Sommes-nous assez ‘bêtes’ ?

L’étude de l’évolution des espèces nous apprend que nous, humains, avons la même origine que la totalité des êtres vivants … il y a de cela un peu plus d’un milliard d’années. De son côté, la génétique observe que nous partageons 98 % de notre ADN avec le chimpanzé (de la lignée duquel le genre Homo s’est séparé il y a un peu plus de deux millions d’années).

Spécisme et anti

« The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food » dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

Au vu de ces données, sélectionnées au hasard parmi bien d’autres, nous sommes déjà pas mal ‘bêtes’. Et pourtant nous sommes spécistes. L’être humain se vit comme séparé du reste du vivant, jouissant d’un statut particulier, assorti éventuellement de divers droits à l’encontre de celui-ci, parmi lesquels celui d’exploiter ou de manger des micro-organismes (sélectionnés et cultivés pour la fermentation de denrées alimentaires par exemple), des végétaux (sélectionnés, croisés, génétiquement modifiés) tel le navet que je viens de ramener du potager, ou des animaux (traction, sacrifices, expérimentation scientifique, consommation de secrétions telles le lait ou le miel, consommation de la chair, usages multiples de la peau, des os ou des viscères). L’humain, lui, semble définitivement auto-référencé comme le ‘mangeur non mangeable’ de Baptiste MORIZOT (jusqu’à ce que -horrifié-il se voie tel un repas dans l’œil du crocodile, comme nous l’a narré Val PLUMWOOD dans un article précédant). Notons néanmoins que, à défaut de consommer la chair de ses congénères, l’exploitation économique de ses semblables ne semble pas poser de problème particulier à l’être humain.

Spécisme à rebours ! Ils n’ont pas vraiment tort … (source)

Mais revenons à nos moutons, si j’ose dire. D’Aristote à nos jours, en passant par la révolution française, l’histoire du spécisme est longue. Aujourd’hui ces questions resurgissent comme si elles étaient nées avec le siècle et généralement sous un angle d’approche assez obtus (pas vraiment au sens géométrique du terme), mélangeant allègrement confusions épistémologiques, sensibilités schizoïdes d’humains déconnectés de tout ce qui ne serait pas numérique ou virtuel, simplisme (j’aurais aussi bien pu écrire ‘gâtisme’) éthique, crise de l’identité existentielle et angoisses écologiques. Ainsi, ces dernières années, le spécisme a fait l’objet d’une (re-)découverte par le biais de l’antispécisme. Une telle circonstance ne me paraît guère propice à une recherche sérieuse à propos d’un questionnement pourtant hautement pertinent. Car notre relation aux animaux, au vivant en général ou au monde dans sa globalité, constitue une belle porte d’entrée alors que, après avoir passablement cerné les limites de l’ontologie désastreuse du monde qui s’achève (la série de quatre articles ayant débuté avec ‘Haut les cœurs’), nous nous interrogeons avidement: que mettre à la place ? Les questionnements actuels relativement à ce qui est dénommé Intelligence Artificielle , souvent abordés avec les mêmes biais d’ailleurs que la question animale, nous interpellent tout pareillement relativement à ce qui nous constitue en tant qu’être humain.

Dans mon dernier article, je défendais l’intérêt d’une démarche les deux pieds (et la tête) dans le monde en crise, aux antipodes d’un académisme éthéré. Nous creuserons donc ici la première de ces questions bien actuelles. Nous tenterons dans le billet du jour une approche plus heuristique de la question de nos rapports aux animaux (avec un petit détour par le vivant non humain), plus globale peut-être également (avant d’aborder – dans un post à venir – les interpellations de l’Intelligence Artificielle comme ‘individu technologique’).

(…) C’est la représentation que l’on a de soi-même, de la manière dont il convient de se comporter avec les autres et de ce qu’on peut attendre d’eux, des valeurs les plus fondamentales (« l’humanité») et même, parfois, de ce que l’on peut espérer de la vie voire de l’au-delà, qui se trouve être en jeu dans toute conception des relations entre l’homme et l’animal. 

Jean-Yves CHATEAU dans l’introduction à ‘Deux leçons sur l’animal et l’homme’ de Gilbert SIMONDON

Toujours dans le même article, nous avons approché cette question de la position de l’humain par rapport au reste du vivant (sans l’épuiser, loin s’en faut), en y recherchant l’empreinte du mythe ou, apport plus récent, de l’humanisme. Aujourd’hui nous constatons que « l’anti-spécisme, dans ce qu’il nous donne à voir ou à lire en tout cas, échoue fondamentalement à ramener l’homme dans la nature » (Étienne BIMBENET, Le complexe des trois singes, 2017). L’analyse de ces fourvoiements, dans les paragraphes qui suivent, devrait nous permettre d’avancer plus loin dans notre propos.

Je suis un animal mais qui suis-je ?’, une question politique

Savoir s’il faut distinguer ou non vie humaine et vie animale, jusqu’à quel point et comment, n’est,semble-t-il, pas une question à laquelle réponde directement aucune science.

Jean-Yves CHATEAU, idem.

L’antispécisme n’est évidemment pas une science mais, au départ, une militance qui, non seulement a attiré l’attention sur la question de la maltraitance animale, en particulier dans les pratiques industrielles d’élevage et d’abattage (L214), mais a eu le mérite insigne de relancer le débat sur notre relation à l’animal. Rappelons-nous tout d’abord, il est des évidences que nous finissons par oublier, que les temps ne sont pas si lointains (le milieu du XVIIIème siècle) où il était tout à fait convenable de s’interroger sur l’existence d’une âme chez le nègre (Montesquieu, dans ’De l’esprit des lois’, en fit un usage ironique). La pensée nazie niait l’appartenance de la ‘race juive’ à la communauté humaine. Une remise en cause de nos certitudes relativement à ce qui fait ou non notre humanité semble donc toujours bonne à prendre. L’approche antispéciste cependant a largement tendance à effacer toute distance entre animaux et espèce humaine. Constituons nous avec les animaux, au-delà de toute considération phylogénétique (voir plus haut), une seule et même classe ?

Effacer toute différence, autre que quantitative, entre l’homme et l’animal, représente une démarche lourde de conséquences, sur un plan conceptuel bien sûr mais tout autant social et politique, une attitude bien représentative de nos égarements actuels. Étienne BIMBENET, dans l’ouvrage déjà cité plus haut, identifie trois mécanismes à l’œuvre dans la réflexion antispéciste, mécanismes que nous allons examiner ci-après.

L’auteur interroge d’abord la prédominance dans notre société, dans notre vie quotidienne ou nos imaginaires, des savoirs, et donc des schémas explicatifs, naturels (biologie, génie génétique, neurosciences, …) sur les sciences de l’homme comme l’anthropologie, la sociologie ou la science politique. A ce prisme l’être humain peut être considéré essentiellement comme un animal, ou une mécanique dans le cas des neurosciences. Il s’agit donc d’une certaine forme de réductionnisme.

Le jugement moral antispéciste, ensuite, apparaît comme un sophisme qui voudrait que, puisque notre spécisme nous a conduit à la maltraitance ou à l’exploitation animale, alors le spécisme serait à rejeter. Au travers de ce travers de raisonnement, on perçoit l’incapacité à accepter la différence : nous ne pourrions accepter que l’animal soit différent de nous et en même temps le respecter. Ce rejet de la différence, nous le percevons dans bien d’autres aspects de notre vivre ensemble (nous y reviendrons sans doute dans un prochain article).

Sur un plan philosophique enfin, le retournement radical de la perspective métaphysique ou religieuse, de notre croyance en l’exception humaine nous laisse sans alternative. L’homme, depuis des siècles, se voyait assis sur le trône de la création, ou de la nature. Déchu, il semble incapable de se situer autrement que dans l’absence de spécificité. Une réelle perte d’identité qui semble-t-il nuit à notre clairvoyance (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).

Droits humains et non humains

La négation de ce qui différencierait l’humain de l’animal est à la source de thèses considérant les animaux (mais pas que) comme des sujets de droit. De droit humain bien entendu, puisqu’il ne peut exister de construction juridique que élaborée à l’aide du langage et sans un minimum d’institutions sociales, c’est-à-dire dans le monde des humains . Aucun droit ne nous appartient par nature ou plutôt par essence. Ce que nous appelons ‘droits’, c’est l’institutionnalisation de rapports de force et, comme tous rapports de force, ils sont changeants, relatifs, temporaires. Et si l’animal est complètement étranger à la notion de morale, donc de valeurs, ce sont bien des valeurs humaines, hautement contingentes qui plus est, qui devraient s’appliquer à l’animal. Et c’est là que l’aporie se boucle, nous allons en discuter tout bientôt.

Il existe pourtant de multiples situations ou un être vivant en utilise un autre pour se nourrir de sa chair (proie/carnassier), ou de ses exsudats (puceron/fourmi par exemple) quand il n’y a pas tout simplement parasitisme. Notre organisme lui-même héberge une quantité impressionnante d’hôtes désirés ou non (ainsi on compterait 3,9 exposant 10 bactéries dans le microbiote d’un adulte humain moyen) , dont certains vivent complètement à nos dépends voire sont potentiellement nuisibles à notre santé. Allons-nous négocier quelques droits avec eux ?

Sans oublier ce que les humains font à d’autres humains. Non seulement les guerres ou les situations d’oppression évidente. Mais il y a maintes formes d’utilisation de l’autre, présent ou à venir, en particulier économiques, desquelles d’ailleurs bien souvent nous nous accommodons plutôt aisément – au moins lorsque nous nous situons du bon côté du portefeuille – à moins que nous n’ayons pris la précaution de pratiquer cette gentille naïveté qui nous permet d’ignorer ce que nous préférons ne pas voir. Nous y reviendrons, c’est certain, nous ne sommes pas en capacité de développer aujourd’hui.

