Vu du mur

Vu du mur ce blog me fait quelque peu ricaner. Vu du mur, le monde est fou, fou, fou. Tout y est tordu, compliqué, alors qu’ici « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (1). Il n’est que de poser l’une sur l’autre les pierres extraites du talus formé par l’ancien mur écroulé, en respectant quelques règles simples et logiques, une fois que l’on a compris que le mur en pierre sèche est le dispositif qui permet aux pierres de se retenir l’une l’autre. Seule la gravité retient le mur, érection elle-même destinée à contrer la gravité qui, à son rythme séculaire, fait descendre dans le torrent la montagne (2). Ni ciment, ni ferrailles, ni outillage motorisé. Nulle ressource gaspillée, nulle énergie dépensée si ce n’est musculaire et cérébrale. Savoir-faire, intelligence intuitive, obstination, rien d’autre.

Zénitude murale en vue

Le caractère véritablement jouissif de la pratique (sensiblement compromis il est vrai lorsque, par temps de pluie, l’on se retrouve les pieds dans la boue) est sans aucun doute lié à une remarquable combinaison de rationalité et d’intuition. A charge de la raison de veiller à respecter le fruit de l’ensemble ou la contre-pente des pierres disposées, à placer chaises et cordeaux déterminant l’alignement, à prévoir une épaisseur de mur suffisante au regard de sa hauteur et des masses retenues, à pourvoir aux recouvrements qui évitent les ‘coups de sabre’ ou à la mise en place de boutisses en suffisance. L’intuition pourvoira au reste.

Le hasard ne peut satisfaire au choix de la pierre qui viendra harmonieusement compléter les précédentes puisque ni le matériau ni par conséquent la construction en cours ne présentent de formes ou gabarits standards. Nous sommes bien loin des produits industriels qui ont depuis longtemps envahi la totalité du champ de la construction, transformant du coup ceux qui œuvraient comme artisans en techniciens assembleurs de spécialités industrielles. Ici, la pierre attendue est unique par ses dimensions, ou ce décrochage à angle droit qui permettra de bien la caler avec sa voisine de palier, ou encore cette pente de la face inférieure qui compensera un excès de celle qu’elle doit recouvrir, etc. Combinaisons sans fin. Combien de fois pourtant la main du maçon n’est-elle pas allée chercher sans hésitation telle ou telle pièce dans la masse en attente à côté du mur, comme appelée par l’élue. Avant, une fois celle-ci posée, toujours en pilotage automatique, d’ajuster la pierre, par quelques subtils mouvements des mains ou du poignet, dans la position la plus stable et complémentaire du bâti.

La zénitude murale est atteinte. La moitié du cerveau à l’œuvre en totale autonomie intuitive a donné son dimanche au cerveau rationnel qui n’en pouvait mais, sans pourtant avoir osé se plaindre. Hissé sur le fougueux destrier de cette liberté toute fraîche, celui-ci peut alors s’engager dans des chemins neufs, à moins qu’il ne se mette à jardiner quelque intuition fraîchement éclose. Telle celle qui hier apportait sur un plateau d’argent le titre et l’accroche de cet article …

Ces notes écrites dans l’unique but de faire vibrer la vallée silencieuse

Aucun méta quelque chose n’a cours en ce lieu. Nulle exégèse n’y a sa place. Jouissance des sens du coup, débridés par le passage au second plan de la rationalité consciente. Bruit de fond des flots bousculés du torrent dévalant 100 mètres plus bas, appel un brin angoissé du pivert, babil plus insouciant des mésanges, reines de ce petit bosquet de cèdres tout proche, composent le tissu sonore drapant la scène. Et lorsque la colline de l’autre rive renvoie presque intact le son du burin entaillant la pierre ou celui de la massette forçant le passage pour la cale qui stabilisera le montage, il semblerait que ces notes aient été écrites à l’unique fin de faire vivre et vibrer la vallée silencieuse. Lorsque les doigts aveugles se glissent derrière ou sous la pierre afin de prendre la mesure de l’espace resté libre, c’est un monde complet de sensations plus ou moins froides, humides, ou rugueuses, qui se construit avec la représentation tridimensionnelle de l’espace à combler. Les senteurs terrestres comblent les poumons. Les pieds s’enracinent dans le sol.

Bien vite tout ce monde de sensations envahit les membres et l’esprit du maçon. La main de l’artisan, interface unique où s’estompe la différence entre dedans et dehors …

Quand survient la paix, méprisant les invitations et suppliques de sa hautaine déité, c’est que chaque élément a trouvé sa place. Les pensées : exilées sur quelque galaxie lointaine. Le désir : réduit à l’accomplissement de l’acte en cours. Parfois, raffinement distingué, une ritournelle ancienne ou un air entêtant passé de mode depuis un bon moment se glisse entre les lèvres du maçon, sifflé doucement. Ça y est, le mur et le maçon ne font plus qu’un. Bien malin qui pourrait dire qui construit l’autre en effet …

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(1) C. BAUDELAIRE, Les fleurs du mal / L’invitation au voyage

(2) Entropie (texte perso – 2014)

Plus bas le torrent tourmenté fait vibrer alentour un air saturé de fines gouttelettes. Lichens et mousses tentent vainement d’adoucir ma minéralité puissante.
Par la seule grâce des pierres accouplées, sans ferrailles ni ciment, usé par tant d’années d’obsolescence mais les hanches larges, le bassin bien campé, je reste là, debout.
Les mains qui m’ont érigé, connaisseuses des détours du schiste, depuis longtemps se sont croisées. Parti le paysan labourant la terre que je supporte, disparus les troupeaux broutant à mes pieds.
Oublié de tous, amèrement je demeure, cherchant un sens à ma stabilité. Un jour je le sais, quand
mes pierres perdront le goût de l’une l’autre se tenir, comme tant de mes frères je m’écroulerai éventré, enfin soulagé.