les gouvernements ne sont pas à la hauteur des enjeux, peut-être pourrions-nous attendre mieux des instances internationales ?

L’ONU à Davos : la vérité toute nue.

Antonio GUTTEREZ à Davos en janvier 2023.
Le secrétaire général de l’ONU, en baissant son pantalon, nous fait entrevoir …

Minés par l’anxiété, baladés d’annonces tonitruantes en consultations bidons, constatant le ferme choix de nos gouvernants de n’assumer aucun choix susceptible d’altérer substantiellement les conditions actuelles de répartition des pouvoirs et de distribution des revenus de l’activité économique, nous serions en droit de nous interroger : mais alors, qui décide ?… Les crises, même déclinées différemment sur le plan local, étant d’ordre planétaire, on s’attendrait à voir l’ONU assurer le leadership sur ces questions. Qu’en est-il ? Et bien ici aussi les choses se décantent bien ces derniers temps. En janvier 2023, lors du Forum Économique Mondial de Davos, Antonio GUTERRES, secrétaire général de l’organisation, prenait clairement le leadership, celui de l’indignation en tout cas. Après avoir dénoncé « l’état déplorable de notre monde », « la culture de la désinformation » et le greenwashing, « une myriade de défis et de problèmes interdépendants », la spirale de la dette, les guerres, évoquant une « réaction en chaîne », Monsieur GUTERRES n’hésitait pas à admonester l’élite économique mondiale et même à s’en prendre frontalement à l’industrie pétrolière. Sans omettre néanmoins d’émailler ses remontrances de nombreux « my dear friends ».

Mais à Davos on n’est pas réunis pour débiter des contes pour enfants. Extrait de ce discours, dans la langue originale, car l’expression en est plus percutante encore : « In many ways, the private sector is leading. Governments need to create the adequate regulatory and stimulus environment to support it ». Au sein du Forum, lorsque l’on parle du secteur privé, on n’évoque pas la boulangerie du quartier ou l’entreprise de plomberie de votre beau-frère mais les multinationales et les fonds financiers. Le leader est désigné, c’est le capitalisme mondialisé. Aux gouvernements de leur ouvrir la route et de pourvoir aux incidents.

source + source

Résumons-nous. L’ONU est une institution internationale créée en 1945, au sortir des ravages mondiaux que l’on sait, et regroupant près de 200 états. Elle constitue « la garantie du droit international et dispose de pouvoirs spécifiques tels que l’établissement de sanctions internationales et l’intervention militaire » (source). Le Forum Économique Mondial « est une fondation à but non lucratif et organisation de lobbying créée en 1971 » dont la mission « est (d’)améliorer l’état du monde (« Improving the state of the world ») mais Davos est en pratique connu comme un haut lieu de lobbying, de business, et de fête » (source). Et c’est dans cette enceinte que le plus haut dirigeant de l’instance supranationale la plus élevée vient chouiner d’abord (« c’est vilain ce que vous faites ») puis implorer ces dirigeants de haut vol, au sein desquels pas mal de charognards (ici ou ici, parmi mille autres), de bien vouloir faire quelque chose (« parce que tout part en couilles et moi je peux rien y faire »). Au terme de cet exercice de lucidité, que répondre à la question « Il est où le vrai pouvoir, en fait ?…. ». A la botte d’une nébuleuse de pouvoirs économiques et financiers, pas toujours cohérents ni univoques d’ailleurs, mais qui n’a aucun intérêt à réduire la voilure du vaisseau productiviste et doit faire le calcul que leur puissance les mettra à l’abri des retours de flamme. Et non ils ne sont pas fous ou inconscients, ils savent très bien où ils vont. Une telle vision n’est nullement complotiste, mais tropistique (c’est-à-dire qui procède d’un tropisme) (nous y reviendrons peut-être dans un prochain article), personne n’a la main.

Épitaphe : à nos chers espoirs disparus.

Nous avons dépassé six seuil (limites planétaires) sur neuf, nous avons consommé au cours des seules trois dernières années 50 % du budget d’émission de carbone qui nous était ‘alloué’ par les objectifs de la COP 21, et nous constatons que les manettes ne se trouvent ni dans les mains de ceux que nous voyons comme nos dirigeants, ni dans les hémicycles des instances internationales mais dans des cénacles où les préoccupation relatives à votre sort, au mien et plus encore celui des générations à venir passent bien loin derrière la question de la rémunération du capital au cours des six prochains mois. Voilà qui devrait nous permettre pas mal de désespoirs …

Nous n’allons pas cumuler plus avant les raisons de désespérer. D’autant que, rappelons-le, le même exercice de décantation appliqué à d’autres thématiques que le changement climatique – I.A., eau, agriculture (ici, ici ou ici), etc. – aboutirait grosso modo à des constats identiques. Nous touchons le fond, c’est bien l’exercice le plus décapant que nous puissions faire que de reconnaître que l’espoir est vain. Si jusque là nous étions plutôt tentés par exhortation « Allons enfants de l’apathie ! », il semble que nous en soyons réduits en ce jour à entonner « Aux larmes, Citoyens ! ». Bienvenue dans l’immonde d’après …

Déréliction.

Quelles que soient nos réticences à le reconnaître, et plus encore à en assumer les conséquences, nous vivons une situation de déréliction. Nous n’y sommes nullement préparés. Nos mythes modernes, l’homme maître et possesseur de la nature, la belle ligne ininterrompue du Progrès, nos ‘Droits de l’Homme’, direction les oubliettes. Nous sommes empêtrés dans des valeurs, représentations, et attentes, d’un monde qui déjà n’est plus. Avec les addictions et les taches aveugles qui vont avec. Au plus nous conserverons quelque espoir, au plus dure sera la confrontation inévitable et au moins nous pourrons trouver en nous les forces et les ressources qu’il nous faut bien rechercher. Et si le caractère effroyable du tableau que nous avons longuement dressé ci-avant ne fait aucun doute, notre déréliction nous place, paradoxalement peut-être à première vue, dans la configuration optimale pour ce faire. Car l’individu ne se réduit pas à des pratiques et croyances, qu’elles soient personnelles ou collectives. Tourner le dos à nos espoirs, c’est accepter/reconnaître la disparition/l’obsolescence de nos anciens cadres des référence, schémas d’analyse/compréhension du monde et de nos expériences, de nos fantasmes projetés sur le monde (le Grand Soir p.ex .), etc. Et donc se mettre en capacité de recréer une vision du monde et de l’individu au sein de celui-ci, d’engager une révolution poétique, de refonder même notre pensée. Ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer, par contre, c’est à notre condition essentielle de vivant, notre appartenance à l’extraordinaire aventure de l’existant, d’exception au néant.

Notre déréliction peut être vue tout autant comme une libération que comme une perte dramatique. C’est ce que nous tenterons de développer dans le prochain post. Nous irons à la rencontre de l’espérance car la confrontation à l’impossibilité de l’espoir nous ouvre la voie de l’espérance. L’espoir est le refus du présent, l’espérance est intemporelle. L’espoir est porteur d’un désir personnel, l’espérance ne se réduit pas à un contenu. L’espoir relève d’une position égotique, l’espérance constitue une position existentielle. A suivre donc, nous verrons bien où nous mène cette quête …




Haut les cœurs !

Il est pour le moins peu enthousiasmant de porter le regard sur un quotidien et un vivre ensemble chaque jour un peu plus dégradés, un peu plus dystopiques. Derrière l’agitation confuse du moment, les tendances de fond néanmoins se confirment, que j’ai développées ailleurs (il y a un an déjà !).

Apocalypse Now, un effort de décodage tant sur un plan socio-politique (première partie) que sémantique (seconde partie).

La crise écologique (climat, biodiversité) pouvait encore apparaître comme diffuse et lointaine aux populations privilégiées que nous constituons. L’irruption puis l’installation dans nos existences d’une pandémie annoncée (1) mais inattendue (les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles, Ebola ou autre, on le voit bien à la télé, c’est pour ces pauvres gens à la peau sombre là-bas, au sud) et enfin le traitement politique et social de celle-ci ont mis en évidence pour nombre d’entre nous -malgré la fantastique confusion entretenue en temps réel par les actes et le langage des dirigeants et des médias – l’incapacité foncière de nos institutions à aborder efficacement des problématiques complexes, la déconnexion intégrale des ‘élites’, la montée fulgurante du contrôle et de l’autoritarisme, la réduction des stratégies à un solutionnisme technologique sourd et aveugle qui jour après jour exhibe ses limites et plus encore ses effets délétères sur l’individu et le social, la large prévalence enfin des retours sur investissement sur le bien commun. Mais, une période de crise(s) aiguë(s) – ne nous leurrons pas, c’est bien là où nous en sommes rendus – ce sont aussi de nouveaux concepts, des émergences sociales et culturelles, des opportunités ou ouvertures inédites, inattendues, dans un système qui entame de profondes transformations.

