Apocalypse (suite et fin)

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, cet article assez copieux a été divisé en deux parties. Dans une première partie nous avons confirmé que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus de la catastrophe est bien en cours. Après avoir réglé le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition, nous avons vu comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous avons enfin constaté l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, ainsi que les limites de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans cette seconde partie, nous nous demandons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller.

Nous voilà repartis dans un exercice de décodage. Parce qu’il faut bien user d’un vocabulaire pour initier la réflexion, j’ai privilégié jusqu’ici le terme de ‘catastrophe’, sans trop creuser la question. Mais les mots sont importants, aussi allons-nous vérifier la validité de ce choix.

Mettre des mots sur nos maux

Deux connotations sémantiques du vocable paraissent intéressantes là où nous en sommes. La neutralité d’abord, quant à l’origine, aux causes (1). Plus ou moins irréparable ou irréversible, ensuite. On ne se situe pas dans le même champs sémantique que le terme de ‘crise’, lequel suppose le caractère temporaire de la situation.

Le terme de ‘glissement’ (ou peut-être ‘délitement’) pourrait rendre compte d’une relative lenteur. On ne se réveille pas chaque matin dans un monde complètement différent de celui dans lequel on s’est endormi la veille, et pourtant tout change chaque jour. Si l’on regarde en arrière à l’échelle de 5 ou 10 ans disons, on est frappé par le nombre de changements radicaux intervenus, dont certains étaient difficilement imaginables à l’époque. Le glissement, qui plus est, parfois s’interrompt. Intervient alors un épisode éventuellement accompagné d’une certaine restructuration ou de réajustements, avant que le mouvement ne reprenne. Un phénomène d’éboulement ‘en escalier’, par étapes.

Il fallait un mot, en voici deux. ‘Catastrophe glissée’ alors ? Ou ‘glissement catastrophique’ ? Notons aussi le vocable de ‘catastrophe lente’ auquel recourt M. PUECH. Restons en là, évitons de nous perdre dans les discussions byzantines.

Une première exploration de ces quelques termes a déjà permis la mise en lumière de quelques enjeux et de constater la nécessité de se faire du phénomène une image aussi lucide que possible. Il me faut ici abattre sur la table mes cartes: mon souci est d’éviter le terme de ‘collapse’, tellement pratique , d’accord, et de plus en plus connu et reconnu, mais qui véhicule un implicite problématique, dans lequel nous allons de ce pas quelque peu fouiller.

Collapso = collabo ?

Un sous-titre outrancier ? Certes, j’assume. Une petite provocation de temps à autre évite le relâchement de l’attention et la présente ‘disputaison’ promet d’être longue encore. Mais aussi parce qu’il me semble qu’ici il serait opportun que l’arbitre donne un bon coup de sifflet et sorte le carton rouge. Hélas, ou non, point d’arbitre. Et si le concept a fait l’objet de nombreuses analyses critiques éclairantes (2) depuis qu’il a été introduit auprès du grand public francophone en 2015, alors qu’il était déjà pratiqué depuis un moment déjà par un certain nombre d’auteurs anglophones, en particulier depuis les travaux de Jared DIAMOND, il reste néanmoins ‘le’ terme incontesté des médias grand public et la garantie d’une vente assurée pour les ouvrages traitant le sujet, usité et mouliné dans divers milieux politiques et enfin accueilli avec intérêt par le monde des grandes entreprises (3).

Le caractère hautement suspect d’une telle hétérogénéité unanime donne furieusement envie de discuter l’indiscuté. Limitons-nous ici à considérer la portée du terme au regard de deux aspects apparaissant fondamentaux dans le dénonciation de ce qu’il faudra bien se décider à considérer comme une forfaiture. Les deux prémisses du discours collapso, quels que soient les auteurs sont les suivantes : un, nous serons tous impactés et deux, nous sommes tous responsables. En ce sens ils rejoignent le message véhiculé par le terme associé d’‘anthropocène’ (4), mais aussi le discours des pompiers Colibris (tout en aboutissant néanmoins à des perspectives sensiblement différentes de ceux-ci d’ailleurs). Examinons de plus près ces deux propositions.

Tous sur le même bateau
Vitrail (détail) – église Saint Étienne du Mont (Paris) – https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Jebulon

La substance du premier message est la suivante « nous sommes tous sur le même bateau ». Celui-ci, on l’imagine, peut-être celui qui nous porte d’une rive à l’autre (du monde d’avant au monde d’après, on a déjà connu ça !), ou la métaphore de notre société (qui avance, on le notera, sans trop savoir dans quelle direction certes, mais elle avance), ou encore, tiens oui, l’arche de Noé, qui va sauver de la catastrophe l’essentiel de la vie terrestre. C’est beau, c’est poétique, quasiment archétypal. Il nous faut néanmoins contredire formellement : non nous ne naviguons pas à bord du même navire. Ou plutôt : si nous devons partager la même destinée, parce que aujourd’hui (ni demain d’ailleurs) nous n’avons pas le choix de développer une existence ailleurs que sur une planète globalement impactée, nous ne la vivrons pas tous pareillement.

Embarqués sur le même vaisseau nous ne devons pas nous attendre à partager pour autant un sort identique. Un certain nombre d’entre nous s’active au pilotage de l’esquif, décide des directions à prendre, des icebergs à contourner ou non, porte de beaux uniformes, loge dans de luxueuses cabines climatisées et déguste le homard à la table des officiers. D’autres, plus nombreux, s’agitent à quelques tâches (dont on mesure difficilement l’utilité parfois) sur les ponts supérieurs mais passent le plus clair de leur temps à attendre l’heure de l’apéro étendus sur des chaises longues. Tandis que la grande masse, elle, se trouve coincée en soute (l’ascenseur social doit être en panne une fois de plus) sans voir la lumière du jour, à faire fonctionner une machinerie graisseuse et puante, à s’entasser pour dormir et à manger les restes de ceux d’en haut. A ces quelques nuances près, nous pouvons nous rejoindre, nous sommes embarqués à bord du même bateau.

De l’idée de solidarité induite par le partage du navire de la métaphore, on constate toutefois qu’il ne reste pas grand-chose (5). Un certain nombre d’indications nous laissent même penser que les mieux lotis projettent de quitter le navire en laissant se débrouiller les blaireaux des étages inférieurs, s’étant assurés d’un accès privilégié aux canots de sauvetage voire, pour les mieux dotés, ayant organisé un rendez-vous en mer avec leur yacht privé ou de se faire débarquer sur une île privée exclusive (6). Et sans attendre ce qui se passera demain, il n’est que de regarder comment aujourd’hui les prémisses de la catastrophe les voient s’accrocher plus encore à leurs biens et privilèges, mettre en place les coercitions qui assureront la pérennité de ceux-ci, endormir les soutards avec des histoires de princesse, criant haut et fort qu’ils ont la situation bien en main, soyez rassurés braves gens, tout en brouillant les signaux qui pourraient susciter quelque émoi là en-bas. Notamment en diffusant cette métaphore indue d’ailleurs.

Tout comme il est dangereux de confier le bouton déclenchant le feu nucléaire à quelqu’un qui croit en la vie éternelle, il est imprudent de laisser les commandes du navire à ceux qui ont déjà préparé leur accès exclusif aux canots de sauvetage.

Mais si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, ne partageons-nous pas tous néanmoins à un titre équivalent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Tous coupables (et plus encore les ‘fucking boomers’).

A peine trois siècles d’orgie énergétique et autres, occidentale d’abord, nettement plus partagée ensuite, nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. On en a bien profité. « On  » ? Nos aïeux les plus récents et nous-mêmes serions-nous tou(te)s au même titre coupables, ayant tou(te)s batifolé dans la même consommation heureuse ?

A titre personnel déjà, il ne m’est pas possible d’accepter le verdict. J’avais à peine plus de vingt ans lorsque la lecture de René DUMONT (7), une révélation, m’a vacciné contre la maladie des trente glorieuses. Cette inspiration (bien d’autres ensuite ont pris le relai) m’a guidé jusqu’aujourd’hui, en permanence à contre-courant, même s’il reste vrai que à peu près personne à cette époque n’échappait vraiment à la folie consommatrice qui se mettait en place (8). Au quotidien, tous effectivement, nous avons peu ou prou participé à la gabegie. Après des années de guerre puis de reconstruction, de multiples privations et souffrances, tous les verrous traditionnels sautaient. Celles et ceux nés dans les années qui ont directement suivi la fin du conflit ont dès leur plus jeune âge baigné dans cette culture de consommation, et donc en percevaient difficilement les contours et surtout les limites. Le modèle de la consommation de masse et sans limites était né. Nous en sommes toujours là. Notre mode de vie aujourd’hui, quoi qu’on puisse aimer se donner à penser, perpétue le même modèle, à peine aménagé en surface.

‘Les vieux fourneaux’ de W. LUPANO et P. CAUUET

Comment peut-on reprocher aux ‘boomers’ de n’avoir rien tenté dans les années soixante ou soixante-dix ? Si effectivement quelques rares scientifiques ou activistes déjà lançaient l’alerte (on ne les appelait pas encore comme cela d’ailleurs), ils étaient très peu nombreux, mal (ou pas du tout) relayés voire ridiculisés par les médias. Mais en 2021, alors qu’il est devenu difficile de passer une journée sans se trouver exposé au mot collapse, à une conversation de couloir sur le changement climatique ou au xème reportage à la télé sur la fonte de la banquise, l’écrasante majorité de celles et ceux que je vois vivre autour de moi, jeunes générations comprises, n’apporte à ses comportements aucun changement drastique (ah si, pardon, aujourd’hui on trie ses déchets, on utilise des sacs en papier, on refait l’isolation de la maison pour 1 euro et on pense sérieusement à compenser les vacances en avion cette année) et cède avec le même plaisir douteux aux sirènes de la consommation. Une consommation de plus en plus cheap sans doute (9) pour nombre d’entre eux, mais une consommation quand même, avec la gabegie de ressources qui l’accompagne.

Si je semble prendre ainsi la défense de mes contemporains, alors que j’ai passé des décennies à les affronter, douloureusement parfois, sur ces terrains, ce n’est pas du fait de je ne sais quelle solidarité générationnelle intempestive, que nenni. La culpabilisation des ‘boomers’ s’inscrit dans une culture de la faute relativement aux pratiques qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui, approche qui constitue à mon sens une lourde erreur de perspective. Hier et aujourd’hui, jeunes et anciens, tous nous avons, à divers égards, une responsabilité dans la genèse de la catastrophe. Mais nous ne sommes pas pour autant coupables du monde dans lequel la majorité des populations occidentales a vécu les dernières décennies, l’accusé est ailleurs … Avant d’aller le chercher, quittons brièvement l’histoire contemporaine pour la géo.

Aujourd’hui la consommation énergétique d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle d’un Français
Consommation mondiale d’énergie (Source: Wikicommons – Bl4ck.c47)

Les trente glorieuses n’ont pas été une fête pour tout le monde, loin s’en faut. Une bonne part de l’humanité en effet n’est en rien concernée par les allégations de gaspillage irresponsable que nous venons de traiter. Aujourd’hui encore la consommation énergétique annuelle d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle du Français, qui elle-même se situe à la moitié du niveau de l’Etats-Unien moyen. Et si la Chine, depuis quelques années, a pris la tête du classement des émissions de CO2 par pays, c’est moins pour rencontrer une demande intérieure (croissante néanmoins) que pour extraire, transformer, produire (et donc consommer minerais et énergie) à notre place.

