Bande 2 kons

Les graffitis et autres tags nous en apprennent beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons. Ils sont en effet un condensé d’expressions, généralement d’expressions refoulées ou ne pouvant aisément trouver un exutoire à la hauteur de leur intensité. Certains peuvent être très artistiques mais, quelle que soit la qualité de la facture, il en est qui nous percutent de manière sensible alors que d’autres nous laisseront indifférent.

Une invective singulière

Figure dans la première catégorie une invective singulière relevée sur la route nationale 63, non loin de Liège, en Belgique. Je ne sais ce qui me frappa le plus en la voyant, en dehors du caractère inévitable de son emplacement, l’énoncé ou la situation du message, ou encore la relation entre les deux. Et voilà que me prend l’envie de décortiquer le phénomène. S’il suscite chez moi des remous un peu confus certes mais que je pressens plutôt féconds, son exploration serait peut-être susceptible de nous en apprendre quelque peu relativement à notre monde d’humains, espèce communicante par excellence.

« Bande 2 kons », peint en lettres capitales grand format, surplombe cet axe routier très fréquenté, à hauteur de deux zones commerciales bien garnies (un hypermarché, deux supermarchés, diverses moyennes surfaces spécialisées, restauration rapide, hôtel, dancing, station service, la totale). C’est d’ailleurs la passerelle piétonne reliant ces deux zones situées de part et d’autre de la nationale qui fut élue par l’auteur (1) pour y apposer son message. Précision intéressante : outre l’accès aux surfaces commerciales, l’axe est principalement parcouru par les banlieusards rejoignant le matin l’agglomération et leur emploi, et retour en fin de journée. Notons que le texte est disposé d’un seul côté, visible pour le flux quittant la banlieue. Banlieue plutôt verte et cossue d’ailleurs.

Première grille de lecture : émetteur, récepteur, média

Dans toute situation de communication (2), très classiquement, nous pouvons identifier l’émetteur, le récepteur et le média. Commençons donc notre travail de ‘décorticage’ par cette première approche.

Que nous apprend de l’émetteur une étude aussi attentive que possible du message ?

La même logique binaire que dans le post ‘Les papas papous’?
  • En premier lieu, à la base de la base, le message constitue une affirmation de son existence par l’auteur. Sans cette production, il n’existe pas, en tout cas dans la spécificité de ce message, aux yeux des récepteurs (3).
  • L’auteur prend l’initiative d’engager une relation avec ceux-ci. Son message crée une relation, qui jusque là n’existait pas. Cette démarche fondatrice prend une acuité particulière dans un contexte d’anonymat quasi-total, nous y reviendrons.
  • Il est anonyme, quasiment par définition.
  • Il est efficace et plutôt téméraire, un tel exercice d’écriture acrobatique n’étant pas à la portée de tout un chacun.
  • Il ne s’agit pas d’une adresse individuelle. Le recours au terme collectif de ‘bande’ est explicite. L’auteur se définit comme hors du troupeau, puisqu’il s’adresse à ses interlocuteurs comme à un agrégat homogène (en tout cas au regard d’un indicateur de la connerie), depuis l’extérieur de cet ensemble.
  • Il se considère comme en capacité (en droit?) de délivrer un jugement (sévère et radical) sur ses semblables, une partie d’entre eux à tout le moins.

Portons maintenant notre regard sur les récepteurs du message.

Il est d’emblée remarquable que les récepteurs, institués dans ce rôle par l’initiative de l’auteur, constituent une entité indifférenciée, homogène. On aurait pu imaginer un message de l’ordre, par exemple, de « ceux qui roulent en Mercedes … », ou « ceux qui vont bosser chaque matin … », suivi du verdict maintenant bien connu. Le récepteur, l’occupant de l’automobile circulant sur la nationale et interpellé malgré lui par le message, n’a pas la possibilité de se différencier, du moins en termes de communication (4).

Considérant les efforts qu’a dû représenter le graffitage qui nous occupe et les caractéristiques marquées de son implantation (voir plus loin), il me semble raisonnable d’estimer que l’auteur voulait s’adresser à un public-cible (homogénéisé par ses soins, ainsi que nous venons de le voir) que l’on pourrait grossièrement définir comme banlieusard, souvent économiquement à l’aise et parfois très aisé, disposant d’un emploi et d’un véhicule, occupé pour une grande majorité à se rendre au travail au moment où le message leur est signifié.

Et enfin, les pauvres récepteurs n’ont pas le choix de recevoir ou non ce message. Celui-ci leur est imposé par le positionnement de celui-ci et l’obligation (5) dans laquelle ils se trouvent d’emprunter quotidiennement cet axe routier.

L’analyse du média auquel recourt l’auteur, troisième et dernier item de cette première approche, délivre elle aussi quelques constats intéressants :

  • L’emplacement choisi est grandement efficace. Le message ne peut être ignoré, contrairement par exemple à un message qui serait peint sur le revêtement ou sur un panneau situé en bordure de route. On est loin de l’affichette de format A3 collée parmi cent autres au fond d’une rue peu fréquentée ou du texte hâtivement griffonné sur la cloison des toilettes du lycée.
  • Le graffiti, ainsi idéalement situé, s’impose, il est inévitable ; alors que le tract par exemple peut se refuser, la radio peut-être éteinte. En fait nous sommes proches ici de la situation de la publicité dans les espaces publics : elle s’impose à nous.
  • Le support et la qualité de réalisation semblent destiner le message à une existence perenne (6), contrairement à de nombreux graffitis dont la durée de vie parfois n’excède pas quelques jours. La difficulté d’accès complique la réalisation mais constitue aussi le gage d’une certaine durée d’existence vu la lourdeur de la démarche que représenterait probablement son effacement.
Monet ‘Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt’

Il me semble que cette première approche (l’analyse du triptyque émetteur / récepteur / média) nous a permis de faire apparaître, par de multiples petits traits de peinture, comme dans un tableau de Monet, une première image de la relation qui s’est créée entre l’auteur et les usagers de cette route nationale.

Je voudrais compléter celle-ci par une approche en termes d’axiomatique de la communication (7).

Que savons-nous de la relation entre l’auteur du graffiti et les récepteurs (obligés) de son message ?

Relation et communication sont indissociables. Comment établir ou entretenir une relation sans communiquer ? Comment concevoir une communication qui se situerait en-dehors de toute forme de relation ? L’axiomatique toute simple proposée par P. Watzlawick (8) dans une approche pragmatique de la communication me paraît toute indiquée pour approfondir notre compréhension de la relation qui s’est nouée autour de ce « Bande 2 kons ».

Je me propose de faire l’exercice d’appliquer à notre graffiti les cinq axiomes (9) énoncés dans cette approche. Il me faudra bien passer ici par une petite séquence didactique (10), ne pouvant supposer la connaissance de ceux-ci comme acquise par tout lecteur du présent article. Voici donc :

  1. L’impossibilité de ne pas communiquer.

On ne peut pas ne pas communiquer. Si, dans une relation (11), je m’efforce d’éviter toute communication verbale, tout mouvement, attitude, mimique susceptible de constituer un message, je communique de facto, sans que je sois en mesure de l’éviter, un (méta)message de l’ordre de « je ne veux pas communiquer ».

2. Toute communication définit la relation.

Non seulement je ne peux éviter de communiquer mais j’émets également une série d’« indices » communiquant à l’autre partie la manière dont je considère notre relation : posture (soumise, agressive, désinvolte, …), ton de la voix (obséquieux, cassant, angoissé, …), vêtements, etc.

3. Ponctuation de la séquence des faits.

Chacune des parties a tendance à considérer la séquence des événements intervenant dans la relation en termes de stimulus / réaction et sous un angle subjectif. Dans ma logique, le message que je communique est une réaction au stimulus que constitue pour moi la communication antérieure émise par l’autre partie. Pour celle-ci, à son tour, mon message constituera un stimulus auquel elle réagira par un nouvel éléments de communication

4. Distinction des modes digital et analogique.

L’activité verbale (dite ou écrite) constitue un mode de communication doté d’une logique très complexe et fine. Elle est souvent qualifiée de digitale car elle est arbitraire (il n’y a pas de relation entre le nom et la chose nommée (12)) et fonctionne sur le mode tout ou rien (1 ou 0) : le mot (‘arpenteur’ par exemple) définit un ensemble de choses nommées (les arpenteurs) à l’exclusion de toute autre (les comptables, les crapauds, les équations à deux inconnues ou les moines hindous). Dans cette mesure, ce mode de communication n’est pas le plus approprié à gestion de la relation.

Le mode analogique est constitué de tout le reste, tout ce qui est susceptible d’intervenir dans une communication à l’exclusion du verbe

5. Tout échange peut être symétrique ou complémentaire.

Dans un modèle relationnel basé sur l’égalité (au sens plutôt mathématique qu’éthique du terme), les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, qualifié de symétrique. Lorsque les comportements se complètent plutôt que de se ressembler, on parlera d’un échange complémentaire.

J’espère que le lecteur s’accroche toujours là. Je me rassure un peu en me disant qu’il a été dûment averti (voir la colonne située à gauche de ce texte).

Seconde grille de lecture

Appliquons maintenant cette seconde grille de lecture à l’objet de notre attention.

  1. Le message est présent. Mais il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas exister et cette modeste passerelle aurait continué à faire passer les piétons, sans plus. L’absence du message, néanmoins, constituait aussi une communication, même si un peu confuse. Quelque chose comme (vu du point de vue de l’auteur) « Je n’ai rien à vous dire », voire pire peut-être « Vous n’êtes pas une bande de cons ». Il semblerait que cette communication ait été insupportable pour l’auteur vu la détermination dont il a fait preuve pour dérouler sa prose dans ces conditions.

2. En empoignant pinceau et pot de peinture, l’auteur instaure une différence dans une communauté jusque là indistincte. Pour reprendre la terminologie dont nous avons usé dans la première partie de cette étude, il se pose dans le rôle d’émetteur et institue en tant que récepteur le flot des conducteurs défilant sous sa bannière. Première définition de la relation (13). En nous attachant maintenant au contenu du message, nous voyons apparaître de nouveaux éléments de définition de celle-ci. Le texte en effet fait apparaître que l’auteur définit un rapport où il s’arroge le droit de

  • considérer le(s) récepteur(s) comme un troupeau (voir ci-dessus)
  • porter sur ce collectif un jugement (voir ci-dessus)
  • celui-ci étant particulièrement dépréciateur (14).

3. La séquence de communication soumise ici à notre examen critique est réduite au minimum par le format (graffiti) adopté par l’auteur. Nous pouvons néanmoins y distinguer deux points de vue dans la séquence :

  • ils défilent (comme des cons), dès lors j’écris mon message [l’auteur]
  • il écrit, dès lors … rien [les usagers de la RN – dans l’impossibilité radicale d’apporter une réaction].

Nous reprendrons au point 5 ci-dessous ce déséquilibre.

4. Au niveau digital, le message est extrêmement simple : trois mots, une apostrophe d’où une syntaxe minimaliste. Nous noterons la brutalité des deux substantifs composant l’énoncé :

  • « bande » : niant les individualités en les réduisant à la dimension de membre du troupeau
  • « con » : qualification méprisante, dépréciatrice.

Nous ne pouvons ignorer l’orthographe particulière adoptée par l’auteur pour deux termes (sur trois!):

  • de : écrit ‘2’
  • cons : écrit ‘kons’.

Nous y reviendrons plus loin, dans le cours des développements qui suivront l’étude formelle du message.

Sur le plan analogique, nous pouvons d’abord relever l’usage d’une police de caractère très rectiligne, tranchante, ainsi que le recours à la couleur rouge (utilisée en signalisation routière, donc dans un contexte identique, pour des avertissements impérieux ou des interdictions). Ces deux éléments ajoutant un supplément de violence au versant digital du message (ci-dessus).

Le contexte constitue également un élément de communication analogique (voir aussi ci-dessus les éléments d’analyse du média), en particulier le caractère inévitable du graffiti qui communique: « je vous impose cette sentence ».

5. Cette observation nous amène directement à relever le caractère déséquilibré et donc complémentaire de l’échange. D’un côté l’auteur imposant un jugement péremptoire. De l’autre les usagers de la nationale placés dans l’impossibilité radicale (15) de se manifester de quelque manière que ce soit (16) par leurs choix antérieurs (trouver un boulot, s’y rendre en voiture, etc).

Les deux parties se trouvent coincées dans un échange complémentaire rigide, dont nous percevons de plus en plus la violence :

  • je vous vois comme une bande de cons, et je vous le dis
  • (je) nous nous soumettons de facto à ce brocard et à l’autorité prise par l’auteur, soit avec mépris (mais dans l’impossibilité de le faire savoir, ni à l’auteur ni même à nos co-victimes (17)), soit en l’acceptant bon gré mal gré, soit en l’ignorant (mais il faut être très fort … ou très concentré sur son ordiphone).

