Au-delà des ruines.

Nous en étions arrivés à l’invitation à tirer, d’une main aussi ferme que possible, une ligne définitive aux fins de solder le compte de nos espoirs. Quel que soit le point cardinal où nous portons notre regard aujourd’hui, l’horizon se révèle fermé, totalement hermétique à nos attentes. Nous en avons très longuement disserté dans l’article précédent, relativement à ce qu’il est convenu d’appeler la crise écologique, même si, ainsi que nous l’écrivions, un tel exercice eut pu être mené sur d’autres terrains (IA, TIC, autoritarisme fascisant, militarisation, etc.) tout en nous amenant à un constat identique. Nous n’y reviendrons plus, l’exercice n’étant guère enthousiasmant, c’est clair, mais surtout parce qu’il est ici nullement question de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit mais bien plus de poursuivre sans faiblir la ligne d’une réflexion entamée il y a un bon moment déjà.

Peurs et ruines.

Nous n’avons pas peur des ruines, nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.

Yannis YOULOUNTAS

Ainsi s’expriment les protagonistes du récent film de Yannis YOULOUNTAS. La peur des ruines nous tétanise. Aussi longtemps que nous nous soumettrons à l’emprise de cette peur, que nous nous refuserons l’entrée en zone d’inconfort (mental, physique, social, intellectuel, émotionnel, tout!), que nous refuserons d’accepter la perte de tout ce à quoi nous tenons, nous resterons acteurs de notre propre impuissance.

Car c’est bien de notre puissance qu’il s’agit ici. Une puissance qui n’a rien à voir avec le courage. « Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La peur, la consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas ». C’est Gunther ANDERS qui s’exprimait de la sorte, dont la vie bien mouvementée, du régime nazi le poussant à l’exil en 1933, à la rudesse de la survie quotidienne en terre d’asile (France puis États-Unis), avant d’expérimenter les joies du stalinisme en RDA, exil à nouveau, pour in fine se retrouver pétrifié face à la menace nucléaire de la seconde moitié du XXème siècle (menace qui ne nous a pas vraiment quittés, d’ailleurs). Un tel parcours eut pourtant pu justifier des exhortations au courage, ou à l’espoir.

Si ce n’est de courage qu’il s’agit, devrions-nous dès lors convoquer l’utopie ? Fut-il distant, dans l’espace et/ou le temps, l’utopie est un projet. Qui convoque le désir, lequel prend forme, en quelque sorte, dans l’espoir. Pour notre (recon)quête de puissance, à l’utopie nous substituerons l’atopie (néologisme sans aucun rapport avec une affection dermatologique), une utopie totalement ouverte, à la limite sans contenu, mais qui révèle la dynamique du changement. Et cette atopie nous la nommerons espérance, nous allons tenter de voir pourquoi et comment.

Du dés-espoir à l’espérance.

Si nous soutenons que l’espérance ne peut germer que dans le terreau du deuil de l’espoir, nous n’ignorons pas qu’un tel distinguo, s’il est possible en français, n’est pas adopté par toutes les langues. Chaque langue possède ses spécificités, richesses, possibilités. C’est d’ailleurs un des intérêts du bilinguisme que de découvrir d’autres nuances langagières et donc culturelles. Ainsi, anglophones, germanophones ou néerlandophones, parmi bien d’autres, ne distingueront pas les termes ‘espoir’ et ’espérance’. La langue française nous le permet. Elle peut se révéler bien pauvre par ailleurs, ainsi lorsqu’il s’agit désigner la neige, là où langage Esquimau comporte pour celle-ci une bonne dizaine de mots (et non cinquante comme le colporte la légende urbaine) : molle, cristalline, fine, à la surface moutonnée ou glacée, etc. Lucien SCHNEIDER, Dictionnaire du langage esquimau de l’Ungava, Presse Universitaires de Laval, 1970).

Alors que l’espoir se définit couramment comme une disposition de l’esprit humain qui consiste en l’attente d’un futur bon ou meilleur (« J’ai l’espoir d’avoir réussi mon examen »), l’espérance serait un concept plus large que nous pourrions définir à ce stade comme une confiance naturelle, sans qu’elle doive nécessairement être soutenue par un argumentaire donc, en l’avenir (ou peut-être l’advenir?). Mais sans le côté plus ou moins prédictif des références à l’avenir (ainsi que discuté plus haut avec le néologisme ‘atopie’), sans contenu dirons-nous à ce stade.

Rien ni personne ne peut nous garantir que l’espérance ne constitue pas une impasse …(source). Ancienne voie d’entrée du charbonnage de l’Espérance à Saint-Nicolas, dans la banlieue de Liège en Belgique.

L’espoir est le prolongement du désir, dont nous avons longuement scruté les pièges, tenants et aboutissants dans un post antérieur. Il va au-delà d’un calcul de probabilité plus ou moins rigoureux, un peu comme si son objet nous était dû. On peut dès lors le voir comme une position égotique. Il suppose une certaine prévisibilité, comme s’il était en notre pouvoir d’apprivoiser le devenir des choses ou à tout le moins de conjurer l’avènement de nos appréhensions, relevant ainsi d’une volonté de maîtrise du destin. On mesurera peut-être mieux la spécificité de ‘l’être au monde’ (épistémique ?) sous-tendant ces notions en la confrontant au concept bouddhiste d’impermanence (Anitya). Collision frontale (sur laquelle nous pourrions revenir dans un prochain texte).

Supposant un degré minimum de certitude sur le lendemain, une continuité des événements, de l’existence, l’espoir nous limite aux avenirs prévisibles alors que l’espérance ouvre grande la porte des possibilités non encore connues. Nous explorerons un peu plus loin dans quelle dynamique cette ouverture nous est nécessaire.

Nous avons perdu l’épistémé, la position existentielle des auteur(e)s des peintures rupestres de Lascaux.

L’homme se transforme en même temps qu’il transforme le monde et les conditions de son existence. Il concrétise plus ou moins différents nexus / modes de ses capacités en fonction du contexte et de l’époque (possibilités / contraintes) et de la manière dont il interagit avec celles-ci. Si l’être humain d’aujourd’hui peut éventuellement s’offrir une escapade touristique à 200000 dollars dans l’espace (ainsi que le mode de pensée, les valeurs et la construction socio-politique qui vont avec), il se révèle bien incapable de produire les merveilles de Lascaux (idem). Une telle comparaison, reconnaissons-le, relativise la grandeur de l’’homo consumens’ (Erich FROMM) que nous sommes devenus.

Nous commençons à percevoir, derrière cette dualité espoir / espérance, ce que nous pourrions appeler des positions existentielles (nous reprendrons plus loin le terme de ‘topos psychique’) (sans rapport aucun avec les positions existentielles de l’Analyse Transactionnelle) radicalement distinctes. Une anecdote personnelle pourrait peut-être illustrer ce propos.

Mato (cible utilisée dans la pratique du Kyudo)(source)

L’archer franchit la ligne imaginaire qui délimite l’aire de tir, dans ce minuscule dojo installé sur la pente est de la montagne. Grandes dalles de granite et herbe rase. Une levée de sable protégée par une petite toiture de bois de cèdre supporte la mato, la cible. Elle se confond presque avec les énormes blocs rocheux et la forêt de fayards environnante. Léger souffle frais, lumière matinale, silence ponctué de quelques chants d’oiseaux. Dans un lent cérémonial, où chaque fraction de geste est codée, il s’est positionné face à la cible, de profil. L’arc dans la main gauche, les deux flèches dans la droite, le regard se porte vers la gauche, accrochant la mato. Elle est là, à 28 mètres de la ligne de tir et ses cercles concentriques noirs et blancs sollicitent le désir de l’archer. Expiration lente pendant que le regard revient vers la main droite qui lentement encoche la première flèche. Remontant le long de celle-ci, depuis l’empennage jusqu’à la pointe, le regard revient se porter sur la cible. Mais le regard ne regarde plus. Confusion des sens et clarté des gestes à la fois. Assuré d’un ferme ancrage au sol par les pieds, voilà que le grand arc s’élève, comme aspiré vers le ciel. Le bras gauche se déploie partiellement, l’arc se décentre, le coude droit s’écarte pendant que l’arc redescend, la flèche maintenant à hauteur des lèvres de l’archer, le regard toujours perdu dans la cible, qu’il traverse, comme allant au-delà. Tension extrême et relâchement dans un équilibre horizontal et vertical. Tout désir s’est éteint. Il n’y a plus ni temps ni espace (combien de seconde dure ce moment ? où se trouve la cible?). Et puis la flèche est partie. Sensation explosive, perception violente percutant l’esprit de l’archer, c’est tout autant la cible qui vient à la rencontre de la flèche que l’inverse. Les deux s’étant rejointes, l’archer ramène aux hanches les deux bras restés ouverts après le lâcher, s’incline légèrement dans un salut respectueux et quitte d’un pas lent et glissé l’aire de tir.

Tir à l’arc moderne en extérieur (source)

Discipline olympique, le tir à l’arc moderne recourt à un matériel sophistiqué, paramétré dans l’unique but de permettre au tireur d’atteindre la cible. Il s’agit de viser pour réussir, avec l’espoir de réussir. Voilà pour l’espoir. Une position existentielle dans laquelle l’égo porteur d’un désir tente, par un dispositif ad hoc, de forcer les éléments (arc, flèche, cible) à s’aligner dans la direction de son projet, percer le cœur de la cible.

Le kyudoka renonce à ce projet pour mieux l’atteindre. Il s’insère dans une relation complexe entre l’individu complet, relié (au sol, au cosmos, à sa respiration), l’arc, la flèche, la cible. Dans cette relation il n’est plus question de désir, projet ou espoir, mais d’une finalité, inéluctable aboutissement, du moment que l’ensemble a trouvé son équilibre. Nous pourrions peut-être dire qu’il apprivoise la cible, au sens de St Exupéry. «  Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre » dit le Renard au Petit Prince. Le tir du kyudoka est un geste d’espérance (*).

Vertu théologale, aux côtés de la foi et de la charité, l’espérance apparaît comme verticale alors que l’espoir serait horizontal. L’espérance est un acte de foi, sans qu’il s’agisse nécessairement de foi en Dieu, bien souvent d’ailleurs dans une perspective eschatologique. Foi messianique, en l’avenir, en la vie, nous pouvons aligner divers concepts derrière celui d’espérance. Dépendant peut-être de notre capacité à accepter la vacuité (espérance mystique).

Car l’espérance, qu’elle soit ou non orientée vers une quelconque divinité, est d’abord oubli de soi. Non qu’il s’agisse de négliger sa personne ou son individualité, c’est au niveau de l’égo que nous nous situons. Dans l’archerie moderne comme dans le Kyudo, l’objectif de l’archer est bien d’atteindre la cible. L’esprit zen qui sous-tend la discipline traditionnelle japonaise privilégie une pratique exigeante, destinée à favoriser chez le pratiquant un état de ‘non-pensée’. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre l’oubli de soi qui distingue l’espérance de l’espoir (celui-ci relevant, nous l’avons vu, même quand il porte sur autrui, de l’ordre du projet égotique).

« Quelque chose vient de tirer ! » s’écria-t-il (le Maître d’Eugen Herrigel), tandis que, hors de moi, je le dévisageais. Enfin, lorsque j’eus pleinement réalisé ce qu’il entendait par ces mots, cela provoqua en moi une explosion de joie que je fus incapable de contenir. « Doucement, dit le Maître, ce que je viens de vous dire n’a rien d’une louange, voyez-y une simple constatation qui ne doit pas vous émouvoir. Ce n’est pas non plus devant vous que je me suis incliné, car dans ce coup vous n’êtes pour rien. Cette fois, vous vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comme un fruit mûr, le coup s’est détaché de vous. Et maintenant, continuez à vous exercer comme si rien ne s’était passé. »

Eugen HERRIGEL, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 1993.

Enfin, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’espérance se distingue radicalement de l’optimisme, disposition à imaginer l’accomplissement de nos espoirs / désirs. L’utopie, et surtout l’atopie, ce n’est pas de la prospective. Il ne s’agit pas de ‘tirer des plans’ sur la comète’ (ou plutôt la planète). Elle ne ressemble en rien à l’attente de la venue du Messie ou du Grand Soir. « (…) l’espoir (…) n’est pas à confondre avec la confiance aveugle dans l’avènement d’un monde meilleur ou avec la confiance aveugle dans le progrès (…) ». Arno MÜNSTER, Principe responsabilité ou principe espérance ?, Le bord de l’eau, 2010, p.64

Last but not least, si nous n’avons rien à espérer, nous n’avons rien à perdre. Ne serait-ce pas un remède de premier ordre à la peur ?

Au-delà des principes espérance et responsabilité.

‘Rêver est la solution’ (source inconnue)

Dix années après la fin de la seconde guerre mondiale, Ernst BLOCH, philosophe allemand, publiait ‘Le Principe Espérance’ (rappelons qu’en langue allemande le terme ‘Hoffnung’ ne distingue pas, comme le fait la langue française, espoir et espérance). Juif, exilé dès 1935, il aura vécu dix années de racisme, fascisme, exil précaire aux USA, puis un conflit mondial terriblement destructeur, s’achevant avec l’entrée de l’humanité dans l’ère de la menace nucléaire permanente. Un itinéraire comparable à celui de son ami Günther ANDERS, que nous avons brièvement évoqué ci-avant. L’utopie comme sursaut face à la déréliction. « Par définition, (elle) ouvre le champ de l’imaginaire et donc des possibles. Bloch distingue ainsi la possibilité factuelle, liée à un état donné des connaissances à un moment donné, de la possibilité objective, qui se rapporte à la structure-même de l’objet, de la possibilité réelle, qui recouvre les potentialités futures d’un objet en devenir vers d’autres possibles » (source). Selon Michaël LÖWY, « Ernst Bloch renouvelle la théorie de la praxis marxiste en mettant en évidence le rôle décisif de la conscience anticipante. Il s’agit de rendre compte des potentialités utopiques immanentes, mais non-encore-réalisées, du monde. Son utopie concrète n’est pas un système fermé, mais une réflexion ouverte à l’expérimentation et à l’imagination créatrice du « rêve éveillé » » (source). 

Juif allemand ayant lui aussi vécu un parcours très dur durant ces années marquées par le nazisme, Hans JONAS publie vingt ans plus tard une thèse destinée à répondre et réfuter les conceptions de BLOCH. ‘Le Principe Responsabilité’ (on voit bien dans l’analogie des titres la volonté de confronter ces deux thèses) connaîtra un très large succès et influencera les décideurs de nombreux pays ainsi que les milieux écologistes réformistes. On considère que cette thèse est à l’origine du Principe de Précaution porté sur les fonts baptismaux lors du Sommet de Rio (1992) et pierre angulaire du concept de ‘développement durable’. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Un principe qui suppose la primauté d’une ‘permanence ontologique’ de l’être humain sur la technique. L’ouvrage central de JONAS est d’ailleurs sous-titré ‘Une éthique pour la civilisation technologique’. C’est la peur qui doit nous mobiliser, nous dit le philosophe, une peur suscitée par les capacités destructrices croissantes de l’humanité, qui appellerait un devoir, une obligation, à l’égard des générations futures (et actuelles).