La belle bâtisse de terre séchée de mes amis du Haut-Atlas (10), pourtant plutôt bien dotés dans le village, ne dispose d’aucun dispositif de chauffage (à 1700 mètres d’altitude, même à cette latitude, la neige et le gel ne sont pas rares durant l’hiver), la cuisine se fait grâce aux quelques fagots ramassés dans la montagne, la cuisinière témoignant à ce faire d’un art de l’économie carrément impressionnant, les déplacement de longue distance se font uniquement au moyen de transports collectifs (sur courte distance on ira ‘pedibus cum jambis’ ou sur l’âne ou la mule), la plupart des aliments consommés auront parcouru en tout et pour tout la distance du champs situé un peu plus bas dans la vallée à la cuisine. Difficile dans ces conditions de considérer que leur responsabilité vaut la mienne. Surtout après avoir fait pour les rejoindre la distance en avion !

Si on ne peut se plaindre ni des ‘boomers’ ni d’une bonne moitié de l’humanité qui n’a pas eu et n’a toujours pas les moyens de déconner autant que nous, on s’adresse à qui alors ? Un petit détour lexical, une fois de plus, devrait nous mettre sur la piste …

Anthropocène

La même culture de la responsabilité humaine universelle et indéterminée sous-tend le recours au terme ‘anthropocène’ pour désigner la période dans laquelle nous sommes entrés, celle où la biosphère se trouve principalement déterminée à tous les niveaux (atmosphère, hydrosphère, litosphère) par l’activité humaine. En ce sens le terme lui non plus n’est sans doute pas anodin. Raison pour laquelle il m’apparaît pertinent de le traiter ici en parallèle au vocable ‘collapsologie’.

La culpabilisation, cela fonctionne plutôt bien. Si nous avons péché, il nous faut nous repentir. Et surtout pas remettre à plat l’histoire et rechercher quels sont les facteurs déterminants des folies exponentielles de l’époque. C’est une telle démarche pourtant qui a amené certains analystes à proposer le néologisme alternatif de ‘capitalocène’ (11). On peut voir en effet que l’influence croissante de l’activité humaine sur les éco-systèmes, outre le poids de la croissance démographique (12), est directement liée à l’avènement puis au développement d’un capitalisme thermo-industriel couplé à un système politique qui dénie aux citoyens la capacité à s’organiser collectivement pour remettre en cause celui-ci. Porter le regard sur l’anthropos d’un côté ou sur le capital de l’autre détermine évidemment une lecture toute autre de l’histoire, suggérant, quant aux mesures susceptibles de nous sauver de là, des pistes bien différentes.

faux (res-)semblants: granite et fayard

En termes d’économie politique l’analyse me paraît pertinente et dans cette mesure j’y souscris.

Anthropologiquement et/ou ontologiquement elle me paraît gravement méconnaître ce que l’on pourrait décrire comme une tendance à la démesure (hubris) caractéristique de notre espèce, dans ses versions les plus récentes (à l’échelle géologique) du moins. . Icare ignorait tout du capitalisme et du libéralisme, il connaissait la démesure. Ce que certains aujourd’hui, dans une approche plutôt étroite et mécaniste, appellent le ‘bug humain’ prête à discussion mais ne peut être ignoré lorsque l’on s’interroge sur notre destin en cette époque charnière. J’aimerais pouvoir en traiter dans un prochain article.

Tous responsables alors ?

Nous avons vu les limites, dans le temps et dans l’espace, d’un énoncé en termes de responsabilité individuelle. Mais, au-delà de ce constat, rappelons-nous que, fondamentalement, responsable n’est pas coupable. La responsabilité suppose la reconnaissance des actes posés (ou non posés), implique éventuellement la notion de réparation, mais exclut la faute, définie comme « acte ou omission constituant un manquement, intentionnel ou non, à une obligation contractuelle, à une prescription légale ou au devoir de ne causer aucun dommage à autrui.

Mon opinion est qu’il n’y a pas faute personnelle dans la mesure où nos choix individuels s’inscrivent dans un collectif qui développe règles, structures et discours aux fins d’orienter les choix individuels dans le sens qui lui convient. Sur cette planète nous ne sommes pas sept milliards d’individus vivant chacun sur sa petite île autonome, usant des pratiques de leur choix. Et depuis deux ou trois siècles nos choix individuels sont de plus en plus fortement orientés par les stratégies en constante évolution développées par le modèle économique dominant, que l’on pourrait désigner par le terme de capitalisme, qui s’est dans un premier temps mis en place en occident avant de gagner la totalité de la planète. Donc, oui, chacun de nous a brûlé dans sa vie un gros paquet de pétrole. Mais si la voiture individuelle, par exemple, s’est imposée depuis le milieu du XXème siècle, c’est en bonne part grâce à l’aménagement du territoire dans lequel se redéployait après guerre le système économique, éloignant les gens de leur lieu de travail, des commerces, de leurs relation sociales. Au point de rendre la voiture de facto indispensable. De quelle faute pourrions-nous accuser celui ou celle qui tous les jours ébranle une bonne tonne de ferraille puante aux fins de déplacer quatre vingt kilos de tissus organiques ? Partout l’épicier du coin, la quincaillerie ou la boulangerie du quartier ont disparu. Il faut faire 20 ou 30 kilomètres pour rejoindre le boulot. Plus d’école au village, elle a déménagé au bourg. Les transports en commun, à l’exception des agglomérations urbaines, ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur des enjeux ou ne sont conçus que comme substituts à la voiture pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de la financer (13) .

Le camion comme détournement: voir l’article ‘Les camions’

Il ne reste que la voiture individuelle pour rejoindre le taf ou le méga centre commercial situé en périphérie. Sans compter que l’heureux propriétaire dudit véhicule aura le privilège de dépenser chaque année 4300 euros (de l’ordre de 20% du revenu médian d’un ménage) pour financer le carrosse hélas nécessaire malgré lui. La voiture électrique est destinée à ne modifier en rien cette situation. Autre exemple. Si nous nous transformons une fois par semaine en larves cupides accrochées à un gigantesque chariot de courses, le cerveau juste capable encore de déclencher le réflexe d’achat au passage devant le produit qui aura défilé des dizaines de fois sur l’un ou l’autre écran croisés durant la journée, n’est-ce pas in fine parce que (14) la rémunération du capital exige une croissance sans limite de la consommation ?

Tant collapsologues que tenants simplistes du vocable d’anthropocène se trompent de cible lorsqu’ils mettent l’accent sur l’individu. Et dans la mesure où nous acceptons, voire intériorisons, ce discours, nous nous privons des moyens de comprendre les processus en cours et d’agir utilement là où c’est encore possible.

Apocalypse et catharsis

Last but not least, le récit collapso suscite un malaise qui dépasse encore les considérations ci-dessus. Ces prophètes et leurs disciples paraissent en effet témoigner d’une attirance douteuse pour l’apocalypse, au sens biblique du terme. Au point d’y suspendre les guirlandes lumineuses d’un ‘happy collapse’.

Il nous est extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’imaginer que le monde persiste après notre mort. D’où sans doute cette tendance universelle à anticiper une fin généralisée. Il s’agit d’une faiblesse narcissique banale, mais acceptons-nous vraiment d’y céder au point de laisser celle-ci piloter nos choix ? Un cran plus loin. Ces fantasmes de fin du monde ne sont-ils pas teintés d’un zeste d’eschatologie ? Les meilleurs, ceux qui ont cru à la révélation et se sont préparés survivront. Tandis que disparaîtront incrédules et obstinés de la croissance. Nous ne sommes pas bien loin du jugement dernier là. Passons un cran plus loin encore. Le monde d’après le collapse ainsi fantasmé apparaît pur, débarrassé des scories accumulées par l’humanité siècle après siècle. Le collapse serait alors l’épuration, la catharsis, dont émergerait une humanité neuve et brillante, débarrassée (on se demande bien comment) de ses tares anciennes.

On a tous droit aux fantasmes mais il nous faut reconnaître qu’ils sont ici bien mal placés et polluent grandement un concept dont nous avons pu constater les limites et effets pervers.

En guise de non-conclusion

On s’interdira ici de conclure évidemment, c’est sans aucun doute prématuré, alors que nous tentons bravement de tenir la tête hors de l’eau. De l’exercice auquel nous nous sommes livrés retenons peut-être quelques ‘leçons’ provisoires.

• Inspirés peut-être par le roman fantastique (15) ou par l’une ou l’autre de nos faiblesses endémiques, nous sommes suspendus dans l’attente d’une grande implosion! perte de notre avenir projeté, perte de sens (matérialisme, croissance). Le mythe dominant part en vrilles avec la perspective d’une involution plutôt que d’évolution.

• Nous avons éprouvé la puissance du mythe partagé, chaque jour renforcé par la propagande (16). Même la prise de conscience ne suffit pas (dissonance cognitive). Reconstruire collectivement un autre discours sur l’homme, sur nous, nos limites et nos appétits, notre intégration dans le bios, notre vivre ensemble et notre sacré. Le chantier du nouveau récit est en cours. Nous avons repéré quelques unes des images employées et éléments de langage auquel il recourt.

• Il n’y aura pas une chute brutale suivie d’un lendemain qui chante mais une lente glissade, par à coups suivis sans doute de nombreux matins sombres . Et aujourd’hui nous sommes déjà dans ce processus.

• Le discours dominant sur la catastrophe (collapsologie, anthropocène, individuation et culpabilisation à tout crin) suscite la stupeur plutôt que de mobiliser nos forces, nous dépossède de notre vie aujourd’hui et nous évite de voir quels sont les pouvoirs à l’œuvre.

• La dégradation, suivant une progression exponentielle, des conditions de l’existence humaine (et autres) sur notre planète radicalise les pouvoirs en place et rigidifie le système social. Mais réduit également jour après jour le champs des choix possibles, des décisions à prendre et de la manière dont elles seront prises, le pouvoir se réduisant de plus en plus à des cénacles restreints, non-élus, opaques, techniciens et autoritaires.

Que peut-on espérer encore ?

Il m’est impossible de clôturer un texte, déjà bien long pourtant, sans évoquer l’espoir, l’inévitable question arrivant à tout coup au terme de semblables considérations : « Mais que peut-on espérer encore ? ». Il ne sert à rien d’espérer. L’espoir est la flamme qui nous attire et nous brûle. Nous grandissons lorsque nous nous efforçons de dépasser le couple désespoir / espoir et cherchons, découvrons, inventons le sens dans le ‘vivre’ (et l’on aimerait ajouter : ‘tout simplement’).

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(1) Cause non exclusivement naturelles donc, et là on se réfère à la signification du terme par extension, plutôt que la signification première qui, elle, renverrait plutôt à un phénomène d’origine ‘naturelle’.

(2) Par exemple :
https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/
https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir
https://revuegerminal.fr/2020/11/11/que-vaut-la-collapsologie/
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35111
https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable-une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/
https://www.revue-ballast.fr/depasser-les-limites-de-la-collapsologie/

(3) Les entreprises mondialisées ne sont pas en reste, ayant recyclé le concept (et d’autres, transhumaniste notamment) dans le projet de ‘Great Reset’.

(4) C’est ainsi, par exemple, que l’ouvrage fondateur de la collapsologie francophone, écrit par P. SERVIGNE et R. STEVENS en 2015, est sorti au Seuil dans la collection ‘Anthropocène’.