Nous constatons dès lors que le jugement évoqué ci-dessus n’est pas seulement péremptoire, il est également sans appel.

En recourant à ces deux grilles de lecture, il me semble que nous avons pu, par petites touches, élargir le tableau autour de la situation de communication de départ. Dans cette démarche j’ai tenté de conserver une certaine rigueur d’interprétation. Plusieurs développements me paraissent possibles au départ du matériau ainsi rassemblé. Et là je pense que je vais un peu plus me laisser aller …

Anti-pub ou pub … ?
source: La Tribune de Lyon

Une telle appropriation brutale de la visibilité dans l’espace public ne peut avoir pour modèle que la publicité. La publicité qui de plus en plus envahit la totalité de l’espace public (18). D’ailleurs l’environnement immédiat du graffiti en est rempli. Avec un hypermarché, deux supermarchés, un bowling, divers supermarchés spécialisés (bricolage, etc), de nombreux restaurants, le lieu est même une véritable pépinière. A de nombreux égards, le dispositif publicitaire est analogue à celui adopté par l’auteur du message étudié : énoncé simple et percutant, aisément lisible en passant en voiture, positionné directement sur l’axe routier, etc. Notre message et le dispositif publicitaire se rapprochent également quant au ‘lieu d’où ils parlent’. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire en effet à une assertion qui nous explique ce que nous devrions être (moins con, quoi que cela puisse signifier, en l’occurrence mais cela peut aussi être : mieux rasé avec la crème x, meilleur parent – en cuisinant pour mes enfants les pâtes y, plus cool – avec les vacances z, etc, ad libitum).

Et pourtant n’importe qui est capable d’identifier le message que nous étudions comme n’étant pas une pub. Les moyens mis en œuvre, en effet, d’évidence diffèrent amplement tandis que l’énoncé ne se caractérise pas vraiment pas son caractère racoleur (19).

Notre message flirte donc avec les limites de l’exercice publicitaire. Il en épouse le caractère efficace mais ne vise nullement l’agrément, encore moins l’acte d’achat. Dans cette mesure il porte peut-être une contestation de la toute puissance publicitaire absorbée jour après jour par ces mêmes automobilistes.

D-formation langagière

Nous avons noté, un peu plus haut, la transformation du ‘de’ (devenu ‘2’, à peu près équivalent au niveau sonore) et du ‘c’ de ‘cons’, remplacé par un ‘k’, à laquelle s’ajoute l’écriture en miroir du ‘2’ en question. Ces altérations ne modifient en rien la sémantique du message, ne nuisent nullement à sa compréhension, mais elles ne peuvent être ignorées. Il n’y a pas de hasard ou de fantaisie ici. Ces deux modifications introduisent à mon sens – par la distance prise avec l’orthographe et par une certaine familiarité dans le procédé – un méta-message de l’ordre de : « cet énoncé n’est pas à prendre comme du langage ordinaire ». L’auteur du graffiti prendrait-il soin de signaler au(x) récepteur(s) que son apostrophe n’est pas à considérer comme une insulte, ce qu’elle serait inévitablement dans une communication ordinaire ?

Vitupération vs anesthésie

Si nous ne sommes pas dans un échange ordinaire, peut-être sommes nous dans un autre mode de communication, de l’ordre du pamphlet. Pamphlet réduit au strict minimum certes, vitupération un peu vaine, peut-être, mais prise de position claire et affichée en tout cas, au milieu d’un univers auto / boulot / conso bloqué depuis des lustres en mode ‘répétition automatique’, liturgie partagée d’une population anesthésiée.

Michel Foucault, à une époque où l’expression publique de la pensée était sans doute moins frileuse et moins contrainte qu’aujourd’hui, intitulait son dernier cours au Collège de France (20) « Le Courage de la Vérité ». Ne tombons pas ici dans le piège d’une discussion mesquine des notions de ‘courage’ et de ‘vérité’ relativement à l’apostrophe qui nous occupe. Certes un écrit anonyme ne parait pas trop exemplatif du premier terme et la vérité de l’assertion qui nous occupe serait très difficilement établie. Mais, quelle importance ? Et qui sommes-nous pour porter un jugement ?

L’auteur, un jour, s’est levé et a affirmé sa pensée, c’est cela qui est digne de notre attention. Dans un univers dominé par le consensus mou, où règne un moralisme petit-bourgeois imprégné d’une méchante indigestion de slogans soixante-huitards, érigeant en règle ultime la relativisation de toute opinion, de toute valeur, dans une daube insipide. A défaut de quoi il nous faudrait, ô horreur, réfléchir par nous-même, prendre et tenir des positions, que nous discuterions pied à pied. Dans ce nauséeux brouillard que constitue l’arrière-plan conceptuel et éthique de notre époque, et de ce qu’il est convenu d’appeler ‘démocratie’, il/elle s’est levé(e). Peut-être s’agit-il de la seule observation qu’il faille retenir de cet article volumineux. Et ce mouvement, cette actualisation de la puissance (21) de l’individu, l’aura changé(e), aura radicalement modifié sa position dans le monde.

Le doigt montrant la lune

« Lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt » dit le dicton. Et si le message étudié était le doigt qui nous montre la lune ? Vers quoi donc pointe le doigt ? Vers un ensemble de phénomènes qui peut être considéré comme la quintessence d’un échantillon ce que notre monde fait de mieux.

Expérience des Français avec le burnout – source: Statista

Des flots de véhicules occupés à saper jour après jour le fragile équilibre du seul éco-système dans lequel les êtres humains sont capables de survivre, chaque matin, chaque soir. Emportant leur lot de fatigue, stress, ambitions, dégoût de soi et/ou des autres, craintes du lendemain ou du petit chef mesquin et autres affects plus ou moins tristes. Vers des boulots très bien, peu, ou très mal rémunérés mais qui à coup sûr dévorent l’existence de nombre d’entre eux (22), pour une finalité souvent loin d’être individuellement ou collectivement désirable, voire même perceptible (23).

Des banlieues, ici vertes, privilégiées, dortoirs plus ou moins luxueux conçus pour abriter les fonctions reproductrices de l’existence, en toute ségrégation sociale, d’où chaque matin le travailleur se projette dans un auto / boulot / dodo enduré à grands renforts de chimie (24).

Quelques dizaines d’hectares (anciennement pâtures, à l’époque où les animaux se nourrissaient sur ce magnifique dispositif transformant naturellement la lumière solaire en lait ou en steaks) où béton et goudron se font concurrence pour éliminer tout ce qui pourrait ressembler à une vie organique. Couvert de bâtiments industrialo-commerciaux hideux, standardisés, normés, grands consommateurs de ressources pour leur fabrication, leur éclairage, leur refroidissement ou réchauffement, soigneusement camouflés derrière logos, marques et slogans écœurants, insultant toute forme de beauté de leurs couleurs criardes. A l’intérieur desquels, dans une opulence sordide, sous des éclairages hypocrites, s’accumulent des montagnes de biens frelatés préparés à l’autre bout de la planète, rendus insupportablement désirables à grands coups de pubs débilitantes, entre lesquels se croisent sans se voir des zombies décérébrés agripés à des chariots surdimensionnés. Tentant vainement d’apporter une réponse à cette question sans cesse renouvelée, perchée au sommet de nos interrogations existentielles : « avoir ou ne pas avoir ?… ».

Last but not least, l’enfermement de chaque individu dans sa bulle motorisée, dans l’incapacité radicale de communiquer avec ses alter ego circulant à quelques mètres, devant, derrière, troupeau bien dressé reprenant chaque matin le chemin de l’abattoir, sans même qu’il ne soit nécessaire au chien de pincer quelques jarrets ou au berger de lancer ses appels stridulents. Sur le bitume de la nationale, c’est la métaphore de notre non-vivre ensemble, de notre sur-vivre, qui défile sinistrement sous les fourches caudines du cruel graffiti, chacun connecté sans contact, virtualisé.

Quel est donc le sage qui, en écrivant ce message, a si durement pointé du doigt les souffrances de son frère humain, se soumettant à la torture en même tant qu’il détruit autour de lui la vie ? Un graffiti explosant nos mythes, les histoires que nous nous racontons pour éviter de voir que nous sommes aujourd’hui à genoux.

Postface : 4500 !
Quatre mille cinq cent mots pour en commenter trois ! Non il ne s’agissait pas de triompher dans je ne sais quel pari idiot lancé au comptoir du bar du village. Pas plus que de satisfaire une quelconque manie d’intellectuel excessivement porté sur le verbiage. Ce qui est tenté ici, c’est le dépassement du rire gêné, empreint d’un malaise certain, que suscite généralement la photo en tête d’article. C’est ce rire gêné qui m’a décidé à tenter l’exercice, tant il m’a paru constituer l’indice d’un non-dit partagé, piste idéale pour en apprendre plus sur nous et notre vivre ensemble. Un effort pour lever le couvercle recouvrant nos esprits, lourdement maintenu en place par les gros cailloux du confor(t)-misme posés dessus.

__________

(1) Pour la facilité de la lecture, tout autant que de l’écriture, j’évoque l’auteur du message en recourant au masculin singulier. Ceci ne préjuge en rien du fait que l’ouvrage est éventuellement collectif et peut être le fait d’une ou de plusieurs femmes.

(2) Vaste sujet que la communication, des sophistes de l’antiquité grecque à Noam Chomsky, en passant par Gregory Bateson , Ferdinand de Saussure ou Michel Foucault. A commencer par la définition du terme, loin de faire unanimité. Ayant en tête plusieurs projets d’articles dans ce champ d’analyse, j’y reviendrai donc certainement plus tard, me dispensant dès lors de discuter le concept aujourd’hui. Et hop, esquivé ! A ce stade, je me permets d’utiliser le terme ‘communication’ tant comme terme générique (la communication) que dans le sens spécifique (cette communication-ci), le contexte étant suffisant à distinguer les deux usages du terme.

(3) Contrairement à la convention stipulée – à propos de l’auteur du message – en note (1) ci-dessus, j’opte ici pour le pluriel puisque aucun récepteur ne peut être individuellement identifié et que le message, de par son implantation, ne peut manquer d’être perçu par un grand nombre de personnes. Comme dans la note (1), je recours par facilité (shame on me!) au masculin tout en sachant pertinemment que le public concerné est bien évidemment composé d’individus du genre féminin comme du genre masculin (et autres si l’on veut).

(4) Il est évident qu’il en a par contre la possibilité ‘in petto’ ou en s’adressant à son ou ses co-voitureur(s) éventuel(s), mais nous sortons de la structure de communication mise en place par l’auteur.

(5) Il reste vrai bien souvent qu’une marge de choix étroite aujourd’hui résulte de choix posés (consciemment ou non) antérieurement.

(6) Question à suivre évidemment. Au moment où s’écrit ce texte, le message étudié est en place depuis deux années au moins.

(7) Développée au départ des travaux de l’école de Palo Alto, croisant – dès les années soixante – des approches cybernétique, anthropologique et psychiatrique de la communication.

(8) Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(9) Terme à comprendre ici comme « élément d’une axiomatique ». ·

(10) Cette très brève présentation de l’axiomatique de Palo Alto est à considérer comme minimaliste. Pour une compréhension plus fine de celle-ci, le présent blog ne me paraissant pas avoir vocation à ce type de présentation, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage cité en note (8) ci-dessus.

(11) Je recours ici au terme de relation dans son acception la plus ordinaire de rapport, liaison entre deux individus ou groupes d’individus (et non tel qu’il a été défini par tel ou tel autre système philosophique).

(13) Notons qu’une telle définition de la relation se caractérise par sa rigidité puisque le conducteur est dans l’incapacité pratique d’y répondre et donc éventuellement d’apporter sa réponse à la définition de la relation (voir le point 5 de la même liste).

(14) Voir ici et ici. Il semblerait que le terme devenu insulte, désignant originellement le sexe féminin, se réfère à celui-ci comme symbole de l’impuissance et de la passivité. Voir plus loin dans le texte de cet article le développement auquel je me livre sur cet aspect.

(15) Une « impotentia multitudinis » en quelque sorte, comme en miroir au concept spinoziste de « potentia multitudinis ».

16) Quoi que … ?! On pourrait très bien imaginer un commando rassemblé sur une page Facebook ou un hashtag sur Twitter (#Bande2konsToimeme), prenant d’assaut la passerelle lors d’une nuit de pleine lune et éliminant le message, voire le remplaçant par un autre, ce qui nous enverrait directement dans une séquence symétrique. Mais un tel développement, hautement intéressant, n’a pas (encore) eu lieu.