Vision systémique

Nous pouvons néanmoins déjà poser à ce stade qu’il nous est impossible d’exister en tant qu’humains sans nuire à d’autres humains. Nous pouvons par contre œuvrer à réduire cette empreinte. Pareillement, notre existence (la reproduction des conditions matérielles de notre existence, pour reprendre un concept classique de Karl MARX) pèse sur l’ensemble des vivants, humains donc mais non-humains également. Elle en nourrit d’autres également (organismes s’alimentant de nos déchets par exemple). Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Une vision systémique, on le voit, s’impose, plutôt que de considérer isolément et arbitrairement la séquence ‘homme’ + ‘exploiter’ + ‘animal’.

Donner des droits à des vivants non humains ou à des dispositifs naturels (ainsi, la rivière Magpie, au Canada, a obtenu en 2021 le statut de « personnalité juridique » en vue de sa protection), n’est-ce pas également – sur un plan ontologique – atteindre à l’arrogance (et du même coup à l’aveuglement) suprême ? Le message en arrière-plan n’est-il pas « nous sommes d’un ordre logique supérieur à eux, nous savons ce qui est bon pour eux » ? Nouvel anthropomorphisme ou d’ailleurs l’anthropos se trompe sur lui-même. La posture morale est viciée de la base puisque c’est l’homme qui, unilatéralement, depuis une position rationnelle, installe une éthique. L’animal n’est demandeur de rien, il n’entre pas en considération dans cette démarche humaine qui s’attribue une telle ambition sur l’animal, le vivant. Comment mieux exprimer que l’on prétend parler depuis le dehors du reste du vivant ?

L’attitude qui entend dénoncer radicalement l’anthropocentrisme est radicalement anthropocentriste. Car aucune espèce naturelle ne respecte naturellement les autres espèces naturelles


Francis WOLFF, Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences, 2010

Histoire accélérée

Enjambons sans honte deux siècles d’histoire du droit des animaux. Prenant le contre-pied de René DESCARTES et son concept de l’animal-machine (dépourvu de conscience et de pensée), la loi Martin’s Act, dès 1822, interdit les actes de cruauté à l’encontre des animaux d’élevage. A l’aube de ce siècle, les initiatives législatives et juridiques se multiplient, avec l’attribution de droits aux animaux domestiques ou sauvages ou encore a des dispositifs naturels non vivants, tel un fleuve. Aujourd’hui, le droit animal est devenu une branche juridique à part entière (à différencier d’ailleurs du ‘droit des animaux’).

Tableau du procès de Bill Burns, le premier homme à avoir été condamné pour cruauté envers un animal par la loi de 1822. Il avait été vu en train de battre son âne.

La problématique des droits, humains ou non, naturels ou non, est ardue, bien touffue, mais elle représente également une belle piste à explorer. Nous tâcherons d’y travailler dans un prochain article, plus particulièrement la manière dont le traitement aujourd’hui réservé à ces questions serait susceptible de nous renseigner sur la trajectoire humaine de notre époque. Nous sommes moins intéressés par les droits formels que par ce que l’on dénomme le ‘droit animal’, en particulier ses évolutions récentes. Pour revenir sur notre propos, il me paraît que ces développements juridiques sont directement liés à l’apparition puis à la diffusion de plus en plus large de la notion de ‘sentience’, terme qui désigne la capacité de vivre des expériences subjectives conscientes, douleur incluse.

Francis WOLFF écrivait en 2009 (on mesurera la vitesse à laquelle évolue ce domaine du droit) « La définition de l’Animal en général comme « être sensible », qui commence à s’imposer dans certains codes des pays européens et tente de forcer l’entrée de notre code civil est en fait l’idée, remontant à Peter Singer, selon laquelle tous les êtres capables de souffrir ou d’éprouver du plaisir (« êtres sensibles » : sentience) doivent être considérés comme moralement égaux parce qu’ils ont un « intérêt égal » à ne pas souffrir : le malade cancéreux comme le poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Distinguer entre leurs souffrances serait faire de la discrimination injustifiée en faveur de notre espèce au détriment des autres, autrement dit faire preuve de « spécisme » (comme on parle de racisme, de sexisme, etc.). Ainsi, non seulement il ne faut pas faire de différence morale entre les animaux (dès lors qu’ils sont « sensibles ») mais, pour la même raison, il ne faudrait pas en faire entre les animaux et les hommes, puisque, au fond, l’Homme est un Animal comme les autres : n’est-il pas « sensible », lui aussi, et n’est-ce pas en tant qu’être sensible qu’on ne doit pas le faire souffrir ? ».

Sentience, empathie et compassion

La conscience animale, la conscience qu’a l’animal de son existence et de sa souffrance, même si des nuances importantes font l’objet de discussions, ne fait plus aucun doute aujourd’hui sur un plan scientifique, au moins chez certaines espèces et sous certaines formes. Une telle reconnaissance est essentielle dans l’épreuve de l’empathie et de la compassion, qui nous permettent de passer outre l’altérité, la différence. Mais ce n’est pas à l’empathie ou à la compassion que nous invite l’auteur coqueluche du moment sur cette thématique, Martin GIBERT. « Voir son steak comme un animal mort », c’est à dire un bout de chair arraché à un cadavre, à le considérer comme un truc dégueu. Un argument qui ne fonctionne pas sur le respect mais sur le dégoût !

Les alternatives au véganisme existent ! (source)

Au-delà de cette observation quelque peu anecdotique, il nous faut à nouveau relever une contradiction dans le discours antispéciste. Car si l’empathie appliquée aux animaux (au moins ceux reconnus comme pouvant faire preuve de sentience, cette question divisant d’ailleurs les antispécistes) nous amène à reconnaître et à prévenir activement la souffrance que nous occasionnons à l’autre non-humain, on peine à trouver dans le discours de ce courant de pensée une attitude comparable une fois qu’il s’agit de considérer les relations entre humains et humains. Il n’y est pas préconisé de prendre pleinement en compte la souffrance que, délibérément ou non, nous causons à autrui, ni de remédier à celle-ci. Nous l’avons évoqué plus haut (sous le titre ‘droits humains et non humains’), notre existence pèse sur celle d’autrui, humain ou non. Ce que semble peiner à reconnaître le courant antispéciste.

On pourrait m’expliquer que le droit constituerait précisément le dispositif destiné à prévenir ou à tout le moins tempérer les torts que l’on pourrait causer à autrui. Et que justement le droit appliqué aux êtres humains, puis étendu aux animaux, permettrait de circonscrire autant que possible le tort que nous pourrions faire à autrui, humain ou non. Ce serait omettre, hélas, de considérer le domaine de la violence économique, quasiment sans freins, ou celui de la violence de classe, de la violence culturelle ou de la violence symbolique, que nous peinons toujours à considérer. Le droit n’est pas un super-héro, sauveur de l’humanité, pas plus que de l’animalité. Quoi qu’il en soit, deux poids, deux mesures, une différence de traitement qui ne passe pas. Un tel angle mort, particulièrement pour une éthique qui se voudrait universaliste, me paraît mettre en péril l’édifice.

Prenons acte de cette différence de traitement et permettons-nous une interprétation. L’animal, dans la conception de la nature partagée par le courant antispéciste, une chose belle et pure, est à protéger de la cruauté humaine. A ma gauche, la bonne nature, à ma droite, la civilisation mauvaise, version début du XXIème siècle du fameux fantasme rousseauiste, un ring de boxe qui convient sans doute aux esprits perdus d’un monde de plus en plus virtualisé. Un dualisme affligeant.

Nous tâcherons de garder en mémoire ces considérations une fois que nous nous intéresserons (dans un autre texte) à l’intelligence artificielle, domaine où le concept de sentience a également pointé le bout du nez.

L’animal que donc je suis (*) … entre autres

Le rire n’est plus le propre de l’homme, contrairement à ce qu’a écrit François RABELAIS. Sans aucun doute l’apologiste de la paillardise ignorait-il les travaux de Davila-Ross et al., qui, parmi d’autres, témoignent de l’existence du rire chez le chimpanzé. Pas sûr néanmoins que les jeux de mots, calembours et ironies savantes du père de Gargantua auraient excité les zygomatiques des chimpanzés étudiés par les scientifiques. Examinons de plus près cette question.

En effet, tout au long des développements qui précédent, dans cet article, nous avons supposé l’irréductibilité de l’homme à l’animal. L’existence d’une singularité, de ce qui constituerait le propre de l’homme. Nous ne pouvons conclure l’étude du jour sans vérifier cette prémisse. Qu’est-ce qui différencie l’humain de l’animal ? Nous l’avons vu, l’homme est un animal autant que les autres formes de vie ressortant du règne animal. L’homme est un être vivant issu de la même logique ‘organique’ (le CHON) que le reste du vivant. Et ensuite ? Qu’est-ce qui fait des humains des humains, quelle est la différence ultime, la distinction décisive ?