(5) « La société du risque ne cesse de menacer et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou nationales […]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à l’avènement de la grande harmonie face aux risques croissants provoqués par la civilisation. Car c’est justement dans la façon de réagir aux risques qu’apparaissent de nombreuses différenciations sociales et de nombreux conflits d’un type nouveau » (Ulrich BECK , La Société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs/Flammarion, 2001 (1986), p. 84.

(6) voir la note 13 de la première partie de ce texte.

(7) Voir par exemple cette interview où René DUMONT aborde, en 1973, la problématique de l’épuisement des ressources. A la même époque, avec une approche sensiblement différente, le rapport MEADOWS remettait en question la thèse de la croissance infinie.

(8) Une anecdote me revient en tête en écrivant ces lignes, qui me paraît exemplative des mentalités et du mode de vie de l’époque. Elle est livrée ici pour l’érudition des jeunes générations. L’histoire m’a été racontée par un ami arrivé en 1968 dans ces collines désertées par les paysans et qui se repeuplaient de barbus aux cheveux longs débarqués des villes. Il est arrivé quelques fois, me racontait-il, que lors d’une soirée prolongée entre copains, le bar-tabac du village fermé à la nuit tombante, si les ‘clopes’ venaient à manquer, il y avait toujours bien l’un ou l’autre de ces jeunes occupés à rebâtir un monde meilleur pour monter dans une voiture et faire deux fois les quarante bornes séparant ce trou perdu de la petite ville la plus proche afin de s’acheter le paquet de Gitanes. L’essence ne coûtait rien, quant au reste …

(9) La croissance de la part de la population disposant de très bas revenus, croisée avec l’exacerbation permanente du désir de consommer dans laquelle nous baignons, crée des opportunités de marché bien vite exploitées. Copier sur un mode dégradé les formes de vie et les objets de consommation des catégories sociales plus aisées constitue un appel à des gammes au rabais et images de marques clinquantes.

(10) Voir divers articles sur ce blog, en particulier ceux de la catégorie ‘Haut-Atlas 1’.

(11) De nombreux auteurs, en fonction de leur angle d’analyse privilégié, ont suggéré divers termes alternatifs à celui d’’anthropocène’ (ce qui peut donner lieu à d’amusants petits jeux d’ailleurs). Ainsi du vocable de ‘Plantationocène’ employé par les courants de pensée influencés par la penseuse éco-féministe Donna HARAWAY.

(12) Sujet extrêmement difficile, tabou bien souvent, et pourtant incontournable. Il n’est pas certain que la question démographique gagne à être considérée comme un ‘problème’ auquel il faudrait apporter des ‘solutions’. Ce qui ne fait aucun doute par contre c’est que la plupart des défis qui se présentent à nous sont à des degrés divers aggravés par la taille de la population humaine.

(13) Il suffit de constater la couleur de peau des personnes qui attendent le bus ou le métro, en-dehors des centres urbains gentrifiés ou des quartiers d’affaires.

(14) Une approche en termes de causalité ne me paraît pas heuristique. Je tente de privilégier une étude de relations et de processus. Les différents avatars du capitalisme depuis sa naissance peuvent être vus, me semble-t-il, comme des formes évolutives d’exploitation d’un déséquilibre humain plus ou moins sensible selon les époques (voir le dernier paragraphe en sous-titre ‘Anthropocène’ du présent article). A explorer plus tard …

(15) La fantasmatisation du ‘monde d’après’ chez les auteurs de littérature fantastique constitue un sujet passionnant. Ainsi par exemple la lecture de deux grands classiques du genre, ‘Ravages’ de René BARJAVEL et ‘Le Fléau’ de Stephen KING mais aussi du ténor français contemporain, Alain DAMASIO (‘Les furtifs’ en particulier), met à jour des délires patriarcaux, communautaristes, religieux et/ou franchement fascisants.

(16) Il ne m’est plus possible de me souvenir qui a dit que le propagandiste a réussi quand son discours est devenu le sens commun.




Voir grand

Suite et fin du récit commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre‘ puis de ‘De quelques antidotes à l’ivresse des cimes

Face à moi alors que j’entame la descente côté sud, une mer de reliefs s’éloignant pour mourir en vagues décroissantes dans l’océan du désert. Difficile au début de se concentrer sur ses pas et l’itinéraire dans ces conditions. Puis la réalité de la montagne se rappelle à moi : comment contourner à moindre coût cette combe profonde ou ce névé ?, quel est le degré de stabilité de ce pierrier que je traverse en diagonale, alors que la pente s’accentue ? etc. Arrivé sur une grosse croupe indolente, je décide de m’arrêter, pour faire le point sur ce nouvel itinéraire maintenant entamé et tenter de distinguer dans le paysage un tracé, si possible d’aspect engageant. Phénomène de ‘descente’ après le ‘shoot’ intense du sommet, ou autre, je sens s’insinuer l’angoisse, envahissant mes membres et mon cerveau. Fini l’émerveillement du grand paysage, je perçois de plus en plus l’imposante lourdeur de mon environnement. Où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës. Au loin, plus bas, beaucoup plus bas, aucune trace de piste ou de chemin. Au sud-est, à une journée de marche peut-être, une large vallée d’altitude semble me tendre les bras, avec ses belles étendues vertes sans doute pâturées par les troupeaux en estive. Mais à son extrémité distale je la vois se rétrécir et terminer dans une combe raide qui semble bien être le départ d’un torrent. Je sais d’expérience qu’il est illusoire et surtout très risqué d’emprunter le cours de ceux-ci. Aucune habitation évidemment, là ce n’est pas une surprise, il me faut redescendre bien plus bas que cet horizon pour trouver les premiers hameaux.

Je m’active, histoire d’envoyer balader ce moment de faiblesse (1). Je prends l’azimut de Ouarzazate, grâce au GPS, qui s’il ne dispose pas d’un fond de carte détaillé, me permet néanmoins de tracer la ligne droite entre ma situation actuelle et ma destination. Sûr que la ligne droite ne constituera pas le meilleur chemin, ici encore moins qu’ailleurs, mais il me faut bien une direction générale à laquelle me référer ensuite. Pour compléter, une observation systématique du paysage proche et moyenne distance dans un arc de 45° de part et d’autre de l’azimut. Qu’est-ce que cela donne ? Progressivement se construit dans ma tête un début d’itinéraire, qui paraît jouable dans la mesure limitée de mon champ de vision. Sans doute est-ce en grande partie illusoire car celui-ci se réduit au grand maximum à deux heures de marche mais cela me permettra de démarrer, n’ayant aucune intention de m’éterniser là-haut.

Ambition
où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës

Faire confiance à la petite aiguille aimantée tremblotant dans son boîtier transparent et au type qui a pour l’instant les deux pieds dans mes chaussures n’est pas si difficile en fait, mais constitue néanmoins une expérience intéressante. Au départ, tout est possible : nulle direction ne s’impose à moi, aucun signal d’interdiction, aucune clôture, aucun guide. Voir grand. Être ambitieux. Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur »(2). Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues (3), j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ».

Nulle mégalomanie dans l’expression « voir grand ». « Small is beautful , le rappel se vérifie depuis près de 50 ans. L’idée ici c’est de ne pas se recroqueviller, élargir son champ. Voir large alors ? Autant que faire se peut, éviter de s’auto-limiter. Partir de l’idée que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé plutôt que de se dire que tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit. Les obstacles que nous construisons nous-même sur notre chemin, les murailles que nous dressons autour de nous, le tout s’ajoutant aux limites considérables dérivées du contrat social (4), cela fait beaucoup. Face à ces impedimenta nous ne sommes pas tous égaux. Le milieu social de naissance, la génétique, l’éducation, les événements de l’existence, etc nous dotent plus ou moins. Mais le même élan peut nous pousser, quel que soit le point de départ.

Pas âme qui vive

J’ignore de quoi sera faite la fin de cette journée, encore moins celle de demain, mais je vais. Nul n’est là pour me dire où aller ou ne pas aller. Même le sentier, version très ‘soft’ il est vrai de la guidance, n’est pas là pour altérer cet état. Seules les sensations intenses, indescriptibles, qui s’imposent à l’errant dans ce paysage hors échelle arrivent à me distraire de cette détermination.

Après quelques pentes assez raides au début, mon parcours s’est quelque peu aplani. Afin de minimiser les montées, je circule autant que possible en suivant les courbes de niveau, avec bien sûr une tendance naturelle à la descente. Peu à peu la caillasse brute fait place à des étendues boueuses d’abord puis couvertes d’une végétation squelettique (5) qui donne à certaines étendues des allures de désert. Je m’attends d’ailleurs à croiser quelque tribu nomade, éleveurs de dromadaires, le tableau serait complet. Mais non, aucune trace, pas âme qui vive semble-t-il à des lieues à la ronde, sans doute suis-je trop en altitude encore.

minéralité

En fin de journée se lève un vent soutenu, de très fortes bourrasques aussi parfois, tandis que le ciel s’assombrit. Je commence à me faire du souci pour ma nuitée, d’autant que je traverse une étendue couverte de touffes épaisses d’herbe sèche qui semble sans fin et où nul abri naturel ne se présente. Peut-être en descendant quelque peu dans cette combe que je distingue à moins de deux kilomètres au jugé ? Forçant le pas car le vent devient vraiment pénible, j’arrive en nage à cette dépression qui se révèle en fait à peine moins exposée. Après quelques tours et détours j’y trouve néanmoins un ravin peu profond qui me permet d’espérer de moins subir les rafales. S’il est au sec en ce moment, il est visiblement parcouru de ravines qui doivent drainer les eaux pluviales. Pas trop le choix. Je plante la tente au point le plus élevé, entre les ravines, et m’acharne à creuser un fossé susceptible de dévier une coulée qui menacerait mon abri. On imagine le cirque qu’a pu représenter le montage de la tente par ce temps, sur un sol plus que caillouteux. La séquence repas fut donc rapide, la nuit ponctuée de courts réveils destinés à m’assurer de l’état de la toile et des tendeurs, mais au final moins mauvaise que prévu.

Pressé de quitter ce lieu qui m’avait si mal reçu, je démarre alors qu’il fait à peine jour. Le ciel est bas mais le vent tombe une fois entamée une nouvelle franche descente et il ne pleut pas. Voici les premières sources. Je comptais sur elles, mes deux bidons sont vides. L’eau sourd au ras du sol dans la végétation et circule en ruisselets qui semblent un temps désorientés avant de se regrouper un peu plus loin pour finir dans un ravin. Pas de troupeau, je prends le risque, d’autant qu’il va me falloir patienter encore le temps que les pastilles désinfectantes fassent effet.