Les larmes du président de la séance de clôture de la COP 26 en disent long sur notre incapacité à prendre les décisions nécessaires à faire face à la situation (capture d’écran)

L’épiphénomène Covid-19 (2) ainsi que le cortège de machins technologiques, dispositions réglementaires en lasagne et altérations substantielles et répétées des rapports sociaux qui l’accompagne, s’il imprègne fortement nos existences aujourd’hui, ne doit pas nous empêcher de tenter de saisir l’essence du moment. Comme on pouvait s’en douter (3), le monde d’après (4) ressemble furieusement au monde d’avant, en bien pire encore (5) et l’urgence d’agir n’a bien évidemment fait que croître. Les non-décisions (6) tout autant que les décisions qui sont prises aujourd’hui nous engagent, nous et nos descendants, engagent l’humanité pour des générations.

Haut les cœurs, donc !

Or rien ne se passe. Ou plutôt si, les situations complexes évoluent très rapidement, à un rythme dont l’accélération se révèle d’ailleurs interpellante, mais personne ne semble avoir la main sur rien, ne rien pouvoir arrêter ou contrôler. … Le présent texte explorera diverses pistes, plus ou moins complémentaires, de compréhension de cette stase critique. Hélas, entamé dans une certaine insouciance, l’exercice s’est très vite révélé d’une complexité qui n’a fait que stimuler l’intérêt, et dès lors la prolixité, de l’auteur. L’habitude semble devoir être prise pour de telles disputaisons de scinder le texte en plusieurs parties afin d’éviter un écart excessif avec le format ‘blog’ (je ne suis pas censé écrire un essai, là !). Mais aussi de permettre à l’auteur de souffler (et travailler à la suite) durant la pause. Le gâteau s’appréciera sans doute mieux, dégusté en plusieurs tranches, plutôt que goinfré vite fait au dessert. En voici la première portion.

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers !

Voltaire, La Mort de César, 1736.

Pris dans le faisceau des phares, le chevreuil se fige

C’est exactement là où nous en sommes: cette sidération quasiment onirique où l’on se sent glisser sur une pente dangereuse sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit à moins que nous n’ayons les pieds englués dans une substance épaisse qui ralentit considérablement notre fuite de ce danger confus auquel nous tentons d’échapper (7).

Si le stress apparaît comme incontestable, nous verrons plus loin à quel point nous ‘encaissons’ aujourd’hui, il serait regrettable de limiter nos réflexions à la surface des choses. Le déroulé des événements de l’époque réintroduit par la porte de derrière la question du sens et du non-sens dont nous pensions nous être débarrassés en la jetant par la fenêtre de la consommation. D’un point de vue phénoménologique, « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément »(8).

Cette stase dans laquelle nous sommes comme immergés nous voit donc tou(te)s (9), peu ou prou, en réelle et profonde souffrance. Pouvons-nous mettre en mots celle-ci ? Pouvons-nous contextualiser, relier, donner sens  à cette souffrance ? Pouvons-nous imaginer en sortir ‘par le haut’ ? Nous verrons cela tout bientôt. Il nous faut au préalable dénoncer quelques impasses de la réflexion.

Dire « les gens sont cons », c’est con (10)

Une autre version de l’expression ‘les gens sont cons’ (source: Framablog)

Interdisons-nous d’emblée une bien trop confortable porte de sortie. Lorsqu’au détour d’une conversation surgit le vocable ‘les gens’, nous sommes déjà mal barrés. Angle de vision très étroit excluant bien entendu (c’est même son premier intérêt) le locuteur et éventuellement celle ou celui qui lui fait face, la survenue du terme permet déjà d’anticiper avec une quasi-certitude la pauvreté des opinions qu’il précède. Voici d’ailleurs un exercice salutaire qui m’a été inspiré par un amie : soutenir une conversation animée sans recourir à l’expression « les gens ». C’est pas mal sportif, vous verrez, mais surtout inspirant (11). Nous ne sommes que trop contaminés par une vision étroite et exclusive dont il importe de nous débarrasser afin de saisir un peu mieux la complexité des choses. Avantage collatéral : on évite de se tromper d’ennemi.

On passe à un stade ultérieur encore lorsque les termes ‘les gens’ sont suivis de la sentence définitive ‘sont cons’. Mérite insigne de la formule : régler définitivement la question. L’assertion en effet tient du principe explicatif ultime. Il ne reste plus ensuite grand-chose à dire, voire même à réfléchir. Et c’est bien là qu’est l’os !

Seconde conséquence de cette péremptoire affirmation, si les gens sont vraiment cons, on ne doit donc pas en attendre grand-chose : bosser, consommer, faire des gosses, c’est déjà pas mal. Réfléchir, analyser, comprendre ou pire encore débattre, élaborer ensemble, décider, sont évidemment des ambitions largement hors de portée des cons. Laissons donc penser et décider pour nous les gens sérieux, les décideurs ou les influenceurs, en gros ceux qui passent à la télé (12 )

« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens » (Molière, Le malade imaginaire, 1673)

D’aucuns (13) ont avancé ici le concept de procrastination. En somme nous serions incapables de réagir pour cause de procrastination. Un peu comme les vertus dormitives de l’opium, quoi.

La première étape de notre démarche (qui devrait me prendre deux articles quand même !) nous verra tenter l’examen des mécanismes à l’œuvre et des principales contraintes et chausse-trappes du terrain sur lequel nous évoluons. Si nous avons la prétention de dépasser le niveau des conversations de comptoir, il nous faut à tout le moins dresser un premier inventaire des thèses susceptibles de nous éclairer dans notre recherche, inventaire que je classerai, un peu arbitrairement sans doute, en deux champs d’investigation distincts. Voici le premier, qui fait l’objet du présent article.

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Première partie: information et cognition

L’individu n’est pas une machine parfaite opérant des choix rationnels au départ d’une information totalement disponible (14). En particulier en situation de risque (15). Dans le monde réel, l’information est bien souvent dissimulée, tronquée, vidée de son sens par défaut de contextualisation. Notre cognition est lacunaire, biaisée, empreinte de nos affects. Notre libre arbitre (16) est contingent, nos capacités d’abstraction limitées, notre cerveau extrêmement influençable. Dans la thématique du jour, ces multiples limitations se donnent à voir à de plusieurs niveaux. Voyons cela.

Six mille tweets par seconde

Chaque seconde, 29000 Gigaoctets (vingt-neuf mille milliards d’octets) d’information sont publiés dans le monde (17). 184 milliards de tweets sont expédiés chaque année (18). 30.000 au moins sont partis durant le temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase. Cette saturation, que d’aucuns ont dénommée ‘Apocalypse cognitive’ (19), constitue un bruit de fond empêchant tout élément nouveau de se constituer en véritable information. Gregory BATESON définit l’information comme « une différence qui crée une différence » (20). Mais la différence que constitue l’information (prenons par exemple la modification du régime des pluies en Cévennes depuis une trentaine d’années (21) ou le présent texte) ,dispose de peu de chances d’émerger du colossal bruit de fond que j’ai évoqué plus haut. Dans cette mesure une telle différence n’existe pas en tant qu’information.

L’ours polaire et le Burkini

dessin de Khalid ALBAIH

Il est remarquable que ce bruit de fond pourra être sciemment entretenu, voire considérablement développé. En balançant à tout crin du Burkini ou du Woke, le cercle politico-médiatique suscite un bruit de fond supplémentaire, admirablement amplifié par les réseaux sociaux (22), reléguant au statut de sous-information ce qui pourrait véritablement faire débat entre nous (23).

L’actualité pipeulisée ou les algorithmes captateurs des réseaux sociaux noient notre capacité d’attention sous des tonnes de Messi (24) alors que la courbe des recherches sur Google relativement au dernier rapport (catastrophique) du GIEC s’effondre quelques jours après la publication (graphique ci-dessous) de celui-ci. La popularité de l’ours polaire fond aussi rapidement que son bout de banquise.

source: Google Trends

Les scientifiques se relaient depuis des années, que dis-je des décennies, pour produire de retentissants appels dont l’écho inexorablement résonne dans le vide (25).