Ces questions, nous l’avons vu, ne sont pas arrivées avec l’antispécisme que nous connaissons aujourd’hui. Et elles continueront longtemps à interpeller nos congénères. Néanmoins, sans faire abstraction du passé, il devrait être intéressant d’observer sous quelles formes ces questionnements ‘éternels’, ‘universels’, nous interpellent aujourd’hui, dans le contexte du ‘zeitgeist’ de notre époque. En avant pour un tour, sans aucun doute incomplet mais déjà bien dense nous verrons, des pionniers débroussaillant la problématique à la machette …

Un rhizome de l’évolution de l’humanité, qui fait modèle

C’est de la paléoanthropologie que je vois venir un premier éclairage sur le sujet. Établissant d’abord un constat proche de celui que nous avons développé dans le première article du présent post, Mathilde LEQUIN, philosophe, spécialiste d’épistémologie de la paléoanthropologie, écrit. « Au lieu de concevoir l’humain comme un être extra-naturel ou métaphysique, séparé des autres vivants, le tournant naturaliste qui marque la philosophie contemporaine s’est employé à naturaliser l’humain, c’est-à-dire à le réinscrire dans la nature, en s’appuyant sur les connaissances issues des sciences de la nature. La philosophie serait ainsi sommée de ne plus voir en l’humain qu’un animal comme les autres, en se pliant au « zoocentrisme » ambiant qui place l’animalité au centre de notre humanité » Elle poursuit « La paléoanthropologie apporte cependant des ressources qui permettent de contourner cette alternative, en abordant différemment la question de la démarcation entre humain et non-humain ».

La philosophe, ensuite, élargit son champs d’intérêt. Plutôt que de se centrer exclusivement sur la différence entre humain et non humain, pourquoi ne pas également étudier les différentes souches qui ont fait l’humanité (homininés) et leurs interactions ? Cet élargissement crée une toute autre vision de la ‘différence’ (et donc nuance fortement le concept de la singularité humaine!). « À travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, une nouvelle voie s’ouvre à nous pour définir l’humain en contournant les difficultés relatives à la recherche de « propres de l’homme ». Il s’agit de se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. »

Barrage sur la rivière Magpie (Canada) (source)

Au-delà du sujet du jour, Mathilde LEQUIN revient sur le type de modèle évolutionniste qui façonne notre imaginaire. « Ce changement de paradigme passe également par un changement de modèle, c’est-à-dire de la manière dont la paléoanthropologie représente son objet. L’histoire de cette science est marquée par le passage d’un modèle linéaire et graduel, lointain héritier de la scala naturae et de la chaîne des êtres, à un modèle buissonnant pour penser la parenté et l’évolution. Or cette substitution du buisson à l’échelle ne peut sans naïveté être conçue comme l’horizon indépassable du progrès scientifique. L’échelle et le buisson ne sont-ils pas en définitive tous deux issus du même modèle arborescent, enraciné dans la théorie aristotélicienne de la différence que formalise l’arbre de Porphyre, et encore prédominant pour penser la différence anthropologique ? Quel modèle imaginer alors pour appréhender la diversité des hominines ? Le concept de rhizome proposé par DELEUZE et GUATTARI peut ici fournir une piste. « Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre ».

Un tel modèle défige la définition de l’homo sapiens. « Il se découvre et se représente lui-même comme variante dans un ensemble de formes variantes d’humanité. De manière inattendue au regard des frontières disciplinaires, la paléoanthropologie entre alors en résonance avec un certain courant de l’anthropologie culturelle contemporaine, qui aborde d’une manière nouvelle les variations de schèmes conceptuels entre les peuples. Ainsi, écrit Patrice MANIGLIER à propos de l’anthropologie d’Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, la méthode comparative qui la caractérise consiste-t-elle à « faire apparaître le sujet de la comparaison comme une variante de ce qu’il croyait être son objet » et « à découvrir que le type lui-même est une variante, ce qui veut dire qu’il est défini par sa position dans un ensemble de transformations tout à fait précises ». De la paléo nous sommes donc passés à la néo-anthropologie, mais la richesse du sujet ne sera pas épuisée aujourd’hui.

Là où nous en sommes, retenons que la diversité de l’humanité, tant aujourd’hui que dans la ligne du temps (très) lointain (sept millions d’années quand même!) nous amènerait à nous définir dans la variation des formes et dans les relations entre ces variantes tout autant, ou plus, que dans des standards homogènes. « Deux possibilités semblent ici s’offrir à nous » écrit ailleurs Mathilde LEQUIN. « La première consiste à définir l’humain en soi, en s’efforçant de repérer des « propres de l’homme » (comme la bipédie, la fabrication d’outils). Or la diversité non seulement morphologique, mais aussi potentiellement fonctionnelle et comportementale chez les homininés, conduit à considérer que ces caractéristiques uniques ont pu apparaître plusieurs fois, dans plusieurs lignées, et sous différentes formes. Mais il y a une autre possibilité, qui consiste à se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. Dans cette perspective, l’humain se définit à travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, à un double niveau. Comment les diverses formes humaines du passé, dont certaines ont coexisté, ont-elles pu s’appréhender ? Et comment nous définissons-nous en tant qu’humains par rapport à ces lointaines humanités dont la paléoanthropologie nous donne connaissance ? ». Au point que des scientifiques peuvent s’interroger ‘combien y a-t-il d’espèce humaines’ ?

Un anthropocentrisme de plus en plus élargi

Pour BIMBENET, nous l’avons vu, il est vain d’attendre de l’approche étroite des sciences de la nature une définition de la singularité humaine. « On attend d’une humanité pétrifiée, projetée sur un plan d’extériorité où rien ne se vit ni ne se passe, qu’elle nous renseigne sur la socialité vécue. On escompte que le face-à-face abstrait de deux individus intéressés chacun à soi, et qui n’ira jamais plus loin qu’une réciprocité calculée, produira à la fin l’ultrasocialité humaine. On espère que le gène, le cerveau et le singe nous donneront magiquement l’humain, eux qui ne sont jamais que l’humain délesté de tout ce que fait et vit l’humain. » (Le complexe des trois singes). Et le philosophe de recommander de laisser entrer le fait culturel dans notre champ d’intérêt. « Une investigation à deux entrées, recueillant ce que la biologie évolutionniste, la primatologie et la psychologie cognitive ont à nous dire sur la socialité des homininés, mais par ailleurs accueillante à l’égard de ce que l’anthropologie sociale, la psychologie du développement ou la psycholinguistique peuvent nous apprendre sur un univers de culture, une telle investigation (en zigzag) dresse finalement le portrait d’un être double » (source).

Mais à qui me font-ils penser ?… (source inconnue) – le petit moment de détente

Nous comprenons qu’il nous faut (c’est d’ailleurs une inspiration présente du début dans ce blog me semble-t-il), tant dans nos réflexions rationnelles qu’au niveau de l’imaginaire, combiner sciences humaines et sciences de la nature. « On peut d’une part concevoir la société comme « un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de la phylogenèse comme de l’ontogenèse, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau humain »  D’autre part, en privilégiant cette fois l’entrée humaine, se fait jour une vie de représentations partagées, qu’on appellera non plus la société mais la culture (…). Ici la psychogenèse de l’attention conjointe et de l’apprentissage verbal, la sociologie des institutions, l’analyse ethnologique des mythes et des rituels se rejoignent pour donner à voir une vie détachée « de la situation hic et nunc », comme « des saillances perceptuelles et des impératifs pratiques immédiats ».

Si BIMBENET explore les limites de l’animalité, l’anthropologue Nastassja MARTIN quant à elle teste les frontières du vivant en explorant les rapports des humains avec les éléments (l’orage, la montagne). Les deux extrémités du spectre ontologique.

Nous en resterons là dans ce rapide panorama des tentatives d’ouverture, d’extension, de l’anthropos, telles que pratiquées aujourd’hui par diverses disciplines appartenant aux sciences humaines comme l’éthologie ou l’anthropologie, éventuellement appliquée aux périodes préhistoriques. Il me paraît judicieux de compléter celui-ci par quelques observations relatives au langage et aux capacités instrumentales des humains en tant que capacités singulières.

Imbrication de capacités

L’humain ne pouvait éviter de se comparer au singe avec lequel il partage de nombreux traits morphologiques et comportementaux (sans parler de l’équipement génétique, nous l’avons rappelé du début). Des dizaines d’années de recherches scientifiques tous azimuts, que nous ne sommes bien évidemment pas en capacité de reprendre ici. Empruntons au psychologue ayant longuement étudié le comportement des primates, David PREMACK, le constat que les capacités animales sont des adaptations limitées restreintes à un seul objectif. Ainsi, le caractère unique de la compétence humaine générale serait à comprendre en termes d’imbrication de capacités indépendantes sur un plan évolutif, une imbrication que l’on ne trouve que chez les humains. « (…) whereas animal abilities are limited adaptations restricted to a single goal, human abilities are domain general and serve indeterminately many goals » (source).

La main et le langage

Poursuivant son exploration de la singularité humaine, BIMBENET se tourne cette fois vers le langage, qu’il identifie comme un signe identifiant sans équivoque l’être humain. « Le langage est une propriété certes empirique des vivants humains mais qui, étrangement, donne lieu à une reconnaissance immédiate de l’autre homme, une reconnaissance qui court-circuite la voie longue de l’enquête empirique. C’est un fait (évolutivement et empiriquement apparu) ; mais c’est un fait qui fait droit, un fait qui force les faits : quelle que soit la figure ou l’aspect extérieur de celui que j’ai en face de moi, dès lors qu’il parle comme on parle (expliquant, commentant, posant des questions, etc.), il est humain comme moi, il appartient ipso facto à l’« horizon ouvert » d’une humanité définie, dit HUSSERL, comme « communauté du pouvoir-s’exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité » ».

Et le philosophe de poursuivre. « Le langage idéalise ainsi l’expérience, allant tout droit à une humanité de droit, définie indépendamment de sa forme empirique donnée. L’estropié méconnaissable ou le bourreau sanguinaire, dès lors qu’ils parlent, ont droit au titre d’homme : le langage suspend tous les faits, même les plus manifestes ou les plus choquants. Il va même jusqu’à les forcer. Un aphasique ne parle pas, un enfant ne parle pas encore, un vieillard ne parle plus, et pourtant ils sont tous enrôlés de force dans la communauté des parlants, on s’adresse à eux, on fait les questions et les réponses, on invente toutes sortes de langages de substitution ». Le langage nous fait, en tant qu’humains, et tout autant comme communauté humaine.