L’antenne de l’Office de Tourisme reste introuvable
retour aux territoires d'estive

En fin de matinée je débouche au-dessus d’une large vallée d’altitude que je surplombe encore de deux ou trois cent mètres. J’y distingue les constructions typiques des bergers en estive et, d’ailleurs, quelques cris et bêlements faiblement perçus me confirment que, non, je ne suis pas le seul être humain restant au monde après une catastrophe nucléaire ou autre. Ayant pas mal dévié de mon azimut ce matin, je corrige en rejoignant la vallée beaucoup plus à l’ouest, loin des constructions que j’avais repérées. Très vite j’aperçois le départ d’un ravin, situé pile dans le bon axe, et que semble rejoindre une trace au sol, résultat de passages répétés des troupeaux et bergers. Progressant dans cette direction en traversant la vallée, je vois arriver à quelques centaines de mètre un troupeau de petites chèvres suivi par des enfants : une jeune adolescente et une gamine qui doit avoir six ou sept ans. Elles progressent lentement avec le troupeau en guidant celui-ci au moyen de cris brefs et surtout de cailloux adroitement lancés vers la récalcitrante qui ferait mine de trop s’écarter. Elles paraissent à la peine, le petit troupeau ressemble plus à un essaim virevoltant en tous sens qu’à un défilé du 14 juillet. Je fais quelques pas pour me situer à proximité de leur passage obligé. Les deux jeunes bergères semblent intriguées (on comprend aisément) mais pas trop inquiètes. Je veille néanmoins à me maintenir à distance d’elles. Ma question : ce ravin là que je songe à emprunter mène-t-il dans la bonne direction et, dans l’affirmative, est-il praticable ? Ou n’importe quelle information qui irait dans ce sens là en fait, je ne ferai pas trop le difficile vu que l’antenne locale de l’Office de Tourisme reste introuvable. Je ne me souviens plus comment se mène le dialogue mais j’obtiens la réponse (quelque chose de l’ordre de « oui, vas-y mon gars ») et sors de ma poche une belle barre aux fruits secs dont je m’étais promis de profiter avec gourmandise un peu plus tard. Les voilà reparties, deux gamines au milieu de nulle part, lorgnant la friandise avec des yeux brillants, s’entraînant probablement à raconter au retour comment elles ont croisé un être bizarre en route vers cette ville où sans doute elles ne sont jamais allées. Songeur devant ces deux petites personnes au milieu de l’immensité, j’essaye un moment de me figurer comment une enfance de ce type peut structurer une personne mais j’y renonce, trop éloigné de mon propre univers.

Une méfiance farouche

Me voici donc à cet endroit où le bord de la vallée s’affaissant en pente douce se parsème de rochers entre lesquels coule calmement un beau filet d’eau claire, entame sa descente en entaillant la falaise . Plutôt avenant mais je reste très méfiant néanmoins. Vais-je me fier à l’assertion de deux gamines issues d’une autre planète que la mienne et à un semblant de trace dans la végétation ou dois-je me rallier à ma crainte de ces entonnoirs longs de plusieurs kilomètres, pratiquant parfois des dénivelées impressionnantes, s’élargissant ou rétrécissant au gré des falaises qui l’encadrent ? Là où j’en suis rendu, toute recherche d’une hypothétique alternative me prendrait sans doute à tout le moins une journée de marche supplémentaire, sans garantie aucune quant au résultat. J’entreprends donc de suivre le ruisseau, conservant juste sous la surface une méfiance farouche.

Assez aisée au départ, la progression, comme je m’y attendais, devient rapidement pénible. Je persiste à suivre le cours du torrent, désescaladant de rocher en rocher, bien que je voie souvent la trace accrochée un peu plus haut sur la pente raide de l’une ou l’autre rive. Mais mes tentatives de suivre celle-ci s’étant soldées par une ou deux belles frayeurs, je lui préfère la stabilité des rochers du fond du ravin. Épuisé et simultanément fasciné par ce parcours inhabituel, j’arrive avec soulagement à un élargissement du ravin. Mais c’est pour constater qu’il s’agit d’un confluent, mon torrent en embarquant un autre au passage, dédoublant du coup le volume d’eau. Sans trop d’illusions j’explore la suite du lit mais là le diagnostic est clair : ça ne passe plus. J’envisage, les épaules basses, de rebrousser chemin. Pas de précipitation, on s’assied et on réfléchit. Depuis que je sillonne la montagne, mon œil s’est entraîné au repérage des traces et c’en est bien une, j’en suis sur, que je repère au loin sur la rive droite, bien au-dessus du ravin, là où un imposant amas d’éboulis à 45° garnit le pied de la falaise abrupte. L’impossibilité de cette voie m’apparaît de l’ordre de l’évidence mais il est tout aussi évident qu’elle se trouve là. Au bon endroit (encore faut-il l’atteindre!) , dans la bonne direction, quasi rectiligne, bref bien alléchante. Je pense à nos virées dans la montagne à laquelle est adossée le village, avec mon ami Azroun, comment il moque parfois ma lourdeur et ma maladresse alors que l’ancien petit chevrier gambade là-dedans comme doté de quatre pattes. Une impossibilité à mes yeux ne devrait donc pas être une impossibilité tout court. Si j’arrive à rejoindre cette trace, je devrais moi aussi, en trouvant une allure adéquate, aidé de mes bâtons, pouvoir suivre la sente aérienne des troupeaux et des bergers.

Il n’y a qu’à leur emboîter le pas …

Après moultes détours et passages raidissimes, j’atteins l’endroit repéré. L’estomac contracté, je laisse le regard suivre ce filet de trace devant moi. Attraction. Mais la pente sur laquelle il circule est bien raide et, quelques dizaines de mètres plus bas, c’est le ravin du torrent hérissé de roches qui attend le corps qui chute. Répulsion. Je construis devant moi l’image d’un gamin poussant devant lui une douzaine de chèvres … et je leur emboîte le pas. Cela fonctionne l’imagerie mentale ! (6).

une trace si légère

Lentement, le regard posé quelques mètres au-devant, je m’avance. Je suis dans le rythme, ça se passe plutôt bien. Cette trace s’est emparée de moi, je n’ai plus d’autre choix que de la suivre encore. Mais là elle remonte pour passer au pied de la falaise alors qu’il me semble plus simple de franchir la barre rocheuse, pas trop haute, qui se dresse devant moi. Illusion, derrière cette barre, le vide. Je repère au loin, à plusieurs kilomètres encore, une antenne de téléphonie. Soulagement. Puis je reprends : faire confiance à la trace, suivre le petit troupeau et le gamin. Combien de temps l’ai-je suivie cette trace?, je suis incapable d’en parler, tant j’étais concentré sur chacun de mes pas. Et voilà, enfin, les masses d’éboulis s’amenuisent, mon fil d’Ariane redescend dans le ravin dont la profondeur s’est bien réduite, alors que celui-ci s’est sensiblement élargi aussi et permet une progression de part et d’autre du torrent. Encore une petite heure de marche en suivant le flot et c’est le premier barrage (7). Rapidement je me débarbouille afin d’éviter de trop effrayer les paysans qui ne s’attendent certainement pas à voir un étranger arriver de la montagne. Apparaissent les premières terrasses, pas mal de beaux noyers (quel ombrage fantastique!) et là cette femme qui travaille la terre et n’a pas perçu mon arrivée. Faisant délibérément rouler sous mes pieds quelques cailloux pour me signaler je me rapproche jusqu’à ce qu’elle se redresse. Là, c’est clair, elle s’étonne mais ne semble pas vraiment effrayée. Gestes, mots, mimiques, tout y passe. Elle rigole, moi pareil. Alors, me faisant signe de la suivre, traversant plusieurs terrasse de culture où d’autres sont au travail, tous bien sûr commentant bruyamment mon passage, puis trois petites maisons de terre sèche appuyées les unes aux autres, elle me conduit au départ d’un sentier (un vrai celui-là, et non plus une trace fragile) qui emprunte la suite du ravin, maintenant devenu vallée, pile dans la direction de mon azimut.

Me voilà de retour, avec un plaisir qui me surprend un peu d’ailleurs, dans le monde des humains. J’achèverai ici le récit, même si le chemin jusqu’à Ouarzazate fut long encore, parsemé de quelques embûches mais aussi de belles rencontres, telle celle de l’instituteur solitaire. Les portes du M’Goun se refermaient derrière moi, et avec elles ce récit.

__________

(1) La faiblesse n’est ni une maladie ni une tare et je n’ai rien du surhomme mais lui laisser la place n’est pas toujours indiqué. Lorsque les circonstances le permettent, il est bon de se laisser aller. Ce qui me rappelle l’anecdote que voici. Après une de ces traversées intenses et riche en émotions d’ordres divers mais bien intenses, toujours dans la même région, j’atterris dans un gîte pour groupes équipé de vraies douches individuelles. Je suis seul dans cette salle, j’actionne la douche et l’eau coule froide, ainsi que je m’y attendais. J’entreprends néanmoins de me savonner mais après un bon moment voilà que l’eau se réchauffe ce qui ,au randonneur exténué n’ayant connu que les ablutions dans le torrent voire pas d’ablutions du tout, peut apparaître comme un vrai petit miracle. C’est alors que le corps qui avait enduré jusque là sans broncher se fend d’un hoquet de sanglot que je n’avais nullement vu venir, un seul, pendant que cette délicieuse eau tiède me ruisselle sur les épaules. Une douleur, un stress avait trouvé le moment de faiblesse pour s’exprimer.

(2) CNRTL

(3) J’aimerais y revenir dans un prochain article.

(4) Le contrat social c’est en quelque sorte le compromis entre l’individu et le(s) groupe(s) dans le(s)quel(s) il s’inscrit. Lorsque, comme aujourd’hui, l’autoritarisme prend le dessus, on peut supposer que l’un ou l’autre terme du contrat est mis à mal et que la partie avantagée souhaite prendre le contrôle de la partie lésée.

(5) Il me faut ici confesser et m’excuser de mon ignorance quasi totale en matière de botanique (exception faite, un minimum en tout cas, pour ce qui se mange).

(6) J’y ai quelques fois eu recours dans des situations difficiles à gérer, surtout face à la peur, avec des résultats intéressants.

(7) qui permet de stocker une masse d’eau et d’orienter celle-ci vers un ou plusieurs canaux irriguant les terrasses cultivées situées en aval




Apocalypse now ?

A mesure que s’imposent, presque jusqu’au dernier des malvoyants, les évidences des crises écologiques et donc tout autant sociales et économiques dans lesquelles nous avons commencé à bien nous engluer déjà, nous sommes invités, après avoir fait preuve de lucidité tardive, à formater notre vision du lendemain (et donc ipso facto celle d’aujourd’hui tout autant) à l’image du collapsus, de l’effondrement civilisationnel. Chaque époque a peut-être droit à son fantasme eschatologique (1). A reconnaître également, les yeux humblement baissés, notre responsabilité collective d’espèce humaine dans le désastre en cours, plus encore si vous êtes l’un de ces fucking boomers. A nous préparer enfin à l’au-delà car, s’il n’y a plus de perspective de vie (heureuse) ici-bas, dans le monde difficile d’aujourd’hui, soyons certains que l’apocalypse se chargera de nous nettoyer tout cela, après que nous ayons bien sûr affronté l’inévitable catharsis (punition pour nos péchés) de la crise. Ce dur cap passé, nous jouirions d’un monde pur, débarrassé des multiples casseroles cabossées qu’il traîne derrière lui. Amen.

‘Amen’ parce que tout cela dégage à mes yeux, à mes narines plutôt, des effluves marquées de religiosité. C’est bien une croyance révélée, que nous sommes invités à partager? Cela sent les histoires que l’on raconte le soir aux bobos pour qu’ils dorment tranquilles et surtout continuent à bien se tenir et à consommer (bio et local, of course). Et ça fonctionne, tant est impérieux, incontournable, le besoin de nous raconter des histoires. La société humaine ne peut fonctionner qu’en mettant nos vies en histoires. Le récit officiel a du plomb dans l’aile ? (celui qui parle de progrès, de croissance, de l’humain sublime sommet de la création, et tout ça), qu’à cela ne tienne, voici venir le nouveau récit, celui dont nous avions besoin, celui qui va nous réunir tous ensemble sur le même bateau.

