En poussant en avant l’autre jambe

A l’horizon la boule de feu récemment émergée, peinant à traverser un mur de nuages bas. A mes pieds un troupeau de gigantesques mammouths à la laine sombre, vautrés dans un marais de brumes étales. Ces masses noires étendues là depuis la nuit des temps y seront encore bien après que soient fermés les yeux qui en ce moment les observent. Sur leur échine parfois déchiquetées à coups de pelleteuse ou largement balafrées par les coupes à blanc de l’ONF, entre ces masses surtout, s’agitent les humains dans ce qui, d’ici, apparaît aisément comme course sans fin, frénésie sans but.

La montagne procure l’avantage de la vision dominante. Mais que ce petit vertige ne titille pas trop le narcissisme de celui ou celle dont la position relativement supérieure ne constitue qu’une illusion, optique et autre. Nous sommes tous pareils.

L’écriture, qui m’a amené à ouvrir les yeux ce matin, deux heures avant l’aube, dans ce vieux mas en bout de montagne peut procurer la même illusion. L’altitude du verbe ciselé, des pensées lentement enchevêtrées puis déconstruites puis recroisées à nouveau, enrichies  par de multiples inspirateurs et trices, ne peut méconnaître la main qui tient le crayon ou le doigt qui percute la touche du clavier.

L’humain à la tâche dans ces lignes, quelle que soit la hauteur de ses pensées, le niveau plus ou moins ‘méta’ de ses analyses, s’empêtre dans ses contradictions, cultive contre vents et marées illusions et plans qu’il se plaira ensuite à contredire. Confusion, mais ouragans également. Elles font légion les émotions et tensions ravivées par l’écriture, remontées en surface à la force du poignet ou par la puissance d’un geyser insoupçonné.

Nous vivons des temps d’exception. A n’en pas douter, une fenêtre d’opportunité où exercer l’esprit. Mais ces matériaux sont radioactifs. Souffrance individuelle, souffrance sociale, se retrouvent finalement au centre ou en creux tant du dernier article que de ceux qui suivent, toujours en gestation. Leur font amplement écho les souffrances de celles et ceux qui me sont proches, les miennes également, finissant par se répondre l’une l’autre, sans fin. A ne plus pouvoir supporter un tel tintamarre.

Durant des semaines, rapidement devenues des mois, je me suis enfui, puis enfoui. Fuite sans exil, paisible, dans les subtiles arcanes du mur qui se construit ou les sentiers escarpés qui m’entourent, havres par bonheur toujours disponibles.

A six pieds sous terre, je dispose d’une grotte, de petite taille, utérine, dans laquelle j’entretiens un modeste feu, nourri à je ne sais quelle source secrète. Je l’avais délaissée depuis un bon moment. J’y suis revenu, sans enthousiasme mais avec reconnaissance, échappant de la sorte aux torrents de veulerie, de lâcheté, de compromission ,de paresse intellectuelle qui me semblaient avoir envahi le vivre ensemble.

Aujourd’hui, sous les voûtes de granite de cette solide bâtisse, me voilà le crayon à la main. L’innocence de la pointe noire courant sur la feuille me dessine au visage un sourire. Je penche la tête, le regard horizontal, presque à hauteur de papier, l’observe. Elle file aisément, elle trace le chemin. Je reprends ce chemin, me rappelant que, si la souffrance parfois est présente à chaque pas, elle se surmonte en poussant en avant l’autre jambe.

A bientôt.