JONAS visait explicitement les décideurs, ainsi que les parents, auxquels il proposait une éthique de la responsabilité. Une démarche aux antipodes de la prospective utopique de BLOCH. Sans doute abusé par les quelques bénéfices de la social-démocratie telle qu’elle était encore perçue jusqu’à la fin du XXème siècle dans les milieux bourgeois, socialement et économiquement favorisés, une toute petite parenthèse dans le temps long (trois décennies, au milieu du siècle dernier) et dans l’espace (en gros, le monde occidental), JONAS ne voit pas l’intérêt de la démarche utopique mais préfère prodiguer des conseils d’éthique aux gens de pouvoir et aux pères de famille. Au contraire il voit dans l’utopie le danger du fanatisme et de la violence tout en refusant de considérer sa portée en termes de changement. BLOCH appelle à la levée exaltante (potentiellement inquiétante aussi d’ailleurs) d’un ‘novum humanum’, un être humain nouveau, tandis que JONAS, frileusement, conforte les institutions et mécanismes de pouvoir en place en appelant à les raisonner par quelques principes éthiques.

On ne peut que rester perplexe devant la pusillanimité dont font preuve ces deux doctes personnages. Des risques et limites de la philosophie académique ! JONAS pratique l’illusion délirante qu’il suffirait d’éduquer (éthiquement) les décideurs, notamment à un usage ‘responsable’ de la ‘technique’. Rappelons-nous comment nous avons constaté précédemment la vacuité du concept de ‘développement durable’. Il semble délibérément ignorer les rapports de genre, de classe et de pouvoir, tout autant que la primauté absolue de l’accumulation capitalistique. En face, un BLOCH qui donne l’impression parfois du rêveur éveillé romantique et dont le finalisme ( téléologie?) marxiste obère quelque peu la clarté de la démarche utopique. Nous nous félicitons d’avoir adopté plus tôt le terme d’’atopie’. BLOCH c’est l’optimisme militant (qualifié de ‘métaphysique naïve et irréelle’ ou ‘espérantite’ (Hofferei) par Günther ANDERS), JONAS le réalisme réducteur/castrateur. Points communs à ces deux poids lourds de la philosophie allemande de la seconde moitié du siècle dernier : tous deux semblent n’avoir pas compris le statut spécifique de la ‘Technè‘ dans un monde capitaliste (thématique qui devient de plus en plus urgent d’aborder, peut-être dans le prochain post ?), sont très anthropo-centrés et occidentalo-centrés, très judéo-chrétiens, sans doute quelque peu bloqués sur une supposée singularité biblique. Mais qu’à cela ne tienne.

Et si nous disions que JONAS c’est le verre à moitié vide, et BLOCH le verre à moitié plein ? Tranchons avec Michaël LÖWY: «Sans le Principe Responsabilité, l’utopie ne peut être que destructrice, et sans le Principe Espérance, la responsabilité n’est qu’une illusion conformiste » (source). Profitons plutôt de ce débat de pensées (disputaison) pour avancer dans la compréhension du concept d’Espérance (à partir de ce point il semble que nous puissions user de la majuscule) tel que nous l’avons porté jusqu’ici.

Répétons-le, car c’est essentiel, nous ne sommes pas en capacité d’imaginer le monde qui pourrait advenir (car il faut bien voir qu’il s’agit toujours d’un faisceau de possibilités). « L’ontologie du non-encore-être que Bloch nous propose dans le ‘Principe Espérance’ est précisément construite sur cette hypothèse de l’existence, dans l’étant, d’un nombre infini de potentialités non encore découvertes, de déterminations du ‘possible’ non encore réalisées (…). Elle fonde son originalité (…) sur l’hypothèse de l’existence d’un lien dialectique permanent entre les affects d’attente (modes psychiques du ‘non-encore’), l’utopie et la praxis ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009, p.22.

‘Haut les cœurs’, une tentative à différents étages de comprendre notre paralysie.

Si cette ‘absence de contenu’ suscite l’angoisse, nous paralyse dans notre dynamique désir/projet/espoir, c’est essentiellement parce que nous n’osons pas lâcher prise, vivre sans l’espoir. Nous vivons une aporie, celle que Corinne PELLUCHON appelle si justement ‘la traversée de l’impossible’ (Rivages, 2023). La comparant à notre incapacité à appréhender notre propre mort, PELLUCHON décrit notre situation existentielle aujourd’hui comme « l’impossibilité d’une possibilité plutôt que la possibilité d’une impossibilité » (page 91). Dans le dernier chapitre de notre article, nous chercherons comment nous pourrions ‘sortir par le haut’ de cette impossibilité.

Porteurs de l’Espérance (atopie), nous pourrions nous trouver mieux armés pour aller vers ce qui peut advenir mais reste aujourd’hui sans contenu. L’espérance et l’atopie nous évitent d’avoir à nous projeter dans un à-venir échappant aux radars étroits et décatis de nos concepts, désirs, incohérences, angoisses et doutes d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant, nous l’avons vu, que nous serions invités à nier/fuir le présent pour nous réfugier dans un vague optimisme hors sol. « (…) l’espérance n’est pas attente naïve. Elle est toujours en suspens. Elle est toujours, et jusqu’au tout dernier moment, assiégée par les catégories du danger. C’est la raison pour laquelle un quiétisme de l’espérance, fondé sur la garantie du succès, est si peu réel qu’inversement un quiétisme du désespoir total ; car tout est a priori en possibilité objective, et non pas en réalité ». Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, cité par Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », nous proposait Corinne MOREL DARLEUX. Peut-être nous suggérait-elle de ne pas nous accrocher à nos espoirs tel le naufragé à sa bouée. Et si dès lors nous nagions droit devant ?… Mais il ne s’agit pas vraiment de nous précipiter n’importe où, porteurs de quelque inspiration. L’Espérance ne procède pas de l’aveuglement. « (…) L’espérance -comprise comme ‘docta spes’ (espérance érudite) – (…) vise la transformation concrète du monde et la guérison de ses maux, à partir d’une analyse critique et matérialiste des données réelles et des contradictions réelles de la société ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

Nous nous situons donc indubitablement dans une praxis. Ce qu’André GORZ dénommait « l’utopie concrète » de BLOCH. « Ainsi le noyau de la philosophie blochienne de l’utopie concrète et de l’espérance demeure une doctrine de la praxis émancipatrice, transformatrice des données objectives du monde, fondée sur la théorie d’une unité dialectique constructive possible de la subjectivité et de l’imagination créatrice des hommes avec les latences-tendances objectives d’un réel potentiellement orienté vers la manifestation des contenus utopiques immanents s’extériorisant dans l’union des contenus utopiques de la conscience anticipante avec ce qui est réellement et objectivement possible (…) ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009. Sur ces notions de ‘praxis émancipatrice’ et de ‘latences-tendances’ nous ne manquerons pas de revenir, tant elle apparaissent prometteuses, dans le chapitre suivant.

Impossible de clore celui-ci sans traiter la question de l’angoisse. Jusque là nous pourrions penser qu’un philosophe bonhomme, éclairé par un optimisme pouvant apparaître aujourd’hui comme suspect, voire criminel, nous invite à balancer nos angoisses (et toutes les souffrances qui vont avec, allant toujours croissantes d’ailleurs) dans un sac enterré bien profond et de passer à autre chose. Que nenni ! « Bloch, (…) situe toujours celle-ci (l’espérance) dans un rapport dialectique avec l’angoisse, si l’on comprend l’angoisse comme « réaction utile, honnête et morale à un monde précaire qui n’est pas bon et qui ne devrait pas rester inchangé » ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Persister à voir un “Principe Espérance” après Auschwitz et Hiroshima me paraît complètement inconcevable» (1987 : Günther Anders antwortet : Interviews und Erklärungen, Elke Schubert (éd.), Éd. Tiamat, Berlin). On peut le comprendre. Nous avons, dans l ‘article précédant, montré toute la souffrance présente et à venir sur le chemin que prend aujourd’hui notre monde, inexorablement semble-t-il. A moins que de dépasser le couple tragique espoir / désespoir, voie dans laquelle nous allons tenter de progresser dans le dernier chapitre de notre disputaison du jour.

De la poïétique et de la lutte.

L’impuissance souffrante que nous expérimentons aujourd’hui et l’espoir sont des états siamois. Nous avons antérieurement décrit comment le ‘koan’ bouddhique permettrait en quelque sorte une sortie par le haut d’un tel blocage. Notre sortie par le haut à nous, c’est l’Espérance.

‘Paradoxe, koan et humour’ au menu du post ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints’.

Mais comment alors penser celle-ci dans la démarche ici poursuivie, à savoir la quête d’une hypothétique (c’est-à-dire posée comme hypothèse) ‘neguanthropie’ ? C’est donc à comprendre comment, dans un tel contexte, l’Espérance est susceptible d’affecter nos trajectoires individuelles et collectives que nous allons nous attacher avant de clore cet article.

Le philosophe marxiste Michael LÖWY  rappelle que pour Ernst BLOCH, « (…) la docta spes (espérance savante), (est) la science de la réalité, le savoir actif tourné vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Contrairement aux utopies abstraites du passé qui se limitaient à opposer leur image-souhait au monde existant » (source).

Cette ‘docta spes’ qu’Arno MUNSTER définit comme «une science des possibilités concrètes de la transformation du monde, fondée sur l’analyse critique des situations concrètes » (Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.). Si l’Espérance relève d’abord d’une manière d’être au monde, d’un « topos psychologique », celui-ci se trouve foncièrement orienté vers la praxis. Nous éviterons donc de nous complaire dans le monde quelque peu éthéré de la philosophie académique.

Si en effet nous divaguons longuement sur les sentiers de la compréhension, au gré des lectures et des concepts, il ne s’agit certainement pas d’une fuite dans un univers intellectuel plus ou moins confortablement détaché des épreuves que nous traversons. La démarche qui est la nôtre se nourrit au contraire d’un enracinement quotidien, impliquant, dans les processus en cours. Depuis ces territoires situés aux marches de l’Empire ou au cœur des Cités, qu’importe. De rencontres, de combats, de la confrontation à nos limites, d’échecs, de déceptions, de la vie dans sa complexité et ses errements, d’où seule peut jaillir, au point de rencontre de la lutte et de l’analyse, la compréhension, bien souvent intuitive au départ d’ailleurs, ou l’intuition compréhensive (au sens anglo-saxon) du monde qui se fait et se défait. Gardons nous de ressembler à l’intellectuel cyniquement décrit par François BEGAUDEAU comme celui à qui s’impose « la mission de mutualiser sa clairvoyance », avant de conclure « Puisque les gens sont embrouillés par l’embrouille, il expliquera l’embrouille aux embrouillés ». (Boniments , Éditions Amsterdam, 2023, p 209).

Nous avons plus d’une fois évoqué la nécessité de nous ouvrir à d’autres imaginaires, mythes, représentations du monde. « Ce qui tue aujourd’hui et avant tout , c’est notre manque d’imagination. L’art, la littérature, la poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer » s’exclame avec force Aurélien BARRAU, appelant de ses vœux une « épiphanie philosophique et symbolique », mieux encore, « une révolution poétique, politique et philosophique » (Il faut une révolution politique, poétique et philosophique : Entretien par Carole Guilbaud, Editions Zulma, 2022). Bien. Et puis quoi ?, on attend que des tours d’ivoire descendent les flux de la clairvoyance qui irrigueront nos esprits simples et nous permettront de faire, enfin, la révolution en question … ? Ne conviendrait-il pas plutôt que chacun(e) explore sa part d’imagination, de créativité, apprenne à libérer l’intuition, à considérer institutions, normes, règles et usages au mieux comme une superstructure temporaire, une construction conjoncturelle. Philosophie, littérature, art, poésie, imaginaire ne sont pas des propriétés privées réservées aux intellectuels de haut vol. Et le courant ascendant, bien enraciné dans la praxis, apparaît amplement préférable au descendant. De la poïétique à la lutte, et réciproquement.

‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’, dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’.

La pratique d’une poïétique, c’est-à-dire l’expérimentation « des potentialités inscrites dans une situation donnée pour déboucher sur une création nouvelle » constitue le socle génératif de l’Espérance telle qu’entendue ici. « Est-on encore capable d’articuler spontanément nécessité et liberté, système et invention, c’est-à-dire de ne percevoir aucune contradiction entre le constat de notre impuissance et l’affirmation de nos capacités à nous en libérer ? » s’interroge un collectif d’auteurs dans un article au titre éloquent : « Yes, we can’t » (source).

Notre difficulté tient pour une part sans doute à notre incapacité à appréhender le temps long, la ligne temporelle dépassant, en amont et en aval, notre durée de vie. Nous sommes une étoile filante, un scintillement, une brève trajectoire. Aussitôt disparue. Vue de loin, de l’on ne sait où. Considérées de mon point de vue d’être vivant, par contre, ces quelques décennies emplissent la totalité de ma perspective. Prenant par ailleurs en compte les valeurs et pratiques d’une époque cultivant l’immédiateté, qu’il s’agisse de la livraison du traiteur chinois ou du retour sur investissement, l’angle se réduit plus encore, La praxis évoquée plus haut ne peut s’inscrire dans une fenêtre aussi étroite. Il nous revient de nous décentrer de notre propre existence à durée limitée, une autre manière d’expérimenter l’oubli de soi que nous avons évoqué plus haut. Au final, le plus difficile à saisir pour des esprits cartésiens jusqu’à la moelle comme les nôtres, c’est probablement que l’espérance n’est pas un état mais un mouvement, une tension vers, une dialectique. Jamais acquis, toujours à reprendre. Nous l’avons déjà dit, le Grand Soir est une fable délétère. Laissons parler le poète, qui l’exprimera bien mieux que nous ne le pourrions.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous, nous serons morts, mon frère
Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Raymond LEVESQUE, Quand les hommes vivront d’amour (1956).

Pierre de la faim sur l'Elbe. Texte gravé "Wenn du mich siehst, dann weine" - Si tu me vois, alors pleure.
Voir aussi le post ‘Semences et terreaux’.

L’effort de la praxis est un mécanisme d’émancipation. C’est le refus de se retrouver coincé dans un monde qui a décrété « la fin de l’Histoire », la mort clinique de l’utopie, le règne sans partage du « there is noalternative ».« Exister, c’est résister » clamait vaillamment Jacques ELLUL, formule-choc dont nous pourrions nous emparer si nous reconnaissons la résistance comme un ‘aller vers’ plutôt que ‘contre’. « L’espérance n’est (…) pas un désir qui s’oppose à une réalité toujours décevante, elle n’est « pas seulement une protestation dictée par l’amour » comme le souligne Gabriel MARCEL , mais elle est une affirmation aimante du monde, de la présence et de la vie » (source). Si, comme le souligne Gunther ANDERS « notre travail est un combat » (La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, 2006), si l’exercice de notre puissance (empuissantement?) est d’abord une résistance (qui commence bien souvent par mettre un terme à toute sur-obéissance), l’Espérance se veut avant tout présence cré-active au monde. Produisons et semons à tout vent graines et semences, sans trop savoir où Éole les emportera, dans quel terreau elles échoueront et peut-être prendront racine, qui les cultivera et moins encore à quoi ressemblera la plante.