Ce que nous devons penser est écrit. On a même songé à notre désespoir face aux temps cruels qui s’annoncent (et qui ont déjà bien commencé pour certains). Infatigable commercial du concept Collapsus (on aurait bien envie d’y ajouter un ®), le télégénique Pablo SERVIGNE nous explique en effet comment vivre l’apocalypse comme un ‘happy collapse’ (2). Le discours se découvrant des affinités avec les méandres du système, il est en train de passer du statut de challenger à la plus haute marche du podium. En quelques années notre mythe social s’est ainsi prestement adapté à la nouvelle donne et maintient inchangée la structure.

Je pourrais en rester là, j’aurais écrit ce que l’on nomme ‘un billet d’humeur’, avant de passer à autre chose. Et c’est ici que le lecteur superficiel ou impatient, coutumier des analyses à l’emporte-pièce pratiquées par les éditorialistes à la télé, va nous lâcher. L’occasion me paraît belle en effet de rentrer dans les détails du discours social en cours d’adaptation afin de tenter de cerner au mieux ce qui se planque derrière, à quoi (qui) servent tous ces beaux mots. Mais aussi ce que nous pourrions en apprendre sur notre humanité …

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, j’ai choisi de diviser cet article assez copieux en deux parties. Nous débuterons ici en confirmant que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus a bien démarré. Puis nous réglerons le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition. Nous verrons ensuite comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous constaterons également l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, seule piste officiellement en lice pourtant. Nous ferons enfin le constat de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans un second article, nous chercherons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller …

La
catastrophe est en cours

Nous y sommes, il ne faut pas se leurrer. C’est une erreur de s’imaginer que ce concept de catastrophe nous projette dans le futur. Une grave erreur de perspective, rédhibitoire, qui, en nous voilant les enjeux et processus à l’œuvre, éloigne par là-même toute perspective d’intervention pertinente. Au contraire, ‘Apocalypse now’, en insistant sur le second terme. La catastrophe est en cours, seule notre position au milieu du courant nous empêche de voir le torrent qui nous emporte de plus en plus vite.

Crédit: wikimedia commons
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Les causes principales en sont connues : changement climatique (dont l’origine anthropique fait la quasi unanimité chez les scientifiques depuis un moment déjà), perte dramatique de bio-diversité, raréfaction des ressources (hydrocarbures, minerais, terres rares, etc). Ces causes exercent aujourd’hui déjà bien des effets délétères sur l’écosystème. Ces effets à la fois pèsent de manière sensible sur les conditions d’une vie humaine autonome, nous allons le voir de suite, mais ils suscitent également un retour sur les facteurs déterminants. Ainsi, par exemple, le dépassement du pic pétrolier détermine la recherche de nouvelles ressources comme les sables bitumineux, dont l’exploitation déclenchera de nouveaux effets sur l’eau, la bio-diversité et le changement climatique (émission de méthane). Ces dernières années permettent à chacun de constater l’augmentation de la température moyenne, c’est quelque chose de palpable. Mais ce que nous ne palpons pas, ou très peu encore, ce sont les effets indirects sur le cycle de l’eau, la propagation des maladies, les conflits armés (3), ou la production agricole. Ils sont là néanmoins. Sans oublier à quel point les images surmédiatisées du koala et de la forêt en feu ou de l’ours blanc et de l’iceberg occultent d’autres réalités et nuisent à une compréhension de la situation et des enjeux.

Comme souvent, les inégalités géographiques sont prégnantes. Certaines régions du monde sont déjà fortement impactées et, au-delà de cela, la vie quotidienne de centaines de millions de personnes aujourd’hui ressemble à s’y méprendre aux craintes qu’affichent les collapsos pour leur avenir de petits bourgeois occidentaux: ni médecin, ni sécurité alimentaire, confort domestique rudimentaire (pas de chauffage, pas d’eau courante ni d’électricité ni de toilettes ni de combustible fossile à prix accessible)(4). Ceci étant dit, si à nos portes nous ne voyons pas (encore) aujourd’hui d’inondations à grande échelle ni le déplacement massif de populations par centaines de milliers d’individus ou la perte de vastes territoires agricoles , nous ne pouvons ignorer la manière dont nous sommes déjà, ici et aujourd’hui, soumis au régime de la catastrophe. Plutôt que d’embarquer dans l’aventure futurologique, puisque les premiers coups de bélier résonnent sur nos portes, observons comment nous réagissons en tant que groupes humains. Nous devrions en retirer des indications utiles sur la direction que prend la pente …

Il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé!).

Mais il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé pour les âmes sensibles !). La Transition écologique (la majuscule n’est pas exagérée pour ce sésame de la novlangue), un concept télégénique et bien utile pour régler le problème. Faire la nique à la catastrophe et permettre à ceux qui en ont encore les moyens de continuer à plus ou moins bien vivre plus ou moins en paix pendant plus ou moins longtemps. Désolé pour l’approximation de tous ces ‘plus ou moins’, mais ces mots fourre-tout n’ont pas été créés pour la clarté de la compréhension, c’est juste pour la com. N’en demandons pas trop non plus au terme de ‘Transition’, qui récemment a remplacé le tout aussi creux ‘Développement Durable’, lequel commençait un peu à faire bibelot inutile qui prend la poussière sur un meuble. Coulés dans le moule de nos institutions, comme le Commissariat Général au Développement Durable (créé en 2008), lequel a d’ailleurs publié en 2015 une « Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) », dont on a pu mesurer les effets en termes de profondes transformations de notre modèle économique et social (5), les deux concepts sont assurés de ne pas faire trop de vagues. Et quand bien même ces deux concepts ne seraient pas totalement creux, il est bien trop tard pour ce type de rustines, depuis le temps qu’ils sont de tous les discours ! (6).

Si la définition du concept n’est pas très claire, son utilité socio-politique en revanche l’est parfaitement et nous servira en fait à le définir pragmatiquement. La Transition c’est l’ensemble des dispositifs établis pour que se maintienne en place, mutatis mutandis, la croissance économique (découplée de la croissance de l’exploitation des ressources par le miracle de la démultiplication des pains) ainsi que le système de drainage qui va avec, collectant et dirigeant la majorité des richesses ainsi produites vers les poches de quelques uns . Maintenir le système en place malgré les coups de boutoirs climatiques et autres, tel est le challenge. Et on doit constater que cela fonctionne plutôt bien puisque, malgré tous les appels de scientifiques ou de personnes publiques, les multiples pétitions et actions en justice (7), les centaines de milliers de marches et manifestations de par le monde, les conventions (citoyennes ou non), les rapports du GIEC, les alertes lancées par les ONG et centres d’étude de tous poils, les admonestations de Greta, les grand-messes internationales, les préoccupations sincères de la Ministre relativement aux cotons tiges en plastique, malgré tout cela donc, et bien rien n’a fondamentalement changé. Rien en tout cas de l’ordre du minimum nécessaire à faire dévier significativement la trajectoire catastrophique. On conviendra qu’il n’est guère excitant d’utiliser un terme qui dès la naissance porte une si belle brassière de faux-cul. Mais ce n’est pas là que réside la raison ultime de mon rejet du terme. La raison c’est qu’aucune transition ne sauvera rien du tout si ce n’est peut-être quelques patrimoines privilégiés (et tout ce qui va avec bien entendu). Il n’y a rien à transitionner en fait, rien n’est à préserver. Ce sont les structures profondes de la société qui doivent se transformer face aux défis que nous affrontons, et non un certain nombre de modalités pratiques, généralement d’ordre technologique d’ailleurs. Sans parler de la structure profonde de l’humain lui-même, question qui sera peut-être abordée plus loin (en seconde partie).

Il conviendrait sans doute dès lors de parler de bifurcation plutôt que de transition. Mais des carrefours nous en avons déjà manqués un certain nombre, à foncer sans fin droit devant. Et plus nous allons plus le passage se fait étroit …

Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale

L’observation qui de prime abord s’impose, c’est celle de la grande sensibilité du sociétal. Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale et son fonctionnement, même lorsqu’elles n’ont au départ guère d’influence directe sur ceux-ci. Ainsi la Covid19, affection virale dont l’origine est liée comme tant d’autres à la pression en forte croissance exercée par l’humanité sur les écosystèmes , si elle impacte considérablement notre organisation sociale durant les épisodes pandémiques, modifie également celle-ci en profondeur sur le moyen terme : montée en nuisance, euh en puissance pardon, des plateformes de commerce en ligne, disparition d’activités sociales (dont on a récemment appris avec intérêt le caractère ‘non essentiel’), modification des pratiques dans l’enseignement ou les entreprises, etc. Mais s’allonge également la liste des effets socio-économiques : mise en grande difficulté des étudiant(e)s issu(e)s de milieux modestes, paupérisation croissante de la population, accentuation des disparités patrimoniales, fragilisation des services publics, etc. (8).

Le niveau sociétal est également directement impacté par le solutionnisme technologique, que j’évoquerai un peu plus loin. Dans l’exemple traité ici de la pandémie en cours, il s’agit plus particulièrement de son volet sécurisation et contrôle ou restriction des comportements : surveillance par caméras et drones du respect des ‘consignes sanitaires’, applications pour ordiphones (9), attestations de déplacement, etc. En attendant probablement le passeport sanitaire électronique et les restrictions d’accès à des services ou bâtiments publics pour les personnes qui ne seraient pas vaccinées. La substitution actuelle de nombreux échanges physiques (en présentiel, dans la novlangue) par des échanges virtuels (en distanciel) augmente la dépendance à un interface technologique qui nous était déjà plus ou moins imposé jusque là et face auquel les inégalités sont criantes (illectronisme d’une partie significative de la population, disparités sociales et géographiques dans l’accès à un matériel coûteux et/ou la maîtrise d’un langage et de codes communicationnels spécifiques, etc). Voilà, entre autres, ce que ce coup de bélier sanitaire nous apprend sur la grande sensibilité de notre vivre ensemble aux premières manifestations de la catastrophe.

Dans un registre bien différent, mais toujours dans une relecture d’épiphénomènes actuels, rappelons-nous que la naissance du ‘mouvement’ social des ‘gilets jaunes’ à l’automne 2018, est historiquement liée à un projet d’augmentation des taxes sur le gasoil, s’inscrivant – dans le discours gouvernemental en tout cas – dans la lutte contre le réchauffement climatique (TICPE). Elle montre à l’évidence le caractère inégalitaire des mesures libérales de réaction à la catastrophe en cours et comment celles-ci accentuent considérablement les fractures de l’édifice social.

Le chevalier blanc du solutionnisme technologique ou quand la réponse ajoute encore un problème au problème

A une refondation ambitieuse d’une politique, basée sur une analyse approfondie de la complexité d’une problématique, on préférera toujours la solution ‘ad hoc’, soit technologique (tirée du chapeau hautement intéressé des entreprises spécialisées qui n’entretiennent pas pour rien un contingent de lobbyistes et de think tanks) soit législative (spécialité française: un problème = une loi, d’où un mikado de textes), soit enfin une délicieuse articulation des deux niveaux. C’est la bonne vieille méthode de l’emplâtre sur la jambe de bois. Ça ne mange pas de pain, ça occupe les médias et les conversations à la machine à café, ça permet de gagner du temps et de placer ses pions.