(17) Point crucial dans notre avancée : les bulles qui empêchent les individus de communiquer entre eux constituent le ‘détail’ qui rend la situation si dure

(18) L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Vivant dans un territoire ‘zéro pub’ (parc national), il se trouve littéralement agressé par les écrans publicitaires une fois que lui prend l’idée saugrenue de s’éloigner de son arbre.

(19) Si la pub constitue bien souvent un condensé écœurant de nos consensus, elle ne se refuse pas de temps à autre une petite incursion (toute aussi révélatrice des normes d’ailleurs) du côté des interdits. Le délicieux petit frisson provoqué par ceux-ci fait vendre, les indignations des réseaux sociaux (leur grande spécialité!) assurent la renommée (un ‘bad buzz’ c’est du ‘buzz’ quand même).

(20) Il décèdera quelques mois plus tard.

(21) Au sens où l’entend Baruch Spinoza.

(22) Le phénomène du burnout comme indice, ou le suicide.

(23) Le concept ‘bullshit jobs’ du sociologue britannique David Graeber traduit en français par ‘boulots à la con’ (tiens donc, qui revoilà!) ou plus littéralement ‘boulots de merde’, définis par celui-ci comme un emploi dont le salarié lui-même ne perçoit pas l’utilité (40% des salariés selon Graeber, un français sur cinq selon ‘Le Figaro’, ce qui représente encore beaucoup de monde !).

(24) Les chiffres impressionnants de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs comme indicateurs:




Tomber dans les étoiles

Août 1969, sud des Ardennes belges, une vaste pâture en bordure de forêt. Il est près de 23 heures, étendu sur le dos, je laisse mon regard se perdre dans le cosmos. Nul besoin à cette époque de RICE pour jouir de l’obscurité, la vraie, celle où l’on ne distingue pas la main agitée à trente centimètres du visage. Il était suffisant alors de s’éloigner des villes et gros bourgs.

Ciel étoilé sur la Cham des Bondons
Photo PNC © Bruno DAVERSIN

A ce stade on se permettra d’insister, par crainte de ne pas être compris des urbain(e)s et suburbain(e)s statistiquement largement majoritaires dans nos contrées. Entendons-nous bien donc. Le ciel nocturne évoqué ici n’est pas cette masse confuse vaguement sombre piquée de quelques points plus clairs que l’on retrouve partout ou presque, au-dessus des agglomérations, axes routiers, zones commerciales ou industrielles, brillant des mille feux de l’arrogance humaine. Non, il s’agit – littéralement – d’un univers, un au-delà inaccessible mais tellement présent, réel, que paradoxalement il nous semble parfois que l’on pourrait le toucher du doigt en levant le bras et en se poussant sur la pointe des pieds.

Tel la tour Eiffel dans sa bulle à neige

Cette précision apportée, revenons à cette pâture. Le ciel occupait la totalité de mon champ de vision. L’inconfort de la position, les picotements des herbes et chardons (1) agaçant mes bras, mes cuisses (eh oui, culottes courtes!) ou ma nuque, peu à peu s’estompaient. L’infini lentement s’imposait à moi. Je me trouvais là un peu comme doit se sentir la petite Tour Eiffel de plastique dans sa boule à neige.

source: souvenirparis.com

Un effet de relief apparaissait, il semblait que l’on pouvait distinguer l’épaisseur de la voie lactée. Cela durait et la neige artificielle continuait à briller partout autour de moi. Mon cœur soudainement explosa dans ma poitrine. Les yeux écarquillés, les mains à plat sur le sol, presque accroché aux touffes d’herbes, je tombai dans les étoiles. Je me vis en cet instant comme collé à une boule énorme lancée à toute vitesse dans le vide, par la vertu d’une force mystérieuse, nommée gravité, me sentant en quelque sorte près de tomber vers le haut, tous mes repères ayant disparu. Sous moi l’univers, un vide scintillant, sans limite. Frayeur et fascination mélangées.

Ces sensations sans doute n’ont duré qu’un bref instant mais elles restent très vives en moi. Je me souviens avoir, gamin, comparé cet épisode à un voyage en vaisseau spatial (2), une expérience un peu effrayante mais merveilleuse.

La valeur de l’individu ?
On en parle dans ‘Tous banals et superflus’.

Il m’apparaît aujourd’hui que le caractère tout autant effrayant que merveilleux de ce moment est lié à un affranchissement temporaire de ce que nous convenons individuellement et socialement de définir comme étant la « réalité ». Au cours de ce bref épisode mes repères, mes apprentissages, avaient disparu. La « réalité » convenue, telle que nous la construisons tous les jours par nos mécanismes perceptifs et mentaux, nos discours partagés au sein des groupes humains, cette « réalité » convenue s’est effacée un bref instant, laissant mes perceptions déborder des ornières et le cerveau tourner sans contraintes. On pourrait exprimer cela différemment en disant qu’il s’agit d’un moment où surgit la « vraie » »réalité », débordant les mécanismes habituels de canalisation des perceptions (3) et de construction des représentations mentales du monde qui nous entoure.

Les schémas neuronaux et les images mentales correspondantes des objets et événements extérieurs au cerveau sont des créations du cerveau liées à la réalité qui suscite leur création plutôt que des images miroir passives reflétant cette réalité. 


Damasio A., Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions
, Paris, Odile Jacob, 2003, pp. 198-199

Dans la vie de tous les jours, la terre est en bas, le ciel en haut

Me voici rendu à recourir aux guillemets à la pelle. Il n’est rien d’étonnant à cela, ma chute dans les étoiles m’ayant amené en ligne directe à quelques questionnements philosophiques des plus anciens. La « réalité» de la « réalité » (4) constitue également un point de rencontre avec les neurosciences et en particulier le champ de l’étude de la perception mais aussi la physique quantique ! On peut imaginer moins complexe comme aire d’atterrissage. Mais ce n’est pas aujourd’hui que nous nous enfermerons dans la caverne de Platon.

Pour faire simple et en évitant cette fois le recours un peu facile aux guillemets, il me semble pouvoir écrire que, au cours de cette brève expérience, j’avais en quelque sorte vécu le monde auquel j’étais présent d’une manière plus conforme à ce que nous pouvons en avoir appris par la méthode scientifique alors que dans mon ordinaire, au quotidien, un certain nombre de prémisses me procurent une autre expérience de celui-ci. Dans la vie de tous les jours, la vôtre comme la mienne, la terre est en bas, le ciel en haut, les astres se déplacent dans le ciel tandis que nous restons là où nous sommes à vaquer à nos occupations (5). Ou, formulation différente, que cette brève expérience, quoique contredisant 99,99 % de la globalité de mes perceptions, était finalement plus pertinente d’un point de vue scientifique. D’un point de vue pratique néanmoins elle n’était guère confortable.

Vivre dans un univers simplifié

Vivre dans un univers spatialement simplifié, un réel (entendu ici comme ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée) comportant un ‘haut’ et un ‘bas’ convenus et vérifiés quotidiennement est quand même plus simple, plus gérable, qu’une croisière permanente dans la galaxie. Disons que nous sommes plus dans l’efficacité que dans la vérité. Nos perceptions, résultant de l’activation conjuguée de nos organes sensoriels et de notre système nerveux, ne réalisent pas un rendu de notre environnement (6). Les constructions mentales auxquelles nous nous livrons dans ce processus constituent une tentative de maîtrise de celui-ci mais en même temps nous empêchent de saisir un certain nombre de ses caractères.

On peut dès lors penser qu’une prise de distance à l’égard de ces conventions puisse s’avérer salutaire, dans la mesure où d’une part elle permet à celles-ci d’évoluer dans un environnement éventuellement instable , changeant, et d’autre part de gagner une position ‘méta’, une relativisation (généralisable ?) des conventions en quelque sorte, perdant peut-être quelque peu en confort ce que nous gagnons en autonomie. Au-delà de la perception nous pouvons enfin nous interroger sur les multiples modélisations du monde auxquelles nous recourrons, la plupart indiscutées voire inconscientes, façonnées par notre expérience certes mais tout autant par les interactions humaines et les discours auxquels nous participons. Ces modèles partagés nous simplifient l’existence, tant au niveau individuel que social, mais ne serait-ce pas au prix de notre autonomie ?…

Quelle autonomie nous reste-t-il ?

Prenons un exemple parmi les plus courants dans notre quotidien : comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Objet socialement hyper valorisé, aujourd’hui tout autant qu’hier malgré les préoccupations écologiques croissantes, marqueur social parmi les plus puissants, la voiture est bien autre chose qu’un moyen de déplacement. Comme objet, elle se trouve investie de quantité de valeurs et d’émotions, phénomène largement amplifié par la publicité des constructeurs : pouvoir, virilité, richesse, illusion d’indépendance, séduction, tout y passe. Les performances sont mises en exergue mais ce sont l’aspect extérieur et la facilitation sociale qui priment. Comme objet transitionnel, la voiture est également la ‘bulle’ intermédiaire entre moi et le monde insécurisant, petit bout de ‘chez moi’ que je déplace partout avec moi. Avec le volet addictif qui l’accompagne (7).

Après des décennies de pubs et autres conditionnements sociaux, nous est-il possible encore de considérer cette machine non telle que nous avons été dressés à la voir, dans la lumière triste de la séduction et du désir, mais bien pour ce qu’elle est ? : un monstrueux assemblage de plus d’une tonne (8) de morceaux de ferraille, fluides minéraux et synthétiques divers, bouts de plastique et multiples dispositifs électroniques, tous extraits et transformés à grands coups d’exploitation humaine et de désastres environnementaux, destinés à alimenter une montagne de déchets, distordant et encombrant l’espace public tout autant que privé comme aucun autre dispositif humain ne l’a à ce jour réalisé. Pour aboutir in fine à déplacer quelques dizaines de kilos d’os et de tissus mous surmontés d’un petit paquet de cellules grises sur la distance qui nous sépare de la boulangerie. Des années d’exercice, j’en témoigne, peuvent aboutir à nous libérer de l’image conditionnée de la voiture, et c’est une véritable respiration (ainsi qu’une source considérable d’économie!). Tout comme cette chute dans les étoiles a constitué un moment de respiration / libération de l’esprit.

Le roi est nu

De tels exercices de déconditionnement, pour salutaires qu’ils soient, peuvent comporter des aspects inconfortables. Tout comme la confrontation sans filtre à l’immensité dans laquelle nous sommes plongés, accrochés à un corps céleste lancé à toute allure, se révèle en pratique malaisée. Avec le déconditionnement vient la désillusion, le désenchantement devant le décor en carton-pâte, que tous nous sommes en capacité de percevoir, et non seulement l’enfant criant que le roi est nu . Un décor communément partagé, facilitant notre quotidien et la relation avec nos congénères, nous permettant à tous de jouer dans la même pièce. Mais si le décapage parfois peut se révéler douloureux, il n’en reste pas moins le gage de notre autonomie en tant qu’individu.

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1) Cette antique épisode se déroulait avant l’invention du tristement célèbre glyphosate

(2) Quelque semaines plus tôt j’avais veillé tard dans la nuit, seul devant la télé, pour assister à l’alunissage d’Apollo 11 (tout en espérant voir apparaître de derrière un rocher quelque petit personnage verdâtre … espoir hélas déçu!).

(3) « Il est loin d’être évident que la vérité soit le produit premier ou principal de l’activité cognitive. Bien plutôt, sa fonction apparaît relever d’une administration toujours plus fine du comportement de l’organisme» (P. CHURCHLAND, A Neurocomputational Perspective: The Nature of Mind and the Structure of Science, 1990, p. 150). Si la finalité de notre perception n’est pas la vérité mais l’adaptation, il nous faut à tout le moins apprendre à en considérer les résultats avec circonspection. Faisons l’hypothèse, à confronter plus tard peut-être, que cette adaptation, but ultime de nos perceptions, comporte une dimension sociale, dans la mesure de la prégnance de celle-ci dans l’environnement auquel il nous faut au quotidien nous adapter (voir aussi l’article de ce blog ‘Les papas papous’). La prudence évoquée ci-dessus pourrait dès lors s’étendre à la globalité de notre ‘être au monde’, représentations sociales inclues. Comment éviter l’asservissement à une telle subjectivité conditionnée ? Peut-être en mettant en œuvre des stratégies de décentrage, de décalage cognitif. Quitter les ornières, s’exposer.

(4) Expression empruntée au titre de l’ouvrage de P. Watzlawick, La réalité de la réalité, Seuil, 1978.

(5) Même si nous savons à peu près tous que, scientifiquement, il n’en est rien, notre vocabulaire (« le soleil se lève », « la course des étoiles ») montre bien comment, au quotidien, nous avons adopté des conventions et une imagerie plus aisément conciliables avec nos observations communes.

(6) « Comment définir le réel ? Ce que tu ressens, vois, goûtes ou respires, ne sont rien que des impulsions électriques interprétées par ton cerveau », Morpheus dans The Matrix.