M. MORI – The uncanny valley.

Nous noterons ici rapidement, cela me paraît crucial en effet, même si nous ne pourrons en poursuivre l’analyse aujourd’hui, que cette identification automatique du langage et de l’humain est bien ce qui crée un tel malaise lorsque l’être humain se trouve confronté à un robot doté de capacités langagières perfectionnées. Le dispositif est clairement identifié comme ‘non-humain’ (j’ai affaire à un robot, une intelligence artificielle, un dispositif numérique sophistiqué) mais en même temps ce dispositif artificiel dispose d’un langage à priori comparable à celui d’un humain et donc le désigne à mes yeux comme humain. Un trouble profond identifié dès 1970 par Masahiro MORI.

Nous pourrions poursuivre en cherchant à préciser comment chez l’humain la main fait le cerveau tandis que le cerveau fait la main, mais il me paraît préférable de clore ici une pérégrination déjà bien longue. Nous y reviendrons peut-être dans un article qui pourrait traiter du geste et de la conscience.

Boucle(s)

Nous en revenons finalement à transformer le vieux couple antagoniste nature vs culture en boucle récursive, à la manière d’Edgar MORIN:

Les quelques pionniers dont nous venons de parcourir les recherches nous auront sérieusement secoué les neurones. Il nous faudra du temps pour digérer tout cela. Nous percevons néanmoins de plus en plus clairement comment se nouent les liens subtils qui nous attachent.

Conclusions et perspectives

A la question posée dans le titre de l’article, la réponse est clairement négative. Non, nous ne sommes pas suffisamment ‘bêtes’. Nous l’avons vu, il reste bien du chemin à parcourir encore avant de nous considérer comme un animal tel les autres, même si nous ne nous réduisons pas à cette proximité. Un paquet de bornes à faire avant d’être capables de penser comme un arbre, ou comme une montagne, de nous ressentir profondément vivant au sein du vivant. Et au moins autant de distance à franchir pour porter sur nos semblables le même regard d’empathie, adopter la même attitude de respect, considérer tout autant son individualité et sa liberté, même s’il est différent de nous, même s’il n’est pas encore né. Une démarche nécessairement emplie d’humilité.

Dans son ‘Introduction à la psychanalyse‘, Sigmund FREUD suggérait que l’humanité, au cours des cinq derniers siècles, s’était vue infliger à trois reprises une leçon d’humilité, dans son vocable ‘blessures narcissiques’ puisque, Copernic d’abord, Darwin ensuite et puis lui-même (excusez du peu!) avaient fait perdre à sapiens sa place centrale dans l’univers, l’avaient ensuite réduit au rang d’une espèce animale comme une autre et finalement assujetti à son inconscient. On pourrait imaginer que la quatrième blessure narcissique viendrait avec le constat que « la spécificité de sujet ne serait pas réservée à l’animal humain » (Christine Quélier etsabelle Leroux).

Nous examinerons dans un prochain post l’hypothèse que l’Intelligence Artificielle qui, au même titre que l’animal, pourra sans doute à terme être considérée par ses créateurs ou ses utilisateurs non plus comme objet mais comme sujet, prenne elle aussi sa place dans cette remise en question de notre identité.

Si la perte du statut exclusif de sujet, c’est-à-dire dans le vocabulaire psychanalytique, d’être vivant individualisé, constitue bien une blessure narcissique affligée à l’humanité, il apparaît que cette dernière n’en a pas encore vraiment pris la mesure, qu’elle échoue à renoncer aux nombreux privilèges qu’elle s’accorde à cette occasion, tant nous avons pu observer que même le courant antispéciste situe l’homme au-dessus de la nature, entrepreneur d’une morale universelle à appliquer au vivant, à laquelle soumettre le vivant.

L’humanisme claudiquant Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ainsi que l’exprime BIMBENET, « l’animalité n’épuise pas l’humanité ». Nous savons qu’il nous faut descendre du socle sur lequel nous avaient posé (après bien d’autres) Les Lumières, nous sommes bien décidés à jeter aux orties une forme d’ humanisme qui aura pris sa part de responsabilité dans la tempête que nous traversons . Notre quête apparaît de plus en plus comme celle des constituants d’un nouvel humanisme en cours d’élaboration. Une forme de neguanthropie ?

Nous ne pouvons éviter d’observer que le regain d’intérêt manifeste pour les relations entre l’humain et l’animal, tel qu’il apparaît dans le discours antispéciste, intervient à un moment où la majeure partie de la population occidentale (celle en tout cas la plus susceptible de s’aligner derrière les considérations antispécistes) vit au sein d’un cosmos hautement artificialisé, largement déconnectée du milieu naturel, insérée dans des mécanismes économiques, sociaux et plus encore technologiques hautement complexes, voire compliqués, par lesquels elle se trouve dans l’obligation de passer non seulement pour accéder à la satisfaction ses besoins élémentaires d’être vivant (éliminer les excrétions, se nourrir et s’abreuver, maintenir des conditions de température vivables, voire … tout simplement respirer : épurateurs d’air, masques, VMC, …), mais tout autant pour communiquer avec ses semblables, bref en gros pour exister. On peut me semble-t-il s’interroger, si pas sur la légitimité, du moins sur la capacité d’appréhension et d’empathie avec le vivant de celles et ceux qui s’expriment depuis une position ainsi située à l’écart de celui-ci. Dieu est mort, l’humanisme claudiquant, il semble que se bricole là une nouvelle morale à bon compte, dont il faudra nous méfier. Une morale excluante qui plus est, les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Menaçante également, « parce qu’ici croît un danger qui prend racine dans le ressentiment et la condamnation absolue d’une société jugée fondamentalement pernicieuse »(Marianne CELKA, L’animalisme face au meurtre animal, montrer et condamner la complicité par les images). Et, ainsi que l’écrit BIMBENET, « Que nous dit sur nous-mêmes cet énoncé qui confie à la vie simplement vivante (non parlante ou non politique) d’épuiser le sens d’une vie humaine ? » .

Si l’examen de l’antispécisme nous a permis de mieux cerner notre humanité et notre relation au non-humain, nous n’en exerçons pas pour autant un mouvement de repli sur l’humain. Un anthropocentrisme élargi se dessine, qui déjà brosse quelques traits, bien vagues encore, d’un humanisme largement renouvelé. « Plus loin (l’homme) va en direction des non-humains et plus il est humain » rappelle Bimbenet. Plus largement, si nous pouvons nous situer comme animaux singuliers, nous faisons peut-être nos premiers pas dans ce que j’appellerais une éthique compassionnelle de l’altérité. Une perspective que nous pourrons sans doute explorer dans d’autres articles.

Au-delà de l’éthique, nous avons également touché du doigt la question de l’identité, ou de l’individuation. Nous avons compris que se considérer comme un animal point barre, pratiquer la négation de la différence, équivaut à l’acceptation de voir biffée d’un trait notre identité en tant qu’individu spécifique, différencié, construit dans la relation, dans l’altérité. Une existence d’électron dans un vide infini.

Que signifie être (ou non) humain ? Rien ne permet de penser que l’on puisse faire l’économie d’un tel questionnement dans un monde vacillant. Tout, autour de nous, nous incite à poursuivre.

______________

(*) titre d’un ouvrage de Jacques DERRIDA




Pilule bleue ou pilule rouge ?

Cet article constitue la suite du post ‘Haut les cœurs !’

Où en étions nous restés ? A essayer de comprendre pourquoi, à la séance de clôture de la COP26, le président, Alok SHARMA, n’a pu retenir ses larmes devant les caméras du monde entier ? Ou pourquoi le voisin sympa, qui vote écolo se dit-il, vient de s’acheter un nouveau véhicule d’une bonne tonne et demie ? (ah oui, hybride, pardon). Ou pourquoi les Amish refusent la 5G ? Ou pourquoi ce pays vient encore de perdre quelques milliers d’hectares de terres agricoles destinées à installer de nouveaux lotissements rémunérateurs au milieu de nulle part, à créer de nouveaux contournements routiers ou à construire des centres logistiques gigantesques (les seconds justifiant sans doute les premiers). Pourquoi plus d’un million de personnes supplémentaire, toujours dans ce même pays bien doté, connaissent le privilège de faire la file dans le froid devant les Restos du Cœur ou les centres de distribution de surplus alimentaires (1) ? Ou pourquoi le trafic commercial international a encore augmenté de quelques millions de tonnes cette année ? Pourquoi le dernier rapport du GIEC a eu droit a moins d’audience encore que le précédent, qui n’avait pourtant guère brillé dans les médias ? Pourquoi il devient presque banal maintenant de parler de sixième extinction de masse des espèces vivantes ? Bref, pourquoi continue la lente glissade (de moins en moins lente semble-t-il) qui nous laisse comme tétanisés.

Nous avons essayé de comprendre en quoi les mécanismes de l’information et de la cognition participaient à cette stase. Mais il ne faudrait pas que ces recherches nous dispensent d’une remise en question plus fondamentale. En clôturant la première partie de ce texte, je me proposais de poursuivre par une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité. La voici en partage (2).