Ce que nous nous voyons proposer / imposer aujourd’hui ce sont des solutions technologiques et même, dans la plupart des cas, des solutions technologiques ‘end of the pipe’. Une emplâtre ‘high tech’, qui s’intègre donc harmonieusement au grand récit du progrès (avant on disait ‘technique’, maintenant on dit ‘technologique’) comme à celui d’une société ‘starteupeuse’. Les gestionnaires aux commandes ont pour fonction de maximaliser les retours sur investissements et, quand on rencontre un problème, on le vire de la route en faisant appel à des techniciens de haut vol, hyper pointus, qui sont, ça tombe bien, formés à résoudre les problèmes qu’on leur présente. Si possible en les regardant en tenant à l’envers la lorgnette parce que le bidule-machin qu’ils vont créer (xième algorithme, chimère génétique, création nanotechnologique, etc) lui ne ‘fonctionne’ évidemment que dans un univers simplifié (ce qui d’ailleurs signifie bien souvent inhumain). Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des solutions qui s’attaquent à une problématique en s’adressant à ses symptômes les plus manifestes, ou à ceux que l’on a choisi de retenir, parfois dans la plus grande opacité, ignorant ses racines et la complexité qui la sous-tend.

Qui plus est, toute problématique étant par nature mouvante, la solution qui s’adresse à certaines de ses manifestations aujourd’hui se trouvera dès demain dépassée, voire contre-productive. Le principe qui consiste à tout changer (des épiphénomènes) pour que rien ne change (dans les prises d’intérêts des classes dominantes) non seulement nous fait perdre un temps précieux (et dans cette mesure restreint peu à peu l’éventail des choix qui s’offrent à nous) mais surtout nous pousse plus loin encore dans une voie qui chaque jour se révèle plus inquiétante. C’est ce principe, nous ne pouvons que le constater, qui est à l’ouvrage aujourd’hui dans ces premiers temps de la catastrophe. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.

Affiche des blessés – Gilets Jaunes – janvier 2019 (source: Reporterre)

S’il est un domaine où ce cette règle s’applique à l’évidence, c’est celui du contrôle social. Le constat (documenté plus haut) de la grande sensibilité du système social aux changements en cours n’est évidemment pas une invention de l’auteur de ces lignes. D’autres l’ont bien perçu et en ont tiré les conclusions. Il n’est que de voir comment en quelques années s’est développé l’arsenal des dispositifs de surveillance et de contrôle social (10) , les moyens matériels et humains mis à disposition des ‘forces de l’ordre’, les dispositions législatives, last but not least, qu’elles soient relatives au fichage des citoyens n’ayant commis aucun délit, à la liberté d’information, d’expression ou de manifestation, à la censure sur les réseaux sociaux, au traitement judiciaire, etc. C’est bien d’un renforcement par l’État des dispositifs coercitifs destinés au maintien de l’ordre social existant qu’il s’agit. Dans cette stratégie, celui-ci révèle son rôle essentiel, qu’il n’est pas prêt à abandonner, contrairement à d’autres, moins régaliens sans doute. C’est dans cet élément de contexte qu’interviendront les étapes à venir de la catastrophe.

Les technologies de contrôle social que nous connaissons aujourd’hui dans nos régimes ‘démocratiques’ et que j’évoquais plus haut en sont encore à un stade limité, non tant du fait d’une incapacité technologique qu’en raison de la problématique de leur acceptabilité. Ayant connu un développement à vitesse exponentielle au cours des dernières années, les technologies de surveillance, reconnaissance faciale en tête, sont aujourd’hui couplées à la technologie de l’intelligence artificielle, s’appuyant elle-même sur le développement hallucinant des capacités de stockage de données. Les horribles rejetons de cette hybridation sont déjà à voir, pas sur notre sol, mais en Chine. La technologie du contrôle social qui y est mise en œuvre renvoie aux amusettes de jardin d’enfant les fantasmes panoptiques d’un Estrosi (11). Ouf, nous ne vivons pas en Chine, dira-t-on. Bravo d’abord de tant de compassion pour le peuple chinois. Et, surtout, nous en reparlerons très bientôt, une fois que les coups de boutoir répétés que nous entendons déjà ébranler les portes de notre précaire édifice social auront fait tomber les derniers masques. La peur, l’arme numéro un des gouvernements, suscitée, amplifiée, hystérisée par les médias, comble à toute vitesse le fossé de l’acceptabilité, voire de la désirabilité de ces technologies. Et pour le reste on impose, pourquoi se gêner puisque de toute façon les réactions sont si faibles ? Voilà les dispositifs qui se mettent en place aujourd’hui alors que nous glissons dans la catastrophe.

La sécession des riches

Rien de tel pour accroître la cohésion d’un groupe social que de lui trouver un ennemi commun. Nous verrons plus loin que cette règle ne s’applique guère en l’espèce, en tout cas pour les possédants. Alors que l’on peut à de nombreux égards considérer que ceux-ci portent plus que d’autres la responsabilité de la situation, il apparaît que nombre d’entre eux appliquent l’éternel ‘business as usual’ (12) et que se mettent en place les conditions d’une sécession quasiment physique de la part de celles et ceux qui, sans doute, doivent faire le calcul que les biens et le pouvoir dont ils disposent les mettront à l’abri des conséquences de la catastrophe (13). Nous examinerons plus loin cette question, sous le titre ‘Tous sur le même bateau ?’ (dans la seconde partie de la présente disputaison). Il est certain en tout cas que la catastrophe n’a pas débuté sous le signe de la solidarité générale …

Et quand le monde des entreprises transnationales nous annonce ‘La Grande Réinitialisation‘, un objectif concerté, en toute opacité, mélangeant allègrement institutions transnationales, fonds d’investissement, politiciens nationaux et des organisations privées comme le Forum Économique Mondial, d’où toute notion de création collective est évidemment absente, c’est qu’ils ont des projets pour nous … cela n’a rien de rassurant ! (14). En cette période de peur du lendemain et d’invisibilité du sur-lendemain, où chacun se retrouve privé du collectif, nous sommes plus malléables. Et ils le savent.

Nous avons vu que la catastrophe exerce déjà ses effets aujourd’hui. Nous avons observé comment les réajustements industriels, financiers, politiques et sociétaux en cours nous offraient une grille de compréhension pour appréhender la suite de celle-ci : éclatement du système social, précarisation croissante, glissement de l’État vers l’autoritarisme et la répression, intégration de plus en plus marquée des existences dans le système technologique, diffusion accélérée des technologies de surveillance, contrôle et coercition et enfin séparatisme des classes dominantes. Mais dans cette tentative de comprendre ce qui est à l’œuvre, il nous faut encore nous efforcer de saisir au plus près ce concept de changement catastrophique. C’est ce que je m’efforce de faire dans la seconde partie de cet article.

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(1) Il y a quarante ans, en construisant le nid familial, l’auteur s’était très sérieusement interrogé sur l’opportunité d’y aménager un abri anti-atomique (c’était l’époque de la crise des euromissiles). Diverses fin du monde sont possibles

(2) P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

(3) Welzer Harald. 2009 (2008). Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI e siècle.

(4) En 2017, plus de 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable à la maison, plus du double ne disposait pas d’un dispositif d’assainissement fiable (source OMS).

(5) Ironie, hélas … mais aussi ‘reductio ad absurdum’, tant est patente l’inefficacité de ces concepts et plus encore des ‘machins’ institutionnels (souvent onéreux) élaborés sur ces bases.

(6) Auteur d’un des tous premiers cris d’alerte (1972) sur la trajectoire folle que nous avions commencé à suivre (The Limits to Growth), Denis MEADOWS, affirmait en 2015, « Il est trop tard pour le développement durable » (In Sinaï Agnès. Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène. Paris : Presses de sciences-Po. 195-210).

(7) Notable exception, aboutissement de la démarche menée par quatre associations, soutenues par une pétition ayant rassemblé 2.3 millions de signatures , l’Affaire du Siècle, dont on attend avec intérêt un aboutissement concret. Mise à jour 04.02.21: la plainte déposé au Tribunal Administratif a (très partiellement) abouti. Plus d’informations ici.

(8) https://onpes.gouv.fr/

(9) Si je refuse l’appellation de ‘smartphone’, ce n’est pas pour des raisons de conservatisme linguistique mais parce que le terme trompeur de ‘téléphone intelligent’ (smartphone) cache la réalité d’un objet qui est plutôt un ordinateur (très marginalement maîtrisé par son utilisateur) qui permet également de téléphoner.

(10) https://technopolice.fr/ ou https://www.laquadrature.net/surveillance/ Observation beaucoup plus anecdotique, en visionnant il y a peu le documentaire de C. ROUAUD, « Tous au Larzac », je ne pouvais m’empêcher de trouver presque attendrissants les policiers et gendarmes des années soixante-dix, aussi éloignés des robocops actuels et de leurs tactiques guerrières que mon potager l’est d’un champs brésilien de soja OGM.

(11) Maire de la ville de Nice, championne nationale en la matière

(12) La fonte de la banquise ? Belle opportunité: on peut y organiser des croisières de luxe ou prospecter de nouveaux gisements. Un million de Français viennent de basculer sous le seuil de pauvreté ? Super, on va leur développer des gammes (vêtements, alimentation) encore plus cheap ou mettre sur le marché des produits bancaires spécifiques. Un petit profit multiplié par un million de pauvres, ça fait beaucoup d’argent !

(13) Par exemple: https://escapethecity.life/bunkers-de-luxe-super-riches-et-effondrement ou https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-nouvelle-zelande-ultime-refuge-des-ultra-riches

(14) Il est trop facile de crier au conspirationnisme ! D’autant que, ici comme c’est de plus en plus le cas, ils ne prennent pas la peine de cacher leurs intentions.




Les camions

Il en est de toutes sortes : des grands formats ou de petits discrets, bordéliques ou proprets, affichant l’une, l’autre ou toutes le couleurs de l’arc-en-ciel, certains bien âgés déjà, d’autres plus encore, qui semblent même avoir connu les temps ante-diluviens de ma jeunesse, plus ou moins chargés de bipèdes mais aussi, bien souvent, de quelque quadrupède.

La machine spatio-temporelle.

Le peuple des camions ne semble guère se mélanger au reste des humains. Peut-être parce que, désargenté sans complexe, il ne fréquente pas les lieux de consommation où ceux-ci passent le plus clair du temps libre dérobé aux écrans. Du temps justement ils semblent disposer à leur guise, comme si celui coulait librement au lieu d’avancer au rythme nerveux, staccato, de notre programme quotidien : les courses au supermarché, assurer le fil twitter, le compte facebook ou instagram, conduire les enfants ici ou là, l’émission télé à ne pas louper, le club de sport, … L’espace aussi semble leur appartenir : aujourd’hui ici, demain ailleurs, tout sauf la chèvre au piquet. Isolés ou rassemblés à quelques uns, toujours en marge.

Le camion, c’est la machine spatio-temporelle qui permet à ses occupants de vivre dans le monde ordinaire, mais décalé de celui-ci. Sans doute ont-ils compris combien se révèle périlleux l’exercice consistant à tenter de rester soi-même tout en pratiquant ses semblables en leur hyper-système.

Ils
sont donc à la fois dedans et dehors, ambiguïté créatrice.

Un dispositif de filtrage sophistiqué.