(7) Blondel Marie-Pierre, « Objet transitionnel et autres objets d’addiction », Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol. 68), p. 459-467. DOI : 10.3917/rfp.682.0459. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-2-page-459.htm

(8) Évolution du poids moyen d’une voiture neuve en France : de 846 k en 1953 à 1253 k en 2008 puis 1283 k en 2012, avant d’entamer en 2018 une cure d’amaigrissement de 35 k (source : https://www.largus.fr/actualite-automobile/voiture-moyenne-neuve-2018-son-evolution-depuis-1953-9833394.html)




Apocalypse (suite et fin)

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, cet article assez copieux a été divisé en deux parties. Dans une première partie nous avons confirmé que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus de la catastrophe est bien en cours. Après avoir réglé le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition, nous avons vu comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous avons enfin constaté l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, ainsi que les limites de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans cette seconde partie, nous nous demandons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller.

Nous voilà repartis dans un exercice de décodage. Parce qu’il faut bien user d’un vocabulaire pour initier la réflexion, j’ai privilégié jusqu’ici le terme de ‘catastrophe’, sans trop creuser la question. Mais les mots sont importants, aussi allons-nous vérifier la validité de ce choix.

Mettre des mots sur nos maux

Deux connotations sémantiques du vocable paraissent intéressantes là où nous en sommes. La neutralité d’abord, quant à l’origine, aux causes (1). Plus ou moins irréparable ou irréversible, ensuite. On ne se situe pas dans le même champs sémantique que le terme de ‘crise’, lequel suppose le caractère temporaire de la situation.

Le terme de ‘glissement’ (ou peut-être ‘délitement’) pourrait rendre compte d’une relative lenteur. On ne se réveille pas chaque matin dans un monde complètement différent de celui dans lequel on s’est endormi la veille, et pourtant tout change chaque jour. Si l’on regarde en arrière à l’échelle de 5 ou 10 ans disons, on est frappé par le nombre de changements radicaux intervenus, dont certains étaient difficilement imaginables à l’époque. Le glissement, qui plus est, parfois s’interrompt. Intervient alors un épisode éventuellement accompagné d’une certaine restructuration ou de réajustements, avant que le mouvement ne reprenne. Un phénomène d’éboulement ‘en escalier’, par étapes.

Il fallait un mot, en voici deux. ‘Catastrophe glissée’ alors ? Ou ‘glissement catastrophique’ ? Notons aussi le vocable de ‘catastrophe lente’ auquel recourt M. PUECH. Restons en là, évitons de nous perdre dans les discussions byzantines.

Une première exploration de ces quelques termes a déjà permis la mise en lumière de quelques enjeux et de constater la nécessité de se faire du phénomène une image aussi lucide que possible. Il me faut ici abattre sur la table mes cartes: mon souci est d’éviter le terme de ‘collapse’, tellement pratique , d’accord, et de plus en plus connu et reconnu, mais qui véhicule un implicite problématique, dans lequel nous allons de ce pas quelque peu fouiller.

Collapso = collabo ?

Un sous-titre outrancier ? Certes, j’assume. Une petite provocation de temps à autre évite le relâchement de l’attention et la présente ‘disputaison’ promet d’être longue encore. Mais aussi parce qu’il me semble qu’ici il serait opportun que l’arbitre donne un bon coup de sifflet et sorte le carton rouge. Hélas, ou non, point d’arbitre. Et si le concept a fait l’objet de nombreuses analyses critiques éclairantes (2) depuis qu’il a été introduit auprès du grand public francophone en 2015, alors qu’il était déjà pratiqué depuis un moment déjà par un certain nombre d’auteurs anglophones, en particulier depuis les travaux de Jared DIAMOND, il reste néanmoins ‘le’ terme incontesté des médias grand public et la garantie d’une vente assurée pour les ouvrages traitant le sujet, usité et mouliné dans divers milieux politiques et enfin accueilli avec intérêt par le monde des grandes entreprises (3).

Le caractère hautement suspect d’une telle hétérogénéité unanime donne furieusement envie de discuter l’indiscuté. Limitons-nous ici à considérer la portée du terme au regard de deux aspects apparaissant fondamentaux dans le dénonciation de ce qu’il faudra bien se décider à considérer comme une forfaiture. Les deux prémisses du discours collapso, quels que soient les auteurs sont les suivantes : un, nous serons tous impactés et deux, nous sommes tous responsables. En ce sens ils rejoignent le message véhiculé par le terme associé d’‘anthropocène’ (4), mais aussi le discours des pompiers Colibris (tout en aboutissant néanmoins à des perspectives sensiblement différentes de ceux-ci d’ailleurs). Examinons de plus près ces deux propositions.

Tous sur le même bateau
Vitrail (détail) – église Saint Étienne du Mont (Paris) – https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Jebulon

La substance du premier message est la suivante « nous sommes tous sur le même bateau ». Celui-ci, on l’imagine, peut-être celui qui nous porte d’une rive à l’autre (du monde d’avant au monde d’après, on a déjà connu ça !), ou la métaphore de notre société (qui avance, on le notera, sans trop savoir dans quelle direction certes, mais elle avance), ou encore, tiens oui, l’arche de Noé, qui va sauver de la catastrophe l’essentiel de la vie terrestre. C’est beau, c’est poétique, quasiment archétypal. Il nous faut néanmoins contredire formellement : non nous ne naviguons pas à bord du même navire. Ou plutôt : si nous devons partager la même destinée, parce que aujourd’hui (ni demain d’ailleurs) nous n’avons pas le choix de développer une existence ailleurs que sur une planète globalement impactée, nous ne la vivrons pas tous pareillement.

Embarqués sur le même vaisseau nous ne devons pas nous attendre à partager pour autant un sort identique. Un certain nombre d’entre nous s’active au pilotage de l’esquif, décide des directions à prendre, des icebergs à contourner ou non, porte de beaux uniformes, loge dans de luxueuses cabines climatisées et déguste le homard à la table des officiers. D’autres, plus nombreux, s’agitent à quelques tâches (dont on mesure difficilement l’utilité parfois) sur les ponts supérieurs mais passent le plus clair de leur temps à attendre l’heure de l’apéro étendus sur des chaises longues. Tandis que la grande masse, elle, se trouve coincée en soute (l’ascenseur social doit être en panne une fois de plus) sans voir la lumière du jour, à faire fonctionner une machinerie graisseuse et puante, à s’entasser pour dormir et à manger les restes de ceux d’en haut. A ces quelques nuances près, nous pouvons nous rejoindre, nous sommes embarqués à bord du même bateau.

De l’idée de solidarité induite par le partage du navire de la métaphore, on constate toutefois qu’il ne reste pas grand-chose (5). Un certain nombre d’indications nous laissent même penser que les mieux lotis projettent de quitter le navire en laissant se débrouiller les blaireaux des étages inférieurs, s’étant assurés d’un accès privilégié aux canots de sauvetage voire, pour les mieux dotés, ayant organisé un rendez-vous en mer avec leur yacht privé ou de se faire débarquer sur une île privée exclusive (6). Et sans attendre ce qui se passera demain, il n’est que de regarder comment aujourd’hui les prémisses de la catastrophe les voient s’accrocher plus encore à leurs biens et privilèges, mettre en place les coercitions qui assureront la pérennité de ceux-ci, endormir les soutards avec des histoires de princesse, criant haut et fort qu’ils ont la situation bien en main, soyez rassurés braves gens, tout en brouillant les signaux qui pourraient susciter quelque émoi là en-bas. Notamment en diffusant cette métaphore indue d’ailleurs.

Tout comme il est dangereux de confier le bouton déclenchant le feu nucléaire à quelqu’un qui croit en la vie éternelle, il est imprudent de laisser les commandes du navire à ceux qui ont déjà préparé leur accès exclusif aux canots de sauvetage.

Mais si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, ne partageons-nous pas tous néanmoins à un titre équivalent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Tous coupables (et plus encore les ‘fucking boomers’).

A peine trois siècles d’orgie énergétique et autres, occidentale d’abord, nettement plus partagée ensuite, nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. On en a bien profité. « On  » ? Nos aïeux les plus récents et nous-mêmes serions-nous tou(te)s au même titre coupables, ayant tou(te)s batifolé dans la même consommation heureuse ?

A titre personnel déjà, il ne m’est pas possible d’accepter le verdict. J’avais à peine plus de vingt ans lorsque la lecture de René DUMONT (7), une révélation, m’a vacciné contre la maladie des trente glorieuses. Cette inspiration (bien d’autres ensuite ont pris le relai) m’a guidé jusqu’aujourd’hui, en permanence à contre-courant, même s’il reste vrai que à peu près personne à cette époque n’échappait vraiment à la folie consommatrice qui se mettait en place (8). Au quotidien, tous effectivement, nous avons peu ou prou participé à la gabegie. Après des années de guerre puis de reconstruction, de multiples privations et souffrances, tous les verrous traditionnels sautaient. Celles et ceux nés dans les années qui ont directement suivi la fin du conflit ont dès leur plus jeune âge baigné dans cette culture de consommation, et donc en percevaient difficilement les contours et surtout les limites. Le modèle de la consommation de masse et sans limites était né. Nous en sommes toujours là. Notre mode de vie aujourd’hui, quoi qu’on puisse aimer se donner à penser, perpétue le même modèle, à peine aménagé en surface.

‘Les vieux fourneaux’ de W. LUPANO et P. CAUUET

Comment peut-on reprocher aux ‘boomers’ de n’avoir rien tenté dans les années soixante ou soixante-dix ? Si effectivement quelques rares scientifiques ou activistes déjà lançaient l’alerte (on ne les appelait pas encore comme cela d’ailleurs), ils étaient très peu nombreux, mal (ou pas du tout) relayés voire ridiculisés par les médias. Mais en 2021, alors qu’il est devenu difficile de passer une journée sans se trouver exposé au mot collapse, à une conversation de couloir sur le changement climatique ou au xème reportage à la télé sur la fonte de la banquise, l’écrasante majorité de celles et ceux que je vois vivre autour de moi, jeunes générations comprises, n’apporte à ses comportements aucun changement drastique (ah si, pardon, aujourd’hui on trie ses déchets, on utilise des sacs en papier, on refait l’isolation de la maison pour 1 euro et on pense sérieusement à compenser les vacances en avion cette année) et cède avec le même plaisir douteux aux sirènes de la consommation. Une consommation de plus en plus cheap sans doute (9) pour nombre d’entre eux, mais une consommation quand même, avec la gabegie de ressources qui l’accompagne.

Si je semble prendre ainsi la défense de mes contemporains, alors que j’ai passé des décennies à les affronter, douloureusement parfois, sur ces terrains, ce n’est pas du fait de je ne sais quelle solidarité générationnelle intempestive, que nenni. La culpabilisation des ‘boomers’ s’inscrit dans une culture de la faute relativement aux pratiques qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui, approche qui constitue à mon sens une lourde erreur de perspective. Hier et aujourd’hui, jeunes et anciens, tous nous avons, à divers égards, une responsabilité dans la genèse de la catastrophe. Mais nous ne sommes pas pour autant coupables du monde dans lequel la majorité des populations occidentales a vécu les dernières décennies, l’accusé est ailleurs … Avant d’aller le chercher, quittons brièvement l’histoire contemporaine pour la géo.

Aujourd’hui la consommation énergétique d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle d’un Français
Consommation mondiale d’énergie (Source: Wikicommons – Bl4ck.c47)

Les trente glorieuses n’ont pas été une fête pour tout le monde, loin s’en faut. Une bonne part de l’humanité en effet n’est en rien concernée par les allégations de gaspillage irresponsable que nous venons de traiter. Aujourd’hui encore la consommation énergétique annuelle d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle du Français, qui elle-même se situe à la moitié du niveau de l’Etats-Unien moyen. Et si la Chine, depuis quelques années, a pris la tête du classement des émissions de CO2 par pays, c’est moins pour rencontrer une demande intérieure (croissante néanmoins) que pour extraire, transformer, produire (et donc consommer minerais et énergie) à notre place.

La belle bâtisse de terre séchée de mes amis du Haut-Atlas (10), pourtant plutôt bien dotés dans le village, ne dispose d’aucun dispositif de chauffage (à 1700 mètres d’altitude, même à cette latitude, la neige et le gel ne sont pas rares durant l’hiver), la cuisine se fait grâce aux quelques fagots ramassés dans la montagne, la cuisinière témoignant à ce faire d’un art de l’économie carrément impressionnant, les déplacement de longue distance se font uniquement au moyen de transports collectifs (sur courte distance on ira ‘pedibus cum jambis’ ou sur l’âne ou la mule), la plupart des aliments consommés auront parcouru en tout et pour tout la distance du champs situé un peu plus bas dans la vallée à la cuisine. Difficile dans ces conditions de considérer que leur responsabilité vaut la mienne. Surtout après avoir fait pour les rejoindre la distance en avion !

