De quelques antidotes à l’ivresse de cimes
Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre‘
Une longue ligne de crête s’étend devant moi. Mes deux jeunes collectionneurs de sommets ne sont déjà plus qu’un souvenir. Les nuées se dissipant, le paysage s’ouvre bien vite. Du tunnel semi-ouateux je passe en quelques minutes à la vision panoramique en 3D. Un régal. Les versants nord et sud se découvrent, je ne sais plus où donner des yeux. Je me sens planer en altitude, malgré le poids du sac. La crête du M’Goun, un anticlinal, est constituée d’une arrête orientée est-ouest, longue de près de dix kilomètres, sur la façade nord de laquelle les glaciers ont creusé une bonne douzaine de combes profondes perpendiculaires à la crête. Celle-ci se profile avec une faible dénivelée, en bonne part dégagée de la neige, chassée par le vent, si ce n’est dans les creux et recoins où se sont formés congères et plaques de neige gelée. Je me sens littéralement des ailes.
Dangereux, je ne suis équipé en réalité ni d’une paire d’ailes ni même d’un parachute. Délibérément je ralentis le pas. Selon mon estimation il ne doit rester que quelques kilomètres pour rejoindre le sommet. Oui, en ligne droite, d’accord. Mais pas mal de ravines et surtout de nombreuses plaques de neige s’opposent à une progression rectiligne. Je ne dispose pas de crampons et, le passage sur ces plaques de neige glacée en devers très prononcé ne me tentant guère, je m’oblige à en contourner la plupart. A chaque fois, descendre de 100 mètres ou plus donc, pour remonter sur la crête jusqu’à la suivante. Et quand la neige n’est pas trop dure, je m’y enfonce jusqu’au genoux, m’épuisant avant le dixième pas. Éole, l’auteur de ces congères, se rappelle à moi justement. Cela secoue même fort.
L’éléphant sur mon dos me tire en arrière et me cloue au sol en même temps. Je pense aux scaphandriers travaillant en grande profondeur : des gestes lents et lourds, des déplacements comme visionnés au ralenti … ce sac parfois est mon pire ennemi. Cela fait deux bonnes heures que je progresse ainsi et je m’aperçois que je me suis insuffisamment alimenté. Une petite soupe bien chaude vivement préparée, un bon morceau du pain plat de la veille, à l’abri d’une petite paroi rocheuse, sur une vire un rien étroite quand même, quelques mètres sous la ligne de crête, me réconfortent tout à fait.
Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque …
Petite pause digestive. Assis adossé à la paroi, noyé dans les reliefs qui s’étalent devant moi à perte de vue , je m’enivre, prudemment quand même, de cette sensation de liberté. Liberté chérie. Chère liberté, très chère parfois. A gagner sur soi-même, d’abord. Le premier responsable de notre servitude, c’est nous-même. Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque et quotidiennement encensé, rats enchantés d’être enchantés par les joueurs de flûte marchands d’illusions, forçats traînant derrière nous le lourd boulet des mythes que nous charrions tous parce qu’il est plus rassurant sans doute de faire semblant d’y croire, coûte que coûte.
Comment développer la capacité de s’extraire de tant de choix plus ou moins conscients, délibérés, de tant de contraintes plus ou moins intériorisées ? L’exercice de ma liberté m’a amené là où je suis en cet instant, à un prix considérable mais que j’étais prêt à payer et que j’ai d’ailleurs réglé sans rechigner. Pour quelles raisons alors semble-t-il si difficile de pratiquer la même démarche dans la vie quotidienne ? Une fois quitté ces cimes, le retour à l’ordinaire, je le sais d’expérience évidemment, se traduira plus ou moins rapidement par un retour à la normale.
Dans le sens de la norme, dans le sens de la distribution statistique aussi, on est si bien sous le sommet de la cloche de Gauss ! Je peux comprendre, je ne suis pas tout à fait idiot j’espère, que pour vivre ensemble (et nous sommes si nombreux !), il nous faille partager une culture, certaines valeurs, quelques règles et institutions. Je peux également imaginer que l’inertie des choses, un certain lymphatisme naturel aussi, pourrait-on peut-être dire, font que, voilà, les choses à la longue s’enkystent un peu, tout ne peut pas changer tout le temps, on a besoin de repères stables, etc, etc. Bon, et puis ? Oserais-je seulement faire crûment l’inventaire des limites que sans me l’avouer je m’impose ? Oserais-je jamais aller plus loin encore et m’interroger sans filtre sur les raisons, raisonnables ou non, qui me poussent à chaque jour férocement brider (voire hybrider) l’exercice de ma liberté ?
Attention : clignotant orange allumé !
Laissant un instant mon sac – quel bonheur de me déplacer ainsi, aussi léger qu’une plume – je rejoins la crête toute proche pour observer le chemin parcouru et celui qui m’attend. Face à moi, déjà bien loin, je distingue nettement cette ligne dirigée plein nord, surplombant en fait la première combe glaciaire, sur laquelle je m’étais par erreur aventuré hier en fin de journée. C’est assez flippant de voir vers où j’allais. Fou j’ai été ! A noter quelque part dans mes neurones, profondément gravé au couteau : « On ne panique pas, on réfléchit d’abord ».