L’épaisse couche de poussière recouvrant généralement pare-brise et fenêtres de ces véhicules constitue un dispositif de filtrage sophistiqué, extrêmement salutaire aux fins d’éviter ces terribles accès de dépression que ne peut manquer de susciter la traversée de zones industrielles bétonnées où, faute de coquelicots, fleurissent les témoins architecturaux du sens affirmé de l’esthétique et de la convivialité dont témoigne notre monde. Ou de ces zones commerciales, monstrueux pièges à glu où viennent s’agglutiner en masse compacte des myriades de voitures collées au noir bitume dégageant au soleil ses fumets d’hydrocarbures, tant leurs occupants ne semblent pouvoir s’arrêter de goinfrer leur ennui et mal-être. A moins qu’il ne s’agisse de masquer les immense étendues, tristes à pleurer, de terres agricoles laminées, ponctuées ça et là d’un fantôme squelettique (oh, un arbre !), parcourues de machines énormes pilotées au GPS, sur le sol desquels jamais aucun paysan ne mettra le pied, saturées d’engrais et pesticides, là où rien que le terme biodiversité frise déjà l’indécence. Ou au passage de ces ponts lancés au-dessus des rubans de goudron s’étendant à l’infini, sur lesquels circulent de longs serpents métalliques bruyants et puants. Ou encore à la traversée de ces bourgades plus ou moins oubliées du monde, désertées de toute vie active, dortoirs ou mouroirs, la différence n’étant finalement qu’une question d’échelle temporelle, auxquelles un urbanisme normé impose sa standardisation lénifiante faite de mobiliers urbains ikéatisés, de candélabres sinistrement industriels ou d’un exotisme de pacotille, de surfaces pelées, dallées de béton, sur lesquelles bien courageux serait le badaud qui oserait s’aventurer et encore moins y faire la sieste .

Un petit sourire complice.
Le doigt sur la couture du pantalon (copie d’écran) site de propagande gouvernemental)

Un jour sans doute ils/elles quitteront leur camion. Pour investir une ZAD ou enfiler un costard cheap peut-être. Mais je veux croire qu’ils/elles ne pourront jamais oublier cette existence décalée. Qu’ils retiendront que nul n’est – à ce jour – forcé de s’aligner en rentrant le menton, l’index sur la couture du pantalon. En lieu et place du SNU, le camion !

Ainsi, un petit décalage dans le temps et l’espace semble suffisant à mettre en échec, temporairement tout au moins, le rouleau compresseur de l’assimilation. Ils ne détruisent rien mais leur seule existence fissure déjà nos mythes. Ils ne construisent rien, si ce n’est quelques chemins de traverse. Ils ne cherchent nullement à convaincre, seulement à exister, et leur existence est une conviction.

Je
les regarde donc passer avec un petit sourire complice.

Je dédie ces lignes à ces jeunes grimpeurs (en camion) qui ont, un temps, très agréablement secoué mon ordinaire …




Un pied devant l’autre

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun

Le refuge de Terkeddit est située à 2500 mètres d’altitude, en bordure de cette haute vallée orientée est-ouest que je découvrais de là-haut hier soir, juste avant de préparer mon bivouac sur ce col étroit. Large et verte alternance de zones de terre souvent boueuse et de pâturages à l’herbe clairsemée, elle est parcourue de petits rus qui semblent ne vouloir aller nulle part. Le bâtiment : une construction dans le style Club Alpin Français (version seventies ou pas loin dirais-je), pas bien grande, un berger comme gardien. Autour, des millions de crottes. Face à l’entrée, barrant au sud-est un horizon qui paraît tout proche, s’impose la masse irréelle de la crête sommitale, une fois de plus noyée dans des nuées sombres et mouvantes. Ici je passe une journée de repos, bien nécessaire, à me refaire quelque peu après les épreuves de la veille. Un minimum imposée aussi par une météo peu avenante : averses de pluie sur la vallée, de neige là-haut (ici on est déjà là-haut, mais plus haut encore).

Une journée à ne rien faire. Enfin si, j’ai pas mal dormi en fait. Arrivée en milieu de matinée, descendant du col où j’avais passé la nuit sous ma tente secouée par les bourrasques. Après avoir pris accord avec le gardien, qui heureusement n’avait pas encore quitté les lieux avec son troupeau de petite chèvres noires, je me suis approprié un matelas dans le dortoir avant d’écraser durant plusieurs heures. Prise de notes, observations, pensées tous azimuts et petites excursions aux alentours immédiats m’ont amené en douceur à la fin de la journée. Un groupe de jeunes marocains, visiblement aisés, est arrivé juste avant la pénombre, excités, volubiles, des étincelles dans les yeux. Sans aucun doute de retour du sommet. Plus tard, après un tajine sans grâces mais chaud et roboratif avalé à la lueur des frontales, puis le thé, tout le monde s’est couché.

Un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux …

Je me suis senti comme ‘en marge’ durant cette journée. Un peu comme en attente nulle part, hors de l’espace et du temps, sur cette vaste soucoupe verte quelque peu irréelle posée sur une marche au milieu des montagnes, en équilibre précaire sur ces immenses flancs rocheux. En descendant du col ce matin déjà j’avais croisé deux français, la bonne cinquantaine, grimpant laborieusement le sentier qui se tortillait dans les amas rocheux. Sans aucun doute avaient-ils passé la nuit au refuge ; une conversation avec eux aurait certainement pu m’apprendre des choses intéressantes car du lieu je ne connaissais que l’existence et la localisation approximative. Mais sans réfléchir, presque à mon propre étonnement, je les ai croisés rapidement, leur adressant un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux, n’incitant nullement au dialogue. Le sourire qu’ils affichaient à mon approche (ah … un compatriote !) se mua en surprise mais je n’en vis pas plus, j’étais déjà passé. Et ici, au refuge, un dialogue réduit au minimum vital avec ceux et celles qui partageaient le même toit que moi, voire à rien du tout avec les chèvres.

Carapace relationnelle oui, mais éponge intérieure : je me suis laissé envahir par la beauté imposante, presque pesante, du lieu, laissant des heures durant mes rétines et neurones s’imprégner du paysage fantasque, toujours changeant, si proche et inaccessible à la fois, des sommets. J’avais pu me faire indiquer par le berger lequel de ceux-ci était le M’Goun. Il m’avait fait voir le col à mi-parcours qu’il fallait impérieusement emprunter, seule voie praticable vers les crêtes. Assis sur un petit banc de bois, dos au mur du refuge, j’avais longuement détaillé ‘in petto’ la marche d’approche vers ce col, qui ne me paraissait pas trop éloigné. Restera à voir comment l’affaire se présentera une fois le sac lourd au dos. Contrairement à la pratique classique qui consiste à faire l’aller vers le sommet puis le retour au refuge dans la journée, muni dans ce cas d’un paquetage minimaliste, je n’avais nulle intention de revenir au refuge. Je voulais redescendre du sommet (si tant est que j’avais pu y arriver) plus à l’est mais toujours sur le flanc nord, en direction de Tabant, via un itinéraire que j’avais suivi deux ans plus tôt dans cette tentative ratée (une superbe expérience néanmoins !) de rejoindre le sommet du M’goun, déjà.

Je découvre en moi une certitude apaisée.

La journée qui s’achevait avait vu se fondre dans un même creuset anxiété, excitation, doutes et désirs, pour produire le lendemain matin, après une nuit exceptionnellement reposante, un alliage surprenant. Le jour se lève à peine. Une alternance de larges flaques de lumière glauque et de zones sombres inonde la vallée. Assis sur le muret de pierre fermant la terrasse du refuge, buvant prudemment un thé brûlant, les yeux encore un peu sableux et lourds, je découvre en moi une certitude apaisée. Calmement, sur le visage un sourire à peine esquissé, je refais des yeux le chemin qui devrait être le mien aujourd’hui. Mon sac est prêt. Moi aussi. Je jouis de cette sensation de me sentir presque monolithique. Je connais les lézardes pourtant, je sais tout des doutes et manigances qui se trament en périphérie, à la limite de mon champ de vision. Mais ‘je’ n’en a pas besoin. Au moment de charger mon fardeau sur le dos, les jeunes marocains qui avaient fini par sortir du gîte, perturbant ma quiétude (relative, vu le chambard mené par le troupeau ce matin !), m’apostrophent en me demandant de les prendre en photo de groupe, la montagne dans le dos. Je m’exécute. Ils jouent un rôle, je joue un rôle, mais ce n’est pas ma pièce. Je m’en retourne avec soulagement et quitte le refuge en suivant un de ces filets d’eau qui serpentent au milieu des terres noires boueuses pour rejoindre le talweg à proximité d’un petit vallon que j’avais repéré la veille comme point de départ d’un itinéraire que j’espérais bien gravé dans ma mémoire.

Traversant aisément le ruisseau, je remonte ce vallon verdoyant, lumineux, aux formes doucement arrondies. Mais là déjà il s’avère douloureux de lever le regard. Ces barres dures et tranchantes, ces ravins profonds qui parsèment mon chemin, cette masse énorme et sombre qui me surplombe, s’avèrent plus réels que jamais maintenant. Ajouté à celui du sac, il me faut endosser le poids de cette vision. Je me rappelle qu’on ne négocie pas avec la montagne. A partir d’ici je ne peux plus être ‘de passage’, voyageur voyeur (ou l’inverse), s’invitant sans rien demander à personne, investissant de son ego criard un lieu … oui, sacré. Sacré par son appartenance à une autre temporalité, à une autre dimension que la mienne, cette minuscule étincelle de vie organique dans le cosmos. Question au passage : comment perçoit-on une autre dimension ? Réflexion à remettre à plus tard. S’impose ici une lucidité à cent pour cent, sans la moindre concession à mes humeurs, pensées erratiques, ou caprices, car aucune erreur, c’est certain, ne sera pardonnée.

Comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple.

Mettre un pied devant l’autre, je ne connais que cette technique. Et comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple. Je navigue maintenant dans de grandes plages de cailloux inclinées, qui ont succédé aux pâturages. Effectivement je navigue car il me faut garder le cap du col, auquel je m’accroche, tout en sinuant, en ondoyant sur les croupes de la bête afin de réduire quelque peu la pente de ma progression. Je carbure à l’énergie du matin – j’ai toujours été meilleur le matin, plus encore avec l’âge peut-être – mais veille à ne rien en gaspiller. La pente s’accentue encore ; les pierriers à traverser, les mégalithes à contourner … voilà bientôt les premières plaques de neige. Les éclaircies continuent à réjouir mes pas. Avec la pente et la couche de neige qui s’épaissit, il me faut ralentir encore. J’ai l’impression à certains moment de faire du sur-place. Maintenant, sur les passages plus risqués, je veille à sagement affermir ma position, mon équilibre, à l’aide des bâtons avant de faire le pas suivant. Toujours trois pattes au sol, comme l’âne. Faute de quoi, le poids du sac – à la moindre perte d’équilibre, caillou roulant ou plaque glissante – aurait vite fait de m’entraîner.

Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise.