Si on ne peut se plaindre ni des ‘boomers’ ni d’une bonne moitié de l’humanité qui n’a pas eu et n’a toujours pas les moyens de déconner autant que nous, on s’adresse à qui alors ? Un petit détour lexical, une fois de plus, devrait nous mettre sur la piste …

Anthropocène

La même culture de la responsabilité humaine universelle et indéterminée sous-tend le recours au terme ‘anthropocène’ pour désigner la période dans laquelle nous sommes entrés, celle où la biosphère se trouve principalement déterminée à tous les niveaux (atmosphère, hydrosphère, litosphère) par l’activité humaine. En ce sens le terme lui non plus n’est sans doute pas anodin. Raison pour laquelle il m’apparaît pertinent de le traiter ici en parallèle au vocable ‘collapsologie’.

La culpabilisation, cela fonctionne plutôt bien. Si nous avons péché, il nous faut nous repentir. Et surtout pas remettre à plat l’histoire et rechercher quels sont les facteurs déterminants des folies exponentielles de l’époque. C’est une telle démarche pourtant qui a amené certains analystes à proposer le néologisme alternatif de ‘capitalocène’ (11). On peut voir en effet que l’influence croissante de l’activité humaine sur les éco-systèmes, outre le poids de la croissance démographique (12), est directement liée à l’avènement puis au développement d’un capitalisme thermo-industriel couplé à un système politique qui dénie aux citoyens la capacité à s’organiser collectivement pour remettre en cause celui-ci. Porter le regard sur l’anthropos d’un côté ou sur le capital de l’autre détermine évidemment une lecture toute autre de l’histoire, suggérant, quant aux mesures susceptibles de nous sauver de là, des pistes bien différentes.

faux (res-)semblants: granite et fayard

En termes d’économie politique l’analyse me paraît pertinente et dans cette mesure j’y souscris.

Anthropologiquement et/ou ontologiquement elle me paraît gravement méconnaître ce que l’on pourrait décrire comme une tendance à la démesure (hubris) caractéristique de notre espèce, dans ses versions les plus récentes (à l’échelle géologique) du moins. . Icare ignorait tout du capitalisme et du libéralisme, il connaissait la démesure. Ce que certains aujourd’hui, dans une approche plutôt étroite et mécaniste, appellent le ‘bug humain’ prête à discussion mais ne peut être ignoré lorsque l’on s’interroge sur notre destin en cette époque charnière. J’aimerais pouvoir en traiter dans un prochain article.

Tous responsables alors ?

Nous avons vu les limites, dans le temps et dans l’espace, d’un énoncé en termes de responsabilité individuelle. Mais, au-delà de ce constat, rappelons-nous que, fondamentalement, responsable n’est pas coupable. La responsabilité suppose la reconnaissance des actes posés (ou non posés), implique éventuellement la notion de réparation, mais exclut la faute, définie comme « acte ou omission constituant un manquement, intentionnel ou non, à une obligation contractuelle, à une prescription légale ou au devoir de ne causer aucun dommage à autrui.

Mon opinion est qu’il n’y a pas faute personnelle dans la mesure où nos choix individuels s’inscrivent dans un collectif qui développe règles, structures et discours aux fins d’orienter les choix individuels dans le sens qui lui convient. Sur cette planète nous ne sommes pas sept milliards d’individus vivant chacun sur sa petite île autonome, usant des pratiques de leur choix. Et depuis deux ou trois siècles nos choix individuels sont de plus en plus fortement orientés par les stratégies en constante évolution développées par le modèle économique dominant, que l’on pourrait désigner par le terme de capitalisme, qui s’est dans un premier temps mis en place en occident avant de gagner la totalité de la planète. Donc, oui, chacun de nous a brûlé dans sa vie un gros paquet de pétrole. Mais si la voiture individuelle, par exemple, s’est imposée depuis le milieu du XXème siècle, c’est en bonne part grâce à l’aménagement du territoire dans lequel se redéployait après guerre le système économique, éloignant les gens de leur lieu de travail, des commerces, de leurs relation sociales. Au point de rendre la voiture de facto indispensable. De quelle faute pourrions-nous accuser celui ou celle qui tous les jours ébranle une bonne tonne de ferraille puante aux fins de déplacer quatre vingt kilos de tissus organiques ? Partout l’épicier du coin, la quincaillerie ou la boulangerie du quartier ont disparu. Il faut faire 20 ou 30 kilomètres pour rejoindre le boulot. Plus d’école au village, elle a déménagé au bourg. Les transports en commun, à l’exception des agglomérations urbaines, ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur des enjeux ou ne sont conçus que comme substituts à la voiture pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de la financer (13) .

Le camion comme détournement: voir l’article ‘Les camions’

Il ne reste que la voiture individuelle pour rejoindre le taf ou le méga centre commercial situé en périphérie. Sans compter que l’heureux propriétaire dudit véhicule aura le privilège de dépenser chaque année 4300 euros (de l’ordre de 20% du revenu médian d’un ménage) pour financer le carrosse hélas nécessaire malgré lui. La voiture électrique est destinée à ne modifier en rien cette situation. Autre exemple. Si nous nous transformons une fois par semaine en larves cupides accrochées à un gigantesque chariot de courses, le cerveau juste capable encore de déclencher le réflexe d’achat au passage devant le produit qui aura défilé des dizaines de fois sur l’un ou l’autre écran croisés durant la journée, n’est-ce pas in fine parce que (14) la rémunération du capital exige une croissance sans limite de la consommation ?

Tant collapsologues que tenants simplistes du vocable d’anthropocène se trompent de cible lorsqu’ils mettent l’accent sur l’individu. Et dans la mesure où nous acceptons, voire intériorisons, ce discours, nous nous privons des moyens de comprendre les processus en cours et d’agir utilement là où c’est encore possible.

Apocalypse et catharsis

Last but not least, le récit collapso suscite un malaise qui dépasse encore les considérations ci-dessus. Ces prophètes et leurs disciples paraissent en effet témoigner d’une attirance douteuse pour l’apocalypse, au sens biblique du terme. Au point d’y suspendre les guirlandes lumineuses d’un ‘happy collapse’.

Il nous est extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’imaginer que le monde persiste après notre mort. D’où sans doute cette tendance universelle à anticiper une fin généralisée. Il s’agit d’une faiblesse narcissique banale, mais acceptons-nous vraiment d’y céder au point de laisser celle-ci piloter nos choix ? Un cran plus loin. Ces fantasmes de fin du monde ne sont-ils pas teintés d’un zeste d’eschatologie ? Les meilleurs, ceux qui ont cru à la révélation et se sont préparés survivront. Tandis que disparaîtront incrédules et obstinés de la croissance. Nous ne sommes pas bien loin du jugement dernier là. Passons un cran plus loin encore. Le monde d’après le collapse ainsi fantasmé apparaît pur, débarrassé des scories accumulées par l’humanité siècle après siècle. Le collapse serait alors l’épuration, la catharsis, dont émergerait une humanité neuve et brillante, débarrassée (on se demande bien comment) de ses tares anciennes.

On a tous droit aux fantasmes mais il nous faut reconnaître qu’ils sont ici bien mal placés et polluent grandement un concept dont nous avons pu constater les limites et effets pervers.

En guise de non-conclusion

On s’interdira ici de conclure évidemment, c’est sans aucun doute prématuré, alors que nous tentons bravement de tenir la tête hors de l’eau. De l’exercice auquel nous nous sommes livrés retenons peut-être quelques ‘leçons’ provisoires.

• Inspirés peut-être par le roman fantastique (15) ou par l’une ou l’autre de nos faiblesses endémiques, nous sommes suspendus dans l’attente d’une grande implosion! perte de notre avenir projeté, perte de sens (matérialisme, croissance). Le mythe dominant part en vrilles avec la perspective d’une involution plutôt que d’évolution.

• Nous avons éprouvé la puissance du mythe partagé, chaque jour renforcé par la propagande (16). Même la prise de conscience ne suffit pas (dissonance cognitive). Reconstruire collectivement un autre discours sur l’homme, sur nous, nos limites et nos appétits, notre intégration dans le bios, notre vivre ensemble et notre sacré. Le chantier du nouveau récit est en cours. Nous avons repéré quelques unes des images employées et éléments de langage auquel il recourt.

• Il n’y aura pas une chute brutale suivie d’un lendemain qui chante mais une lente glissade, par à coups suivis sans doute de nombreux matins sombres . Et aujourd’hui nous sommes déjà dans ce processus.

• Le discours dominant sur la catastrophe (collapsologie, anthropocène, individuation et culpabilisation à tout crin) suscite la stupeur plutôt que de mobiliser nos forces, nous dépossède de notre vie aujourd’hui et nous évite de voir quels sont les pouvoirs à l’œuvre.

• La dégradation, suivant une progression exponentielle, des conditions de l’existence humaine (et autres) sur notre planète radicalise les pouvoirs en place et rigidifie le système social. Mais réduit également jour après jour le champs des choix possibles, des décisions à prendre et de la manière dont elles seront prises, le pouvoir se réduisant de plus en plus à des cénacles restreints, non-élus, opaques, techniciens et autoritaires.

Que peut-on espérer encore ?

Il m’est impossible de clôturer un texte, déjà bien long pourtant, sans évoquer l’espoir, l’inévitable question arrivant à tout coup au terme de semblables considérations : « Mais que peut-on espérer encore ? ». Il ne sert à rien d’espérer. L’espoir est la flamme qui nous attire et nous brûle. Nous grandissons lorsque nous nous efforçons de dépasser le couple désespoir / espoir et cherchons, découvrons, inventons le sens dans le ‘vivre’ (et l’on aimerait ajouter : ‘tout simplement’).

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(1) Cause non exclusivement naturelles donc, et là on se réfère à la signification du terme par extension, plutôt que la signification première qui, elle, renverrait plutôt à un phénomène d’origine ‘naturelle’.

(2) Par exemple :
https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/
https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir
https://revuegerminal.fr/2020/11/11/que-vaut-la-collapsologie/
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35111
https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable-une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/
https://www.revue-ballast.fr/depasser-les-limites-de-la-collapsologie/

(3) Les entreprises mondialisées ne sont pas en reste, ayant recyclé le concept (et d’autres, transhumaniste notamment) dans le projet de ‘Great Reset’.

(4) C’est ainsi, par exemple, que l’ouvrage fondateur de la collapsologie francophone, écrit par P. SERVIGNE et R. STEVENS en 2015, est sorti au Seuil dans la collection ‘Anthropocène’.

(5) « La société du risque ne cesse de menacer et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou nationales […]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à l’avènement de la grande harmonie face aux risques croissants provoqués par la civilisation. Car c’est justement dans la façon de réagir aux risques qu’apparaissent de nombreuses différenciations sociales et de nombreux conflits d’un type nouveau » (Ulrich BECK , La Société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs/Flammarion, 2001 (1986), p. 84.

(6) voir la note 13 de la première partie de ce texte.

(7) Voir par exemple cette interview où René DUMONT aborde, en 1973, la problématique de l’épuisement des ressources. A la même époque, avec une approche sensiblement différente, le rapport MEADOWS remettait en question la thèse de la croissance infinie.

(8) Une anecdote me revient en tête en écrivant ces lignes, qui me paraît exemplative des mentalités et du mode de vie de l’époque. Elle est livrée ici pour l’érudition des jeunes générations. L’histoire m’a été racontée par un ami arrivé en 1968 dans ces collines désertées par les paysans et qui se repeuplaient de barbus aux cheveux longs débarqués des villes. Il est arrivé quelques fois, me racontait-il, que lors d’une soirée prolongée entre copains, le bar-tabac du village fermé à la nuit tombante, si les ‘clopes’ venaient à manquer, il y avait toujours bien l’un ou l’autre de ces jeunes occupés à rebâtir un monde meilleur pour monter dans une voiture et faire deux fois les quarante bornes séparant ce trou perdu de la petite ville la plus proche afin de s’acheter le paquet de Gitanes. L’essence ne coûtait rien, quant au reste …

(9) La croissance de la part de la population disposant de très bas revenus, croisée avec l’exacerbation permanente du désir de consommer dans laquelle nous baignons, crée des opportunités de marché bien vite exploitées. Copier sur un mode dégradé les formes de vie et les objets de consommation des catégories sociales plus aisées constitue un appel à des gammes au rabais et images de marques clinquantes.

(10) Voir divers articles sur ce blog, en particulier ceux de la catégorie ‘Haut-Atlas 1’.