On pourrait donc dire, en paraphrasant BATESON (voir plus haut) avec quelque ironie, que nous observons ici une différence qui crée l’indifférence. L’info tue l’information.

Dissonance cognitive

La situation que nous explorons aujourd’hui me paraît en quelque sorte constituer un cas d’école pour le concept de dissonance cognitive (26). «La dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances » (wikipedia).

Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est le phénomène de ‘réduction’ de la dissonance. L’écart entre les éléments cognitifs (nous sommes dans la merde) d’une part et notre système de croyance d’autre part (business as usual) est source d’une tension psychique représentant un inconfort réel (même si celui-ci est en bonne partie inconscient ou noyé sous des considérations plus superficielles), qu’il importe de réduire. Les stratégies de réduction de la tension et donc de la dissonance sont susceptibles de prendre des formes variées : négation d’éléments de cognition, réinterprétation délirante (complotisme), focalisation sur des détails marginaux (le kangourou apeuré dans l’incendie), rationalisation, modification de l’univers relationnel, superstition, hypocrisie, etc … (27).

Ainsi des chercheurs ont étudié la réaction de personnes vivant habituellement à proximité d’un danger potentiel, dans ce cas les habitants de villages de montagne susceptibles de se trouver directement impactés par une avalanche (28). Cette étude a mis en évidence divers types de stratégies de réduction de la dissonance :

minimiser le risque couru, par exemple en le relativisant par rapport à des catastrophes survenues ailleurs ou par rapport aux problèmes rencontrés quotidiennement, en lui conférant au contraire un caractère exceptionnel (une façon de dire que la probabilité d’être touché est très faible), en lui posant des limites, vraies ou supposées;

chercher à justifier son comportement, par exemple en invoquant les contraintes de propriété ou d’exploitation agricole, et en se libérant ainsi de la responsabilité de sa situation, en invoquant des préférences de site, et en justifiant ainsi son choix de localisation par une pesée des arguments, en invoquant la confiance dans les experts ou les promoteurs, et en se déchargeant ainsi sur eux de sa responsabilité;

minimiser la dissonance, par exemple par la connaissance du danger et donc la possibilité de l’éviter (le sentiment de maîtriser l’exposition au risque par son comportement est un facteur essentiel), par le fatalisme, ou au contraire la bravade, par l’humour et la dérision.

Un tel descriptif peut parfaitement s’appliquer aux diverses stratégies que nous mettons en place aux fins de réduire la dissonance entre les données relatives aux périls écologiques et socio-économiques en cours de développement d’une part et nos comportements dans tous les aspects de notre existence d’autre part. Pensons donc à fermer le robinet durant notre prochain brossage de dents vespéral, nous n’en dormirons que mieux.

Biais cognitifs

Modèle Algorithmique: John Manoogian III (jm3) Modèle Organisationnel: Buster Benson. Source: wikipedia

Le traitement cognitif d’une information peut se trouver soumis à distorsion. On parlera alors de biais cognitif. On en répertorie des dizaines, agissant à l’échelle de l’individu ou au niveau social. Le biais de confirmation, tel que décrit ci-après, apparaît tout à fait pertinent à notre propos.

« Pour évaluer un risque, toutes les possibilités devraient être envisagées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Or, nous privilégions les issues qui nous paraissent les plus souhaitables, celles qui sont conformes à nos attentes et à nos schémas antérieurs (Wason, 1960, 1981). Cette tendance à chercher des informations qui confirment nos idées (ou préjugés) est connue sous le nom de biais de confirmation. Ce biais nous pousse à interpréter des informations de manière qu’elles corroborent nos opinions et nos hypothèses. Inconsciemment, nous éliminons celles qui les infirment et retenons ou donnons un poids important à celles qui les confirment (Hogarth, 1987 ; Klayman et Ha, 1987 ; Skov et Sherman, 1986). Ce biais de confirmation peut nous faire persévérer dans l’erreur sans tenir compte des indices qui contredisent notre opinion, car reconnaître que nous avons été défaillants, que nous avons mal jugé une situation et que nous nous sommes entêtés est trop destructeur pour l’image de soi. »(29)

Au regard de recherches en sciences sociales, « entre 85 % et 90 % des personnes ne voudraient pas être au courant des événements négatifs à venir  »(30). Un résultat que les chercheurs interprètent comme une forme d’évitement d’affects négatifs anticipés.

On peut difficilement ici ne pas évoquer le syndrome de Cassandre. « Le syndrome ou complexe de Cassandre désigne les situations où on ne croit pas ou ignore des avertissements ou préoccupations légitimes. » (wikipedia). Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui avait reçu d’Apollon le don de prédiction, fut condamnée par celui-ci à n’être crue par personne pour avoir refusé ses divines avances. Les cognitivistes voient ici à l ‘œuvre, plus pragmatiquement, un biais de normalité ou biais de status quo.

J’y pense puis j’oublie

Certaines circonstances peuvent modifier notre sensibilité, notre degré d’ouverture à des informations qui prennent alors sens et peuvent sembler en mesure d’exercer une influence sur nos attitudes et nos choix (31). Quitte à disparaître des radars avec le temps ou l’évolution du contexte. Ainsi, durant le confinement du printemps 2020, les deux-tiers des Français estimaient qu’il était nécessaire de mettre un sérieux bémol au productivisme et à la recherche de rentabilité. Nous observons aujourd’hui , moins de deux années plus tard, des niveaux de consommation comparables à ceux observés avant l’irruption de la pandémie. Les mêmes qui, après s’être émerveillés de la chute des émissions dans l’atmosphère lors des confinements, se consacrent aujourd’hui avec une belle ardeur à reprendre la courbe de la croissance et ses moultes externalités délétères. Le moment romantique est passé, retour à la dure loi de la survie au quotidien.

Si nous avons vu que tant la surexposition aux informations de tous ordres que notre équipement cognitif ou la rareté des circonstances où nous serions plus ouverts au changement constituaient de lourdes limites à notre appréhension de ce qui se passe aujourd’hui, nous devrions également nous inquiéter de la question des intérêts et des pouvoirs en jeux dans la disponibilité des informations. C’est ce que nous allons examiner dans les paragraphes suivants.

De la cigarette au gasoil

La manipulation de l’information au gré de leurs intérêts économiques par les grandes entreprises ne date pas d’hier (32). C’est ce que d’aucun ont appelé ‘La fabrique de l’ignorance’ (33) ou agnotologie. Impacts du glyphosate sur la biodiversité, impact cancérigène de l’amiante, rôle des pesticides dans le déclin des populations d’abeilles, bisphénol A, etc, les exemples ne manquent pas. Très bien documenté (34), le cas d’école nous est fourni par l’industrie du tabac qui, en pleine conscience de la nocivité de ses produits, a manipulé durant des décennies politiciens et médias afin de minimiser ou retarder les contraintes législatives s’opposant à leurs intérêts économiques. Même schéma du côté du secteur pétrolier dont il est maintenant établi (35) qu’il avait identifié dès les années 70 la problématique de l’accumulation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre liée à l’activité humaine et en particulier au recours aux énergies fossiles, constat à la suite duquel furent mises en œuvre diverses stratégies dilatoires à destination du monde politique et scientifique mais également des médias, au fil des décennies. Jusqu’il y a peu, alors que la problématique de l’extraction des ressources fossiles ne pouvait plus être contournée, avec le basculement de la communication du secteur vers le ‘greenwashing’ (36).

Médias sous influence

Source: Le Monde Diplomatique (version déc. 2020 – mise à jour régulière)

En France aujourd’hui une bonne part de la presse écrite et plus de la moitié des médias télévisuels sont contrôlés par une dizaine de milliardaires (37), dont on peut supposer qu’ils n’ont pas réalisé ces acquisitions dans un grand geste humaniste désintéressé. Être propriétaire de médias d’envergure constitue une puissante position d’influence (38).

Il existe bien entendu des médias minoritaires dont la parole est bien plus libre. Mais il est remarquable que, une fois une idée ou une formule imposée par le discours dominant, sa réfutation nécessite le recours à des moyens argumentaires et autres bien supérieurs à ceux qu’auront nécessité sa mise en place (loi de Brandolini).