Le soleil a entamé sa descente déjà. J’ai du passer le col il me semble, enfin je l’espère. Bien évidemment le terrain, vu les pieds dessus ou vu depuis le refuge lointain, sous un tout autre angle, une autre lumière, ça n’a rien à voir. Devant moi, ou au-dessus plutôt, le ciel est plus plombé que jamais. Rassurant néanmoins: je repère quelques traces fraîches bien visibles dans la couche neigeuse qui fait maintenant dans les 15-20 centimètres, sans doute le groupe de jeunes monté hier. Ce sont des traces ascendantes, je ne vois rien à la descente, ils ont du emprunter une autre voie pour le retour. Débarrassé de la préoccupation de savoir si j’étais ou non sur la bonne route, je sens croître ma détermination. Que faire ici sans détermination ? Et dans le monde ordinaire aussi d’ailleurs … Il m’en faut effectivement, et pas un peu, au milieu de cette purée de pois qui m’enveloppe maintenant, de plus en plus dense. J’aboutis enfin à une grande aire légèrement incurvée, juste sous la crête qui dessine là des courbes élancées partant dans diverses directions. Des bourrasques parfois déchirent l’épais rideau grisâtre, que traversent alors de grands coups de projecteur solaire, me révélant épines rocheuses, abîmes profonds et pierriers insondables. Ici règne sans partage une minéralité totale mais plus dense que dure me paraît-il. Comment expliquer ? Je ne suis clairement pas chez moi ici (une sensation ressentie aussi lors de ma première plongée sous-marine), mais nulle trace d’agressivité. La montagne n’a rien à prouver, moi tout. Quelle occasion extraordinaire de (re)trouver une telle virginité ! Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise …

Particulièrement exposé, je ne peux me maintenir bien longtemps ainsi en plein vent, hésitant sur la direction à prendre : laquelle de ces crêtes est la bonne, laquelle m’emmènera au sommet ? Je ne m’attendais pas à une situation confuse. Sans doute avais-je imaginé une seule ligne de crête plus ou moins rectiligne, qu’il me suffirait de suivre. Le brouillard qui modifie à chaque seconde le paysage, les rafales qui me font vaciller, je me sens égaré dans un univers sans repères. Je n’ai même pas consulté la boussole, inhibé sans doute par cette atmosphère, j’ai suivi la direction que m’invitait à prendre une fugace éclaircie (phototropisme ?). L’avancée sur laquelle je progresse ensuite se rétrécit. A ma gauche d’imposants amas rocheux qu’il n’est pas question d’escalader, à ma droite un pierrier en pente sévère au haut de laquelle j’évolue prudemment, et dont il ne m’est pas possible d’apprécier la profondeur. D’un coup le brouillard qui bouchait cette dépression s’efface et me voici tétanisé, les jambes aussi raides que mes bâtons. La pente au sommet de laquelle je progresse péniblement dévale en fait à plus de 45° sur 200 ou 300 mètres, caillasse instable parsemée ça et là d’épines rocheuses. Me détendre, souffler, respirer calmement, bien asseoir mon équilibre sur des hanches stables mais souples, faire demi-tour et rejoindre mon point d’arrivée. Sans encombre mais le lieu est resté aussi inhospitalier qu’à mon arrivée, tandis que mes dernières émotions ont achevé de me convaincre qu’il est l’heure de la pause.

Il me faut dresser la tente avant la neige.

J’avise un peu plus bas un sillon longitudinal peu profond dans lequel s’amassent des blocs de tailles diverses. En me restaurant rapidement dans cet abri tout relatif, le calculateur fonctionne. La boussole enfin tirée du sac m’instruit sur la direction à prendre. La dernière bouchée avalée, j’entreprends de suivre celle-ci sur quelques centaines de mètres, laissant mon sac à la garde d’un rocher à la forme particulière. Conclusion : cela a l’air tout à fait faisable et l’azimut semble se maintenir, au début tout au moins. Le temps tourne à la neige, je le sens. Sans trop hésiter je décide d’attendre sur place le lendemain matin dans l’espoir d’une embellie. Poursuivre dans les conditions météo actuelles serait une folie. Il me faut dresser la tente avant la neige. Elle commence à tomber d’ailleurs, pas trop dense heureusement, traversant presque à l’horizontale cette large esplanade. Dans l’amoncellement de rochers je repère une cuvette de petite taille dont je dégage grossièrement le fond et où, après moultes efforts, j’installe plus ou moins correctement la tente en prévision d’une nouvelle nuit agitée. Sous la neige qui heureusement maintient son rythme clairsemé, je me prépare une tambouille bien chaude que j’avale vite fait avant de me glisser sous le fragile abri.

Le calme se fait en moi, naturellement, sans effort. Je me vois tel que je suis : un animalcule vieillissant, coincé à 4000 mètres d’altitude sous les rafales et la neige. Sourire, j’aime ce genre de pied de nez au raisonnable ou à la résignation. On peut tout faire, il faut juste être prêt à payer le prix.

Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Je suis presque étonné de mon propre calme dans cette situation un peu précaire quand même. Une telle nuitée n’était pas prévue. Je n’avais pas prévu grand-chose d’ailleurs. Une décision quasiment intuitive, comme je les aime maintenant, après une rapide évaluation de la part de folie dans ce bivouac à cette altitude et par ce temps, muni d’un équipement peu sophistiqué. Par ailleurs je n’avais plus le temps, ni peut-être l’énergie, pour redescendre au refuge. M’y voici donc, et heureux d’y être. Digestion, endorphines. Je laisse planer au-dessus de ma tête l’image de mon bivouac improvisé, nid d’aigle surmontant le monde (enfin, presque !). Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Celle-ci s’était installée en moi, saucissonné dans le duvet, bonnet, gants, tour de cou, malgré les coups de bélier percutant violemment la toile, faisant vibrer jusqu’à mon matelas compact. C’est complexe la relation à l’autre. Attraction / répulsion. Si l’espèce à laquelle j’appartiens est faite sans conteste d’individus sociaux, si durant toute mon existence je n’ai à peu près fait que m’associer à d’autres pour des événements plus ou moins aventureux, plus ou moins réussis, là maintenant je fatigue, je cale. Devant tant de laideurs et d’ignominies. Devant la bassesse, la lâcheté. Écraser de sa propre existence suffisante celle des autres, présents ou à venir. Enlaidir et torturer comme à plaisir la planète bleue. Se laisser couler dans le tourbillon turpide, destructeur, de milliards de narcissismes entrecroisés. Rien de cela n’est neuf, si ce n’est l’échelle, grâce au génie sans limite, toujours plus efficace, de la destruction et de l’auto-destruction dont nous savons faire preuve.

C’est à cette race que j’appartiens

C’est à cette race que j’appartiens, difficile de contredire une telle évidence. D’ailleurs je sais en moi ces tares, c’est peut-être cela que je fuis. Étrange sensation que de poursuivre des réflexions de cet ordre dans mon fragile cocon suspendu. Cette précarité m’aiguillonne, relativisant la portée de ces amères réflexions. Je le ressens, je le sais, aucune certitude n’existe en cet endroit si ce n’est la joie, oui la joie, d’être vivant et voulant, ici et maintenant, dans un monde minéral qui toujours me renverra à mes limites et ma finitude. Bon plan, finalement, pour un moment d’auto-thérapie. Je reprends le cours de ma pensée. Suis-je occupé, en ce moment de mon existence, à me rétracter, telle l’huître sous le filet de jus de citron ? Image qui me fait grimacer intérieurement, puis sourire : j’exècre ces mollusques glaireux. J’ai bien noté que je m’éloigne de moins en moins volontiers du village perdu dans la montagne dans lequel j’ai élu domicile il y a une dizaine d’années. En acceptant de regarder sans détours les failles profondes du genre humain, en les auscultant en moi à tâtons dans le noir, craignant de peut-être poser la main sur quelque concrétion froide et gluante, devinant dans mes ressorts personnels les tensions, les incomplétudes, les crevasse que porte notre espèce, sapiens, en faisant place en moi à un regard cynique donc, ai-je inconsciemment décidé de rompre les liens ? Où est-ce une conséquence ? « Connais-toi toi-même » disait le philosophe ancien. Mais comment faire pour éviter alors de céder à l’horreur paralysante, nécrosante, des constats qu’il nous faut bien établir ?

Un thé à la neige fondue.

Est-ce la généralité de la question posée, s’ajoutant à la somme des fatigues et des émotions, qui eut raison de mon éveil ? La lumière du jour naissant me révéla un méchant constat. Si le vent était tombé en fin de nuit, si les chutes de neige avaient cessé pour abandonner une couche fraîche d’une douzaine de centimètres d’épaisseur, c’était pour mieux laisser la place à un véritable mur de brouillard. Je circule autour de mon point de bivouac, la visibilité est inférieure à dix mètres. Avancer dans ces conditions serait excessivement périlleux, s’orienter impossible. Mais je sais le temps instable en ces lieux, il n’est donc pas illusoire d’imaginer que le brouillard pourrait se dissiper en cours de matinée. Je peux me permettre d’attendre et, si les conditions ne s’améliorent pas, redescendre vers le refuge. C’est à dire renoncer. Grimace. Je me prépare au départ afin de profiter de la première opportunité. Il me faut un bon moment pour démonter et ranger la tente car il m’a fallu détacher précautionneusement une à une les plaques de glace qui s’étaient formées par endroits sur la toile extérieure. Ma tambouille du matin avalée (muesli trempé dans un chocolat chaud bien noir, thé à la neige fondue), le sac fermé laissé à l’abri des rochers, profitant de quelques trouées temporaires diffusant une lumière froide, je parcours à pas lents cette surface sur laquelle j’ai échoué hier, grande comme quelques porte-avions, juste sous les lignes de crête partant en sens divers.

« Se faire » en enfilade les cinq sommets …

J’ai bien fait d’y croire : l’épais matelas de coton se déchire, se disloque peu à peu avec l’ascension du soleil. Avec le même gémissement que chaque matin, je hisse sur mon dos la masse compacte du sac . C’est toujours très dur à supporter au début, un tel fardeau. Après on s’habitue, un peu. Puis on fatigue, rapidement. Il y a quinze ans, je m’en souviens, il m’est arrivé de trottiner, sur un sentier particulièrement facile, porteur du même sac lourd. « Ô vieillesse ennemie !… ». Je n’ai pas fait vingt pas que je distingue, émergeant des derniers lambeaux légèrement en contrebas, une silhouette humaine, puis deux. Ils sont déjà à quelques dizaines de mètres mais ne m’ont pas encore vu, étant resté adossé à quelques rochers. Je les rejoins. Deux jeunes français, bien chauds après avoir monté en quelques heures ce qui hier m’avait pris près d’une journée. Un sac léger pour deux, visiblement le gros du matos est resté au refuge. Le premier, un gars passablement excité, m’explique qu’ils viennent d’arriver au Maroc pour « se faire » (sic) en enfilade les cinq sommets de plus de 4000 mètres du Haut-Atlas, et ce après avoir déjà appliqué ce schéma dans les Pyrénées l’année précédente. Les voici donc à l’assaut du premier, avec un air de « ils n’ont qu’à bien se tenir ». Tout en échangeant ces quelques brefs propos, nous avançons vers la crête. Je les laisse filer, ou plutôt ils me lâchent aisément. Ils ont fait quatre pas quand j’en fais deux et mon essoufflement (dur dur le démarrage à froid) me dissuade bientôt de toute forme de conversation.

Ils m’ont déjà pris deux cent mètres en arrivant sur la crête, tant mieux me dis-je, je marcherai seul. Puis, là où ma reconnaissance d’hier m’avait fait choisir le nord-est, je les vois obliquer vers le sud-est. Ils vont un train d’enfer, déjà trop loin pour les héler. Je reste quasiment sûr de mon coup, j’ai fait mon topo avec soin hier. Un petit sourire, pas bien méchant, ironique disons : ces deux gars m’ont l’air bien partis pour louper le premier sommet de leur liste. Tandis que le vieux sur lequel ils avaient jeté un regard apitoyé tout à l’heure, va peut-être le rejoindre lui, son sommet. Sans plus tarder, je me détourne et poursuis dans la direction que je m’étais fixée la veille.

Le récit se poursuit dans cet article: De quelques antidotes à l’ivresse des cimes