« A bon moulin, tout peut faire farine », expression sans doute vieillotte mais que nous reprendrons à notre compte pour signifier que tout est bon à prendre qui augmenterait notre puissance d’exister, notre ‘conatus’ spinozien. Ce que nous dénommions dans un texte antérieur « tension vers un accomplissement ». Car ce que nous apprend Baruch SPINOZA, c’est que de tout ce qui augmente notre puissance suscite en nous un affect de joie. Ne serait-ce pas là un remède radical au carcan de l’abattement et de l’angoisse ?

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(*) Merci à C.P. qui m’a indiqué ce rapprochement.




Haut les cœurs !

Il est pour le moins peu enthousiasmant de porter le regard sur un quotidien et un vivre ensemble chaque jour un peu plus dégradés, un peu plus dystopiques. Derrière l’agitation confuse du moment, les tendances de fond néanmoins se confirment, que j’ai développées ailleurs (il y a un an déjà !).

Apocalypse Now, un effort de décodage tant sur un plan socio-politique (première partie) que sémantique (seconde partie).

La crise écologique (climat, biodiversité) pouvait encore apparaître comme diffuse et lointaine aux populations privilégiées que nous constituons. L’irruption puis l’installation dans nos existences d’une pandémie annoncée (1) mais inattendue (les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles, Ebola ou autre, on le voit bien à la télé, c’est pour ces pauvres gens à la peau sombre là-bas, au sud) et enfin le traitement politique et social de celle-ci ont mis en évidence pour nombre d’entre nous -malgré la fantastique confusion entretenue en temps réel par les actes et le langage des dirigeants et des médias – l’incapacité foncière de nos institutions à aborder efficacement des problématiques complexes, la déconnexion intégrale des ‘élites’, la montée fulgurante du contrôle et de l’autoritarisme, la réduction des stratégies à un solutionnisme technologique sourd et aveugle qui jour après jour exhibe ses limites et plus encore ses effets délétères sur l’individu et le social, la large prévalence enfin des retours sur investissement sur le bien commun. Mais, une période de crise(s) aiguë(s) – ne nous leurrons pas, c’est bien là où nous en sommes rendus – ce sont aussi de nouveaux concepts, des émergences sociales et culturelles, des opportunités ou ouvertures inédites, inattendues, dans un système qui entame de profondes transformations.

Les larmes du président de la séance de clôture de la COP 26 en disent long sur notre incapacité à prendre les décisions nécessaires à faire face à la situation (capture d’écran)

L’épiphénomène Covid-19 (2) ainsi que le cortège de machins technologiques, dispositions réglementaires en lasagne et altérations substantielles et répétées des rapports sociaux qui l’accompagne, s’il imprègne fortement nos existences aujourd’hui, ne doit pas nous empêcher de tenter de saisir l’essence du moment. Comme on pouvait s’en douter (3), le monde d’après (4) ressemble furieusement au monde d’avant, en bien pire encore (5) et l’urgence d’agir n’a bien évidemment fait que croître. Les non-décisions (6) tout autant que les décisions qui sont prises aujourd’hui nous engagent, nous et nos descendants, engagent l’humanité pour des générations.

Haut les cœurs, donc !

Or rien ne se passe. Ou plutôt si, les situations complexes évoluent très rapidement, à un rythme dont l’accélération se révèle d’ailleurs interpellante, mais personne ne semble avoir la main sur rien, ne rien pouvoir arrêter ou contrôler. … Le présent texte explorera diverses pistes, plus ou moins complémentaires, de compréhension de cette stase critique. Hélas, entamé dans une certaine insouciance, l’exercice s’est très vite révélé d’une complexité qui n’a fait que stimuler l’intérêt, et dès lors la prolixité, de l’auteur. L’habitude semble devoir être prise pour de telles disputaisons de scinder le texte en plusieurs parties afin d’éviter un écart excessif avec le format ‘blog’ (je ne suis pas censé écrire un essai, là !). Mais aussi de permettre à l’auteur de souffler (et travailler à la suite) durant la pause. Le gâteau s’appréciera sans doute mieux, dégusté en plusieurs tranches, plutôt que goinfré vite fait au dessert. En voici la première portion.

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers !

Voltaire, La Mort de César, 1736.

Pris dans le faisceau des phares, le chevreuil se fige

C’est exactement là où nous en sommes: cette sidération quasiment onirique où l’on se sent glisser sur une pente dangereuse sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit à moins que nous n’ayons les pieds englués dans une substance épaisse qui ralentit considérablement notre fuite de ce danger confus auquel nous tentons d’échapper (7).

Si le stress apparaît comme incontestable, nous verrons plus loin à quel point nous ‘encaissons’ aujourd’hui, il serait regrettable de limiter nos réflexions à la surface des choses. Le déroulé des événements de l’époque réintroduit par la porte de derrière la question du sens et du non-sens dont nous pensions nous être débarrassés en la jetant par la fenêtre de la consommation. D’un point de vue phénoménologique, « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément »(8).

Cette stase dans laquelle nous sommes comme immergés nous voit donc tou(te)s (9), peu ou prou, en réelle et profonde souffrance. Pouvons-nous mettre en mots celle-ci ? Pouvons-nous contextualiser, relier, donner sens  à cette souffrance ? Pouvons-nous imaginer en sortir ‘par le haut’ ? Nous verrons cela tout bientôt. Il nous faut au préalable dénoncer quelques impasses de la réflexion.

Dire « les gens sont cons », c’est con (10)

Une autre version de l’expression ‘les gens sont cons’ (source: Framablog)

Interdisons-nous d’emblée une bien trop confortable porte de sortie. Lorsqu’au détour d’une conversation surgit le vocable ‘les gens’, nous sommes déjà mal barrés. Angle de vision très étroit excluant bien entendu (c’est même son premier intérêt) le locuteur et éventuellement celle ou celui qui lui fait face, la survenue du terme permet déjà d’anticiper avec une quasi-certitude la pauvreté des opinions qu’il précède. Voici d’ailleurs un exercice salutaire qui m’a été inspiré par un amie : soutenir une conversation animée sans recourir à l’expression « les gens ». C’est pas mal sportif, vous verrez, mais surtout inspirant (11). Nous ne sommes que trop contaminés par une vision étroite et exclusive dont il importe de nous débarrasser afin de saisir un peu mieux la complexité des choses. Avantage collatéral : on évite de se tromper d’ennemi.

On passe à un stade ultérieur encore lorsque les termes ‘les gens’ sont suivis de la sentence définitive ‘sont cons’. Mérite insigne de la formule : régler définitivement la question. L’assertion en effet tient du principe explicatif ultime. Il ne reste plus ensuite grand-chose à dire, voire même à réfléchir. Et c’est bien là qu’est l’os !

Seconde conséquence de cette péremptoire affirmation, si les gens sont vraiment cons, on ne doit donc pas en attendre grand-chose : bosser, consommer, faire des gosses, c’est déjà pas mal. Réfléchir, analyser, comprendre ou pire encore débattre, élaborer ensemble, décider, sont évidemment des ambitions largement hors de portée des cons. Laissons donc penser et décider pour nous les gens sérieux, les décideurs ou les influenceurs, en gros ceux qui passent à la télé (12 )

« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens » (Molière, Le malade imaginaire, 1673)

D’aucuns (13) ont avancé ici le concept de procrastination. En somme nous serions incapables de réagir pour cause de procrastination. Un peu comme les vertus dormitives de l’opium, quoi.

La première étape de notre démarche (qui devrait me prendre deux articles quand même !) nous verra tenter l’examen des mécanismes à l’œuvre et des principales contraintes et chausse-trappes du terrain sur lequel nous évoluons. Si nous avons la prétention de dépasser le niveau des conversations de comptoir, il nous faut à tout le moins dresser un premier inventaire des thèses susceptibles de nous éclairer dans notre recherche, inventaire que je classerai, un peu arbitrairement sans doute, en deux champs d’investigation distincts. Voici le premier, qui fait l’objet du présent article.

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Première partie: information et cognition

L’individu n’est pas une machine parfaite opérant des choix rationnels au départ d’une information totalement disponible (14). En particulier en situation de risque (15). Dans le monde réel, l’information est bien souvent dissimulée, tronquée, vidée de son sens par défaut de contextualisation. Notre cognition est lacunaire, biaisée, empreinte de nos affects. Notre libre arbitre (16) est contingent, nos capacités d’abstraction limitées, notre cerveau extrêmement influençable. Dans la thématique du jour, ces multiples limitations se donnent à voir à de plusieurs niveaux. Voyons cela.

Six mille tweets par seconde

Chaque seconde, 29000 Gigaoctets (vingt-neuf mille milliards d’octets) d’information sont publiés dans le monde (17). 184 milliards de tweets sont expédiés chaque année (18). 30.000 au moins sont partis durant le temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase. Cette saturation, que d’aucuns ont dénommée ‘Apocalypse cognitive’ (19), constitue un bruit de fond empêchant tout élément nouveau de se constituer en véritable information. Gregory BATESON définit l’information comme « une différence qui crée une différence » (20). Mais la différence que constitue l’information (prenons par exemple la modification du régime des pluies en Cévennes depuis une trentaine d’années (21) ou le présent texte) ,dispose de peu de chances d’émerger du colossal bruit de fond que j’ai évoqué plus haut. Dans cette mesure une telle différence n’existe pas en tant qu’information.

L’ours polaire et le Burkini

dessin de Khalid ALBAIH

Il est remarquable que ce bruit de fond pourra être sciemment entretenu, voire considérablement développé. En balançant à tout crin du Burkini ou du Woke, le cercle politico-médiatique suscite un bruit de fond supplémentaire, admirablement amplifié par les réseaux sociaux (22), reléguant au statut de sous-information ce qui pourrait véritablement faire débat entre nous (23).

L’actualité pipeulisée ou les algorithmes captateurs des réseaux sociaux noient notre capacité d’attention sous des tonnes de Messi (24) alors que la courbe des recherches sur Google relativement au dernier rapport (catastrophique) du GIEC s’effondre quelques jours après la publication (graphique ci-dessous) de celui-ci. La popularité de l’ours polaire fond aussi rapidement que son bout de banquise.

source: Google Trends

Les scientifiques se relaient depuis des années, que dis-je des décennies, pour produire de retentissants appels dont l’écho inexorablement résonne dans le vide (25).

On pourrait donc dire, en paraphrasant BATESON (voir plus haut) avec quelque ironie, que nous observons ici une différence qui crée l’indifférence. L’info tue l’information.

Dissonance cognitive

La situation que nous explorons aujourd’hui me paraît en quelque sorte constituer un cas d’école pour le concept de dissonance cognitive (26). «La dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances » (wikipedia).

Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est le phénomène de ‘réduction’ de la dissonance. L’écart entre les éléments cognitifs (nous sommes dans la merde) d’une part et notre système de croyance d’autre part (business as usual) est source d’une tension psychique représentant un inconfort réel (même si celui-ci est en bonne partie inconscient ou noyé sous des considérations plus superficielles), qu’il importe de réduire. Les stratégies de réduction de la tension et donc de la dissonance sont susceptibles de prendre des formes variées : négation d’éléments de cognition, réinterprétation délirante (complotisme), focalisation sur des détails marginaux (le kangourou apeuré dans l’incendie), rationalisation, modification de l’univers relationnel, superstition, hypocrisie, etc … (27).

Ainsi des chercheurs ont étudié la réaction de personnes vivant habituellement à proximité d’un danger potentiel, dans ce cas les habitants de villages de montagne susceptibles de se trouver directement impactés par une avalanche (28). Cette étude a mis en évidence divers types de stratégies de réduction de la dissonance :

minimiser le risque couru, par exemple en le relativisant par rapport à des catastrophes survenues ailleurs ou par rapport aux problèmes rencontrés quotidiennement, en lui conférant au contraire un caractère exceptionnel (une façon de dire que la probabilité d’être touché est très faible), en lui posant des limites, vraies ou supposées;

chercher à justifier son comportement, par exemple en invoquant les contraintes de propriété ou d’exploitation agricole, et en se libérant ainsi de la responsabilité de sa situation, en invoquant des préférences de site, et en justifiant ainsi son choix de localisation par une pesée des arguments, en invoquant la confiance dans les experts ou les promoteurs, et en se déchargeant ainsi sur eux de sa responsabilité;

minimiser la dissonance, par exemple par la connaissance du danger et donc la possibilité de l’éviter (le sentiment de maîtriser l’exposition au risque par son comportement est un facteur essentiel), par le fatalisme, ou au contraire la bravade, par l’humour et la dérision.

Un tel descriptif peut parfaitement s’appliquer aux diverses stratégies que nous mettons en place aux fins de réduire la dissonance entre les données relatives aux périls écologiques et socio-économiques en cours de développement d’une part et nos comportements dans tous les aspects de notre existence d’autre part. Pensons donc à fermer le robinet durant notre prochain brossage de dents vespéral, nous n’en dormirons que mieux.

Biais cognitifs

Modèle Algorithmique: John Manoogian III (jm3) Modèle Organisationnel: Buster Benson. Source: wikipedia

Le traitement cognitif d’une information peut se trouver soumis à distorsion. On parlera alors de biais cognitif. On en répertorie des dizaines, agissant à l’échelle de l’individu ou au niveau social. Le biais de confirmation, tel que décrit ci-après, apparaît tout à fait pertinent à notre propos.

« Pour évaluer un risque, toutes les possibilités devraient être envisagées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Or, nous privilégions les issues qui nous paraissent les plus souhaitables, celles qui sont conformes à nos attentes et à nos schémas antérieurs (Wason, 1960, 1981). Cette tendance à chercher des informations qui confirment nos idées (ou préjugés) est connue sous le nom de biais de confirmation. Ce biais nous pousse à interpréter des informations de manière qu’elles corroborent nos opinions et nos hypothèses. Inconsciemment, nous éliminons celles qui les infirment et retenons ou donnons un poids important à celles qui les confirment (Hogarth, 1987 ; Klayman et Ha, 1987 ; Skov et Sherman, 1986). Ce biais de confirmation peut nous faire persévérer dans l’erreur sans tenir compte des indices qui contredisent notre opinion, car reconnaître que nous avons été défaillants, que nous avons mal jugé une situation et que nous nous sommes entêtés est trop destructeur pour l’image de soi. »(29)

Au regard de recherches en sciences sociales, « entre 85 % et 90 % des personnes ne voudraient pas être au courant des événements négatifs à venir  »(30). Un résultat que les chercheurs interprètent comme une forme d’évitement d’affects négatifs anticipés.