Le coup du pouce

Dérivant en droite ligne du marketing (39), les techniques d’’accommodation’ de l’individu se sont, depuis une quinzaine d’années, amplement diffusées dans la sphère de la gouvernance publique (40) et auprès du personnel politique. Richard THALER, professeur d’économie comportementale à l’Université de Chicago et Cass SUNSTEIN de l’Université de Harvard, auteurs du concept de nudge (41), en sont les représentants les plus connus du public.

source: wikipedia

Qui ne connaît pas l’anecdote de cette mouche peinte au fond des urinoirs, qui réduit considérablement les tâches de nettoyage, l’exemple classique du nudge ? « Pour l’instigateur de cette démarche, l’intérêt est de pouvoir agir sur différents leviers relatifs au processus décisionnel d’un consommateur, dans le but de le faire changer de comportement pour un coût très faible. » (Wikipedia). Le nudge est destiné à se substituer aux contraintes et interdictions. Il suppose une éthique de ‘bienveillance’. Un concept qui ne parait guère opérationnel, et l’on se rappellera à quel point le ‘big brother’ de G. ORWELL se définit lui aussi dans un esprit de bienveillance.

Les géniteurs du concept, libertariens déclarés (42), partent d’une position idéologique de détestation des règlements et interdits. Ce qui pourrait bien les rendre sympathiques, au premier abord. Mais, si tous deux abhorrent le contrôle étatique, le libertarien diffère du libertaire en ce que le premier prône une liberté purement individuelle (et, dans la pratique, nettement plus soucieuse de la propriété privée que des impacts sur autrui de l’exercice de sa propre liberté) alors que le second conçoit la liberté individuelle dans un contexte social et économique égalitaire.

La mouche au fond de l’urinoir, la cigarette géante dans un hall de gare, l’escalier déguisé en clavier de piano, etc, des ‘astuces’ qui au premier abord s’avéreraient plutôt aimables. On ne peut nier leur intérêt et leur efficacité lorsqu’il s’agit de petits gestes de la vie quotidienne. Cette approche apparaît sous un tout autre éclairage toutefois lorsqu’elle est appliquée à beaucoup plus grande échelle, dans une combinaison inédite d’informations biaisées, d’incitations perverses, de contrôle et de coercition telle que celle réalisée sous le vocable de Pass Sanitaire. Des pratiques qui, des plus simples aux plus orwelliennes, se montrent à l’évidence sous-tendues par une conception d’un individu hétéronome et isolé, inapte à gérer ses choix et devant donc faire l’objet d’une guidance ou de coups de pouce (la traduction littérale du terme anglais ‘nudge’) comportementaux (43). Cela paraît plus facile à réaliser effectivement que de chercher à accroître la compétence ou l’esprit critique des citoyens, ou de les amener à élaborer ensemble des solutions adaptées à leur milieu de vie (44). En d’autres termes, une forme d’infantilisation, bien en phase avec le paternalisme (généralement condescendant, parfois injurieux(45)) de nos gouvernants (46). Une conception de l’être humain donc en accord avec l’hétéronomisation croissante et qui témoigne de sa génétique marketing. Et, j’y arrive, une pratique renforçant notre passivité, notre docilité, notre non prise en charge des enjeux en cours.

« Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » (47)

Enquête sur les mots pour dire la catastrophe, dans l’article ‘Apocalypse Now’, 2ème partie

Les mots auxquels nous recourrons pour comprendre (les catégories p.ex.) ou communiquer structurent notre pensée. Ils occultent ou au contraire éclairent les éléments de notre monde. Au-delà des euphémismes (‘technicienne de surface’ pour femme de ménage ou ‘hôtesse de caisse’, assise sur le tabouret de la caissière), révélateurs néanmoins d’une volonté d’occultation de statuts sociaux, il y va de la compréhension de notre être au monde et de la structuration de celui-ci. Si le terme ‘classe sociale’ est quasiment absent de notre univers langagier (catégories socio-professionnelles c’est quand même moins communisant, pardon, plus chic), c’est notre compréhension des phénomènes socio-économiques en cours qui s’obscurcit, avec la dépolitisation des rapports sociaux. Tandis que l’invention de termes comme ‘Transition’ ou la perversion d’autres, tel que ‘résilience’ encadrent, réduisent nos capacités à penser les phénomènes.

Si certains(48) considèrent les mots comme une arme, c’est donc qu’il faut s’en méfier, et d’abord reconnaître leur rôle décisif là où nous en sommes en ce jour.

De fait, comme dans la dystopie orwellienne, déployer une pensée critique est rendu d’autant plus difficile que les mots pour l’élaborer et pour l’exprimer ont été subvertis.

T. GUENOLE Le Comptoir 2018

La faute au bug ?

Article « phrenology » dans le dictionnaire Webster – circa 1900 (source: wikimedia)

« Face au changement climatique, notre cerveau est-il notre pire ennemi ? » s’interrogeait il y a peu un quotidien généraliste (49), faisant référence aux recherches neurologiques démontrant l’influence de certains circuits neuronaux sur nos conduites qualifiées de ‘irrationnelles’. De là à estimer que notre incapacité à agir efficacement face aux menaces climatiques serait due à des dispositifs cérébraux, hérités d’une phylogenèse complexe et aujourd’hui inadaptés, il n’y a qu’un pas, qui ne demande qu’à être allègrement franchi par des auteurs en mal de succès médiatiques ou de librairie. Et bien sûr une majorité de journalistes emboîte le pas sans moufter.

Notre amour des explications simples et des consignes étroites (voici un autre champs d’investigation pour les neurologues !) suffit sans doute à expliquer le succès de tels raccourcis intellectuels. Aujourd’hui les éditeurs peuvent compter sur une motivation d’achat supplémentaire dans la mesure où la souffrance liée à la stase actuelle nous pousse à rechercher toute forme de réassurance ou même simplement d’explication déresponsabilisante (50).

Le débat scientifique autour de l’influence du cerveau, et en particulier de ses composants archaïques, sur le comportement humain n’est pas une affaire récente (51). Ces questions nous reviennent, dans l’actualité du changement climatique, avec l’ouvrage vulgarisateur de S. BOHLER (52) dont l’intitulé ‘Le bug humain: pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher’ augure bien du caractère outrageusement simplificateur de l’analyse. Voici la thèse de l’auteur  (ainsi résumée par l’éditeur) : « Sébastien Bohler docteur en neuroscience et rédacteur en chef du magazine Cerveau et psycho apporte sur la grande question du devenir contemporain un éclairage nouveau, dérangeant et original. Pour lui, le premier coupable à incriminer n’est pas l’avidité des hommes ou leur supposée méchanceté mais bien, de manière plus banalement physiologique, la constitution même de notre cerveau lui-même. Au cœur de notre cerveau, un petit organe appelé striatum régit depuis l’apparition de l’espèce nos comportements. Il a habitué le cerveau humain à poursuivre 5 objectifs qui ont pour but la survie de l’espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s’imposer face à autrui. Le problème est que le striatum est aux commandes d’un cerveau toujours plus performant (l’homme s’est bien imposé comme le mammifère dominant de la planète) et réclame toujours plus de récompenses pour son action. Tel un drogué, il ne peut discipliner sa tendance à l’excès. À aucun moment, il ne cherche à se limiter. Hier notre cerveau était notre allié, il nous a fait triompher de la nature. Aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi. ».

La soi-disante démonstration menée par S. BOHLER a fait l’objet d’un démontage en règle par le chercheur en neurologie développementale T. GARDETTE (53). Au niveau scientifique, les critiques formulées par le chercheur dénoncent les erreurs, approximations et généralisation coupables dans le volet neurologique des thèses de l’auteur : rôle exclusif de la dopamine, relation entre striatum et comportements addictifs, etc. Sur un plan plus épistémologique, T. GARDETTE met en évidence un axiome implicite dans l’approche évolutionniste adoptée par S. BOHLER, celui-ci ne retenant que la pression compétitive, évacuant sans discussion la logique de la coopération dans l’évolution (54). On retrouve ici le fondement quasiment idéologique de l’Evo-psy, l’évolutionnisme psychologique. Une approche qui a d’ailleurs valu à S. BOHLER de recevoir antérieurement de sévères critiques, assez comparables en fait à celles que suscite ‘Le bug humain’. (55).

Un second axiome implicite chez cet auteur est son recours systématique à la ‘nature humaine’ comme principe explicatif ultime. L’homme que nous connaissons aujourd’hui et son comportement ont été essentiellement façonnés par l’évolution de la ‘nature humaine’ (elle-même sous l’influence exclusive de la compétition, ainsi que vu ci-dessus). Le social, l’économique et le politique sont priés de s’éclipser discrètement par la porte de derrière, merci (56). On se croirait dans le monde sinistre de Y.N. HARARI !

Il y a plus que certainement un souci avec les circuits neuronaux de la récompense (entre autres) dans notre espèce. Mais ce ne sont pas de telles approches réductrices qui nous permettront d’y comprendre quoi que ce soit (57).