(11) De nombreux auteurs, en fonction de leur angle d’analyse privilégié, ont suggéré divers termes alternatifs à celui d’’anthropocène’ (ce qui peut donner lieu à d’amusants petits jeux d’ailleurs). Ainsi du vocable de ‘Plantationocène’ employé par les courants de pensée influencés par la penseuse éco-féministe Donna HARAWAY.

(12) Sujet extrêmement difficile, tabou bien souvent, et pourtant incontournable. Il n’est pas certain que la question démographique gagne à être considérée comme un ‘problème’ auquel il faudrait apporter des ‘solutions’. Ce qui ne fait aucun doute par contre c’est que la plupart des défis qui se présentent à nous sont à des degrés divers aggravés par la taille de la population humaine.

(13) Il suffit de constater la couleur de peau des personnes qui attendent le bus ou le métro, en-dehors des centres urbains gentrifiés ou des quartiers d’affaires.

(14) Une approche en termes de causalité ne me paraît pas heuristique. Je tente de privilégier une étude de relations et de processus. Les différents avatars du capitalisme depuis sa naissance peuvent être vus, me semble-t-il, comme des formes évolutives d’exploitation d’un déséquilibre humain plus ou moins sensible selon les époques (voir le dernier paragraphe en sous-titre ‘Anthropocène’ du présent article). A explorer plus tard …

(15) La fantasmatisation du ‘monde d’après’ chez les auteurs de littérature fantastique constitue un sujet passionnant. Ainsi par exemple la lecture de deux grands classiques du genre, ‘Ravages’ de René BARJAVEL et ‘Le Fléau’ de Stephen KING mais aussi du ténor français contemporain, Alain DAMASIO (‘Les furtifs’ en particulier), met à jour des délires patriarcaux, communautaristes, religieux et/ou franchement fascisants.

(16) Il ne m’est plus possible de me souvenir qui a dit que le propagandiste a réussi quand son discours est devenu le sens commun.




Happy birthday !

Il est tentant de nous imaginer capables de tisser de nos mains le fil de nos existences. Qu’il nous appartient, sur le chemin, de faire les « bons choix », une fois arrivés à l’un ou l’autre carrefour, voire de nous équiper de diplômes porteurs et réseaux relationnels ad hoc. Un cran plus loin, nous sommes maintenant incités à valoriser notre capital personnel (1), ou à élaborer notre plan de vie (2). Une forme d’arrogance qui sied bien à notre monde, celui qui fait preuve de grands talents une fois qu’il s’agit de réduire l’humain à l’un ou l’autre de ses pires travers. La mainmise également d’une certaine rationalité et des valeurs du discours dominant sur nos existences (3). Une mine d’or enfin pour coaches divers et thérapeutes du ‘développement personnel’.

Difficile d’échapper à ce modèle. Il est des expériences vécues néanmoins qui procèdent du ‘lâcher prise’ sur le lendemain. J’aimerais conter ici l’histoire du camion rouge … Mais avant d’en entreprendre le récit, je vous propose un rapide détour, aussi simplement que possible, sans théoriser aucunement, par quelques considérations relatives à l’expérience et au récit. Que le lecteur pourra ‘sauter’ sans dommage s’il le souhaite.

Illustration Wikipedia

La seule expérience de première main à laquelle j’ai accès ne peut être que la mienne. Truisme sans doute mais constat déterminant (4). Le récit à la première personne peut néanmoins, il me semble, s’écrire de deux manières radicalement différentes. J’essaye dans ces pages d’éviter la première, la mise en scène, où je le considérerais de derrière la caméra, position depuis laquelle je décrirais la scène. Cette pratique, de l’ordre de l’objectivation, sonne faux quelque part et se prête en outre à la mise en scène, comme je la nomme. A celle-ci je préfère la voie d’une reconstitution en mode ‘vision subjective’ (dite aussi vision à la première personne, comme dans certains jeux vidéo), me replongeant dans le ‘monde intérieur’ de ces moments, le contenu de la pelote venant plus ou moins aisément une fois que l’on a commencé à en tirer le fil. Fil complexe, constitué de multiples brins faits d’images, de sons, d’émotions, d’odeurs, de sensations. Il n’est nullement question de rechercher par là une hypothétique authenticité du souvenir, la mémoire ne se comportant pas en support passif (5) mais opérant en permanence des démontages et remontages d’éléments. C’est le cheval de l’intuition que je choisis de monter lorsque je saisis et tire ainsi de l’intérieur le fil du souvenir, monture qui bien mieux que moi sait le chemin.

La belle histoire du camion rouge
Haut-Atlas: Le récit d’une traversée, en quelques épisodes.

La belle histoire du camion rouge donc, a pour cadre, une fois de plus, les reliefs du Haut-Atlas. Cela ne doit rien au hasard, on s’en doute, ni à la réelle émotion qui me relie à ces territoires. La plongée sans « ligne de vie » dans un tel univers est faite pour cela : se rendre disponible, exposé, pour les multiples expériences à venir.

Tôt le matin, en remontant le torrent vers Taghia

Or donc, je redescendais d’une longue traversée du haut-plateau, de Zaouiat Ahansal à Tabant, via Taghia, longues journées de marche épuisante sur un territoire d’une beauté extraordinaire. Affaibli par une très méchante infection intestinale, j’avais abrégé d’une journée la traversée pour rejoindre le haut de la vallée d’Aït Bouguemez (dite, vision une peu simplette , « vallée heureuse ») où j’avais trouvé le toit et le couvert dans un gîte pour groupes, désert à cette époque de l’année. De là j’espérais pouvoir rejoindre Tabant par la piste par un moyen de transport moins épuisant que mes vieilles gambettes. Après un luxueux repas de riz blanc cuit à l’eau, délicatement accompagné de son liquide de cuisson, précédant une nuit fort moyennement réparatrice, j’entreprends de rejoindre le village, un ou deux kilomètres plus bas, en quête d’un véhicule quelconque, suivant le raisonnement élémentaire que la probabilité d’en trouver un augmenterait en bord de piste. Tout à l’heure cela avait un peu chauffé entre le proprio et moi, nous ne nous étions pas assez clairement mis d’accord sur le prix (erreur!), du coup je n’avais pas vraiment pu tenter de lui soutirer quelque information.

Le temps passe. Le temps passe toujours …

Très matinal comme d’habitude, je ne vois presque personne en longeant le village. La piste poussiéreuse rapidement rejointe, j’entreprends de la suivre durant une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où j’aperçois trois ou quatre hommes, assis au bord, visiblement occupés à attendre quelque chose. Quoi ? Un taxi collectif sans doute ou un minibus qui les amènerait au bourg. Je tente le contact mais cette fois mes quelques mots de berbère n’y suffisent pas. Je m’écarte de quelques mètres et m’assied moi aussi. L’attente est un art auquel je commence tout juste à m’initier. Nous verrons bien …

Le temps passe. Les bruits du village proche témoignent du démarrage de la journée. Le temps passe toujours. Il me semble souvent plus discret ici qu’ailleurs, c’est à peine si on le voit passer. Je n’ai aucune idée de l’heure, plutôt tôt encore me semble-t-il, vu la fraîcheur persistante. Sur la piste toujours rien, rien que la poussière, qui s’élève parfois mollement sur un coup de brise avant de retomber quelques mètres plus loin. Je n’ai rien entendu venir mais au raidissement de mes voisins je saisis que leur attente, la mienne aussi peut-être, devrait prendre fin sous peu. Les imitant, je me relève, et c’est alors que je le vois arriver.

Ici la parole est poussière … (sur le plateau)

Quelque peu assoupi par l’attente, je suis saisi par cette vision d’un superbe camion de chantier des années cinquante, d’un rouge pétant, poudré de poussière comme une vieille maquerelle mais bien vaillant encore semble-t-il. Deux ou trois bonshommes sont déjà à bord, j’imagine que le conducteur fait le tour des hameaux avant de descendre au bourg ces hommes qui cherchent à se faire embaucher pour la journée. Mes compagnons d’attente ont sauté dans la benne ou sur le toit après avoir filé la pièce au conducteur. Je m’approche de sa vitre ouverte et, coup de chance, on arrive à se comprendre lui et moi. Le gars rejoint bien Tabant et pour deux dirhams (6) je fais partie du voyage. Le billet de transport le moins cher de mon existence.

J’ai dix ans !

Mon sac jeté par dessus bord, j’y grimpe, tiré par mes prédécesseurs. Je me laisse glisser au fond de la benne, le sac à côté de moi. Et c’est là que cela se passe … Dans la poussière dont nous profitons amplement là derrière, les grincements pathétiques des lames de ressort épuisées, les secousses qui à tout moment me décollent plus ou moins violemment les fesses de la tôle, arrive l’illumination soudaine de la date (dans ce mode d’existence le calendrier fait rarement partie de mes préoccupations premières) : nous sommes aujourd’hui le jour de mon anniversaire … Happy Birthday ! Accroché d’une main à mon sac, de l’autre au rebord de la benne, je crois bien que durant un instant j’ai souri d’une oreille à l’autre. J’ai dix ans là. Oui, j’ai dix ans et je ne peux rêver cadeau d’anniversaire plus extraordinaire qu’une longue balade sur la benne d’un beau camion rouge ! Celui-ci d’ailleurs devait avoir bien bossé déjà lorsque j’ai soufflé mes dix bougies, pour de vrai. Je me laisse couler dans cette image, qui devient sensations, passant ma main dans les cheveux ébouriffés du gamin.

Le dénominateur commun n’est pas loin

Un calme paisible m’a envahi. L’instant n’ a rien d’une béatitude néanmoins, Il me semble tout ressentir au carré : les cahots (ouïe!) les odeurs des champs qui commencent à se réchauffer, celle du crottin d’âne sur la piste, la fumée des petits feux de cuisine à la traversé d’un hameau, le vent qui s’est fait plus chaud maintenant et agace doucement la pilosité de mes avants-bras. A la dérobée, je jette un œil sur mes compagnons de route silencieux, difficile il est vrai d’échanger plus de deux ou trois mots hachés dans ces conditions. Le regard au loin bien souvent, les paupières mi-closes protégeant les yeux de la poussière, ils portent là leur vie de chaque jour, bien différente de la mienne. Et en même temps, le dénominateur commun (à nos existences) n’est pas loin, on peut presque le toucher là. Accroché d’une main à cette coque de métal rouillé, je continue à me laisser imprégner. A la joie indicible du gamin comblé vient s’ajouter une autre sensation encore. Comme si une bulle invisible s’était formée autour de mon beau camion rouge, au croisement radicalement improbable des trajectoires individuelles de ses occupants.

Étape après étape, la benne s’est remplie. Les cahots nous poussent les uns contre les autres, les coudes, les épaules, les genoux se heurtent. Mon voisin, monté à bord lors du dernier arrêt sort de sa poche une clope roulée à la diable qu’il a du confectionner en attendant le camion. Je lui tends mon briquet, échange de regards autour d’une flamme vite éteinte, bouffée de fumée, chacun retourne à ses pensées. La vallée s’élargit, nous devons être proches du bourg maintenant. Quelques minutes plus tard en effet, le camion s’arrête sur une vaste aire dégagée, un peu avant les premières maisons du bourg. C’est ici sans doute que les journaliers seront chargés à bord des pick-ups des patrons venus chercher la main d’œuvre pour les cultures qui sont dans cette large vallée d’un tout autre ordre que dans les villages de montagne : vastes champs et vergers, coopérative agricole, chambres froides de stockage, etc. La route goudronnée passe là d’ailleurs, c’est tout dire. Fin de la parenthèse onirique. Je laisse avec un soupçon de regret s’envoler dans les nuages le gamin de dix ans au visage traversé d’un beau sourire, salue mes compagnons de voyage, charge le sac sur le dos et m’éloigne lentement vers le bourg …

Hors de toute ligne droite

Un tel récit, tout ce qu’il y a de plus anecdotique, n’appelle à mes yeux aucune conclusion. De multiples expériences telles que celle-ci, petites ou non, procédant toutes du même ‘lâcher prise’ m’ont néanmoins conféré une assurance suffisante à me donner l’envie de confier, dans des situations d’une autre amplitude, les rênes à l’intuition (7) . Me laisser en quelque sorte bouleverser, hors de toute trajectoire ressemblant peu ou prou à une ligne droite. D’autres cadeaux inattendus ont succédé à celui offert au gamin aux yeux émerveillés. Ce blog ressort de la même aspiration. Lâcher prise nous enrichit.