On peut difficilement ici ne pas évoquer le syndrome de Cassandre. « Le syndrome ou complexe de Cassandre désigne les situations où on ne croit pas ou ignore des avertissements ou préoccupations légitimes. » (wikipedia). Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui avait reçu d’Apollon le don de prédiction, fut condamnée par celui-ci à n’être crue par personne pour avoir refusé ses divines avances. Les cognitivistes voient ici à l ‘œuvre, plus pragmatiquement, un biais de normalité ou biais de status quo.

J’y pense puis j’oublie

Certaines circonstances peuvent modifier notre sensibilité, notre degré d’ouverture à des informations qui prennent alors sens et peuvent sembler en mesure d’exercer une influence sur nos attitudes et nos choix (31). Quitte à disparaître des radars avec le temps ou l’évolution du contexte. Ainsi, durant le confinement du printemps 2020, les deux-tiers des Français estimaient qu’il était nécessaire de mettre un sérieux bémol au productivisme et à la recherche de rentabilité. Nous observons aujourd’hui , moins de deux années plus tard, des niveaux de consommation comparables à ceux observés avant l’irruption de la pandémie. Les mêmes qui, après s’être émerveillés de la chute des émissions dans l’atmosphère lors des confinements, se consacrent aujourd’hui avec une belle ardeur à reprendre la courbe de la croissance et ses moultes externalités délétères. Le moment romantique est passé, retour à la dure loi de la survie au quotidien.

Si nous avons vu que tant la surexposition aux informations de tous ordres que notre équipement cognitif ou la rareté des circonstances où nous serions plus ouverts au changement constituaient de lourdes limites à notre appréhension de ce qui se passe aujourd’hui, nous devrions également nous inquiéter de la question des intérêts et des pouvoirs en jeux dans la disponibilité des informations. C’est ce que nous allons examiner dans les paragraphes suivants.

De la cigarette au gasoil

La manipulation de l’information au gré de leurs intérêts économiques par les grandes entreprises ne date pas d’hier (32). C’est ce que d’aucun ont appelé ‘La fabrique de l’ignorance’ (33) ou agnotologie. Impacts du glyphosate sur la biodiversité, impact cancérigène de l’amiante, rôle des pesticides dans le déclin des populations d’abeilles, bisphénol A, etc, les exemples ne manquent pas. Très bien documenté (34), le cas d’école nous est fourni par l’industrie du tabac qui, en pleine conscience de la nocivité de ses produits, a manipulé durant des décennies politiciens et médias afin de minimiser ou retarder les contraintes législatives s’opposant à leurs intérêts économiques. Même schéma du côté du secteur pétrolier dont il est maintenant établi (35) qu’il avait identifié dès les années 70 la problématique de l’accumulation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre liée à l’activité humaine et en particulier au recours aux énergies fossiles, constat à la suite duquel furent mises en œuvre diverses stratégies dilatoires à destination du monde politique et scientifique mais également des médias, au fil des décennies. Jusqu’il y a peu, alors que la problématique de l’extraction des ressources fossiles ne pouvait plus être contournée, avec le basculement de la communication du secteur vers le ‘greenwashing’ (36).

Médias sous influence

Source: Le Monde Diplomatique (version déc. 2020 – mise à jour régulière)

En France aujourd’hui une bonne part de la presse écrite et plus de la moitié des médias télévisuels sont contrôlés par une dizaine de milliardaires (37), dont on peut supposer qu’ils n’ont pas réalisé ces acquisitions dans un grand geste humaniste désintéressé. Être propriétaire de médias d’envergure constitue une puissante position d’influence (38).

Il existe bien entendu des médias minoritaires dont la parole est bien plus libre. Mais il est remarquable que, une fois une idée ou une formule imposée par le discours dominant, sa réfutation nécessite le recours à des moyens argumentaires et autres bien supérieurs à ceux qu’auront nécessité sa mise en place (loi de Brandolini).

Le coup du pouce

Dérivant en droite ligne du marketing (39), les techniques d’’accommodation’ de l’individu se sont, depuis une quinzaine d’années, amplement diffusées dans la sphère de la gouvernance publique (40) et auprès du personnel politique. Richard THALER, professeur d’économie comportementale à l’Université de Chicago et Cass SUNSTEIN de l’Université de Harvard, auteurs du concept de nudge (41), en sont les représentants les plus connus du public.

source: wikipedia

Qui ne connaît pas l’anecdote de cette mouche peinte au fond des urinoirs, qui réduit considérablement les tâches de nettoyage, l’exemple classique du nudge ? « Pour l’instigateur de cette démarche, l’intérêt est de pouvoir agir sur différents leviers relatifs au processus décisionnel d’un consommateur, dans le but de le faire changer de comportement pour un coût très faible. » (Wikipedia). Le nudge est destiné à se substituer aux contraintes et interdictions. Il suppose une éthique de ‘bienveillance’. Un concept qui ne parait guère opérationnel, et l’on se rappellera à quel point le ‘big brother’ de G. ORWELL se définit lui aussi dans un esprit de bienveillance.

Les géniteurs du concept, libertariens déclarés (42), partent d’une position idéologique de détestation des règlements et interdits. Ce qui pourrait bien les rendre sympathiques, au premier abord. Mais, si tous deux abhorrent le contrôle étatique, le libertarien diffère du libertaire en ce que le premier prône une liberté purement individuelle (et, dans la pratique, nettement plus soucieuse de la propriété privée que des impacts sur autrui de l’exercice de sa propre liberté) alors que le second conçoit la liberté individuelle dans un contexte social et économique égalitaire.

La mouche au fond de l’urinoir, la cigarette géante dans un hall de gare, l’escalier déguisé en clavier de piano, etc, des ‘astuces’ qui au premier abord s’avéreraient plutôt aimables. On ne peut nier leur intérêt et leur efficacité lorsqu’il s’agit de petits gestes de la vie quotidienne. Cette approche apparaît sous un tout autre éclairage toutefois lorsqu’elle est appliquée à beaucoup plus grande échelle, dans une combinaison inédite d’informations biaisées, d’incitations perverses, de contrôle et de coercition telle que celle réalisée sous le vocable de Pass Sanitaire. Des pratiques qui, des plus simples aux plus orwelliennes, se montrent à l’évidence sous-tendues par une conception d’un individu hétéronome et isolé, inapte à gérer ses choix et devant donc faire l’objet d’une guidance ou de coups de pouce (la traduction littérale du terme anglais ‘nudge’) comportementaux (43). Cela paraît plus facile à réaliser effectivement que de chercher à accroître la compétence ou l’esprit critique des citoyens, ou de les amener à élaborer ensemble des solutions adaptées à leur milieu de vie (44). En d’autres termes, une forme d’infantilisation, bien en phase avec le paternalisme (généralement condescendant, parfois injurieux(45)) de nos gouvernants (46). Une conception de l’être humain donc en accord avec l’hétéronomisation croissante et qui témoigne de sa génétique marketing. Et, j’y arrive, une pratique renforçant notre passivité, notre docilité, notre non prise en charge des enjeux en cours.

« Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » (47)

Enquête sur les mots pour dire la catastrophe, dans l’article ‘Apocalypse Now’, 2ème partie

Les mots auxquels nous recourrons pour comprendre (les catégories p.ex.) ou communiquer structurent notre pensée. Ils occultent ou au contraire éclairent les éléments de notre monde. Au-delà des euphémismes (‘technicienne de surface’ pour femme de ménage ou ‘hôtesse de caisse’, assise sur le tabouret de la caissière), révélateurs néanmoins d’une volonté d’occultation de statuts sociaux, il y va de la compréhension de notre être au monde et de la structuration de celui-ci. Si le terme ‘classe sociale’ est quasiment absent de notre univers langagier (catégories socio-professionnelles c’est quand même moins communisant, pardon, plus chic), c’est notre compréhension des phénomènes socio-économiques en cours qui s’obscurcit, avec la dépolitisation des rapports sociaux. Tandis que l’invention de termes comme ‘Transition’ ou la perversion d’autres, tel que ‘résilience’ encadrent, réduisent nos capacités à penser les phénomènes.

Si certains(48) considèrent les mots comme une arme, c’est donc qu’il faut s’en méfier, et d’abord reconnaître leur rôle décisif là où nous en sommes en ce jour.

De fait, comme dans la dystopie orwellienne, déployer une pensée critique est rendu d’autant plus difficile que les mots pour l’élaborer et pour l’exprimer ont été subvertis.

T. GUENOLE Le Comptoir 2018

La faute au bug ?

Article « phrenology » dans le dictionnaire Webster – circa 1900 (source: wikimedia)

« Face au changement climatique, notre cerveau est-il notre pire ennemi ? » s’interrogeait il y a peu un quotidien généraliste (49), faisant référence aux recherches neurologiques démontrant l’influence de certains circuits neuronaux sur nos conduites qualifiées de ‘irrationnelles’. De là à estimer que notre incapacité à agir efficacement face aux menaces climatiques serait due à des dispositifs cérébraux, hérités d’une phylogenèse complexe et aujourd’hui inadaptés, il n’y a qu’un pas, qui ne demande qu’à être allègrement franchi par des auteurs en mal de succès médiatiques ou de librairie. Et bien sûr une majorité de journalistes emboîte le pas sans moufter.

Notre amour des explications simples et des consignes étroites (voici un autre champs d’investigation pour les neurologues !) suffit sans doute à expliquer le succès de tels raccourcis intellectuels. Aujourd’hui les éditeurs peuvent compter sur une motivation d’achat supplémentaire dans la mesure où la souffrance liée à la stase actuelle nous pousse à rechercher toute forme de réassurance ou même simplement d’explication déresponsabilisante (50).

Le débat scientifique autour de l’influence du cerveau, et en particulier de ses composants archaïques, sur le comportement humain n’est pas une affaire récente (51). Ces questions nous reviennent, dans l’actualité du changement climatique, avec l’ouvrage vulgarisateur de S. BOHLER (52) dont l’intitulé ‘Le bug humain: pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher’ augure bien du caractère outrageusement simplificateur de l’analyse. Voici la thèse de l’auteur  (ainsi résumée par l’éditeur) : « Sébastien Bohler docteur en neuroscience et rédacteur en chef du magazine Cerveau et psycho apporte sur la grande question du devenir contemporain un éclairage nouveau, dérangeant et original. Pour lui, le premier coupable à incriminer n’est pas l’avidité des hommes ou leur supposée méchanceté mais bien, de manière plus banalement physiologique, la constitution même de notre cerveau lui-même. Au cœur de notre cerveau, un petit organe appelé striatum régit depuis l’apparition de l’espèce nos comportements. Il a habitué le cerveau humain à poursuivre 5 objectifs qui ont pour but la survie de l’espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s’imposer face à autrui. Le problème est que le striatum est aux commandes d’un cerveau toujours plus performant (l’homme s’est bien imposé comme le mammifère dominant de la planète) et réclame toujours plus de récompenses pour son action. Tel un drogué, il ne peut discipliner sa tendance à l’excès. À aucun moment, il ne cherche à se limiter. Hier notre cerveau était notre allié, il nous a fait triompher de la nature. Aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi. ».

La soi-disante démonstration menée par S. BOHLER a fait l’objet d’un démontage en règle par le chercheur en neurologie développementale T. GARDETTE (53). Au niveau scientifique, les critiques formulées par le chercheur dénoncent les erreurs, approximations et généralisation coupables dans le volet neurologique des thèses de l’auteur : rôle exclusif de la dopamine, relation entre striatum et comportements addictifs, etc. Sur un plan plus épistémologique, T. GARDETTE met en évidence un axiome implicite dans l’approche évolutionniste adoptée par S. BOHLER, celui-ci ne retenant que la pression compétitive, évacuant sans discussion la logique de la coopération dans l’évolution (54). On retrouve ici le fondement quasiment idéologique de l’Evo-psy, l’évolutionnisme psychologique. Une approche qui a d’ailleurs valu à S. BOHLER de recevoir antérieurement de sévères critiques, assez comparables en fait à celles que suscite ‘Le bug humain’. (55).

Un second axiome implicite chez cet auteur est son recours systématique à la ‘nature humaine’ comme principe explicatif ultime. L’homme que nous connaissons aujourd’hui et son comportement ont été essentiellement façonnés par l’évolution de la ‘nature humaine’ (elle-même sous l’influence exclusive de la compétition, ainsi que vu ci-dessus). Le social, l’économique et le politique sont priés de s’éclipser discrètement par la porte de derrière, merci (56). On se croirait dans le monde sinistre de Y.N. HARARI !

Il y a plus que certainement un souci avec les circuits neuronaux de la récompense (entre autres) dans notre espèce. Mais ce ne sont pas de telles approches réductrices qui nous permettront d’y comprendre quoi que ce soit (57).

Modèle réduit

saisie d’écran

On peut tenter d’imaginer un modèle systémique de la cognition, tel celui proposé par Lammel (2014), affiché ci-contre. Au départ de recherches sociologiques menées dans différents pays et milieux, ces chercheurs du CNRS ont identifié ce qu’ils appellent les ‘limites de la cognition’ relativement au changement climatique :

  • les limites des mécanismes sensoriels humains (j’ajouterais ‘dans un contexte de surabondance d’information’)
  • le décalage entre la cause et l’effet (j’ajouterais ‘dans un contexte de désinformation ou de manipulation des médias’)
  • la sous-estimation systématique de la fréquence des événements rares
  • les distances spatiales, temporelles et sociales entre ‘auteurs’ et victimes’.

A ces limites identifiées par les chercheurs j’ajouterais, au regard des développements auxquels nous nous sommes livrés dans ce premier article:

  • les multiples détournements et asservissements du langage
  • la panoplie de biais neuronaux, sensoriels et sociaux, ainsi que leur exploitation en termes de marketing
  • l’influence des médias classiques et sociaux, éventuellement asservie à des intérêts économiques et/ou de pouvoir.

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J’en resterai là pour ce premier épisode, je n’ai sans doute que trop écrit déjà. Dans le deuxième, qui devrait trouver place ici sous peu, je vous proposerai de prendre un peu de distance pour mener une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité.

A suivre donc, avec l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

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(1) Event 201, organisé en octobre 2019 par le Johns Hopkins Center for Health Security, ou les rapports de l’OMS depuis 2015 (référence manquante)

(2) Épiphénomène lourdement pénalisant pour nombre d’entre nous c’est certain, mais épiphénomène quand même puisque cette pandémie se présente bien plus comme un révélateur que comme un élément de type causal (voir notamment le documentaire de A. de Halleux).

(3) L’infrastructure du système (et en particulier la concentration des pouvoirs) n’ayant pas fondamentalement changé entre le début de 2019 et aujourd’hui.