Modèle réduit

saisie d’écran

On peut tenter d’imaginer un modèle systémique de la cognition, tel celui proposé par Lammel (2014), affiché ci-contre. Au départ de recherches sociologiques menées dans différents pays et milieux, ces chercheurs du CNRS ont identifié ce qu’ils appellent les ‘limites de la cognition’ relativement au changement climatique :

  • les limites des mécanismes sensoriels humains (j’ajouterais ‘dans un contexte de surabondance d’information’)
  • le décalage entre la cause et l’effet (j’ajouterais ‘dans un contexte de désinformation ou de manipulation des médias’)
  • la sous-estimation systématique de la fréquence des événements rares
  • les distances spatiales, temporelles et sociales entre ‘auteurs’ et victimes’.

A ces limites identifiées par les chercheurs j’ajouterais, au regard des développements auxquels nous nous sommes livrés dans ce premier article:

  • les multiples détournements et asservissements du langage
  • la panoplie de biais neuronaux, sensoriels et sociaux, ainsi que leur exploitation en termes de marketing
  • l’influence des médias classiques et sociaux, éventuellement asservie à des intérêts économiques et/ou de pouvoir.

__________

J’en resterai là pour ce premier épisode, je n’ai sans doute que trop écrit déjà. Dans le deuxième, qui devrait trouver place ici sous peu, je vous proposerai de prendre un peu de distance pour mener une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité.

A suivre donc, avec l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

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(1) Event 201, organisé en octobre 2019 par le Johns Hopkins Center for Health Security, ou les rapports de l’OMS depuis 2015 (référence manquante)

(2) Épiphénomène lourdement pénalisant pour nombre d’entre nous c’est certain, mais épiphénomène quand même puisque cette pandémie se présente bien plus comme un révélateur que comme un élément de type causal (voir notamment le documentaire de A. de Halleux).

(3) L’infrastructure du système (et en particulier la concentration des pouvoirs) n’ayant pas fondamentalement changé entre le début de 2019 et aujourd’hui.

(4) Expression qui, à peine un an après avoir fait florès (tout comme à la même époque les applaudissements aux fenêtres à 20 heures, reconnaissance collective du travail à la limite du sacrificiel des travailleur(se)s du secteur hospitalier, aujourd’hui démissionnant en masse ou virés pour cause de refus de vaccination) apparaît déjà tellement désuète, tant au regard de la naïveté foncière du concept que dans la perspective de plus en plus probable d’une installation dans le long terme de cette épidémie-ci.

(5) J’ai pris la peine de rassembler dans un tableau divers constats des évolutions écologiques, sociales, économiques et politiques intervenues récemment, en gros depuis la rédaction de mon texte ‘Apocalypse Now’. Ce document, qui ne prétend en rien à l’exhaustivité, est néanmoins trop volumineux pour prendre place dans une note en bas d’article. Il est consultable ici.

(6) La COP26, dernier avatar de négociations visant à changer pour que rien ne change, en fait une nouvelle fois l’illustration. Voir p.ex. ici.

(7) La réaction de l’animal à une situation de stress aigu constitue un classique. D’autres modes de réaction au traumatisme, vécus individuellement et/ou socialement, se donnent à voir également aujourd’hui, tels le déni ou la dissociation (je fais un gros don annuel à Greenpeace et je commande sans complexe sur Amazone).

(8) Louis CROCQ, Traumatismes psychiques (2007).

(9) Ces éléments de constat, sans aucun doute, doivent être nuancés en ce qui concerne les jeunes, nés au cours du siècle présent. Je m’interroge. Cette génération a-t-elle pris la pleine mesure de l’héritage pourri qui leur est laissé ? Elle semble en tout cas tout autant impactée par le traumatisme. Est-elle plus réactive que ses aînés ? Quand se lassera-t-elle d’attendre gentiment que ceux-ci se bougent vraiment ?

(10) Le titre ainsi qu’une part du contenu de ce paragraphe sont inspirés de l’article de Nicolas FRAMONT « « Pourquoi dire « les gens sont cons », c’est con » (Frustration Magazine, 22.07.21).

(11) On peut également tenter l’exercice avec « Les papas papous » …

(12) https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Observatoire-de-la-diversite/Barometre-de-la-diversite-de-la-societe-francaise-resultats-de-la-vague-2019
https://www.frustrationmagazine.fr/meteo-neiges-television-de-riches-enquete-monopole-classes-superieures-a-television/
https://www.acrimed.org/Medias-de-classe-haine-de-classe

(13) https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/le-climat-au-risque-de-la-procrastination

(14) Même si ces hypothèses myopes constituent un des fondements de la théorie économique classique. J’espère avoir l’occasion de traiter ultérieurement de cette vision et des distorsions qu’elle impose tant à l’individu qu’au collectif.

(15) https://journals.openedition.org/vertigo/12125. Pour une revue de la littérature scientifique sur le sujet : https://www.researchgate.net/publication/247515228_The_influence_of_affect_on_higher_level_cognition_A_review_of_research_on_interpretation_judgement_decision_making_and_reasoning

(16) Ah, réfléchir au libre arbitre, Spinoza, etc … Un article de plus en gestation (à durée indéterminée).

(17) https://www.planetoscope.com/Internet-/1523-.html

(18) https://www.planetoscope.com/Internet-/1547-.html

(19) https://www.puf.com/content/Apocalypse_cognitive

(20) BATESON G., Mind and Nature: A Necessary Unity, Hampton (1979).

(21) https://theconversation.com/dans-les-cevennes-les-pluviometres-tombent-daccord-les-pluies-extremes-sintensifient-169142

(22) http://www.reputatiolab.com/2016/08/sest-propage-polemique-burkini-reseaux-sociaux/

(23) Malgré le matraquage médiatique, ou les fausses problématiques imposées par les politiques, les préoccupations des Français, et ils sont loin d’être les seuls dans le cas, semblent orientées vers des questions sociales, économiques ou écologiques bien plus que sur la taille d’un vêtement de plage, les prénoms culturellement corrects ou la recette du couscous. Voir p.ex. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/16/many-globally-are-as-concerned-about-climate-change-as-about-the-spread-of-infectious-diseases/

(24) https://www.ladepeche.fr/2021/09/24/lionel-messi-le-loyer-exorbitant-de-sa-nouvelle-maison-pres-de-paris-9811324.php

(25) Voir par exemple les appels de scientifiques listés ici. Ou ce rappel historique.

(26) L. Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford university press (1957)

(27) La théorie de la dissonance cognitive :une théorie âgée d’un demi-siècle, David Vaidis
et Séverine Halimi-Falkowicz, 2007
.

(28) Schoeneich Philippe, Busset-Henchoz Mary-Claude. La dissonance cognitive : facteur explicatif de l’accoutumance au risque. In: Revue de géographie alpine, tome 86, n°2, 1998. pp. 53-62.

(29) Jacky Leneveu et Mireille Mary Laville, « La perception et l’évaluation des risques d’un point de vue psychologique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 12 Numéro 1 | mai 2012.

(30) Psychological Review 2017, Vol. 124, No. 2, 179 –196 Cassandra’s Regret: The Psychology of Not Wanting to Know, Gerd Gigerenzer Rocio Garcia-Retamero

(31) C’est le concept de la ‘Fenêtre d’Overton’

(32) Oreskes, N. et Conway, E. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the
Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. New York, Bloomsbury Press.

(33) Titre adopté par P. VASSELIN pour son documentaire (sorti en 2021) : https://boutique.arte.tv/detail/la-fabrique-de-lignorance.

(34) Voir par exemple le reportage de ‘Cash Investigation’ réalisé en 2015.

(35) https://www.climatefiles.com/ ou, plus proche de nous et tout récent: Alertes précoces et émergence d’une responsabilité environnementale : Les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1968-2021, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta, Global Environmental Change, 19 October 2021.

(36) https://www.greenpeace.fr/espace-presse/ag-de-total-greenwashing-vs-resolution-climat-total-ratera-t-il-encore-le-coche-de-la-lutte-contre-le-changement-climatique/

(37) Les médias publics ‘aux ordres’ sont très bien également en matière de propagande (p.ex. ici).