__________

(1) « Dans son ouvrage consacré au capital humain en 1964, G. Becker le définit comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. »  Chaque travailleur dispose d’un « capital » propre, constitué par ses qualités personnelles et sa formation. Comme tout actif ou patrimoine, ce capital est un stock qui peut produire des ressources, s’éroder ou croître s’il fait l’objet d’un investissement » (Rochford, L. (2016). Contrepoint – Gary Becker et la notion de capital humain. Informations sociales, 1(1), 65-65. https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 ). Le concept qui ,depuis 1964, a remporté le succès que l’on sait se trouve néanmoins l’objet de critiques cinglantes, jusqu’au sein même des milieux du management voir p.ex. Cadet, I. (2014). La mesure du capital humain : comment évaluer un oxymore ? Du risque épistémologique à l’idéologie de la certification. Question(s) de management, 1(1), 11-32. https://doi.org/10.3917/qdm.141.0011). Au-delà des sérieuses limites explicatives que constitue l’hypothèse classique de l’économie mainstream des choix économiques portés par des individuels rationnels. D’autres auteurs mettent notamment en évidence l’instrumentalisation du concept par les classes sociales dominantes ou alliées : « En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante. »Poulain, É. (2001). Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel. Revue économique, 1(1), 91-116. https://doi.org/10.3917/reco.521.0091 .

(2) La recherche de référence bibliographique peut s’avérer fastidieuse mais elle offre de temps à autre de petits moments de plaisir simple. Ainsi de l’adresse de ce site « Je change my life » (100 % branché, c’est certain!) ou du mode d’emploi ‘how to do’ de cet autre.

(3) Au temps t et au point p, on ne peut planifier sa route qu’au moyen de ce que l’on connaît déjà du territoire et/ou des cartes qui nous sont fournies (et qui, redite peut-être mais rappel salutaire néanmoins, ne constituent pas le territoire mais une certaine lecture et représentation de celui-ci, réalisée dans une certaine intention par des personnes ou institutions). Du point p et au temps t on ne peut dès lors imaginer le territoire de l’existence à parcourir qu’au travers d’une lucarne étroite. On n’en tirera jamais qu’un plan de vie limité aux chemins parcourus par tant d’autres, on fera halte dans les auberges dûment certifiées et, surtout, on s’interdira de sortir du sac la machette ou la houe pour tracer, dans le sang et la sueur si nécessaire, son propre chemin. Il est navrant de croiser tant de parents anxieux de choisir pour leur enfant la bonne école qui les armera des diplômes et réseaux adéquats dans la dure compétition de l’existence. Combien de jeunes plongés dès l’adolescence, voire bien plus tôt encore, dans le moule comme plomb fondu ?

(4) D’où l’intérêt du partage de ces pages, entre autres.

(5) de type mémoire magnétique

(6) unité monétaire marocaine (1 dirham représente environ 0,1 euro)

(7) Intuition, conscience, rationalité, contrôle … tout cela ferait une matière bien intéressante pour un futur article




Apocalypse now ?

A mesure que s’imposent, presque jusqu’au dernier des malvoyants, les évidences des crises écologiques et donc tout autant sociales et économiques dans lesquelles nous avons commencé à bien nous engluer déjà, nous sommes invités, après avoir fait preuve de lucidité tardive, à formater notre vision du lendemain (et donc ipso facto celle d’aujourd’hui tout autant) à l’image du collapsus, de l’effondrement civilisationnel. Chaque époque a peut-être droit à son fantasme eschatologique (1). A reconnaître également, les yeux humblement baissés, notre responsabilité collective d’espèce humaine dans le désastre en cours, plus encore si vous êtes l’un de ces fucking boomers. A nous préparer enfin à l’au-delà car, s’il n’y a plus de perspective de vie (heureuse) ici-bas, dans le monde difficile d’aujourd’hui, soyons certains que l’apocalypse se chargera de nous nettoyer tout cela, après que nous ayons bien sûr affronté l’inévitable catharsis (punition pour nos péchés) de la crise. Ce dur cap passé, nous jouirions d’un monde pur, débarrassé des multiples casseroles cabossées qu’il traîne derrière lui. Amen.

‘Amen’ parce que tout cela dégage à mes yeux, à mes narines plutôt, des effluves marquées de religiosité. C’est bien une croyance révélée, que nous sommes invités à partager? Cela sent les histoires que l’on raconte le soir aux bobos pour qu’ils dorment tranquilles et surtout continuent à bien se tenir et à consommer (bio et local, of course). Et ça fonctionne, tant est impérieux, incontournable, le besoin de nous raconter des histoires. La société humaine ne peut fonctionner qu’en mettant nos vies en histoires. Le récit officiel a du plomb dans l’aile ? (celui qui parle de progrès, de croissance, de l’humain sublime sommet de la création, et tout ça), qu’à cela ne tienne, voici venir le nouveau récit, celui dont nous avions besoin, celui qui va nous réunir tous ensemble sur le même bateau.

Ce que nous devons penser est écrit. On a même songé à notre désespoir face aux temps cruels qui s’annoncent (et qui ont déjà bien commencé pour certains). Infatigable commercial du concept Collapsus (on aurait bien envie d’y ajouter un ®), le télégénique Pablo SERVIGNE nous explique en effet comment vivre l’apocalypse comme un ‘happy collapse’ (2). Le discours se découvrant des affinités avec les méandres du système, il est en train de passer du statut de challenger à la plus haute marche du podium. En quelques années notre mythe social s’est ainsi prestement adapté à la nouvelle donne et maintient inchangée la structure.

Je pourrais en rester là, j’aurais écrit ce que l’on nomme ‘un billet d’humeur’, avant de passer à autre chose. Et c’est ici que le lecteur superficiel ou impatient, coutumier des analyses à l’emporte-pièce pratiquées par les éditorialistes à la télé, va nous lâcher. L’occasion me paraît belle en effet de rentrer dans les détails du discours social en cours d’adaptation afin de tenter de cerner au mieux ce qui se planque derrière, à quoi (qui) servent tous ces beaux mots. Mais aussi ce que nous pourrions en apprendre sur notre humanité …

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, j’ai choisi de diviser cet article assez copieux en deux parties. Nous débuterons ici en confirmant que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus a bien démarré. Puis nous réglerons le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition. Nous verrons ensuite comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous constaterons également l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, seule piste officiellement en lice pourtant. Nous ferons enfin le constat de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans un second article, nous chercherons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller …

La
catastrophe est en cours

Nous y sommes, il ne faut pas se leurrer. C’est une erreur de s’imaginer que ce concept de catastrophe nous projette dans le futur. Une grave erreur de perspective, rédhibitoire, qui, en nous voilant les enjeux et processus à l’œuvre, éloigne par là-même toute perspective d’intervention pertinente. Au contraire, ‘Apocalypse now’, en insistant sur le second terme. La catastrophe est en cours, seule notre position au milieu du courant nous empêche de voir le torrent qui nous emporte de plus en plus vite.

Crédit: wikimedia commons
(cliquer pour agrandir)

Les causes principales en sont connues : changement climatique (dont l’origine anthropique fait la quasi unanimité chez les scientifiques depuis un moment déjà), perte dramatique de bio-diversité, raréfaction des ressources (hydrocarbures, minerais, terres rares, etc). Ces causes exercent aujourd’hui déjà bien des effets délétères sur l’écosystème. Ces effets à la fois pèsent de manière sensible sur les conditions d’une vie humaine autonome, nous allons le voir de suite, mais ils suscitent également un retour sur les facteurs déterminants. Ainsi, par exemple, le dépassement du pic pétrolier détermine la recherche de nouvelles ressources comme les sables bitumineux, dont l’exploitation déclenchera de nouveaux effets sur l’eau, la bio-diversité et le changement climatique (émission de méthane). Ces dernières années permettent à chacun de constater l’augmentation de la température moyenne, c’est quelque chose de palpable. Mais ce que nous ne palpons pas, ou très peu encore, ce sont les effets indirects sur le cycle de l’eau, la propagation des maladies, les conflits armés (3), ou la production agricole. Ils sont là néanmoins. Sans oublier à quel point les images surmédiatisées du koala et de la forêt en feu ou de l’ours blanc et de l’iceberg occultent d’autres réalités et nuisent à une compréhension de la situation et des enjeux.

Comme souvent, les inégalités géographiques sont prégnantes. Certaines régions du monde sont déjà fortement impactées et, au-delà de cela, la vie quotidienne de centaines de millions de personnes aujourd’hui ressemble à s’y méprendre aux craintes qu’affichent les collapsos pour leur avenir de petits bourgeois occidentaux: ni médecin, ni sécurité alimentaire, confort domestique rudimentaire (pas de chauffage, pas d’eau courante ni d’électricité ni de toilettes ni de combustible fossile à prix accessible)(4). Ceci étant dit, si à nos portes nous ne voyons pas (encore) aujourd’hui d’inondations à grande échelle ni le déplacement massif de populations par centaines de milliers d’individus ou la perte de vastes territoires agricoles , nous ne pouvons ignorer la manière dont nous sommes déjà, ici et aujourd’hui, soumis au régime de la catastrophe. Plutôt que d’embarquer dans l’aventure futurologique, puisque les premiers coups de bélier résonnent sur nos portes, observons comment nous réagissons en tant que groupes humains. Nous devrions en retirer des indications utiles sur la direction que prend la pente …

Il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé!).

Mais il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé pour les âmes sensibles !). La Transition écologique (la majuscule n’est pas exagérée pour ce sésame de la novlangue), un concept télégénique et bien utile pour régler le problème. Faire la nique à la catastrophe et permettre à ceux qui en ont encore les moyens de continuer à plus ou moins bien vivre plus ou moins en paix pendant plus ou moins longtemps. Désolé pour l’approximation de tous ces ‘plus ou moins’, mais ces mots fourre-tout n’ont pas été créés pour la clarté de la compréhension, c’est juste pour la com. N’en demandons pas trop non plus au terme de ‘Transition’, qui récemment a remplacé le tout aussi creux ‘Développement Durable’, lequel commençait un peu à faire bibelot inutile qui prend la poussière sur un meuble. Coulés dans le moule de nos institutions, comme le Commissariat Général au Développement Durable (créé en 2008), lequel a d’ailleurs publié en 2015 une « Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) », dont on a pu mesurer les effets en termes de profondes transformations de notre modèle économique et social (5), les deux concepts sont assurés de ne pas faire trop de vagues. Et quand bien même ces deux concepts ne seraient pas totalement creux, il est bien trop tard pour ce type de rustines, depuis le temps qu’ils sont de tous les discours ! (6).

Si la définition du concept n’est pas très claire, son utilité socio-politique en revanche l’est parfaitement et nous servira en fait à le définir pragmatiquement. La Transition c’est l’ensemble des dispositifs établis pour que se maintienne en place, mutatis mutandis, la croissance économique (découplée de la croissance de l’exploitation des ressources par le miracle de la démultiplication des pains) ainsi que le système de drainage qui va avec, collectant et dirigeant la majorité des richesses ainsi produites vers les poches de quelques uns . Maintenir le système en place malgré les coups de boutoirs climatiques et autres, tel est le challenge. Et on doit constater que cela fonctionne plutôt bien puisque, malgré tous les appels de scientifiques ou de personnes publiques, les multiples pétitions et actions en justice (7), les centaines de milliers de marches et manifestations de par le monde, les conventions (citoyennes ou non), les rapports du GIEC, les alertes lancées par les ONG et centres d’étude de tous poils, les admonestations de Greta, les grand-messes internationales, les préoccupations sincères de la Ministre relativement aux cotons tiges en plastique, malgré tout cela donc, et bien rien n’a fondamentalement changé. Rien en tout cas de l’ordre du minimum nécessaire à faire dévier significativement la trajectoire catastrophique. On conviendra qu’il n’est guère excitant d’utiliser un terme qui dès la naissance porte une si belle brassière de faux-cul. Mais ce n’est pas là que réside la raison ultime de mon rejet du terme. La raison c’est qu’aucune transition ne sauvera rien du tout si ce n’est peut-être quelques patrimoines privilégiés (et tout ce qui va avec bien entendu). Il n’y a rien à transitionner en fait, rien n’est à préserver. Ce sont les structures profondes de la société qui doivent se transformer face aux défis que nous affrontons, et non un certain nombre de modalités pratiques, généralement d’ordre technologique d’ailleurs. Sans parler de la structure profonde de l’humain lui-même, question qui sera peut-être abordée plus loin (en seconde partie).

Il conviendrait sans doute dès lors de parler de bifurcation plutôt que de transition. Mais des carrefours nous en avons déjà manqués un certain nombre, à foncer sans fin droit devant. Et plus nous allons plus le passage se fait étroit …

Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale

L’observation qui de prime abord s’impose, c’est celle de la grande sensibilité du sociétal. Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale et son fonctionnement, même lorsqu’elles n’ont au départ guère d’influence directe sur ceux-ci. Ainsi la Covid19, affection virale dont l’origine est liée comme tant d’autres à la pression en forte croissance exercée par l’humanité sur les écosystèmes , si elle impacte considérablement notre organisation sociale durant les épisodes pandémiques, modifie également celle-ci en profondeur sur le moyen terme : montée en nuisance, euh en puissance pardon, des plateformes de commerce en ligne, disparition d’activités sociales (dont on a récemment appris avec intérêt le caractère ‘non essentiel’), modification des pratiques dans l’enseignement ou les entreprises, etc. Mais s’allonge également la liste des effets socio-économiques : mise en grande difficulté des étudiant(e)s issu(e)s de milieux modestes, paupérisation croissante de la population, accentuation des disparités patrimoniales, fragilisation des services publics, etc. (8).