(4) Expression qui, à peine un an après avoir fait florès (tout comme à la même époque les applaudissements aux fenêtres à 20 heures, reconnaissance collective du travail à la limite du sacrificiel des travailleur(se)s du secteur hospitalier, aujourd’hui démissionnant en masse ou virés pour cause de refus de vaccination) apparaît déjà tellement désuète, tant au regard de la naïveté foncière du concept que dans la perspective de plus en plus probable d’une installation dans le long terme de cette épidémie-ci.

(5) J’ai pris la peine de rassembler dans un tableau divers constats des évolutions écologiques, sociales, économiques et politiques intervenues récemment, en gros depuis la rédaction de mon texte ‘Apocalypse Now’. Ce document, qui ne prétend en rien à l’exhaustivité, est néanmoins trop volumineux pour prendre place dans une note en bas d’article. Il est consultable ici.

(6) La COP26, dernier avatar de négociations visant à changer pour que rien ne change, en fait une nouvelle fois l’illustration. Voir p.ex. ici.

(7) La réaction de l’animal à une situation de stress aigu constitue un classique. D’autres modes de réaction au traumatisme, vécus individuellement et/ou socialement, se donnent à voir également aujourd’hui, tels le déni ou la dissociation (je fais un gros don annuel à Greenpeace et je commande sans complexe sur Amazone).

(8) Louis CROCQ, Traumatismes psychiques (2007).

(9) Ces éléments de constat, sans aucun doute, doivent être nuancés en ce qui concerne les jeunes, nés au cours du siècle présent. Je m’interroge. Cette génération a-t-elle pris la pleine mesure de l’héritage pourri qui leur est laissé ? Elle semble en tout cas tout autant impactée par le traumatisme. Est-elle plus réactive que ses aînés ? Quand se lassera-t-elle d’attendre gentiment que ceux-ci se bougent vraiment ?

(10) Le titre ainsi qu’une part du contenu de ce paragraphe sont inspirés de l’article de Nicolas FRAMONT « « Pourquoi dire « les gens sont cons », c’est con » (Frustration Magazine, 22.07.21).

(11) On peut également tenter l’exercice avec « Les papas papous » …

(12) https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Observatoire-de-la-diversite/Barometre-de-la-diversite-de-la-societe-francaise-resultats-de-la-vague-2019
https://www.frustrationmagazine.fr/meteo-neiges-television-de-riches-enquete-monopole-classes-superieures-a-television/
https://www.acrimed.org/Medias-de-classe-haine-de-classe

(13) https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/le-climat-au-risque-de-la-procrastination

(14) Même si ces hypothèses myopes constituent un des fondements de la théorie économique classique. J’espère avoir l’occasion de traiter ultérieurement de cette vision et des distorsions qu’elle impose tant à l’individu qu’au collectif.

(15) https://journals.openedition.org/vertigo/12125. Pour une revue de la littérature scientifique sur le sujet : https://www.researchgate.net/publication/247515228_The_influence_of_affect_on_higher_level_cognition_A_review_of_research_on_interpretation_judgement_decision_making_and_reasoning

(16) Ah, réfléchir au libre arbitre, Spinoza, etc … Un article de plus en gestation (à durée indéterminée).

(17) https://www.planetoscope.com/Internet-/1523-.html

(18) https://www.planetoscope.com/Internet-/1547-.html

(19) https://www.puf.com/content/Apocalypse_cognitive

(20) BATESON G., Mind and Nature: A Necessary Unity, Hampton (1979).

(21) https://theconversation.com/dans-les-cevennes-les-pluviometres-tombent-daccord-les-pluies-extremes-sintensifient-169142

(22) http://www.reputatiolab.com/2016/08/sest-propage-polemique-burkini-reseaux-sociaux/

(23) Malgré le matraquage médiatique, ou les fausses problématiques imposées par les politiques, les préoccupations des Français, et ils sont loin d’être les seuls dans le cas, semblent orientées vers des questions sociales, économiques ou écologiques bien plus que sur la taille d’un vêtement de plage, les prénoms culturellement corrects ou la recette du couscous. Voir p.ex. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/16/many-globally-are-as-concerned-about-climate-change-as-about-the-spread-of-infectious-diseases/

(24) https://www.ladepeche.fr/2021/09/24/lionel-messi-le-loyer-exorbitant-de-sa-nouvelle-maison-pres-de-paris-9811324.php

(25) Voir par exemple les appels de scientifiques listés ici. Ou ce rappel historique.

(26) L. Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford university press (1957)

(27) La théorie de la dissonance cognitive :une théorie âgée d’un demi-siècle, David Vaidis
et Séverine Halimi-Falkowicz, 2007
.

(28) Schoeneich Philippe, Busset-Henchoz Mary-Claude. La dissonance cognitive : facteur explicatif de l’accoutumance au risque. In: Revue de géographie alpine, tome 86, n°2, 1998. pp. 53-62.

(29) Jacky Leneveu et Mireille Mary Laville, « La perception et l’évaluation des risques d’un point de vue psychologique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 12 Numéro 1 | mai 2012.

(30) Psychological Review 2017, Vol. 124, No. 2, 179 –196 Cassandra’s Regret: The Psychology of Not Wanting to Know, Gerd Gigerenzer Rocio Garcia-Retamero

(31) C’est le concept de la ‘Fenêtre d’Overton’

(32) Oreskes, N. et Conway, E. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the
Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. New York, Bloomsbury Press.

(33) Titre adopté par P. VASSELIN pour son documentaire (sorti en 2021) : https://boutique.arte.tv/detail/la-fabrique-de-lignorance.

(34) Voir par exemple le reportage de ‘Cash Investigation’ réalisé en 2015.

(35) https://www.climatefiles.com/ ou, plus proche de nous et tout récent: Alertes précoces et émergence d’une responsabilité environnementale : Les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1968-2021, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta, Global Environmental Change, 19 October 2021.

(36) https://www.greenpeace.fr/espace-presse/ag-de-total-greenwashing-vs-resolution-climat-total-ratera-t-il-encore-le-coche-de-la-lutte-contre-le-changement-climatique/

(37) Les médias publics ‘aux ordres’ sont très bien également en matière de propagande (p.ex. ici).

(38) https://www.acrimed.org/Les-grandes-manoeuvres-de-concentration#nb12 ou https://basta.media/Le-pouvoir-d-influence-delirant-des-dix-milliardaires-qui-possedent-la-presse

(39) Une approche du neuro-marketing peut-être dans un prochain article ?…

(40) https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique ou https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique

(41) Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Etude (Poche), 2012

(42) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nudge_(livre)

(43) quand il ne s’agit pas tout simplement d’arrondir les angles du triptyque contraindre / surveiller / punir qui chaque jour envahit un peu plus notre paysage social et politique

(44) Les systèmes ‘réflexif’ d’une part et ‘automatique’ de l’autre, de THALER et SUNSTEIN.

(45) Un exemple pris au hasard dans un large florilège présidentiel: « Une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Un mépris de classe peut-être hérité d’un prédécesseur comme F. HOLLANDE et ses sarcasmes sur les ‘sans-dents’.

(46) Qui semble beaucoup plus apparent aux yeux d’observateurs étrangers que des médias hexagonaux.

(47) Georges ORWELL, 1984 (1949). La tirade complète: « Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté, c’est l’esclavage », alors que le concept même de liberté aura été aboli ? En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non pensant, qui n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.« 

(48) S. DERKAOUI et N. FRAMONT, La guerre des mots, Le Passager Clandestin, 2020

(49) https://www.letemps.ch/societe/face-changement-climatique-cerveau-estil-pire-ennemi

(50) Voir plus haut, sous le titre ‘dissonance cognitive’

(51) https://www.franceculture.fr/emissions/les-passeurs-de-science-le-cerveau/petites-histoires-des-neurosciences

(52) Sébastien Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019

(53) https://bonpote.com/la-faute-a-notre-cerveau-vraiment-les-erreurs-du-bug-humain-de-s-bohler/

(54) Tiens cela me rappelle mes jeunes années et la sociobiologie de E.O. WILSON, qui a fini par partir en vrilles quelques années plus tard (voir p.ex. Misère de la sociobiologie : Patrick Tort (Ed.), Presses Universitaires de France, 1985) ! Déjà du vivant de DARWIN, les conceptions de celui-ci ont donné lieu à des dérives du même type, dénoncées par DARWIN lui-même. A titre d’alternative, voir p.ex. T. WARING et Z.T. WOOD, Long-term gene-culture coevolution and the human evolutionary transition, Proc. R. Soc. (2021).

(55) Voir les critiques de Odile FILLOT relativement à l’émission “Bohler : les hommes, les femmes, et nos cerveaux”, 16 novembre 2012, www.arretsurimages.net.

(56) Une déconstruction comparable du terme ‘anthropocène’ dans la seconde partie de mon article ‘Apocalypse Now’.

(57) Toujours bien en vue dans ma liste d’articles à venir, une réflexion approfondie sur cette question … Chaque jour j’apprends la patience.




Voir grand

Suite et fin du récit commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre‘ puis de ‘De quelques antidotes à l’ivresse des cimes

Face à moi alors que j’entame la descente côté sud, une mer de reliefs s’éloignant pour mourir en vagues décroissantes dans l’océan du désert. Difficile au début de se concentrer sur ses pas et l’itinéraire dans ces conditions. Puis la réalité de la montagne se rappelle à moi : comment contourner à moindre coût cette combe profonde ou ce névé ?, quel est le degré de stabilité de ce pierrier que je traverse en diagonale, alors que la pente s’accentue ? etc. Arrivé sur une grosse croupe indolente, je décide de m’arrêter, pour faire le point sur ce nouvel itinéraire maintenant entamé et tenter de distinguer dans le paysage un tracé, si possible d’aspect engageant. Phénomène de ‘descente’ après le ‘shoot’ intense du sommet, ou autre, je sens s’insinuer l’angoisse, envahissant mes membres et mon cerveau. Fini l’émerveillement du grand paysage, je perçois de plus en plus l’imposante lourdeur de mon environnement. Où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës. Au loin, plus bas, beaucoup plus bas, aucune trace de piste ou de chemin. Au sud-est, à une journée de marche peut-être, une large vallée d’altitude semble me tendre les bras, avec ses belles étendues vertes sans doute pâturées par les troupeaux en estive. Mais à son extrémité distale je la vois se rétrécir et terminer dans une combe raide qui semble bien être le départ d’un torrent. Je sais d’expérience qu’il est illusoire et surtout très risqué d’emprunter le cours de ceux-ci. Aucune habitation évidemment, là ce n’est pas une surprise, il me faut redescendre bien plus bas que cet horizon pour trouver les premiers hameaux.

Je m’active, histoire d’envoyer balader ce moment de faiblesse (1). Je prends l’azimut de Ouarzazate, grâce au GPS, qui s’il ne dispose pas d’un fond de carte détaillé, me permet néanmoins de tracer la ligne droite entre ma situation actuelle et ma destination. Sûr que la ligne droite ne constituera pas le meilleur chemin, ici encore moins qu’ailleurs, mais il me faut bien une direction générale à laquelle me référer ensuite. Pour compléter, une observation systématique du paysage proche et moyenne distance dans un arc de 45° de part et d’autre de l’azimut. Qu’est-ce que cela donne ? Progressivement se construit dans ma tête un début d’itinéraire, qui paraît jouable dans la mesure limitée de mon champ de vision. Sans doute est-ce en grande partie illusoire car celui-ci se réduit au grand maximum à deux heures de marche mais cela me permettra de démarrer, n’ayant aucune intention de m’éterniser là-haut.

Ambition
où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës

Faire confiance à la petite aiguille aimantée tremblotant dans son boîtier transparent et au type qui a pour l’instant les deux pieds dans mes chaussures n’est pas si difficile en fait, mais constitue néanmoins une expérience intéressante. Au départ, tout est possible : nulle direction ne s’impose à moi, aucun signal d’interdiction, aucune clôture, aucun guide. Voir grand. Être ambitieux. Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur »(2). Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues (3), j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ».

Nulle mégalomanie dans l’expression « voir grand ». « Small is beautful , le rappel se vérifie depuis près de 50 ans. L’idée ici c’est de ne pas se recroqueviller, élargir son champ. Voir large alors ? Autant que faire se peut, éviter de s’auto-limiter. Partir de l’idée que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé plutôt que de se dire que tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit. Les obstacles que nous construisons nous-même sur notre chemin, les murailles que nous dressons autour de nous, le tout s’ajoutant aux limites considérables dérivées du contrat social (4), cela fait beaucoup. Face à ces impedimenta nous ne sommes pas tous égaux. Le milieu social de naissance, la génétique, l’éducation, les événements de l’existence, etc nous dotent plus ou moins. Mais le même élan peut nous pousser, quel que soit le point de départ.

Pas âme qui vive

J’ignore de quoi sera faite la fin de cette journée, encore moins celle de demain, mais je vais. Nul n’est là pour me dire où aller ou ne pas aller. Même le sentier, version très ‘soft’ il est vrai de la guidance, n’est pas là pour altérer cet état. Seules les sensations intenses, indescriptibles, qui s’imposent à l’errant dans ce paysage hors échelle arrivent à me distraire de cette détermination.

Après quelques pentes assez raides au début, mon parcours s’est quelque peu aplani. Afin de minimiser les montées, je circule autant que possible en suivant les courbes de niveau, avec bien sûr une tendance naturelle à la descente. Peu à peu la caillasse brute fait place à des étendues boueuses d’abord puis couvertes d’une végétation squelettique (5) qui donne à certaines étendues des allures de désert. Je m’attends d’ailleurs à croiser quelque tribu nomade, éleveurs de dromadaires, le tableau serait complet. Mais non, aucune trace, pas âme qui vive semble-t-il à des lieues à la ronde, sans doute suis-je trop en altitude encore.

minéralité

En fin de journée se lève un vent soutenu, de très fortes bourrasques aussi parfois, tandis que le ciel s’assombrit. Je commence à me faire du souci pour ma nuitée, d’autant que je traverse une étendue couverte de touffes épaisses d’herbe sèche qui semble sans fin et où nul abri naturel ne se présente. Peut-être en descendant quelque peu dans cette combe que je distingue à moins de deux kilomètres au jugé ? Forçant le pas car le vent devient vraiment pénible, j’arrive en nage à cette dépression qui se révèle en fait à peine moins exposée. Après quelques tours et détours j’y trouve néanmoins un ravin peu profond qui me permet d’espérer de moins subir les rafales. S’il est au sec en ce moment, il est visiblement parcouru de ravines qui doivent drainer les eaux pluviales. Pas trop le choix. Je plante la tente au point le plus élevé, entre les ravines, et m’acharne à creuser un fossé susceptible de dévier une coulée qui menacerait mon abri. On imagine le cirque qu’a pu représenter le montage de la tente par ce temps, sur un sol plus que caillouteux. La séquence repas fut donc rapide, la nuit ponctuée de courts réveils destinés à m’assurer de l’état de la toile et des tendeurs, mais au final moins mauvaise que prévu.