(38) https://www.acrimed.org/Les-grandes-manoeuvres-de-concentration#nb12 ou https://basta.media/Le-pouvoir-d-influence-delirant-des-dix-milliardaires-qui-possedent-la-presse

(39) Une approche du neuro-marketing peut-être dans un prochain article ?…

(40) https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique ou https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique

(41) Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Etude (Poche), 2012

(42) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nudge_(livre)

(43) quand il ne s’agit pas tout simplement d’arrondir les angles du triptyque contraindre / surveiller / punir qui chaque jour envahit un peu plus notre paysage social et politique

(44) Les systèmes ‘réflexif’ d’une part et ‘automatique’ de l’autre, de THALER et SUNSTEIN.

(45) Un exemple pris au hasard dans un large florilège présidentiel: « Une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Un mépris de classe peut-être hérité d’un prédécesseur comme F. HOLLANDE et ses sarcasmes sur les ‘sans-dents’.

(46) Qui semble beaucoup plus apparent aux yeux d’observateurs étrangers que des médias hexagonaux.

(47) Georges ORWELL, 1984 (1949). La tirade complète: « Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté, c’est l’esclavage », alors que le concept même de liberté aura été aboli ? En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non pensant, qui n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.« 

(48) S. DERKAOUI et N. FRAMONT, La guerre des mots, Le Passager Clandestin, 2020

(49) https://www.letemps.ch/societe/face-changement-climatique-cerveau-estil-pire-ennemi

(50) Voir plus haut, sous le titre ‘dissonance cognitive’

(51) https://www.franceculture.fr/emissions/les-passeurs-de-science-le-cerveau/petites-histoires-des-neurosciences

(52) Sébastien Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019

(53) https://bonpote.com/la-faute-a-notre-cerveau-vraiment-les-erreurs-du-bug-humain-de-s-bohler/

(54) Tiens cela me rappelle mes jeunes années et la sociobiologie de E.O. WILSON, qui a fini par partir en vrilles quelques années plus tard (voir p.ex. Misère de la sociobiologie : Patrick Tort (Ed.), Presses Universitaires de France, 1985) ! Déjà du vivant de DARWIN, les conceptions de celui-ci ont donné lieu à des dérives du même type, dénoncées par DARWIN lui-même. A titre d’alternative, voir p.ex. T. WARING et Z.T. WOOD, Long-term gene-culture coevolution and the human evolutionary transition, Proc. R. Soc. (2021).

(55) Voir les critiques de Odile FILLOT relativement à l’émission “Bohler : les hommes, les femmes, et nos cerveaux”, 16 novembre 2012, www.arretsurimages.net.

(56) Une déconstruction comparable du terme ‘anthropocène’ dans la seconde partie de mon article ‘Apocalypse Now’.

(57) Toujours bien en vue dans ma liste d’articles à venir, une réflexion approfondie sur cette question … Chaque jour j’apprends la patience.




Apocalypse now ?

A mesure que s’imposent, presque jusqu’au dernier des malvoyants, les évidences des crises écologiques et donc tout autant sociales et économiques dans lesquelles nous avons commencé à bien nous engluer déjà, nous sommes invités, après avoir fait preuve de lucidité tardive, à formater notre vision du lendemain (et donc ipso facto celle d’aujourd’hui tout autant) à l’image du collapsus, de l’effondrement civilisationnel. Chaque époque a peut-être droit à son fantasme eschatologique (1). A reconnaître également, les yeux humblement baissés, notre responsabilité collective d’espèce humaine dans le désastre en cours, plus encore si vous êtes l’un de ces fucking boomers. A nous préparer enfin à l’au-delà car, s’il n’y a plus de perspective de vie (heureuse) ici-bas, dans le monde difficile d’aujourd’hui, soyons certains que l’apocalypse se chargera de nous nettoyer tout cela, après que nous ayons bien sûr affronté l’inévitable catharsis (punition pour nos péchés) de la crise. Ce dur cap passé, nous jouirions d’un monde pur, débarrassé des multiples casseroles cabossées qu’il traîne derrière lui. Amen.

‘Amen’ parce que tout cela dégage à mes yeux, à mes narines plutôt, des effluves marquées de religiosité. C’est bien une croyance révélée, que nous sommes invités à partager? Cela sent les histoires que l’on raconte le soir aux bobos pour qu’ils dorment tranquilles et surtout continuent à bien se tenir et à consommer (bio et local, of course). Et ça fonctionne, tant est impérieux, incontournable, le besoin de nous raconter des histoires. La société humaine ne peut fonctionner qu’en mettant nos vies en histoires. Le récit officiel a du plomb dans l’aile ? (celui qui parle de progrès, de croissance, de l’humain sublime sommet de la création, et tout ça), qu’à cela ne tienne, voici venir le nouveau récit, celui dont nous avions besoin, celui qui va nous réunir tous ensemble sur le même bateau.

Ce que nous devons penser est écrit. On a même songé à notre désespoir face aux temps cruels qui s’annoncent (et qui ont déjà bien commencé pour certains). Infatigable commercial du concept Collapsus (on aurait bien envie d’y ajouter un ®), le télégénique Pablo SERVIGNE nous explique en effet comment vivre l’apocalypse comme un ‘happy collapse’ (2). Le discours se découvrant des affinités avec les méandres du système, il est en train de passer du statut de challenger à la plus haute marche du podium. En quelques années notre mythe social s’est ainsi prestement adapté à la nouvelle donne et maintient inchangée la structure.

Je pourrais en rester là, j’aurais écrit ce que l’on nomme ‘un billet d’humeur’, avant de passer à autre chose. Et c’est ici que le lecteur superficiel ou impatient, coutumier des analyses à l’emporte-pièce pratiquées par les éditorialistes à la télé, va nous lâcher. L’occasion me paraît belle en effet de rentrer dans les détails du discours social en cours d’adaptation afin de tenter de cerner au mieux ce qui se planque derrière, à quoi (qui) servent tous ces beaux mots. Mais aussi ce que nous pourrions en apprendre sur notre humanité …

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, j’ai choisi de diviser cet article assez copieux en deux parties. Nous débuterons ici en confirmant que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus a bien démarré. Puis nous réglerons le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition. Nous verrons ensuite comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous constaterons également l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, seule piste officiellement en lice pourtant. Nous ferons enfin le constat de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans un second article, nous chercherons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller …

La
catastrophe est en cours

Nous y sommes, il ne faut pas se leurrer. C’est une erreur de s’imaginer que ce concept de catastrophe nous projette dans le futur. Une grave erreur de perspective, rédhibitoire, qui, en nous voilant les enjeux et processus à l’œuvre, éloigne par là-même toute perspective d’intervention pertinente. Au contraire, ‘Apocalypse now’, en insistant sur le second terme. La catastrophe est en cours, seule notre position au milieu du courant nous empêche de voir le torrent qui nous emporte de plus en plus vite.

Crédit: wikimedia commons
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Les causes principales en sont connues : changement climatique (dont l’origine anthropique fait la quasi unanimité chez les scientifiques depuis un moment déjà), perte dramatique de bio-diversité, raréfaction des ressources (hydrocarbures, minerais, terres rares, etc). Ces causes exercent aujourd’hui déjà bien des effets délétères sur l’écosystème. Ces effets à la fois pèsent de manière sensible sur les conditions d’une vie humaine autonome, nous allons le voir de suite, mais ils suscitent également un retour sur les facteurs déterminants. Ainsi, par exemple, le dépassement du pic pétrolier détermine la recherche de nouvelles ressources comme les sables bitumineux, dont l’exploitation déclenchera de nouveaux effets sur l’eau, la bio-diversité et le changement climatique (émission de méthane). Ces dernières années permettent à chacun de constater l’augmentation de la température moyenne, c’est quelque chose de palpable. Mais ce que nous ne palpons pas, ou très peu encore, ce sont les effets indirects sur le cycle de l’eau, la propagation des maladies, les conflits armés (3), ou la production agricole. Ils sont là néanmoins. Sans oublier à quel point les images surmédiatisées du koala et de la forêt en feu ou de l’ours blanc et de l’iceberg occultent d’autres réalités et nuisent à une compréhension de la situation et des enjeux.

Comme souvent, les inégalités géographiques sont prégnantes. Certaines régions du monde sont déjà fortement impactées et, au-delà de cela, la vie quotidienne de centaines de millions de personnes aujourd’hui ressemble à s’y méprendre aux craintes qu’affichent les collapsos pour leur avenir de petits bourgeois occidentaux: ni médecin, ni sécurité alimentaire, confort domestique rudimentaire (pas de chauffage, pas d’eau courante ni d’électricité ni de toilettes ni de combustible fossile à prix accessible)(4). Ceci étant dit, si à nos portes nous ne voyons pas (encore) aujourd’hui d’inondations à grande échelle ni le déplacement massif de populations par centaines de milliers d’individus ou la perte de vastes territoires agricoles , nous ne pouvons ignorer la manière dont nous sommes déjà, ici et aujourd’hui, soumis au régime de la catastrophe. Plutôt que d’embarquer dans l’aventure futurologique, puisque les premiers coups de bélier résonnent sur nos portes, observons comment nous réagissons en tant que groupes humains. Nous devrions en retirer des indications utiles sur la direction que prend la pente …

Il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé!).