Stockholm, 23 août 1973

Deux braqueurs se retranchent durant six jours avec leurs otages dans la chambre forte d’une banque, avant qu’une intervention de la police ne mette fin à l’aventure. Lors de leur libération cependant, les otages se rangent du côté des malfrats, auxquels ils témoignent leur affection. Lors du procès plusieurs d’entre eux prendront la défense des deux comparses. Même si certains éléments du récit ont été contestés par la suite, l’histoire est devenue un concept, le ‘syndrome de Stockholm’, le modèle d’une situation où la victime se trouve forcée dans un destin commun avec l’agresseur, dont elle dépend pour son quotidien comme pour son destin et développe, tel un mécanisme psycho-social de survie, une identification aux intérêts et valeurs de celui-ci.

Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour la satisfaction du moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la ‘matrice’ ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ?


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Renoncer à la Matrice ? (3)

Nous aurions tort de sous-estimer les chocs que nous subissons, comme nous allons le voir dans quelques lignes. La matrice, maintenons un moment la métaphore du titre, se trouve fortement ébranlée. Ce sont des pans entiers de notre identité individuelle et collective qui partent à la dérive, comme la banquise se dissout en icebergs. Mais peut-être nous est-il encore possible de fermer les yeux. Nous pouvons, comme dans le film Matrix, à la pilule rouge qui confère le douloureux don de lucidité, préférer la pilule bleue qui nous garantit, au moins pour un temps, une vie de confortable ignorance.

Le paradis terrestre, version Silicon Valley.

Il est frappant d’ailleurs de constater que le dilemme en question a largement évolué depuis la sortie du premier film, à la fin des années 90. Vingt ans plus tard, nous sommes immergés dans les réseaux sociaux, nous nous vautrons dans la surveillance et le traçage (applications sanitaires et autres, bases de données gigantesques, puces RFID, etc), avant de nous précipiter dans le prochain metavers où nous attend une nouvelle ‘réalité’ bien plus joyeusement consumériste que celle qui se profile à l’horizon. Nous y reviendrons plus loin.

Nous sommes engagés dans un voyage sans retour en territoire inconnu

C. CASSOU (4)

J’ai tenté d’analyser ailleurs comment les premières manifestations de la catastrophe écologico-économique en cours nous impactent lourdement, tant individuellement que socialement. La pandémie de la Covid19 fait plus que simplement y ajouter une couche (5). Elle nous interpelle profondément, chacun et collectivement. Quels impacts constatons-nous ?

Premier impact : la révélation de notre réelle fragilité. Même nous, même les occidentaux privilégiés, nous ne sommes pas à l’abri du statut de victime. Ce type de catastrophe n’arrive donc pas qu’aux autres, ceux qui vivent au loin, dans le cadre étroit et contrôlé de l’écran de la télé ! Nous le constatons chaque jour depuis deux ans : nous sommes terriblement exposés.

Ensuite, deuxième choc, nous avons pu constater avec quelle inefficacité et au prix de quelle fulgurante montée en régime du contrôle et de l’autoritarisme notre système a réagi à ce coup de boutoir … Qu’en sera-t-il des suivants ?!

L’atomisation sociale (6) croissante dans nos sociétés post-modernes, ensuite, s’est vue démultipliée par les diverses restrictions de circulation et de rassemblement (confinement, passe sanitaire), la numérisation de nombreuses interactions, voire la terreur même du rapprochement physique, y compris parfois en milieu familial. Ces dispositifs ont créé ou accentué les fractures sociales, responsabilisé à outrance l’individu et ses comportements.

Nos corps aussi écopent, ne l’oublions pas. La maladie propagée altère le corps. Mais le contrôle des déplacements et des accès est avant tout un contrôle s’exerçant sur les corps(7). Nous sommes physiquement impliqués dans ce qui se passe, c’est une nouveauté.

Une anecdote enfin pour achever ce rapide passage en revue des impacts profonds de la pandémie. « Ce que je ne comprends pas » me disait un ami, sur un ton où l’humour semblait prêt à céder le pas à une profonde mélancolie, « c’est que la nature continue sans nous ». Nous étions confinés pour la première fois. Et, oui, nous qui nous pensions gestionnaires indispensables du monde, nous constations en regardant par la fenêtre, quelque peu secoués, que les oiseaux continuaient à chanter, les nuages à parcourir le ciel et les chevreuils à s’entêter à brouter mon potager. Nous expérimentions très concrètement l’existence d’une terre sans nous

Nous en prenons plein la figure, je ne vois pas manière plus efficace de l’exprimer. Nous vacillons mais le sol sous nos pied tremble également. Le mythe social (8), qui structure notre ‘être au monde’ et notre ‘vivre ensemble’ est mis à mal dans nombre de ses fondements.

Je subodore l’intérêt de disséquer quelque peu ces ébranlements. Scalpel ?, allons-y …

Des mythes et du mythe

L’anthropologie et la sociologie recourent depuis plus d’un siècle (G. SOREL, 1903) (9) aux concepts de mythe et de mythe social. Une approche qui apparaît incontournable pour pénétrer sous la surface de notre sujet. J’éprouve néanmoins quelques réticences à user de ce terme, tant la notion de mythe peut paraître large, aux contours indéfinis, susceptible d’embarquer avec elle pas mal de connotations parasites, qui plus est extrêmement variables d’un individu à l’autre. J’en veux pour preuve l’analyse proxémique du champs sémantique de ce terme, telle qu’on peut la trouver par exemple dans les travaux du CNRTL.

Visualisation 3D du champs proxémique du terme ‘Mythe (CNRTL)

Porte de sortie : si selon ces travaux le terme compte dix-huit synonymes (de ‘légende’ à ‘tradition’, par ordre décroissant d’occurrence), il ne connaît par contre qu’un seul antonyme : ‘réalité’. Nous pourrions donc grossièrement définir la notion de mythe comme ‘ce qui ne se rapporte pas à la réalité’. Cela reste encore énorme mais nous avons quelque peu avancé. Et dans la bonne direction me semble-t-il, puisque ce qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas la manière dont nous accédons à la ‘réalité’ (10) (perception, cognition), nous nous sommes déjà livrés à cet exercice dans la première partie de cet opus (Haut les cœurs!), mais bien tout ce qui se cache derrière, la façon dont nous nous représentons notre ‘réalité’, notre ‘être au monde’ (11). D’autant que celle-ci oriente ou biaise notre appréhension du monde.

C’est donc sans hésitation sous un angle ontologique (12) que j’entreprends de traiter l’ébranlement contemporain des fondations tant de notre existence que du ‘vivre ensemble’, ou la question de l’explosion (implosion?) en plein vol du mythe social.

Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

« Un mythe est une construction imaginaire qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux et surtout fondatrice d’une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion . Il est porté à l’origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes : la création du monde (cosmogonie) ; les phénomènes naturels ;le statut de l’être humain, et notamment ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus (d’un autre sexe, d’un autre groupe) ; la genèse d’une société humaine et ses relations avec les autres sociétés ». (wikipedia)

Tombe de Ramses III (détail). Crédit: kairoinfo4u

« Oui mais bon », objectera un esprit critique, « c’est bien beau tout cela mais ces pratiques concernent les peuples primitifs, l’antiquité, ou le moyen-âge. L’homme moderne est un esprit rationnel. Il a, depuis les Lumières, délaissé la mythologie pour la science. » En apparence peut-être, pourrais-je rétorquer. S’il est vrai que nous ne fréquentons plus trop les divinités aux allures animales ou autres, aux personnalités fantasques et susceptibles, nous n’en sommes pas pour autant indemnes des formes modernes de la mythologie : du roman national au discours politique, en passant par les religions ou le scientisme, nous pouvons constater que nous continuons à avoir besoin de nous raconter des histoires sur nous-mêmes et nos fêlures. Même s’il a formidablement progressé dans sa connaissance du ‘réel’ que nous évoquions plus haut, à nombre d’égards l’être humain ne se comporte pas du tout en dispositif logique et rationnel (13). Et les Lumières ont enfanté l’Humanisme, que nous pouvons aujourd’hui considérer comme le dernier avatar en date des discours mythiques (14).

La Genèse

Depuis des millénaires, notre imaginaire est nourri d’une vision unique. La terre nous appartient, il nous revient de l’exploiter. Nous, êtres d’exception, avons été formés à l’image de(s) dieu(x). Sapiens, le seul à posséder conscience et intelligence, constitue le sommet de la pyramide des espèces (ou de la création, c’est selon).

Synthétisé de la sorte, le portrait peut apparaître caricatural. Évidemment les scientifiques montrent quotidiennement le contraire. Bien entendu vous comme moi estimons avoir pris quelque distance intellectuelle avec un tel modèle, on nous a enseigné Darwin à l’école, tout de même ! Il n’empêche que ce récit s’est constitué en toile de fond tant de notre quotidien individuel ou collectif que de la structure de notre imaginaire et de nos activités. Il continue d’imprégner l’image que nous avons de notre monde, notre relation à l’autre (humain ou non-humain), notre culture, nos savoirs et notre organisation socio-économique (15).

L’humain, ordinateur organique ? Source.

Après le mouvement de la Renaissance, l’Humanisme des Lumières se donne pour vocation d’en finir avec l’obscurantisme (16). Descartes déclare l’homme maître et possesseur de la nature (17). Dangereuse utopie. Nous en sommes toujours là aujourd’hui, peut-être avec quelques scrupules d’ordre intellectuel mais c’est ce qui se vérifie dans la pratique de nos existences à tous les niveaux. Nous continuons à confirmer dans la plupart de nos actes le mythe d’une croissance infinie dans un monde fini. Nous persistons à opposer culture et nature, comme si nous étions situés ‘quelque part’ à l’extérieur de celle-ci, masculin et féminin, soi et les autres, corps et esprit, raison et émotion. Nous nous prosternons devant les dieux cruels de l’économie, sans prêter attention à la démonstration de leur vacuité (18). Nous nous représentons l’être humain comme une machine. Non plus le mécanisme d’horlogerie qu’y voyaient les penseurs humanistes du XVIIème siècle mais un dispositif cybernétique, tel un ordinateur organique. Et nous avons démentiellement développé la religion de l’objet désirable, à laquelle nous consacrons le plus clair de notre temps, de notre attention, de nos affects et attachements (19).