Reparti d’un pas plus assuré, j’aperçois enfin, à quelques centaines de mètres, l’objet-prétexte de cette quête : le sommet. Je distingue la petite tour métallique qui y est installée. Le point où je me trouve en ce moment, langue de rochers encadrée sur chaque flanc de larges cuvettes empierrées, est également celui d’où il me faudra bientôt quitter la crête pour descendre plein nord et rejoindre ainsi le col où j’avais abouti il y a deux ans, après une longue marche d’approche. C’est là que, épuisé, traînant les résidus d’une saloperie d’infection intestinale, et pas loin de me retrouver à court de vivres, j’avais décidé de renoncer. Lançant de la main un salut au sommet qui me surplombait dédaigneusement de quelques centaines de mètres, je lui avais tourné le dos pour entamer ma descente. Je le vois d’ici ce petit col, et les souvenirs affluent. Mais j’appréhende la pente qu’il me faudra emprunter pour le rejoindre, juste sous mes pieds, bien plus abrupte vue d’en haut que d’en bas. Il s’agit en fait de l’une des combes profondes qui se sont creusées à l’époque glaciaire dans la face nord de la montagne. Je mesure le désir qui est le mien de rejoindre ce col et de reprendre cet itinéraire, lui aussi plein d’émotions et de riches épisodes, effaçant ainsi la frustration qui fut la mienne à cette époque. Et pas que: si je fouille un peu je la sens aussi la petite brûlure narcissique. Attention, clignotant orange allumé !
Longuement j’étudie cette pente, passant à plusieurs reprises d’un avis à son contraire sur la faisabilité de la descente, un sac de plus de vingt kilos sur le dos, sans compter les kilomètres au compteur. Je coince, incapable en ce moment de trancher. Je tourne littéralement en rond sur cette bande étroite. Je ressasse cette promesse confiée à mon amour de tout simplement revenir, promesse que j’avais rangée dans une profonde poche du sac mais que je me refuse d’oublier. En pensant à celles et ceux que j’aime : « je veux tous les serrer dans mes bras à mon retour ». L’esprit ainsi bien encombré, je m’assied face au sud. Devais-je sacrifier mon projet sur l’autel de cette promesse, de ces attachements ? A quels drames simili-cornéliens peut-on en être rendu lorsqu’on s’obstine, le nez sur le problème, au lieu de relever la tête pour considérer un peu plus largement la situation.
Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé …
Redressant la tête, justement, je me sens inopinément comme accueilli, appelé presque, par le paysage qui me fait face et s’ouvre très loin, très large. Au sud, donc vers Ouarzazate, me dis-je. Plusieurs fois par le passé j’avais remis à plus tard le désir de rejoindre cette ville.
Pourquoi Ouarzazate ? L’image mythique de la ‘porte du désert’ sans doute. Brutalement surgit en moi cette idée : ne me serait-il pas possible, piquant d’ici plein sud et non vers le nord comme prévu, de rejoindre Ouarzazate. ? Je note que la pente de ce côté est bien moindre, plus stable aussi, que celle que je m’apprête à affronter. Boussole en main, de plus en plus excité par cette idée neuve, je m’amuse à tracer des yeux un hypothétique itinéraire dans un relief à ce point chaotique que je ne peux évidemment en voir la portion congrue, dissimulée au fond des ravins et vallées. Si j’ai quelques expériences de la topographie et des populations du flanc nord du M’Goun, j’ignore tout du flanc sud. Et alors, justement, en voilà une excellente raison : la découverte. Sans parler du défi. Je fais miroiter à mon petit ego l’idée d’une traversée nord-sud de la chaîne montagneuse, et il a l’air de la trouver à son goût. Les risques quant à eux ne sont certes pas inexistants, d’autant que je ne sais pas trop où je vais, mais ils ne peuvent être pires, me semble-t-il à cet instant, que ceux que je m’apprêtais à courir en entamant la descente par le pierrier côté nord. Je me débrouille pour glisser sous le tapis l’hypothèse inenvisageable d’un retour sur mes pas vers le refuge, la queue entre les jambes.
Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé. Un, rejoindre le sommet qui m’attend depuis dix minutes et profiter de la vue par ce temps lumineux et dégagé et deux, repartir plein sud. Lorsque, peu de temps après, l’altimètre affiche 4102 mètres (*), pas d’exultation mais une joie paisible, suscitée plus par l’abondance et la qualité des sensations que par l’accès au but. Je passe un bon moment sur cette crête surplombant la falaise quasiment verticale côté nord, exposé au vent hurlant, à planer mentalement dans le ciel du Maroc, du plus proche au plus lointain, suivant aussi des yeux, vers l’ouest, la très longue enfilade des sommets du Haut-Atlas, distinguant même au loin, mais bien net, le Toubkal, le roi, le plus haut de tous.
La suite (et fin) du récit de cette traversée dans le post ‘Voir grand’.
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(*) au lieu des 4071 mètres officiels !?