Tous banals et superflus

Nous sommes toutes et tous banals et superflus. Notre disparition ne ferait (fera) pas plus de vagues qu’une mouche tombant à l’eau. Même Newton ? Même Newton: les pommes continueraient à tomber tranquillement au début de l’automne si Newton n’avait pas existé ou avait eu des pensées lestes sous le pommier, à propos de l’attraction des corps, plutôt que de se laisser distraire de ce tropisme essentiel par des réflexions parasites relatives à l’attraction terrestres. Qui plus est, la science économique a documenté et démontré le fourvoiement de ses théories puisqu’il est bien établi maintenant que les flux économiques, bien loin de ruisseler vers le bas de la pyramide de verres comme le laisseraient prévoir les thèses newtoniennes, siphonnent en fait les pauvres verres de la base, aux trois quarts vides, pour tout remonter vers le niveau supérieur, qui se gave !

Même Flemming. Déjà que les antibiotiques n’y peuvent que dalle contre le Coronavirus ! Et puis voyons où nous a menés l’usage inconsidéré des antibiotiques: souches bactériennes multi-résistantes, maladies nosocomiales, etc. Enfin, relativisons: combien pèsent les vies humaines sauvées par les antibiotiques à côté des existences sacrifiées à la bagnole, à la guerre, aux accidents au travail, à l’un ou l’autre Dieu, à la rémunération des dividendes, à l’extractivisme, à la haine raciale, et tutti quanti ?…

Même Hitler. Cet homme a changé la face du monde, dira-t-on: extermination raciale, villes et campagnes ravagées, prédominance des USA dans l’ordre mondial, début de la fin des empires coloniaux européens, etc. Erreur, ce n’est pas lui tout ça ! Le type à l’origine de ces catastrophes, ou plutôt la femme d’ailleurs, la recherche historique l’établit sans hésitation (1), c’est Frau B., couturière dans le petit village de Wiesmaiern en Autriche, qui, le 4 septembre 1884 aux alentours de 11 heures, envoya son mari chercher à pied quelques fournitures à la ville proche de Braunau am Inn. K., le mari, assoiffé par cette performance sportive, rentra d’un pas décidé dans l’estaminet qui jouxtait la quincaillerie où il s’était rendu pour le compte de son épouse et y rencontra le jeune F, fils de l’un de ses amis, avec lequel il eut une longue et agréable discussion, bien arrosée. F. en oublia le rendez-vous galant qu’il avait avec une jeune fille de son quartier, Klara Pölzl, qu’il avait depuis quelques temps entrepris de courtiser. Klara ne le lui pardonna jamais cet affront et épousa peu de temps après un certain Aloïs Hitler. Ils eurent six enfants, dont Adolf. CQFD ! La cause de tous ces malheurs est bien Frau B., car, n’eut elle pas envoyé son mari distraire à la bière le malheureux F., celui-ci aurait épousé la belle Klara et, paf, pas d’Adof Hitler ! On ne rit pas. Enfin si, allons-y, pourquoi pas ? mais mon raisonnement ‘reductio ad absurdum’ n’en est pas pour autant risible. L’Histoire souvent retient quelques noms et dates hors de vastes et complexes mouvements de paramètres, plus ou moins observables, dont résulte la mise en exergue d’un certain nombre d’événements et de personnes. Mais il est incorrect d’attribuer aux uns ou aux autres un statut strictement causal. Adolf Hitler, en tant que personne, est dispensable à l’Histoire. Et pas sûr que celle-ci aurait été fondamentalement différente si Frau B. avait mieux anticipé ses besoins en fournitures.

Allons donc, aucun de nous ne vaut rien. Parce qu’aucune échelle de valeur ne s’impose d’elle-même. La gloire ? l’intelligence ? la richesse ? la sagesse ? la beauté ? Nous le savons, même s’il est préférable de nous comporter comme s’il n’en était pas question, tout cela finit en ruines et poussières.

Cette pensée me nettoie et me vivifie. Parce que, du coup, je ne dois rien à personne, et je ne me dois rien à moi-même.

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(1) à moins qu’il ne s’agisse plutôt de mon imagination en fait …