Raison dominatrice et réductrice

Dualism has formed the modern political landscape of the west as much as the ancient one. In this landscape, nature must be seen as a political rather than a descriptive category, a sphere formed from the multiple exclusions of the protagonist-superhero of the western psyche, reason, whose adventures and encounters form the stuff of western intellectual history. The concept of reason provides the unifying and defining contrast for the concept of nature, much as the concept of husband does for that of wife, as master for slave. Reason in the western tradition has been constructed as the privileged domain of the master, who has conceived nature as a wife or subordinate other encompassing and representing the sof materiality, subsistence and the feminine which the master has split off and constructed as beneath him. The continual and cumulative overcoming of the domain of nature by reason engenders the western concept of progress and development.(20)


Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature

En quoi sommes-nous ‘embarrassés’, contraints par un tel héritage ? L’historien J. Baschet identifie (21) trois dimensions essentielles du mythe humaniste, dont il nous faudrait sortir :

  • le Naturalisme qui, ainsi que nous venons de le rappeler, a sorti l’humain de la nature et ainsi créé le concept de nature excluant l’humain (22);
  • l’Individualisme moderne (23), que Baschet distingue de la reconnaissance universelle de l’individu comme entité empirique, individualisme qui se construit autour du ‘cogito’ de Descartes puis de l’individu pré-existant au lien social de J. Locke: après qui la conscience de soi devient le fondement de l’identité individuelle (l’individu auto-fondé)(24) ;
  • l’Universalisme enfin, qui non seulement se révèle être un ‘universalisme’ très relatif puisque essentiellement occidental et de genre masculin, mais surtout impérialiste dans le sens où ce récit est destiné à occuper la totalité du champ mythique, effaçant à mesure les imaginaires particuliers (25).

Cette réflexion nous permet de mesurer, me semble-t-il, à quel point nous sommes imprégnés de ces prémisses fondamentales et donc, dans cette mesure, souffrant d’une tache aveugle, de facto fermés à une autre vision du monde. Nous manque dès lors la capacité de développer d’autres imaginaires, d’autres visions, d’autres manières d’être « humains au monde » que celles qui nous ont menés là où nous en sommes en ce jour et qui se dérobent en même temps que s’impose à nous l’évidence paralysante de leur faillite.

Le modèle est en nous

Récit collectif partagé, le mythe social se trouve en quelque sorte intégré en chacun de nous dans une dimension ontologique. C’est dans le sens où il est utilisé en anthropologie (26) que le concept me paraît ici particulièrement fécond.

Du point de vue de l’anthropologie, le concept d’ontologie se décline assurément au pluriel et fait référence aux théories de la réalité et de l’être-dans-le-monde. L’ontologie réfère ainsi à la nature de la réalité, à la nature des choses (êtres humains et non-humains, et objets) et à la nature de leurs relations (incluant leur existence, leur enchevêtrement et leur devenir communs) telles que conçues, vécues et mises en actes par les acteurs culturels / agents sociaux.

(S. POIRIER, Anthropen)

La plupart du temps en mode inconscient nous introjectons les contraintes et codes de notre monde. Nous portons depuis si longtemps ces habits, ils nous vont si naturellement, que la plupart du temps nous les oublions.

Si ces vêtements nous collent ainsi à la peau, on peut comprendre qu’il n’est pas aisé d’en changer. Et c’est pourtant une expérience de ce type que j’aimerais narrer ici tant son caractère exceptionnel devrait nous permettre de mieux saisir à quel point, en-dehors de telles ‘ruptures catastrophiques’ (ou changements de paradigme), le modèle ontologique peut se confondre, à un niveau anthropologique, avec notre existence, notre ‘je’.

L’œil du crocodile

This wasn’t happening, couldn’t be happening. The world was not like that! The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food.(27)

V. PLUMWOOD, The Eye of the Crocodile

Dur comme fer !...
Un récit Incomparablement moins dramatique :
Tomber dans les étoiles.

Au cours d’une sortie solitaire en kayak dans un estuaire australien fréquenté par le plus grand crocodile au monde, le Crocodile marin (Crocodylus porosus), Val Plumwood (28), philosophe éco-féministe australienne (que j’ai d’ailleurs citée plus haut sous le titre ‘raison dominatrice et réductrice’) est attaquée par l’un de ceux-ci, précipitée à l’eau, sérieusement blessée à plusieurs reprises. Elle échappe de justesse à la mort. Aventure effroyable bien évidemment mais dont la victime tire en quelque sorte la ‘substantifique moelle’ en mettant en cause son arrogance d’humaine surplombant la chaîne alimentaire, dégringolant instantanément de son trône pour voir, dans l’éclat de l’œil du crocodile, sont sort peu désirable mais néanmoins incontestable de repas. Sort funeste auquel elle réchappa, donc, ce qui lui permet de partager cette expérience et les réflexions qui l’ont suivi. Partage difficile s’il en est, tant est singulière l’expérience. Mais également explosion de notre ontologie, de notre suffisance humaine, de notre anthropocentrisme, non pas par la réflexion ni même l’intuition, mais par la perception im-médiate (sans médiation) et absolument vitale du décalage entre celle-ci et notre position dans un système naturel duquel tout privilège ou artifice est exclu. Comme il semble lointain notre univers de domination bien ordonnée. Combien fragilement relative nous apparaît notre construction du monde faite de droits individuels et de justice (29) .

Nous pouvons à la fois être prédateur et proie, manger et être mangé. Voir le texte ‘ Les papas papous‘.

La logique dualiste ‘humanité vs nature’ a conféré au monde occidental d’abord, a une bonne part de l’humanité ensuite, un avantage ontologique extraordinaire dans l’exploitation de celle-ci. A quel prix ! Bien sûr ce même paradigme, toujours aussi ‘efficacement’ à l’œuvre, se fait fort de surmonter les crises actuelles ou à venir, climatiques, écologiques , sanitaires et autres, par plus de contrôle encore de l’humain sur la nature (et sur les humains également d’ailleurs, la logique du contrôle ne connaissant pas de limite). De la même manière que PLUMWOOD, par suffisance humaine, est allée se jeter dans la gueule du crocodile, nous pagayons tout droit vers la gueule de la catastrophe en cours, trajectoire que rien ne semble émouvoir. Quant à l’œil du crocodile qui nous indiquerait la fausse route, nous refusons tout simplement de le reconnaître dans les multiples signaux d’alarme (30) qui jalonnent notre route folle.

Nous faut-il inévitablement passer par une telle violence déstructurante pour sortir du paradigme dominant ? Nous avons vu combien celui-ci, malgré son obsolescence délétère, continue à nous lier au quotidien.

Ontologies et politiques

Les ontologies imprègnent également les rapports de pouvoir, c’est-à-dire le politique. 

L’adhésion à la réalité peut, certes, prendre des formes diverses, où tiennent une place variable l’impératif de survie, le miroitement des modèles d’ascension sociale, les séductions addictives de la consommation, les petits privilèges d’une vie un tant soit peu confortable, les pièges d’une logique concurrentielle qui nous fait obligation de croire qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde, la peur de perdre le peu que l’on a et le sentiment d’une insécurité méticuleusement entretenue. Même une bonne dose de scepticisme, voire une solide capacité critique ne portent guère atteinte, le plus souvent, à cette adhésion à un système qui a peut-être renoncé à nous convaincre de ses vertus pour se contenter d’apparaître comme la seule réalité possible, hors du chaos absolu, ainsi que le résume la sentence emblématique de François Furet : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. » Il n’y a pas d’alternative: telle est la conviction que les formes de domination actuelles sont parvenues à disséminer dans le corps social. Au-delà des opinions de chacun, telle est la norme de fait, en vertu de laquelle l’agir se conforme à une implacable logique d’adéquation à la réalité socialement constituée.

J. Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, 2016.

Nous éprouvons la résistance du monde

Pour Gunther ANDERS qui, dès le milieu des années 1950, introduisait les notions de matrice et de reproductibilité, le monde nous va ‘comme un gant’, comme un vêtement coupé pour nous. Nous l’avons forcé, tailladé, excavé, explosé, saturé de molécules exogènes, afin de l’adapter à nos attentes. Nous nous sommes persuadés qu’il était là pour répondre à nos besoins, fussent-ils toujours croissants, de plus en plus déraisonnables. C’était notre monde. Il y a presque soixante-dix ans.

Aujourd’hui, alors que le milieu dans lequel nous évoluons a été en grande part ‘anthropocènisé’ en quelque sorte (31) , nous expérimentons la résistance du monde. Nous constatons qu’il ne se comporte pas docilement telle une matière première standardisée dans un processus industriel. Nous nous apercevons qu’il semble obéir à une autre logique, à un destin autre que celui que nous nous étions imaginés. Nous vacillons sur le piédestal sur lequel nous nous étions naïvement hissés.

Nous ne sommes plus en capacité de lire le fil de notre histoire

Écartons nous quelque peu de la perspective anthropologique que nous avons adoptée dans les développements antérieurs pour nous intéresser à notre histoire ou plutôt la façon dont nous nous racontons notre histoire.