Mais il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé pour les âmes sensibles !). La Transition écologique (la majuscule n’est pas exagérée pour ce sésame de la novlangue), un concept télégénique et bien utile pour régler le problème. Faire la nique à la catastrophe et permettre à ceux qui en ont encore les moyens de continuer à plus ou moins bien vivre plus ou moins en paix pendant plus ou moins longtemps. Désolé pour l’approximation de tous ces ‘plus ou moins’, mais ces mots fourre-tout n’ont pas été créés pour la clarté de la compréhension, c’est juste pour la com. N’en demandons pas trop non plus au terme de ‘Transition’, qui récemment a remplacé le tout aussi creux ‘Développement Durable’, lequel commençait un peu à faire bibelot inutile qui prend la poussière sur un meuble. Coulés dans le moule de nos institutions, comme le Commissariat Général au Développement Durable (créé en 2008), lequel a d’ailleurs publié en 2015 une « Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) », dont on a pu mesurer les effets en termes de profondes transformations de notre modèle économique et social (5), les deux concepts sont assurés de ne pas faire trop de vagues. Et quand bien même ces deux concepts ne seraient pas totalement creux, il est bien trop tard pour ce type de rustines, depuis le temps qu’ils sont de tous les discours ! (6).

Si la définition du concept n’est pas très claire, son utilité socio-politique en revanche l’est parfaitement et nous servira en fait à le définir pragmatiquement. La Transition c’est l’ensemble des dispositifs établis pour que se maintienne en place, mutatis mutandis, la croissance économique (découplée de la croissance de l’exploitation des ressources par le miracle de la démultiplication des pains) ainsi que le système de drainage qui va avec, collectant et dirigeant la majorité des richesses ainsi produites vers les poches de quelques uns . Maintenir le système en place malgré les coups de boutoirs climatiques et autres, tel est le challenge. Et on doit constater que cela fonctionne plutôt bien puisque, malgré tous les appels de scientifiques ou de personnes publiques, les multiples pétitions et actions en justice (7), les centaines de milliers de marches et manifestations de par le monde, les conventions (citoyennes ou non), les rapports du GIEC, les alertes lancées par les ONG et centres d’étude de tous poils, les admonestations de Greta, les grand-messes internationales, les préoccupations sincères de la Ministre relativement aux cotons tiges en plastique, malgré tout cela donc, et bien rien n’a fondamentalement changé. Rien en tout cas de l’ordre du minimum nécessaire à faire dévier significativement la trajectoire catastrophique. On conviendra qu’il n’est guère excitant d’utiliser un terme qui dès la naissance porte une si belle brassière de faux-cul. Mais ce n’est pas là que réside la raison ultime de mon rejet du terme. La raison c’est qu’aucune transition ne sauvera rien du tout si ce n’est peut-être quelques patrimoines privilégiés (et tout ce qui va avec bien entendu). Il n’y a rien à transitionner en fait, rien n’est à préserver. Ce sont les structures profondes de la société qui doivent se transformer face aux défis que nous affrontons, et non un certain nombre de modalités pratiques, généralement d’ordre technologique d’ailleurs. Sans parler de la structure profonde de l’humain lui-même, question qui sera peut-être abordée plus loin (en seconde partie).

Il conviendrait sans doute dès lors de parler de bifurcation plutôt que de transition. Mais des carrefours nous en avons déjà manqués un certain nombre, à foncer sans fin droit devant. Et plus nous allons plus le passage se fait étroit …

Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale

L’observation qui de prime abord s’impose, c’est celle de la grande sensibilité du sociétal. Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale et son fonctionnement, même lorsqu’elles n’ont au départ guère d’influence directe sur ceux-ci. Ainsi la Covid19, affection virale dont l’origine est liée comme tant d’autres à la pression en forte croissance exercée par l’humanité sur les écosystèmes , si elle impacte considérablement notre organisation sociale durant les épisodes pandémiques, modifie également celle-ci en profondeur sur le moyen terme : montée en nuisance, euh en puissance pardon, des plateformes de commerce en ligne, disparition d’activités sociales (dont on a récemment appris avec intérêt le caractère ‘non essentiel’), modification des pratiques dans l’enseignement ou les entreprises, etc. Mais s’allonge également la liste des effets socio-économiques : mise en grande difficulté des étudiant(e)s issu(e)s de milieux modestes, paupérisation croissante de la population, accentuation des disparités patrimoniales, fragilisation des services publics, etc. (8).

Le niveau sociétal est également directement impacté par le solutionnisme technologique, que j’évoquerai un peu plus loin. Dans l’exemple traité ici de la pandémie en cours, il s’agit plus particulièrement de son volet sécurisation et contrôle ou restriction des comportements : surveillance par caméras et drones du respect des ‘consignes sanitaires’, applications pour ordiphones (9), attestations de déplacement, etc. En attendant probablement le passeport sanitaire électronique et les restrictions d’accès à des services ou bâtiments publics pour les personnes qui ne seraient pas vaccinées. La substitution actuelle de nombreux échanges physiques (en présentiel, dans la novlangue) par des échanges virtuels (en distanciel) augmente la dépendance à un interface technologique qui nous était déjà plus ou moins imposé jusque là et face auquel les inégalités sont criantes (illectronisme d’une partie significative de la population, disparités sociales et géographiques dans l’accès à un matériel coûteux et/ou la maîtrise d’un langage et de codes communicationnels spécifiques, etc). Voilà, entre autres, ce que ce coup de bélier sanitaire nous apprend sur la grande sensibilité de notre vivre ensemble aux premières manifestations de la catastrophe.

Dans un registre bien différent, mais toujours dans une relecture d’épiphénomènes actuels, rappelons-nous que la naissance du ‘mouvement’ social des ‘gilets jaunes’ à l’automne 2018, est historiquement liée à un projet d’augmentation des taxes sur le gasoil, s’inscrivant – dans le discours gouvernemental en tout cas – dans la lutte contre le réchauffement climatique (TICPE). Elle montre à l’évidence le caractère inégalitaire des mesures libérales de réaction à la catastrophe en cours et comment celles-ci accentuent considérablement les fractures de l’édifice social.

Le chevalier blanc du solutionnisme technologique ou quand la réponse ajoute encore un problème au problème

A une refondation ambitieuse d’une politique, basée sur une analyse approfondie de la complexité d’une problématique, on préférera toujours la solution ‘ad hoc’, soit technologique (tirée du chapeau hautement intéressé des entreprises spécialisées qui n’entretiennent pas pour rien un contingent de lobbyistes et de think tanks) soit législative (spécialité française: un problème = une loi, d’où un mikado de textes), soit enfin une délicieuse articulation des deux niveaux. C’est la bonne vieille méthode de l’emplâtre sur la jambe de bois. Ça ne mange pas de pain, ça occupe les médias et les conversations à la machine à café, ça permet de gagner du temps et de placer ses pions.

Ce que nous nous voyons proposer / imposer aujourd’hui ce sont des solutions technologiques et même, dans la plupart des cas, des solutions technologiques ‘end of the pipe’. Une emplâtre ‘high tech’, qui s’intègre donc harmonieusement au grand récit du progrès (avant on disait ‘technique’, maintenant on dit ‘technologique’) comme à celui d’une société ‘starteupeuse’. Les gestionnaires aux commandes ont pour fonction de maximaliser les retours sur investissements et, quand on rencontre un problème, on le vire de la route en faisant appel à des techniciens de haut vol, hyper pointus, qui sont, ça tombe bien, formés à résoudre les problèmes qu’on leur présente. Si possible en les regardant en tenant à l’envers la lorgnette parce que le bidule-machin qu’ils vont créer (xième algorithme, chimère génétique, création nanotechnologique, etc) lui ne ‘fonctionne’ évidemment que dans un univers simplifié (ce qui d’ailleurs signifie bien souvent inhumain). Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des solutions qui s’attaquent à une problématique en s’adressant à ses symptômes les plus manifestes, ou à ceux que l’on a choisi de retenir, parfois dans la plus grande opacité, ignorant ses racines et la complexité qui la sous-tend.