Pressé de quitter ce lieu qui m’avait si mal reçu, je démarre alors qu’il fait à peine jour. Le ciel est bas mais le vent tombe une fois entamée une nouvelle franche descente et il ne pleut pas. Voici les premières sources. Je comptais sur elles, mes deux bidons sont vides. L’eau sourd au ras du sol dans la végétation et circule en ruisselets qui semblent un temps désorientés avant de se regrouper un peu plus loin pour finir dans un ravin. Pas de troupeau, je prends le risque, d’autant qu’il va me falloir patienter encore le temps que les pastilles désinfectantes fassent effet.

L’antenne de l’Office de Tourisme reste introuvable
retour aux territoires d'estive

En fin de matinée je débouche au-dessus d’une large vallée d’altitude que je surplombe encore de deux ou trois cent mètres. J’y distingue les constructions typiques des bergers en estive et, d’ailleurs, quelques cris et bêlements faiblement perçus me confirment que, non, je ne suis pas le seul être humain restant au monde après une catastrophe nucléaire ou autre. Ayant pas mal dévié de mon azimut ce matin, je corrige en rejoignant la vallée beaucoup plus à l’ouest, loin des constructions que j’avais repérées. Très vite j’aperçois le départ d’un ravin, situé pile dans le bon axe, et que semble rejoindre une trace au sol, résultat de passages répétés des troupeaux et bergers. Progressant dans cette direction en traversant la vallée, je vois arriver à quelques centaines de mètre un troupeau de petites chèvres suivi par des enfants : une jeune adolescente et une gamine qui doit avoir six ou sept ans. Elles progressent lentement avec le troupeau en guidant celui-ci au moyen de cris brefs et surtout de cailloux adroitement lancés vers la récalcitrante qui ferait mine de trop s’écarter. Elles paraissent à la peine, le petit troupeau ressemble plus à un essaim virevoltant en tous sens qu’à un défilé du 14 juillet. Je fais quelques pas pour me situer à proximité de leur passage obligé. Les deux jeunes bergères semblent intriguées (on comprend aisément) mais pas trop inquiètes. Je veille néanmoins à me maintenir à distance d’elles. Ma question : ce ravin là que je songe à emprunter mène-t-il dans la bonne direction et, dans l’affirmative, est-il praticable ? Ou n’importe quelle information qui irait dans ce sens là en fait, je ne ferai pas trop le difficile vu que l’antenne locale de l’Office de Tourisme reste introuvable. Je ne me souviens plus comment se mène le dialogue mais j’obtiens la réponse (quelque chose de l’ordre de « oui, vas-y mon gars ») et sors de ma poche une belle barre aux fruits secs dont je m’étais promis de profiter avec gourmandise un peu plus tard. Les voilà reparties, deux gamines au milieu de nulle part, lorgnant la friandise avec des yeux brillants, s’entraînant probablement à raconter au retour comment elles ont croisé un être bizarre en route vers cette ville où sans doute elles ne sont jamais allées. Songeur devant ces deux petites personnes au milieu de l’immensité, j’essaye un moment de me figurer comment une enfance de ce type peut structurer une personne mais j’y renonce, trop éloigné de mon propre univers.

Une méfiance farouche

Me voici donc à cet endroit où le bord de la vallée s’affaissant en pente douce se parsème de rochers entre lesquels coule calmement un beau filet d’eau claire, entame sa descente en entaillant la falaise . Plutôt avenant mais je reste très méfiant néanmoins. Vais-je me fier à l’assertion de deux gamines issues d’une autre planète que la mienne et à un semblant de trace dans la végétation ou dois-je me rallier à ma crainte de ces entonnoirs longs de plusieurs kilomètres, pratiquant parfois des dénivelées impressionnantes, s’élargissant ou rétrécissant au gré des falaises qui l’encadrent ? Là où j’en suis rendu, toute recherche d’une hypothétique alternative me prendrait sans doute à tout le moins une journée de marche supplémentaire, sans garantie aucune quant au résultat. J’entreprends donc de suivre le ruisseau, conservant juste sous la surface une méfiance farouche.

Assez aisée au départ, la progression, comme je m’y attendais, devient rapidement pénible. Je persiste à suivre le cours du torrent, désescaladant de rocher en rocher, bien que je voie souvent la trace accrochée un peu plus haut sur la pente raide de l’une ou l’autre rive. Mais mes tentatives de suivre celle-ci s’étant soldées par une ou deux belles frayeurs, je lui préfère la stabilité des rochers du fond du ravin. Épuisé et simultanément fasciné par ce parcours inhabituel, j’arrive avec soulagement à un élargissement du ravin. Mais c’est pour constater qu’il s’agit d’un confluent, mon torrent en embarquant un autre au passage, dédoublant du coup le volume d’eau. Sans trop d’illusions j’explore la suite du lit mais là le diagnostic est clair : ça ne passe plus. J’envisage, les épaules basses, de rebrousser chemin. Pas de précipitation, on s’assied et on réfléchit. Depuis que je sillonne la montagne, mon œil s’est entraîné au repérage des traces et c’en est bien une, j’en suis sur, que je repère au loin sur la rive droite, bien au-dessus du ravin, là où un imposant amas d’éboulis à 45° garnit le pied de la falaise abrupte. L’impossibilité de cette voie m’apparaît de l’ordre de l’évidence mais il est tout aussi évident qu’elle se trouve là. Au bon endroit (encore faut-il l’atteindre!) , dans la bonne direction, quasi rectiligne, bref bien alléchante. Je pense à nos virées dans la montagne à laquelle est adossée le village, avec mon ami Azroun, comment il moque parfois ma lourdeur et ma maladresse alors que l’ancien petit chevrier gambade là-dedans comme doté de quatre pattes. Une impossibilité à mes yeux ne devrait donc pas être une impossibilité tout court. Si j’arrive à rejoindre cette trace, je devrais moi aussi, en trouvant une allure adéquate, aidé de mes bâtons, pouvoir suivre la sente aérienne des troupeaux et des bergers.

Il n’y a qu’à leur emboîter le pas …

Après moultes détours et passages raidissimes, j’atteins l’endroit repéré. L’estomac contracté, je laisse le regard suivre ce filet de trace devant moi. Attraction. Mais la pente sur laquelle il circule est bien raide et, quelques dizaines de mètres plus bas, c’est le ravin du torrent hérissé de roches qui attend le corps qui chute. Répulsion. Je construis devant moi l’image d’un gamin poussant devant lui une douzaine de chèvres … et je leur emboîte le pas. Cela fonctionne l’imagerie mentale ! (6).

une trace si légère

Lentement, le regard posé quelques mètres au-devant, je m’avance. Je suis dans le rythme, ça se passe plutôt bien. Cette trace s’est emparée de moi, je n’ai plus d’autre choix que de la suivre encore. Mais là elle remonte pour passer au pied de la falaise alors qu’il me semble plus simple de franchir la barre rocheuse, pas trop haute, qui se dresse devant moi. Illusion, derrière cette barre, le vide. Je repère au loin, à plusieurs kilomètres encore, une antenne de téléphonie. Soulagement. Puis je reprends : faire confiance à la trace, suivre le petit troupeau et le gamin. Combien de temps l’ai-je suivie cette trace?, je suis incapable d’en parler, tant j’étais concentré sur chacun de mes pas. Et voilà, enfin, les masses d’éboulis s’amenuisent, mon fil d’Ariane redescend dans le ravin dont la profondeur s’est bien réduite, alors que celui-ci s’est sensiblement élargi aussi et permet une progression de part et d’autre du torrent. Encore une petite heure de marche en suivant le flot et c’est le premier barrage (7). Rapidement je me débarbouille afin d’éviter de trop effrayer les paysans qui ne s’attendent certainement pas à voir un étranger arriver de la montagne. Apparaissent les premières terrasses, pas mal de beaux noyers (quel ombrage fantastique!) et là cette femme qui travaille la terre et n’a pas perçu mon arrivée. Faisant délibérément rouler sous mes pieds quelques cailloux pour me signaler je me rapproche jusqu’à ce qu’elle se redresse. Là, c’est clair, elle s’étonne mais ne semble pas vraiment effrayée. Gestes, mots, mimiques, tout y passe. Elle rigole, moi pareil. Alors, me faisant signe de la suivre, traversant plusieurs terrasse de culture où d’autres sont au travail, tous bien sûr commentant bruyamment mon passage, puis trois petites maisons de terre sèche appuyées les unes aux autres, elle me conduit au départ d’un sentier (un vrai celui-là, et non plus une trace fragile) qui emprunte la suite du ravin, maintenant devenu vallée, pile dans la direction de mon azimut.

Me voilà de retour, avec un plaisir qui me surprend un peu d’ailleurs, dans le monde des humains. J’achèverai ici le récit, même si le chemin jusqu’à Ouarzazate fut long encore, parsemé de quelques embûches mais aussi de belles rencontres, telle celle de l’instituteur solitaire. Les portes du M’Goun se refermaient derrière moi, et avec elles ce récit.

__________

(1) La faiblesse n’est ni une maladie ni une tare et je n’ai rien du surhomme mais lui laisser la place n’est pas toujours indiqué. Lorsque les circonstances le permettent, il est bon de se laisser aller. Ce qui me rappelle l’anecdote que voici. Après une de ces traversées intenses et riche en émotions d’ordres divers mais bien intenses, toujours dans la même région, j’atterris dans un gîte pour groupes équipé de vraies douches individuelles. Je suis seul dans cette salle, j’actionne la douche et l’eau coule froide, ainsi que je m’y attendais. J’entreprends néanmoins de me savonner mais après un bon moment voilà que l’eau se réchauffe ce qui ,au randonneur exténué n’ayant connu que les ablutions dans le torrent voire pas d’ablutions du tout, peut apparaître comme un vrai petit miracle. C’est alors que le corps qui avait enduré jusque là sans broncher se fend d’un hoquet de sanglot que je n’avais nullement vu venir, un seul, pendant que cette délicieuse eau tiède me ruisselle sur les épaules. Une douleur, un stress avait trouvé le moment de faiblesse pour s’exprimer.

(2) CNRTL

(3) J’aimerais y revenir dans un prochain article.

(4) Le contrat social c’est en quelque sorte le compromis entre l’individu et le(s) groupe(s) dans le(s)quel(s) il s’inscrit. Lorsque, comme aujourd’hui, l’autoritarisme prend le dessus, on peut supposer que l’un ou l’autre terme du contrat est mis à mal et que la partie avantagée souhaite prendre le contrôle de la partie lésée.

(5) Il me faut ici confesser et m’excuser de mon ignorance quasi totale en matière de botanique (exception faite, un minimum en tout cas, pour ce qui se mange).

(6) J’y ai quelques fois eu recours dans des situations difficiles à gérer, surtout face à la peur, avec des résultats intéressants.

(7) qui permet de stocker une masse d’eau et d’orienter celle-ci vers un ou plusieurs canaux irriguant les terrasses cultivées situées en aval




Un pied devant l’autre

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun

Le refuge de Terkeddit est située à 2500 mètres d’altitude, en bordure de cette haute vallée orientée est-ouest que je découvrais de là-haut hier soir, juste avant de préparer mon bivouac sur ce col étroit. Large et verte alternance de zones de terre souvent boueuse et de pâturages à l’herbe clairsemée, elle est parcourue de petits rus qui semblent ne vouloir aller nulle part. Le bâtiment : une construction dans le style Club Alpin Français (version seventies ou pas loin dirais-je), pas bien grande, un berger comme gardien. Autour, des millions de crottes. Face à l’entrée, barrant au sud-est un horizon qui paraît tout proche, s’impose la masse irréelle de la crête sommitale, une fois de plus noyée dans des nuées sombres et mouvantes. Ici je passe une journée de repos, bien nécessaire, à me refaire quelque peu après les épreuves de la veille. Un minimum imposée aussi par une météo peu avenante : averses de pluie sur la vallée, de neige là-haut (ici on est déjà là-haut, mais plus haut encore).

Une journée à ne rien faire. Enfin si, j’ai pas mal dormi en fait. Arrivée en milieu de matinée, descendant du col où j’avais passé la nuit sous ma tente secouée par les bourrasques. Après avoir pris accord avec le gardien, qui heureusement n’avait pas encore quitté les lieux avec son troupeau de petite chèvres noires, je me suis approprié un matelas dans le dortoir avant d’écraser durant plusieurs heures. Prise de notes, observations, pensées tous azimuts et petites excursions aux alentours immédiats m’ont amené en douceur à la fin de la journée. Un groupe de jeunes marocains, visiblement aisés, est arrivé juste avant la pénombre, excités, volubiles, des étincelles dans les yeux. Sans aucun doute de retour du sommet. Plus tard, après un tajine sans grâces mais chaud et roboratif avalé à la lueur des frontales, puis le thé, tout le monde s’est couché.

Un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux …

Je me suis senti comme ‘en marge’ durant cette journée. Un peu comme en attente nulle part, hors de l’espace et du temps, sur cette vaste soucoupe verte quelque peu irréelle posée sur une marche au milieu des montagnes, en équilibre précaire sur ces immenses flancs rocheux. En descendant du col ce matin déjà j’avais croisé deux français, la bonne cinquantaine, grimpant laborieusement le sentier qui se tortillait dans les amas rocheux. Sans aucun doute avaient-ils passé la nuit au refuge ; une conversation avec eux aurait certainement pu m’apprendre des choses intéressantes car du lieu je ne connaissais que l’existence et la localisation approximative. Mais sans réfléchir, presque à mon propre étonnement, je les ai croisés rapidement, leur adressant un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux, n’incitant nullement au dialogue. Le sourire qu’ils affichaient à mon approche (ah … un compatriote !) se mua en surprise mais je n’en vis pas plus, j’étais déjà passé. Et ici, au refuge, un dialogue réduit au minimum vital avec ceux et celles qui partageaient le même toit que moi, voire à rien du tout avec les chèvres.

Carapace relationnelle oui, mais éponge intérieure : je me suis laissé envahir par la beauté imposante, presque pesante, du lieu, laissant des heures durant mes rétines et neurones s’imprégner du paysage fantasque, toujours changeant, si proche et inaccessible à la fois, des sommets. J’avais pu me faire indiquer par le berger lequel de ceux-ci était le M’Goun. Il m’avait fait voir le col à mi-parcours qu’il fallait impérieusement emprunter, seule voie praticable vers les crêtes. Assis sur un petit banc de bois, dos au mur du refuge, j’avais longuement détaillé ‘in petto’ la marche d’approche vers ce col, qui ne me paraissait pas trop éloigné. Restera à voir comment l’affaire se présentera une fois le sac lourd au dos. Contrairement à la pratique classique qui consiste à faire l’aller vers le sommet puis le retour au refuge dans la journée, muni dans ce cas d’un paquetage minimaliste, je n’avais nulle intention de revenir au refuge. Je voulais redescendre du sommet (si tant est que j’avais pu y arriver) plus à l’est mais toujours sur le flanc nord, en direction de Tabant, via un itinéraire que j’avais suivi deux ans plus tôt dans cette tentative ratée (une superbe expérience néanmoins !) de rejoindre le sommet du M’goun, déjà.