L’Histoire constitue elle aussi un discours bien rôdé. Elle fait l’objet d’une réécriture constante ,par les vainqueurs et les dominants généralement. En particulier les manuels scolaires qui intéressent fortement les idéologues. L’Histoire nous est servie telle une belle histoire. L’humanité a progressé grâce à la science et à la technologie, non seulement sanitairement parlant, ou techniquement, mais aussi socialement. La démocratie, telle que l’entendent les nations occidentales, constitue le point d’aboutissement ultime de l’évolution sociale. Le libéralisme en est le ferment économique, la main invisible des marchés guidant nos activités et la répartition des biens produits vers un état d’efficacité optimale. Et, surtout, surtout, il n’existe aucune alternative (32).

source: INA

Il n’y a pas si longtemps, Francis FUKUYAMA nous avait même expliqué que nous étions en somme arrivés à la fin de l’Histoire. Je pense même qu’il y croyait, à l’époque ! Le bloc soviétique s’était effondré, nous étions donc arrivés au bout du bout, le sommet de l’évolution sociale et économique, une espèce de paradis libéral adossé à quelque chose comme la social-démocratie sur le plan politique. Et puis nous avons vu cette social-démocratie partir elle aussi en quenouilles pour nous apparaître pour ce qu’elle avait toujours été : une parenthèse spatio-temporelle qui s’était ouverte notamment par la conjonction de circonstances historiques (la crainte de la ‘contagion communiste’ durant une bonne part du XXème siècle et la puissance du mouvement ouvrier juste avant et dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale). Artefact bien plus visible encore depuis qu’un coronavirus a donné à nos élites la possibilité de renforcer encore le triptyque ‘contraindre, surveiller, punir’. Nous avons vu le capitalisme approfondir sa mue néo-libérale (33), accentuant par là même l’évolution autoritariste et policière de l’état, drainant plus efficacement encore la richesse produite vers un nombre extrêmement réduit de bénéficiaires du système (34), aggravant encore les conditions d’existence de la majorité d’entre nous, y compris dans les pays occidentaux où la petite classe moyenne gratte le fond des tiroirs et où l’on a de nouveau, de plus en plus chaque année, faim et froid. Bref nous avons vu réapparaître au grand jour les antagonismes, notamment sociaux, si délicatement passés sous le tapis par le balais de l’Histoire et ses aimables servants, tel FUKUYAMA.

Et là nous ouvrons les yeux et constatons, quelque peu hébétés, que notre belle histoire a perdu une bonne part de son sens dans nos têtes et que les lendemains qui s’annoncent ont l’air de chanter faux ! Mais nous n’avons rien sous le coude pour remplacer cette histoire de pacotille, ce qui nous laisse bien démunis.

Le concept de progrès, enfin, qui bon gré mal gré nous servait de boussole depuis des siècles, nous apparaît pour ce qu’il est, une gigantesque ‘fake new’, il nous faut l’abandonner, ou le réinventer (35).

L’humain qui ne peut disposer d’une grille pour lire et saisir le sens de son histoire est perdu, en chute libre dans le puits du temps, d’autant que l’avenir se présente lui aussi sous la forme d’un épais brouillard.

Les thèses effondristes (voir l’article ‘Apocalypse Now ?‘), à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, achèvent cet ouvrage de déconstruction dans la mesure où elles aussi, à leur manière, annoncent la fin de l’Histoire, notre avenir nous ayant échappé, nous laissant foncer droit dans le mur. Il ne reste plus qu’à croiser les bras et attendre aussi peu inconfortablement que possible que cela se passe …

Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté

(titre inspiré de celui de l’ouvrage de D. MUHLMANN, Capitalisme et colonisation mentale, PUF, 2021)

Jérôme Bosch et atelier, Le prestidigitateur (vers 1502). Source.

Dans un essai au titre évocateur (‘Baise ton prochain’)(36), Denis-Robert DUFOUR montre très bien comment les prémisses éthiques du capitalisme, remontant au début du XVIIIème siècle, ont profondément imprégné notre système de valeur. Dernière évolution du capitalisme, le modèle néolibéral fonctionne sur une internalisation de la concurrence (37) comme valeur et comme modèle comportemental, voire comme définition de notre identité (38). Nous sommes supposés nous identifier à l’entreprise, développer une mentalité collective de ‘startup nation’, valoriser notre capital humain, maximiser le rendement de notre épargne sur les marchés financiers, préparer nos enfants à affronter l’existence ‘un contre tous’, cultiver le fétichisme de la marchandise. Le désir pour unique doctrine et l’objet comme seule quête, tel serait notre horizon existentiel. Trois siècles d’hégémonie (TINA), trois cent ans de colonisation du mental occidental. Dans cette tyrannie, nous sommes supposés devenir notre propre tyran en introjectant ces consignes.

Pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme

J. MORE, R. PATEL, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité.

Le terrain sans doute n’est pas encore intégralement conquis. Une anecdote éloquente et amusante (sourions un peu !) qui nous est contée par A. Burlaud, A. Popelard et G.Rzepski (39). Décembre 2020. Une somme de 200 millions d’euros est mise en jeu par la loterie Euromillions et la présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On fait quoi avec tout cet argent si l’on gagne ? — On commence par le logement, avec cet hôtel particulier à 31 millions d’euros dans le 16e arrondissement, 1 300 mètres carrés, trente-deux pièces », répond Pierre Kupferman, le titulaire de la chronique Éco. Il conseille pour les loisirs « cette villa à 34 millions d’euros au bord du lac Léman et puis un château provençal du XIIIe siècle, avec 84 hectares dont 48 hectares de vignes ». Pour rallier ces propriétés, « le fleuron de Dassault, le jet Falcon 8X, à 48 millions d’euros » et « la voiture la plus chère du monde, une Bugatti à 17 millions d’euros ». Après quoi, « il vous reste 62 millions d’euros à placer à 4 % de rendement, ça vous dégage un revenu mensuel de 207 000 euros ». Quelques jours plus tard, surprise, le gagnant du pactole annonce qu’il veut en consacrer une grande partie à la création d’une fondation pour aider les hôpitaux. Ce chanceux ne doit pas regarder la télé et ses experts. Les médias dominants, distillent goutte à goutte les valeurs qu’il nous advient de faire nôtres, ainsi que le montre parmi tant d’autres une belle analyse de S. GONTIER sur ACRIMED.

On finira bien par convaincre les Amish des bienfaits de la 5G … Source.

Résistent donc encore quelques ‘villages gaulois’. Désignés à la vindicte populaire comme dangereux marginaux, mauvais citoyens, Amish, et autres quolibets. Celles et ceux qui ont entrepris une démarche de sevrage sérieux, que ce soit en jetant aux orties la télé ou le smartphone, et avec eux une bonne part de la propagande et de la pub ingurgitées au quotidien, en réduisant leurs revenus ou quelque autre stratégie, ceux-là donc savent qu’il n’est pas simple de combattre ces valeurs ou automatismes gravés de longue date dans notre cerveau. Ils apprennent peu à peu à regarder le dernier modèle Peugeot comme un tas de ferrailles et matériaux produits, extraits, à grands renfort d’énergie et de souffrance humaine. A la recherche du papier de toilette, ils traversent le supermarché tel un univers baroque bourré de signaux colorés illisibles. Un déconditionnement.

« Mais si on ne rêve pas du dernier modèle Peugeot, à quoi pouvons-nous rêver alors ? » s’écrieront ceux qui adoreraient m’accuser de prôner une vie ascétique, morne et sans joie. Sans désir ? On ne pourra que remarquer à quel point le fait même de s’interroger de la sorte démontre combien notre imaginaire est saturé par tous ces objets qu’il nous faut impérieusement désirer, et les statuts et pouvoirs qui les accompagnent. Me revient-il vraiment de vous dire à quoi vous pourriez rêver ?…

Pas de miel pour ‘faire passer la pilule’

On l’a bien constaté depuis les confinements : pour que les choses changent vraiment, il ne suffira pas d’applaudir aux fenêtres ‘nos’ (insupportable possessif social) héros, de redécouvrir les promenades en forêt ou de faire son pain bio au levain. Nous ne pourrons plus non plus faire semblant de croire les promesses de reconversion formulées par les élites dirigeantes, la main sur le cœur (ou sur le portefeuille ?) et les yeux emplis d’une belle émotion responsable (à moins que ce ne soit la cocaïne ?).

Alors, pilule bleue ou pilule rouge ? Cette question, ce n’est pas un personnage de cinéma a l’air énigmatique qui nous la pose, l’un et l’autre installés dans un salon confortable. On s’attend presque à voir apparaître une boite de Habanos ou un flacon de spiritueux tiré de derrière les fagots. Non, cette question, nous ne pouvons l’éviter ni au lever en préparant le café, ni en embrassant les enfants, pas plus qu’en pénétrant dans le parking du supermarché ou en montant dans le RER qui nous amène au boulot. Et jamais nous ne sommes en mesure évidemment d’y répondre de manière définitive. Et à chaque fois elle nous interpelle de notre fondement à l’épiderme. Et selon les moments la réponse sera sans doute plutôt rouge ou plutôt bleue. Mais nous savons confusément que notre ‘choix’, quel qu’il soit, ne nous protégera de rien. 

Nous sommes en quelque sorte coincés dans une existence largement intriquée dans celle des autres, limitée par des structures sociales reflétant et entretenant les rapports de pouvoir, contraints par les choix et les non-choix antérieurs. Ainsi que, nous l’avons il me semble amplement documenté dans ce texte, par les croyances partagées qui structurent nos rapports sociaux et nos représentations. Le vrai confort ne serait-il pas celui du conformisme plutôt que celui procuré par l’ignorance ? Conformisme encore plus attendu de chacun en période de crise où l’on se doit, selon le discours si souvent ressassé ces derniers temps, aux dissonances individuelles préférer l’alignement de tous derrière le chef.