Qui plus est, toute problématique étant par nature mouvante, la solution qui s’adresse à certaines de ses manifestations aujourd’hui se trouvera dès demain dépassée, voire contre-productive. Le principe qui consiste à tout changer (des épiphénomènes) pour que rien ne change (dans les prises d’intérêts des classes dominantes) non seulement nous fait perdre un temps précieux (et dans cette mesure restreint peu à peu l’éventail des choix qui s’offrent à nous) mais surtout nous pousse plus loin encore dans une voie qui chaque jour se révèle plus inquiétante. C’est ce principe, nous ne pouvons que le constater, qui est à l’ouvrage aujourd’hui dans ces premiers temps de la catastrophe. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.

Affiche des blessés – Gilets Jaunes – janvier 2019 (source: Reporterre)

S’il est un domaine où ce cette règle s’applique à l’évidence, c’est celui du contrôle social. Le constat (documenté plus haut) de la grande sensibilité du système social aux changements en cours n’est évidemment pas une invention de l’auteur de ces lignes. D’autres l’ont bien perçu et en ont tiré les conclusions. Il n’est que de voir comment en quelques années s’est développé l’arsenal des dispositifs de surveillance et de contrôle social (10) , les moyens matériels et humains mis à disposition des ‘forces de l’ordre’, les dispositions législatives, last but not least, qu’elles soient relatives au fichage des citoyens n’ayant commis aucun délit, à la liberté d’information, d’expression ou de manifestation, à la censure sur les réseaux sociaux, au traitement judiciaire, etc. C’est bien d’un renforcement par l’État des dispositifs coercitifs destinés au maintien de l’ordre social existant qu’il s’agit. Dans cette stratégie, celui-ci révèle son rôle essentiel, qu’il n’est pas prêt à abandonner, contrairement à d’autres, moins régaliens sans doute. C’est dans cet élément de contexte qu’interviendront les étapes à venir de la catastrophe.

Les technologies de contrôle social que nous connaissons aujourd’hui dans nos régimes ‘démocratiques’ et que j’évoquais plus haut en sont encore à un stade limité, non tant du fait d’une incapacité technologique qu’en raison de la problématique de leur acceptabilité. Ayant connu un développement à vitesse exponentielle au cours des dernières années, les technologies de surveillance, reconnaissance faciale en tête, sont aujourd’hui couplées à la technologie de l’intelligence artificielle, s’appuyant elle-même sur le développement hallucinant des capacités de stockage de données. Les horribles rejetons de cette hybridation sont déjà à voir, pas sur notre sol, mais en Chine. La technologie du contrôle social qui y est mise en œuvre renvoie aux amusettes de jardin d’enfant les fantasmes panoptiques d’un Estrosi (11). Ouf, nous ne vivons pas en Chine, dira-t-on. Bravo d’abord de tant de compassion pour le peuple chinois. Et, surtout, nous en reparlerons très bientôt, une fois que les coups de boutoir répétés que nous entendons déjà ébranler les portes de notre précaire édifice social auront fait tomber les derniers masques. La peur, l’arme numéro un des gouvernements, suscitée, amplifiée, hystérisée par les médias, comble à toute vitesse le fossé de l’acceptabilité, voire de la désirabilité de ces technologies. Et pour le reste on impose, pourquoi se gêner puisque de toute façon les réactions sont si faibles ? Voilà les dispositifs qui se mettent en place aujourd’hui alors que nous glissons dans la catastrophe.

La sécession des riches

Rien de tel pour accroître la cohésion d’un groupe social que de lui trouver un ennemi commun. Nous verrons plus loin que cette règle ne s’applique guère en l’espèce, en tout cas pour les possédants. Alors que l’on peut à de nombreux égards considérer que ceux-ci portent plus que d’autres la responsabilité de la situation, il apparaît que nombre d’entre eux appliquent l’éternel ‘business as usual’ (12) et que se mettent en place les conditions d’une sécession quasiment physique de la part de celles et ceux qui, sans doute, doivent faire le calcul que les biens et le pouvoir dont ils disposent les mettront à l’abri des conséquences de la catastrophe (13). Nous examinerons plus loin cette question, sous le titre ‘Tous sur le même bateau ?’ (dans la seconde partie de la présente disputaison). Il est certain en tout cas que la catastrophe n’a pas débuté sous le signe de la solidarité générale …

Et quand le monde des entreprises transnationales nous annonce ‘La Grande Réinitialisation‘, un objectif concerté, en toute opacité, mélangeant allègrement institutions transnationales, fonds d’investissement, politiciens nationaux et des organisations privées comme le Forum Économique Mondial, d’où toute notion de création collective est évidemment absente, c’est qu’ils ont des projets pour nous … cela n’a rien de rassurant ! (14). En cette période de peur du lendemain et d’invisibilité du sur-lendemain, où chacun se retrouve privé du collectif, nous sommes plus malléables. Et ils le savent.

Nous avons vu que la catastrophe exerce déjà ses effets aujourd’hui. Nous avons observé comment les réajustements industriels, financiers, politiques et sociétaux en cours nous offraient une grille de compréhension pour appréhender la suite de celle-ci : éclatement du système social, précarisation croissante, glissement de l’État vers l’autoritarisme et la répression, intégration de plus en plus marquée des existences dans le système technologique, diffusion accélérée des technologies de surveillance, contrôle et coercition et enfin séparatisme des classes dominantes. Mais dans cette tentative de comprendre ce qui est à l’œuvre, il nous faut encore nous efforcer de saisir au plus près ce concept de changement catastrophique. C’est ce que je m’efforce de faire dans la seconde partie de cet article.

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(1) Il y a quarante ans, en construisant le nid familial, l’auteur s’était très sérieusement interrogé sur l’opportunité d’y aménager un abri anti-atomique (c’était l’époque de la crise des euromissiles). Diverses fin du monde sont possibles

(2) P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

(3) Welzer Harald. 2009 (2008). Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI e siècle.

(4) En 2017, plus de 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable à la maison, plus du double ne disposait pas d’un dispositif d’assainissement fiable (source OMS).

(5) Ironie, hélas … mais aussi ‘reductio ad absurdum’, tant est patente l’inefficacité de ces concepts et plus encore des ‘machins’ institutionnels (souvent onéreux) élaborés sur ces bases.

(6) Auteur d’un des tous premiers cris d’alerte (1972) sur la trajectoire folle que nous avions commencé à suivre (The Limits to Growth), Denis MEADOWS, affirmait en 2015, « Il est trop tard pour le développement durable » (In Sinaï Agnès. Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène. Paris : Presses de sciences-Po. 195-210).

(7) Notable exception, aboutissement de la démarche menée par quatre associations, soutenues par une pétition ayant rassemblé 2.3 millions de signatures , l’Affaire du Siècle, dont on attend avec intérêt un aboutissement concret. Mise à jour 04.02.21: la plainte déposé au Tribunal Administratif a (très partiellement) abouti. Plus d’informations ici.

(8) https://onpes.gouv.fr/

(9) Si je refuse l’appellation de ‘smartphone’, ce n’est pas pour des raisons de conservatisme linguistique mais parce que le terme trompeur de ‘téléphone intelligent’ (smartphone) cache la réalité d’un objet qui est plutôt un ordinateur (très marginalement maîtrisé par son utilisateur) qui permet également de téléphoner.

(10) https://technopolice.fr/ ou https://www.laquadrature.net/surveillance/ Observation beaucoup plus anecdotique, en visionnant il y a peu le documentaire de C. ROUAUD, « Tous au Larzac », je ne pouvais m’empêcher de trouver presque attendrissants les policiers et gendarmes des années soixante-dix, aussi éloignés des robocops actuels et de leurs tactiques guerrières que mon potager l’est d’un champs brésilien de soja OGM.

(11) Maire de la ville de Nice, championne nationale en la matière

(12) La fonte de la banquise ? Belle opportunité: on peut y organiser des croisières de luxe ou prospecter de nouveaux gisements. Un million de Français viennent de basculer sous le seuil de pauvreté ? Super, on va leur développer des gammes (vêtements, alimentation) encore plus cheap ou mettre sur le marché des produits bancaires spécifiques. Un petit profit multiplié par un million de pauvres, ça fait beaucoup d’argent !

(13) Par exemple: https://escapethecity.life/bunkers-de-luxe-super-riches-et-effondrement ou https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-nouvelle-zelande-ultime-refuge-des-ultra-riches

(14) Il est trop facile de crier au conspirationnisme ! D’autant que, ici comme c’est de plus en plus le cas, ils ne prennent pas la peine de cacher leurs intentions.