Je découvre en moi une certitude apaisée.

La journée qui s’achevait avait vu se fondre dans un même creuset anxiété, excitation, doutes et désirs, pour produire le lendemain matin, après une nuit exceptionnellement reposante, un alliage surprenant. Le jour se lève à peine. Une alternance de larges flaques de lumière glauque et de zones sombres inonde la vallée. Assis sur le muret de pierre fermant la terrasse du refuge, buvant prudemment un thé brûlant, les yeux encore un peu sableux et lourds, je découvre en moi une certitude apaisée. Calmement, sur le visage un sourire à peine esquissé, je refais des yeux le chemin qui devrait être le mien aujourd’hui. Mon sac est prêt. Moi aussi. Je jouis de cette sensation de me sentir presque monolithique. Je connais les lézardes pourtant, je sais tout des doutes et manigances qui se trament en périphérie, à la limite de mon champ de vision. Mais ‘je’ n’en a pas besoin. Au moment de charger mon fardeau sur le dos, les jeunes marocains qui avaient fini par sortir du gîte, perturbant ma quiétude (relative, vu le chambard mené par le troupeau ce matin !), m’apostrophent en me demandant de les prendre en photo de groupe, la montagne dans le dos. Je m’exécute. Ils jouent un rôle, je joue un rôle, mais ce n’est pas ma pièce. Je m’en retourne avec soulagement et quitte le refuge en suivant un de ces filets d’eau qui serpentent au milieu des terres noires boueuses pour rejoindre le talweg à proximité d’un petit vallon que j’avais repéré la veille comme point de départ d’un itinéraire que j’espérais bien gravé dans ma mémoire.

Traversant aisément le ruisseau, je remonte ce vallon verdoyant, lumineux, aux formes doucement arrondies. Mais là déjà il s’avère douloureux de lever le regard. Ces barres dures et tranchantes, ces ravins profonds qui parsèment mon chemin, cette masse énorme et sombre qui me surplombe, s’avèrent plus réels que jamais maintenant. Ajouté à celui du sac, il me faut endosser le poids de cette vision. Je me rappelle qu’on ne négocie pas avec la montagne. A partir d’ici je ne peux plus être ‘de passage’, voyageur voyeur (ou l’inverse), s’invitant sans rien demander à personne, investissant de son ego criard un lieu … oui, sacré. Sacré par son appartenance à une autre temporalité, à une autre dimension que la mienne, cette minuscule étincelle de vie organique dans le cosmos. Question au passage : comment perçoit-on une autre dimension ? Réflexion à remettre à plus tard. S’impose ici une lucidité à cent pour cent, sans la moindre concession à mes humeurs, pensées erratiques, ou caprices, car aucune erreur, c’est certain, ne sera pardonnée.

Comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple.

Mettre un pied devant l’autre, je ne connais que cette technique. Et comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple. Je navigue maintenant dans de grandes plages de cailloux inclinées, qui ont succédé aux pâturages. Effectivement je navigue car il me faut garder le cap du col, auquel je m’accroche, tout en sinuant, en ondoyant sur les croupes de la bête afin de réduire quelque peu la pente de ma progression. Je carbure à l’énergie du matin – j’ai toujours été meilleur le matin, plus encore avec l’âge peut-être – mais veille à ne rien en gaspiller. La pente s’accentue encore ; les pierriers à traverser, les mégalithes à contourner … voilà bientôt les premières plaques de neige. Les éclaircies continuent à réjouir mes pas. Avec la pente et la couche de neige qui s’épaissit, il me faut ralentir encore. J’ai l’impression à certains moment de faire du sur-place. Maintenant, sur les passages plus risqués, je veille à sagement affermir ma position, mon équilibre, à l’aide des bâtons avant de faire le pas suivant. Toujours trois pattes au sol, comme l’âne. Faute de quoi, le poids du sac – à la moindre perte d’équilibre, caillou roulant ou plaque glissante – aurait vite fait de m’entraîner.

Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise.

Le soleil a entamé sa descente déjà. J’ai du passer le col il me semble, enfin je l’espère. Bien évidemment le terrain, vu les pieds dessus ou vu depuis le refuge lointain, sous un tout autre angle, une autre lumière, ça n’a rien à voir. Devant moi, ou au-dessus plutôt, le ciel est plus plombé que jamais. Rassurant néanmoins: je repère quelques traces fraîches bien visibles dans la couche neigeuse qui fait maintenant dans les 15-20 centimètres, sans doute le groupe de jeunes monté hier. Ce sont des traces ascendantes, je ne vois rien à la descente, ils ont du emprunter une autre voie pour le retour. Débarrassé de la préoccupation de savoir si j’étais ou non sur la bonne route, je sens croître ma détermination. Que faire ici sans détermination ? Et dans le monde ordinaire aussi d’ailleurs … Il m’en faut effectivement, et pas un peu, au milieu de cette purée de pois qui m’enveloppe maintenant, de plus en plus dense. J’aboutis enfin à une grande aire légèrement incurvée, juste sous la crête qui dessine là des courbes élancées partant dans diverses directions. Des bourrasques parfois déchirent l’épais rideau grisâtre, que traversent alors de grands coups de projecteur solaire, me révélant épines rocheuses, abîmes profonds et pierriers insondables. Ici règne sans partage une minéralité totale mais plus dense que dure me paraît-il. Comment expliquer ? Je ne suis clairement pas chez moi ici (une sensation ressentie aussi lors de ma première plongée sous-marine), mais nulle trace d’agressivité. La montagne n’a rien à prouver, moi tout. Quelle occasion extraordinaire de (re)trouver une telle virginité ! Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise …

Particulièrement exposé, je ne peux me maintenir bien longtemps ainsi en plein vent, hésitant sur la direction à prendre : laquelle de ces crêtes est la bonne, laquelle m’emmènera au sommet ? Je ne m’attendais pas à une situation confuse. Sans doute avais-je imaginé une seule ligne de crête plus ou moins rectiligne, qu’il me suffirait de suivre. Le brouillard qui modifie à chaque seconde le paysage, les rafales qui me font vaciller, je me sens égaré dans un univers sans repères. Je n’ai même pas consulté la boussole, inhibé sans doute par cette atmosphère, j’ai suivi la direction que m’invitait à prendre une fugace éclaircie (phototropisme ?). L’avancée sur laquelle je progresse ensuite se rétrécit. A ma gauche d’imposants amas rocheux qu’il n’est pas question d’escalader, à ma droite un pierrier en pente sévère au haut de laquelle j’évolue prudemment, et dont il ne m’est pas possible d’apprécier la profondeur. D’un coup le brouillard qui bouchait cette dépression s’efface et me voici tétanisé, les jambes aussi raides que mes bâtons. La pente au sommet de laquelle je progresse péniblement dévale en fait à plus de 45° sur 200 ou 300 mètres, caillasse instable parsemée ça et là d’épines rocheuses. Me détendre, souffler, respirer calmement, bien asseoir mon équilibre sur des hanches stables mais souples, faire demi-tour et rejoindre mon point d’arrivée. Sans encombre mais le lieu est resté aussi inhospitalier qu’à mon arrivée, tandis que mes dernières émotions ont achevé de me convaincre qu’il est l’heure de la pause.

Il me faut dresser la tente avant la neige.

J’avise un peu plus bas un sillon longitudinal peu profond dans lequel s’amassent des blocs de tailles diverses. En me restaurant rapidement dans cet abri tout relatif, le calculateur fonctionne. La boussole enfin tirée du sac m’instruit sur la direction à prendre. La dernière bouchée avalée, j’entreprends de suivre celle-ci sur quelques centaines de mètres, laissant mon sac à la garde d’un rocher à la forme particulière. Conclusion : cela a l’air tout à fait faisable et l’azimut semble se maintenir, au début tout au moins. Le temps tourne à la neige, je le sens. Sans trop hésiter je décide d’attendre sur place le lendemain matin dans l’espoir d’une embellie. Poursuivre dans les conditions météo actuelles serait une folie. Il me faut dresser la tente avant la neige. Elle commence à tomber d’ailleurs, pas trop dense heureusement, traversant presque à l’horizontale cette large esplanade. Dans l’amoncellement de rochers je repère une cuvette de petite taille dont je dégage grossièrement le fond et où, après moultes efforts, j’installe plus ou moins correctement la tente en prévision d’une nouvelle nuit agitée. Sous la neige qui heureusement maintient son rythme clairsemé, je me prépare une tambouille bien chaude que j’avale vite fait avant de me glisser sous le fragile abri.

Le calme se fait en moi, naturellement, sans effort. Je me vois tel que je suis : un animalcule vieillissant, coincé à 4000 mètres d’altitude sous les rafales et la neige. Sourire, j’aime ce genre de pied de nez au raisonnable ou à la résignation. On peut tout faire, il faut juste être prêt à payer le prix.

Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Je suis presque étonné de mon propre calme dans cette situation un peu précaire quand même. Une telle nuitée n’était pas prévue. Je n’avais pas prévu grand-chose d’ailleurs. Une décision quasiment intuitive, comme je les aime maintenant, après une rapide évaluation de la part de folie dans ce bivouac à cette altitude et par ce temps, muni d’un équipement peu sophistiqué. Par ailleurs je n’avais plus le temps, ni peut-être l’énergie, pour redescendre au refuge. M’y voici donc, et heureux d’y être. Digestion, endorphines. Je laisse planer au-dessus de ma tête l’image de mon bivouac improvisé, nid d’aigle surmontant le monde (enfin, presque !). Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Celle-ci s’était installée en moi, saucissonné dans le duvet, bonnet, gants, tour de cou, malgré les coups de bélier percutant violemment la toile, faisant vibrer jusqu’à mon matelas compact. C’est complexe la relation à l’autre. Attraction / répulsion. Si l’espèce à laquelle j’appartiens est faite sans conteste d’individus sociaux, si durant toute mon existence je n’ai à peu près fait que m’associer à d’autres pour des événements plus ou moins aventureux, plus ou moins réussis, là maintenant je fatigue, je cale. Devant tant de laideurs et d’ignominies. Devant la bassesse, la lâcheté. Écraser de sa propre existence suffisante celle des autres, présents ou à venir. Enlaidir et torturer comme à plaisir la planète bleue. Se laisser couler dans le tourbillon turpide, destructeur, de milliards de narcissismes entrecroisés. Rien de cela n’est neuf, si ce n’est l’échelle, grâce au génie sans limite, toujours plus efficace, de la destruction et de l’auto-destruction dont nous savons faire preuve.

C’est à cette race que j’appartiens

C’est à cette race que j’appartiens, difficile de contredire une telle évidence. D’ailleurs je sais en moi ces tares, c’est peut-être cela que je fuis. Étrange sensation que de poursuivre des réflexions de cet ordre dans mon fragile cocon suspendu. Cette précarité m’aiguillonne, relativisant la portée de ces amères réflexions. Je le ressens, je le sais, aucune certitude n’existe en cet endroit si ce n’est la joie, oui la joie, d’être vivant et voulant, ici et maintenant, dans un monde minéral qui toujours me renverra à mes limites et ma finitude. Bon plan, finalement, pour un moment d’auto-thérapie. Je reprends le cours de ma pensée. Suis-je occupé, en ce moment de mon existence, à me rétracter, telle l’huître sous le filet de jus de citron ? Image qui me fait grimacer intérieurement, puis sourire : j’exècre ces mollusques glaireux. J’ai bien noté que je m’éloigne de moins en moins volontiers du village perdu dans la montagne dans lequel j’ai élu domicile il y a une dizaine d’années. En acceptant de regarder sans détours les failles profondes du genre humain, en les auscultant en moi à tâtons dans le noir, craignant de peut-être poser la main sur quelque concrétion froide et gluante, devinant dans mes ressorts personnels les tensions, les incomplétudes, les crevasse que porte notre espèce, sapiens, en faisant place en moi à un regard cynique donc, ai-je inconsciemment décidé de rompre les liens ? Où est-ce une conséquence ? « Connais-toi toi-même » disait le philosophe ancien. Mais comment faire pour éviter alors de céder à l’horreur paralysante, nécrosante, des constats qu’il nous faut bien établir ?

Un thé à la neige fondue.

Est-ce la généralité de la question posée, s’ajoutant à la somme des fatigues et des émotions, qui eut raison de mon éveil ? La lumière du jour naissant me révéla un méchant constat. Si le vent était tombé en fin de nuit, si les chutes de neige avaient cessé pour abandonner une couche fraîche d’une douzaine de centimètres d’épaisseur, c’était pour mieux laisser la place à un véritable mur de brouillard. Je circule autour de mon point de bivouac, la visibilité est inférieure à dix mètres. Avancer dans ces conditions serait excessivement périlleux, s’orienter impossible. Mais je sais le temps instable en ces lieux, il n’est donc pas illusoire d’imaginer que le brouillard pourrait se dissiper en cours de matinée. Je peux me permettre d’attendre et, si les conditions ne s’améliorent pas, redescendre vers le refuge. C’est à dire renoncer. Grimace. Je me prépare au départ afin de profiter de la première opportunité. Il me faut un bon moment pour démonter et ranger la tente car il m’a fallu détacher précautionneusement une à une les plaques de glace qui s’étaient formées par endroits sur la toile extérieure. Ma tambouille du matin avalée (muesli trempé dans un chocolat chaud bien noir, thé à la neige fondue), le sac fermé laissé à l’abri des rochers, profitant de quelques trouées temporaires diffusant une lumière froide, je parcours à pas lents cette surface sur laquelle j’ai échoué hier, grande comme quelques porte-avions, juste sous les lignes de crête partant en sens divers.

« Se faire » en enfilade les cinq sommets …

J’ai bien fait d’y croire : l’épais matelas de coton se déchire, se disloque peu à peu avec l’ascension du soleil. Avec le même gémissement que chaque matin, je hisse sur mon dos la masse compacte du sac . C’est toujours très dur à supporter au début, un tel fardeau. Après on s’habitue, un peu. Puis on fatigue, rapidement. Il y a quinze ans, je m’en souviens, il m’est arrivé de trottiner, sur un sentier particulièrement facile, porteur du même sac lourd. « Ô vieillesse ennemie !… ». Je n’ai pas fait vingt pas que je distingue, émergeant des derniers lambeaux légèrement en contrebas, une silhouette humaine, puis deux. Ils sont déjà à quelques dizaines de mètres mais ne m’ont pas encore vu, étant resté adossé à quelques rochers. Je les rejoins. Deux jeunes français, bien chauds après avoir monté en quelques heures ce qui hier m’avait pris près d’une journée. Un sac léger pour deux, visiblement le gros du matos est resté au refuge. Le premier, un gars passablement excité, m’explique qu’ils viennent d’arriver au Maroc pour « se faire » (sic) en enfilade les cinq sommets de plus de 4000 mètres du Haut-Atlas, et ce après avoir déjà appliqué ce schéma dans les Pyrénées l’année précédente. Les voici donc à l’assaut du premier, avec un air de « ils n’ont qu’à bien se tenir ». Tout en échangeant ces quelques brefs propos, nous avançons vers la crête. Je les laisse filer, ou plutôt ils me lâchent aisément. Ils ont fait quatre pas quand j’en fais deux et mon essoufflement (dur dur le démarrage à froid) me dissuade bientôt de toute forme de conversation.