Nous nous retrouvons dès lors à devoir composer avec d’une part une lucidité dont la conquête est une lutte, nous l’avons vu aujourd’hui, et d’autre part une impuissance, une incapacité d’agir. Le tigre tourne en rond jusqu’à épuisement dans sa cage au jardin zoologique. Colère, indignation, et autres manifestations émotionnelles finissent par nous épuiser.

Les Trois Singes de la Sagesse. Source; Michael Maggs

La philosophie orientale classique connaît les trois ‘singes de la sagesse’ : « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal ». À celui qui suit cette maxime, il n’arriverait que du bien » (wikipedia). Aujourd’hui nous en sommes arrivés à ce constat que, si l’ignorance du ‘Mal’ constitue un luxe de moins en moins accessible, nous ne sommes pas non plus en capacité de conceptualiser ce qui nous enchaîne et moins encore quels seraient les moteurs de stratégies d’échappement. Nous pouvons comprendre combien une telle fragilisation se révèle profonde, se manifestant par une « perturbation du dynamisme de la vie psychique, qui se caractérise par une diminution plus ou moins grave de l’énergie mentale, une certaine pente de l’affectivité qui est marquée par le découragement, la tristesse, l’angoisse ». Symptomatologie qui correspond à la définition de la dépression (CNRTL).

Ce qui devrait nous amener à la troisième partie de notre long périple, dans l’article « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints ».

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(1) https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/

(2) Après un long interlude : voir l’article En poussant en avant l’autre jambe

(3) C’est bien entendu au film Matrix que renvoie cette métaphore, ou comme l’alternative pilule bleue / pilule rouge. Bien antérieur, l’usage du terme par Günther ANDERS remonte à 1954, dans un texte intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice », sur lequel je reviens un peu plus loin dans cet article.

(4) Directeur de recherche CNRS au Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique (Cerfacs), et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Source.

(5) La pandémie, une des premières manifestations à l’échelle mondiale de la catastrophe en cours, agit comme révélateur, ainsi que le montre le documentaire de Alain de Halleux. Pour J. BASCHET « Le covid19 est une maladie du Capitalocène » (Le Monde du 2 avril 2020). Même le WWF monte au créneau politique !

(6) Perte progressive du ‘tissu conjonctif’ constitué par les différents milieux et groupes créant des liens entre individus.

(7) Et là nous rejoignons les travaux de Michel FOUCAULT (et successeurs) sur la biopolitique. Pour l’anecdote, notons quand même que Foucault a développé ce concept au départ d’une comparaison historique du traitement de la lèpre (au moyen-âge) et de la peste (aux XVIIème et XVIIIème siècles) !

(8) Ne nous méprenons pas. Le mythe n’est pas l’apanage des cultures antiques. Nous ne pouvons être présent au monde, et plus encore collectivement, qu’en intégrant un ensemble complexe de récits et de valeurs que nous avons tètés avec le lait maternel, jusque dans nos actes ou échanges quotidiens aujourd’hui.

(9) « Sorel (…) restera dans l’histoire des idées comme le fondateur de la notion de mythe – « réseau de significations » et « dispositif d’élucidation qui nous aide à percevoir notre propre histoire » (Jules Monnerot, Inquisitions, Corti, 1974). C’est en 1903, dans l’Introduction à l’économie moderne, que le mot, avec tout son sens, apparaît pour la première fois dans son œuvre. Et c’est alors que Sorel commence à énoncer sa « théorie des mythes sociaux ». (Metapedia)

(10) Que je définirais ici comme « Ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée. » (CNRTLl)

(11) Si on peut se représenter le mythe comme une « histoire que nous nous racontons », il faut éviter de le voir comme un discours conscient et conséquent. « Le mythe n’est donc sûrement pas une formulation conceptuelle, mais plutôt un système symbolique dans lequel sont intégrés des éléments émotionnels ». D. TRIERWEILER.

(12) Partie de la philosophie qui a pour objet l’élucidation du sens de l’être considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, essentiel et en tant qu’être singulier, concret, existentiel. (CNRTL)

(13) Deux exemples de l’ordre de l’anecdotique, mais significatifs, avant de passer un peu plus loin au plat de résistance :

(14) A développer dans un prochain article. Peut-être plus tout à fait le dernier en fait avec le transhumanisme ou posthumanisme (à moins de considérer ceux-ci comme des évolutions / perversions du discours humaniste ?). Voir par exemple les publications de s. GOSSELIN et D. BARTOLI.

(15) « L’homme, créature promue créateur, pense qu’il peut tout et qu’il pourra toujours surmonter ce qui se place en travers de ses désirs, de ses aspirations, de ses recherches. Sans cesse, il tente de repousser ce qu’il considère comme les limites de sa maîtrise. » Fabriquer le vivant – Ce que nous apprennent les sciences de la vie pour penser les défis de notre époque, Miguel Benasayag, Pierre-Henri Gouyon, Margot Korsakoff, La Découverte, 2012.

(16) Le « désenchantement du monde » de Max Weber.

(17) Descartes appelle de ses vœux « une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui [est…] à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices ».  Discours de la méthode  [1637], 6e et dernière partie.

(18) Par exemple la démonstration de Steve KEEN (L’imposture économique, Éditions de l’Atelier, 2014) – l’un des rares économistes à avoir très clairement prévu et annoncé le crash de 2007/2008 – qui démontre mathématiquement l’irrationalité de la doxa économique dominante, celle qui chaque jour un peu plus gouverne nos existences et dont la remise en cause est strictement interdite.

(19) Un grand classique p.ex. : R. BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957 ou sur le site de l’INA.

(20) « Le dualisme a façonné le paysage politique moderne de l’Occident autant que l’ancien. Dans ce paysage, la nature doit être vue comme une catégorie politique plutôt que descriptive, une sphère formée des multiples exclusions du protagoniste-super-héros de la psyché occidentale, la raison, dont les aventures et les rencontres forment la matière de l’histoire intellectuelle occidentale. Le concept de raison fournit le contraste unificateur et déterminant pour le concept de nature, tout comme le concept de mari le fait pour celui d’épouse et celui de maître pour l’esclave. La raison dans la tradition occidentale a été construite comme le domaine privilégié du maître, qui a conçu la nature comme une épouse ou une subordonnée englobant et représentant la matérialité douce, la subsistance et le féminin que le maître a clivés et disposés à son avantage. Le dépassement continuel et cumulatif du domaine de la nature par la raison engendre la conception occidentale du progrès et du développement. » (traduction personnelle).

(21) J. BASCHET, Basculements, La Découverte, 2021.

(22)  « La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois ».P. DESCOLA.

(23) Peu importe, à ce stade de la réflexion, à quelle époque, dans quelles circonstances et à quels processus à l’œuvre les historiens font remonter l’émergence de celui-ci. La question reste néanmoins posée, à discuter plus tard ?…

(24) Nous y reviendrons sans doute dans un prochain article.

(25) Dans un premier temps les cultures locales et/ou socialement non valorisées, ensuite les cultures non occidentales.

(26) « Dans sa mission traditionnelle, l’anthropologie a pour but d’interpréter une ontologie donnée pour la rendre accessible à la science, universelle. Blaser précise cela en avançant l’idée des ontologies comme pratiques : elles sont par exemple politiques et éthiques, donc allant au-delà d’une dimension simplement théorique ou métaphysique. Poirier complète cette idée en disant que les ontologies sont « des théories que des groupes humains ont élaborées afin de définir le réel, le déploiement du monde ainsi que les relations et les enchevêtrements entre l’humain et le non-humain, soit-il animal, végétal, minéral, ancestral, divin ou autre » 1. De plus, quelques auteurs, comme Blaser et Poirier, mais aussi Clammer et Schimmer argumentent que la modernité est la cause d’une crise des ontologies, puisque les différentes visions du monde n’arrivent plus à cohabiter sereinement, en raison d’incompréhensions et de rapports de pouvoir ». (wikipedia)

(27) « Cela n’arrivait pas, ne pouvait pas arriver. Le monde n’était pas comme ça ! La créature enfreignait les règles, se trompait lourdement, avait complètement tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. « (traduction personnelle)

(28) La fiche wikipedia en anglais est bien plus complète.

(29) À traiter également dans un prochain article. Je ne peux m’empêcher de citer encore …citations de PLUMWOOD: « So who was I to deny the crocodile the food of my body? In the logic of the Heraclitean universe the food of my body, representing the body as energy– matter, never belonged to me. It always belonged to the ecosystem. Its belonging to me is a fundamental illusion in the Heraclitean universe—an illusion that is imported from the other universe. And it was this illusion from the individual justice universe I had just been grabbed out of that underlay my disbelief and outrage ».

(30) Le dernier en date:

(31) Un exemple, parmi des milliers: le poids de l’humain (anthropomasse) pèse désormais plus lourd que l’ensemble de la vie sur terre ; le poids du plastique dépasse à lui seul l’ensemble du règne animal.

(32) TINA: there is no alternative, formule martelée partout et toujours depuis la première ministre conservatrice britannique des années 80, Margaret TATCHER.

(33) Il existe de nombreuses définitions du néo-libéralisme. Il me paraît que l’approche qu’en fait BOURDIEU est particulièrement éclairante.

(34) Par exemple: https://multinationales.org/Pres-des-deux-tiers-du-CAC40-ont-battu-leurs-records-historiques-de-profits-en

(35) Peter WAGNER, Sauver le progrès, Comment rendre l’avenir à nouveau désirable, La Découverte, 2016.

(36) Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme. Actes Sud, 2019.

(37) La concurrence est à distinguer de l’émulation. A développer dans un prochain texte …

(38) http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/#identifier_10_6611

(39) A. BURLAUD, A. POPELARD, G. RZEPSKI ‘dir.). Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Éditions Amsterdam, 2021