Ils m’ont déjà pris deux cent mètres en arrivant sur la crête, tant mieux me dis-je, je marcherai seul. Puis, là où ma reconnaissance d’hier m’avait fait choisir le nord-est, je les vois obliquer vers le sud-est. Ils vont un train d’enfer, déjà trop loin pour les héler. Je reste quasiment sûr de mon coup, j’ai fait mon topo avec soin hier. Un petit sourire, pas bien méchant, ironique disons : ces deux gars m’ont l’air bien partis pour louper le premier sommet de leur liste. Tandis que le vieux sur lequel ils avaient jeté un regard apitoyé tout à l’heure, va peut-être le rejoindre lui, son sommet. Sans plus tarder, je me détourne et poursuis dans la direction que je m’étais fixée la veille.

Le récit se poursuit dans cet article: De quelques antidotes à l’ivresse des cimes




La feuille blanche et le M’Goun

Écrire sans avoir de compte à rendre à personne, ne prendre prétexte des faiblesses, limites ou impérities de quiconque, écrire comme si jamais je ne devais être lu. Comme dans ces grandes traversées en montagne en solo, lorsque chaque pas mérite une attention, un investissement complet. Non parce que l’on me regarde ou me juge mais parce que chaque geste, chaque décision, compte, terriblement, vitalement parfois. Il me faut être à cent pour cent ‘dedans’, présent à moi-même, pas le choix. En marchant seul, pour moi-même, en écrivant pour moi-même, c’est là que je suis ‘juste’, que je sens instinctivement le point d’équilibre, lorsque mes crapahutes montagnardes ou scripturales m’emmènent sur des sentes particulièrement aériennes. C’est alors que parfois se déroulent les chemins magiques

Seul devant la feuille blanche, je sens monter la même angoisse sourde et complètement paralysante que celle qui me prit alors que, au cours de mon dernier séjour à Ait Lalan, village perdu en fond de vallée, à 1700 mètres d’altitude, je considérais au loin les premiers contrefort du massif du M’Goun. Ces murailles dressées jusqu’à 3000 mètres me sont brutalement apparues pour ce qu’elles étaient : non pas un superbe décor mais une barrière minérale, froide et dure, infranchissable protection des sommets culminant à un peu plus de 4000 mètres qui étaient jusque là, ô vanité, mon objectif. Dans une sorte d’illumination angoissée, il m’est subitement apparu que j’étais incapable de mener à bien le projet qui était le mien, à savoir rejoindre en solo, en autonomie, le sommet du M’Goun, à près de 4100 mètres d’altitude. Trop vieux, pas assez préparé physiquement, techniquement sous-équipé.

Campement nomade sur le haut-plateau

Les risques d’une telle traversée solitaire m’apparaissaient alors criants : chute, blessure invalidante, infection parasitaire grave (comme lors d’un séjour antérieur), eau ou nourriture insuffisante, voire agression, étranger égaré quasiment sans défense dans un immense territoire d’altitude quasiment vide où s’accrochent néanmoins, jusque vers les 3000 mètres, quelques bergers en estive ou tribus nomades déplaçant tentes et troupeaux de chèvres et de dromadaires. Au-delà des accidents possibles, je savais les sentiers improbables et, bien évidemment, le balisage inexistant. Des morts, là-haut, il y en a eu plus d’un et je ne me sentais pas trop la vocation …

Confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit

Et pourtant ! Et pourtant, dix jours après ces méchants moments de révélations paralysantes, je me trouvais à Ouarzazate, après avoir traversé du nord au sud ces montagnes et hauts-plateaux, à pied et sac au dos d’abord, en camion puis minibus ensuite. Que s’était-il passé ? Où avais-je trouvé le courage ?, l’énergie ?, l’incitation ?… Comment répondre ? La détermination peut-être. Le refus conscient de céder au doute ou à la crainte. Me rappeler pourquoi j’avais voulu ce défi, quel sens avait pour moi cette traversée. Me souvenir de cette vérité que confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit. Deux jours à peine après cette brutale confrontation vécue au village, cette détermination m’amenait en effet, après des heures de pérégrinations en minibus branlant et taxis collectifs pleins à craquer, au pied de ces montagnes, non loin d’Agouti. Avec mon ami Azroun, nous avions passé la nuit dans une vieille grange au milieu des champs, chargée de luzerne sèche destinée aux troupeaux. En face, si lointain encore, le sommet du M’Goun – portant chapeau enneigé, visible les rares instants où se dissipait la masse nuageuse épaisse et noire, quasiment mordoresque, qui couvrait tout le massif – paraissait plus inaccessible que jamais. Entre ce sommet et moi, des masses énormes s’interposaient.

Il fait très froid ce matin, le soleil hésite encore à sauter par dessus l’horizon. Pas trop bien réveillé, je prends en pleine tronche les montagnes qui se distinguent peu à peu, les premières très proches de notre bivouac. Je sais devoir adopter une approche légère (euphémisme quand même avec une telle charge sur le dos !), vu mes limites physiques. Sous le soleil d’abord, puis la pluie, l’orage et la tempête peut-être, la neige certainement aussi . En scrutant le paysage, repérer les meilleurs passages. Éviter les traquenards des roches friables , des blocs roulants ou de l’argile glissante. Nous profitons ensemble d’une tasse de thé brûlant. Je le sens bien là; mes doutes sont toujours présents mais ma détermination est forte. La (relative) proximité des cimes agit sur moi comme un aimant. Je saisis mon sac, brève embrassade, c’est parti. Ne céder ni à l’angoisse ni à l’excitation. Il suffit en fait de laisser s’enfiler pas après pas, geste après geste. Avec les premières côtes raides apparaît l’essoufflement, la douleur causée par les sangles du sac lourd (plusieurs jours d’autonomie) qui me tire en arrière. Bientôt le soleil, bien que nous soyons début octobre, fait montre d’agressivité et suscite les premières coulées de transpiration. Là où j’en suis il serait si facile encore de faire demi-tour.

Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi.

Il n’est rien d’autre à opposer à ces premières difficultés que cette détermination. Elle même nourrie d’humilité. Le piège numéro un étant de lancer à la montagne un défi : elle contre moi. D’autres le peuvent peut-être, moi je n’en ai pas les moyens. Et puis, jamais je ne pourrai oublier la leçon apprise il y a longtemps déjà : si la montagne a pour moi une existence, massive et prégnante, pour elle je n’existe pas. Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi. Excellent pour le moral d’ailleurs puisque l’on évite ainsi de voir plus loin la côte qui s’accentue sérieusement ou le col qui semble s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

S’il restait encore quelque part en moi des illusions sur mes capacités, elles sont dissipées dès l’après-midi de ce premier jour. Je gère difficilement l’effort, l’alimentation et l’hydratation. Les derniers hameaux sont loin derrière moi, et je n’ai plus dépassé de bergerie isolée depuis un moment déjà. En m’élevant lentement au-dessus de la strate de moyenne montagne, le paysage s’est désertifié, l’eau va bientôt se faire rare. La déclivité a cru fortement aussi. J’apprends à accepter le rythme des pauses fréquentes, voire très fréquentes. Depuis midi je n’ai plus aperçu quiconque, de près comme de loin. Les sonnailles des troupeaux se sont tues. J’avance.

Avec la fin de la journée apparaissent les limites mentales. Les bourrasques glaciales, charriant parfois des ondées qui confinent à la neige, me secouent durement. Pas d’orage comme souvent j’en ai connu l’été en fin d’après-midi, c’est heureux, ici je me sens très exposé. La pente est très raide, l’environnement inhospitalier. Harassé, je cherche des yeux mais ne trouve nulle petite terrasse un tantinet abritée susceptible d’accueillir mon bivouac. Alors je continue. Tant mieux en fait, au moins je progresse. Malgré une consommation régulière de fruits secs, je flirte avec les limites de l’hypoglycémie et de la dépression.

Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

La pénombre s’installe déjà alors que j’arrive, avec quel soulagement, à un col assez étroit, que l’altimètre situe à près de 3300 mètres. De l’autre côté, se devine encore une large vallée que je peine à distinguer. Sans doute la dernière qui me sépare du M’Goun proprement dit. Je décide de ne pas poursuivre à la frontale, trop dangereux en haute montagne. Il me faut donc m’installer sur ce col étroit et venteux. J’avise un peu plus loin un petit espace plan, parsemé de gros blocs de roche susceptibles de m’abriter. A la limite de l’épuisement mais porté par une dernière salve hormonale, j’installe à la hâte la tente à la lueur de la frontale, luttant contre les bourrasques, portant gants et bonnet, le buff relevé protégeant le visage de la neige qui maintenant a remplacé le crachin de tout à l’heure. Le sol rocailleux refuse d’accueillir mes sardines mais tant pis, il y a du gros caillou en suffisance pour lester les tendeurs. Je rectifie la tension du dernier et me redresse lentement. Un mouvement à quelques mètres interrompt mon geste. Dans le pointillé aveuglant des flocons je crois apercevoir, oui, c’est cela, quelques brebis, dix ou quinze peut-être, se pressant vers l’avant. Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

Le berger s’est arrêté devant moi, tout autant étonné que moi sans doute de cette rencontre. Tête échevelée, barbe hirsute, il porte un lourd manteau noir. Et dans cette masse sombre, surmontant une bouche édentée, un regard d’une intensité, d’une profondeur qui me touchent très loin. Ou plutôt par lesquels je choisis de me laisser toucher, après une seconde de surprise. De crainte peut-être aussi: je n’aurais guère fait le poids face à un solide gaillard de moins de quarante ans et le contenu de mon sac doit représenter pas mal d’argent au regard de celui qu’il aura gagné en redescendant de ces mois d’estive. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour faire confiance à la confiance. Accepter cette présence inattendue, ce regard. Ses grandes mains noires, dures, osseuses, me tendent une gourde dégagée de sous le manteau. Puis, saisissant la besace pendue à son épaule, il me propose du pain. Je décline avec sourires et force remerciements. Enfin, ce que j’arrive à en faire passer en berbère. Le gars affiche un large sourire qui enflamme ses yeux de plus belle, puis, en quelques longues enjambées, disparaît dans la tourmente. Cette apparition s’achevait aussi brutalement qu’elle avait commencé. Elle ne devait pas avoir duré plus d’une minute. Une fois glissé dans le duvet, ma ration réchauffée puis engloutie, le sommeil dans lequel je me noyai instantanément malgré les menaces que faisaient peser sur mon abri les terribles bourrasques, ne me laissa guère l’occasion de méditer sur cet événement.

Trois années ont passé, et ce regard continue à susciter chez moi bien des frémissements. Par sa puissance. Je suis moi, disait-il. Debout, là où je veux être. Par la chaleur qu’il porte aussi : compassion, joie, fraternité ?… allez mettre des mots sur la couleur d’un regard sous la neige ! Les ondes de cette belle rencontre m’ont longtemps accompagné durant les journées et les nuits qui ont suivi. Elles peuvent tout autant me porter face à l’écriture comme face à la montagne. Jouer, peut-être, le rôle d’antidote au monde inhumain des humains.

Que portait ce regard ?

Depuis, souvent je me suis interrogé: que portait ce regard ? Aucun jugement. Il eut pu : « que fait ici ce type ? » « quel est cet étranger ? » Le regard me regardait, simplement. Du coup il confirmait, reconnaissait, validait, mon existence autant que la sienne. Fraternité ensuite: égaux face à la montagne et aux intempéries. Vitalité de l’existence enfin, feu apparemment inextinguible. J’y pense en écrivant ces lignes, mais ce regard ne porte-t-il pas ce que j’essaye de désigner par le terme de ‘néguanthropie‘ ? On y réfléchira plus tard. J’embarque le berger et son regard pour la traversée, non plus du M’Goun, mais du massif de l’écriture. Il m’aidera face au Juge et au Doute. Quand l’énergie manquera aussi, ou le sens.

Une rencontre improbable mais pleine. Mais qu’est-ce que je foutais là en fait ? Souvent, avant, pendant (beaucoup moins), et après l’épreuve (à comprendre au sens d’une expérience éprouvante), la question m’interpelle . Cette question, je me la pose à nouveau avant de poursuivre à la fois le périple de l’écriture et le récit de ce trek mémorable. Pourquoi m’éloigner d’une existence agréable, choisie, aux paramètres connus et, si pas prévisibles, à tout le moins aisément gérables pour la plupart ? Pourquoi m’exposer ainsi, tant aux intempéries, fatigue, inconfort et dangers qu’aux belles rencontres ? Pour quelle(s) raison(s) veux-je traverser les montagnes ? Qui devient ici: pourquoi veux-je réfléchir / écrire ? Bonnes ou mauvaises raisons ne manquent pas, mais elles ont toutes plus ou moins comme un air de justification à posteriori. Je veux écrire, pour donner, partager quelque chose (une vision, des questions, des mises en relation). Ou pour m’assurer que je suis bien capable d’attraper et d’articuler ces fulgurances qui me traversent le cerveau . Ou pour gagner une certaine reconnaissance, tant il est vrai que je n’ai pas encore réussi à faire vraiment sans. La liste ne s’arrête pas là, sans doute, mais une telle réflexion me paraît à tout le moins peu efficace, peu ‘heuristique’ dirais-je.

J’essayais juste d’être conséquent.

Plutôt que de m’interroger sans fin sur le pourquoi, je choisirais plutôt de me laisser porter par cette intuition-ci : j’écris pour tenter de faire sortir de moi quelque chose qui mijote, croit ou décroît, évolue ou stagne, depuis 40 ans au moins. Je le sais, je le sens, c’est tout. Et si je devais me définir un but, et bien il me semble que ce serait celui-là : laisser passer ce qui doit sortir. L’aider aussi un peu sans doute. Sans me préoccuper d’évaluer si cela fera en sorte que l’on m’aime plus ou que l’on m’aime moins. Sans comparer mon chemin à celui par d’autres suivi. Sans céder à la tentation de caresser au passage un ego insatiable. Sans regard oblique interrogateur dans le miroir. Sans inquiétude quant à la respectabilité de ce dont la plume aura accouché. Comme si jamais cela ne devait être lu, comme s’il ne s’agissait pas de billets sur un blog mais de griffonnages sur de petits morceaux de papier punaisés au tableau dans la cuisine … En traversant les montagnes, jamais je ne me suis demandé si le choix d’un tel passage de préférence à un autre était plus ou moins socialement acceptable, si franchir ce col allait faire en sorte que je sois plus aimable qu’en passant par un autre. J’essayais juste d’être conséquent.

Intuition, ai-je écrit. Une piste à suivre …

La suite du récit dans ce post: Un pied devant l’autre.