Le niveau sociétal est également directement impacté par le solutionnisme technologique, que j’évoquerai un peu plus loin. Dans l’exemple traité ici de la pandémie en cours, il s’agit plus particulièrement de son volet sécurisation et contrôle ou restriction des comportements : surveillance par caméras et drones du respect des ‘consignes sanitaires’, applications pour ordiphones (9), attestations de déplacement, etc. En attendant probablement le passeport sanitaire électronique et les restrictions d’accès à des services ou bâtiments publics pour les personnes qui ne seraient pas vaccinées. La substitution actuelle de nombreux échanges physiques (en présentiel, dans la novlangue) par des échanges virtuels (en distanciel) augmente la dépendance à un interface technologique qui nous était déjà plus ou moins imposé jusque là et face auquel les inégalités sont criantes (illectronisme d’une partie significative de la population, disparités sociales et géographiques dans l’accès à un matériel coûteux et/ou la maîtrise d’un langage et de codes communicationnels spécifiques, etc). Voilà, entre autres, ce que ce coup de bélier sanitaire nous apprend sur la grande sensibilité de notre vivre ensemble aux premières manifestations de la catastrophe.

Dans un registre bien différent, mais toujours dans une relecture d’épiphénomènes actuels, rappelons-nous que la naissance du ‘mouvement’ social des ‘gilets jaunes’ à l’automne 2018, est historiquement liée à un projet d’augmentation des taxes sur le gasoil, s’inscrivant – dans le discours gouvernemental en tout cas – dans la lutte contre le réchauffement climatique (TICPE). Elle montre à l’évidence le caractère inégalitaire des mesures libérales de réaction à la catastrophe en cours et comment celles-ci accentuent considérablement les fractures de l’édifice social.

Le chevalier blanc du solutionnisme technologique ou quand la réponse ajoute encore un problème au problème

A une refondation ambitieuse d’une politique, basée sur une analyse approfondie de la complexité d’une problématique, on préférera toujours la solution ‘ad hoc’, soit technologique (tirée du chapeau hautement intéressé des entreprises spécialisées qui n’entretiennent pas pour rien un contingent de lobbyistes et de think tanks) soit législative (spécialité française: un problème = une loi, d’où un mikado de textes), soit enfin une délicieuse articulation des deux niveaux. C’est la bonne vieille méthode de l’emplâtre sur la jambe de bois. Ça ne mange pas de pain, ça occupe les médias et les conversations à la machine à café, ça permet de gagner du temps et de placer ses pions.

Ce que nous nous voyons proposer / imposer aujourd’hui ce sont des solutions technologiques et même, dans la plupart des cas, des solutions technologiques ‘end of the pipe’. Une emplâtre ‘high tech’, qui s’intègre donc harmonieusement au grand récit du progrès (avant on disait ‘technique’, maintenant on dit ‘technologique’) comme à celui d’une société ‘starteupeuse’. Les gestionnaires aux commandes ont pour fonction de maximaliser les retours sur investissements et, quand on rencontre un problème, on le vire de la route en faisant appel à des techniciens de haut vol, hyper pointus, qui sont, ça tombe bien, formés à résoudre les problèmes qu’on leur présente. Si possible en les regardant en tenant à l’envers la lorgnette parce que le bidule-machin qu’ils vont créer (xième algorithme, chimère génétique, création nanotechnologique, etc) lui ne ‘fonctionne’ évidemment que dans un univers simplifié (ce qui d’ailleurs signifie bien souvent inhumain). Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des solutions qui s’attaquent à une problématique en s’adressant à ses symptômes les plus manifestes, ou à ceux que l’on a choisi de retenir, parfois dans la plus grande opacité, ignorant ses racines et la complexité qui la sous-tend.

Qui plus est, toute problématique étant par nature mouvante, la solution qui s’adresse à certaines de ses manifestations aujourd’hui se trouvera dès demain dépassée, voire contre-productive. Le principe qui consiste à tout changer (des épiphénomènes) pour que rien ne change (dans les prises d’intérêts des classes dominantes) non seulement nous fait perdre un temps précieux (et dans cette mesure restreint peu à peu l’éventail des choix qui s’offrent à nous) mais surtout nous pousse plus loin encore dans une voie qui chaque jour se révèle plus inquiétante. C’est ce principe, nous ne pouvons que le constater, qui est à l’ouvrage aujourd’hui dans ces premiers temps de la catastrophe. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.

Affiche des blessés – Gilets Jaunes – janvier 2019 (source: Reporterre)

S’il est un domaine où ce cette règle s’applique à l’évidence, c’est celui du contrôle social. Le constat (documenté plus haut) de la grande sensibilité du système social aux changements en cours n’est évidemment pas une invention de l’auteur de ces lignes. D’autres l’ont bien perçu et en ont tiré les conclusions. Il n’est que de voir comment en quelques années s’est développé l’arsenal des dispositifs de surveillance et de contrôle social (10) , les moyens matériels et humains mis à disposition des ‘forces de l’ordre’, les dispositions législatives, last but not least, qu’elles soient relatives au fichage des citoyens n’ayant commis aucun délit, à la liberté d’information, d’expression ou de manifestation, à la censure sur les réseaux sociaux, au traitement judiciaire, etc. C’est bien d’un renforcement par l’État des dispositifs coercitifs destinés au maintien de l’ordre social existant qu’il s’agit. Dans cette stratégie, celui-ci révèle son rôle essentiel, qu’il n’est pas prêt à abandonner, contrairement à d’autres, moins régaliens sans doute. C’est dans cet élément de contexte qu’interviendront les étapes à venir de la catastrophe.

Les technologies de contrôle social que nous connaissons aujourd’hui dans nos régimes ‘démocratiques’ et que j’évoquais plus haut en sont encore à un stade limité, non tant du fait d’une incapacité technologique qu’en raison de la problématique de leur acceptabilité. Ayant connu un développement à vitesse exponentielle au cours des dernières années, les technologies de surveillance, reconnaissance faciale en tête, sont aujourd’hui couplées à la technologie de l’intelligence artificielle, s’appuyant elle-même sur le développement hallucinant des capacités de stockage de données. Les horribles rejetons de cette hybridation sont déjà à voir, pas sur notre sol, mais en Chine. La technologie du contrôle social qui y est mise en œuvre renvoie aux amusettes de jardin d’enfant les fantasmes panoptiques d’un Estrosi (11). Ouf, nous ne vivons pas en Chine, dira-t-on. Bravo d’abord de tant de compassion pour le peuple chinois. Et, surtout, nous en reparlerons très bientôt, une fois que les coups de boutoir répétés que nous entendons déjà ébranler les portes de notre précaire édifice social auront fait tomber les derniers masques. La peur, l’arme numéro un des gouvernements, suscitée, amplifiée, hystérisée par les médias, comble à toute vitesse le fossé de l’acceptabilité, voire de la désirabilité de ces technologies. Et pour le reste on impose, pourquoi se gêner puisque de toute façon les réactions sont si faibles ? Voilà les dispositifs qui se mettent en place aujourd’hui alors que nous glissons dans la catastrophe.

La sécession des riches

Rien de tel pour accroître la cohésion d’un groupe social que de lui trouver un ennemi commun. Nous verrons plus loin que cette règle ne s’applique guère en l’espèce, en tout cas pour les possédants. Alors que l’on peut à de nombreux égards considérer que ceux-ci portent plus que d’autres la responsabilité de la situation, il apparaît que nombre d’entre eux appliquent l’éternel ‘business as usual’ (12) et que se mettent en place les conditions d’une sécession quasiment physique de la part de celles et ceux qui, sans doute, doivent faire le calcul que les biens et le pouvoir dont ils disposent les mettront à l’abri des conséquences de la catastrophe (13). Nous examinerons plus loin cette question, sous le titre ‘Tous sur le même bateau ?’ (dans la seconde partie de la présente disputaison). Il est certain en tout cas que la catastrophe n’a pas débuté sous le signe de la solidarité générale …

Et quand le monde des entreprises transnationales nous annonce ‘La Grande Réinitialisation‘, un objectif concerté, en toute opacité, mélangeant allègrement institutions transnationales, fonds d’investissement, politiciens nationaux et des organisations privées comme le Forum Économique Mondial, d’où toute notion de création collective est évidemment absente, c’est qu’ils ont des projets pour nous … cela n’a rien de rassurant ! (14). En cette période de peur du lendemain et d’invisibilité du sur-lendemain, où chacun se retrouve privé du collectif, nous sommes plus malléables. Et ils le savent.

Nous avons vu que la catastrophe exerce déjà ses effets aujourd’hui. Nous avons observé comment les réajustements industriels, financiers, politiques et sociétaux en cours nous offraient une grille de compréhension pour appréhender la suite de celle-ci : éclatement du système social, précarisation croissante, glissement de l’État vers l’autoritarisme et la répression, intégration de plus en plus marquée des existences dans le système technologique, diffusion accélérée des technologies de surveillance, contrôle et coercition et enfin séparatisme des classes dominantes. Mais dans cette tentative de comprendre ce qui est à l’œuvre, il nous faut encore nous efforcer de saisir au plus près ce concept de changement catastrophique. C’est ce que je m’efforce de faire dans la seconde partie de cet article.

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(1) Il y a quarante ans, en construisant le nid familial, l’auteur s’était très sérieusement interrogé sur l’opportunité d’y aménager un abri anti-atomique (c’était l’époque de la crise des euromissiles). Diverses fin du monde sont possibles

(2) P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

(3) Welzer Harald. 2009 (2008). Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI e siècle.

(4) En 2017, plus de 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable à la maison, plus du double ne disposait pas d’un dispositif d’assainissement fiable (source OMS).

(5) Ironie, hélas … mais aussi ‘reductio ad absurdum’, tant est patente l’inefficacité de ces concepts et plus encore des ‘machins’ institutionnels (souvent onéreux) élaborés sur ces bases.

(6) Auteur d’un des tous premiers cris d’alerte (1972) sur la trajectoire folle que nous avions commencé à suivre (The Limits to Growth), Denis MEADOWS, affirmait en 2015, « Il est trop tard pour le développement durable » (In Sinaï Agnès. Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène. Paris : Presses de sciences-Po. 195-210).

(7) Notable exception, aboutissement de la démarche menée par quatre associations, soutenues par une pétition ayant rassemblé 2.3 millions de signatures , l’Affaire du Siècle, dont on attend avec intérêt un aboutissement concret. Mise à jour 04.02.21: la plainte déposé au Tribunal Administratif a (très partiellement) abouti. Plus d’informations ici.

(8) https://onpes.gouv.fr/

(9) Si je refuse l’appellation de ‘smartphone’, ce n’est pas pour des raisons de conservatisme linguistique mais parce que le terme trompeur de ‘téléphone intelligent’ (smartphone) cache la réalité d’un objet qui est plutôt un ordinateur (très marginalement maîtrisé par son utilisateur) qui permet également de téléphoner.

(10) https://technopolice.fr/ ou https://www.laquadrature.net/surveillance/ Observation beaucoup plus anecdotique, en visionnant il y a peu le documentaire de C. ROUAUD, « Tous au Larzac », je ne pouvais m’empêcher de trouver presque attendrissants les policiers et gendarmes des années soixante-dix, aussi éloignés des robocops actuels et de leurs tactiques guerrières que mon potager l’est d’un champs brésilien de soja OGM.

(11) Maire de la ville de Nice, championne nationale en la matière

(12) La fonte de la banquise ? Belle opportunité: on peut y organiser des croisières de luxe ou prospecter de nouveaux gisements. Un million de Français viennent de basculer sous le seuil de pauvreté ? Super, on va leur développer des gammes (vêtements, alimentation) encore plus cheap ou mettre sur le marché des produits bancaires spécifiques. Un petit profit multiplié par un million de pauvres, ça fait beaucoup d’argent !

(13) Par exemple: https://escapethecity.life/bunkers-de-luxe-super-riches-et-effondrement ou https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-nouvelle-zelande-ultime-refuge-des-ultra-riches

(14) Il est trop facile de crier au conspirationnisme ! D’autant que, ici comme c’est de plus en plus le cas, ils ne prennent pas la peine de cacher leurs intentions.




Tous banals et superflus

Nous sommes toutes et tous banals et superflus. Notre disparition ne ferait (fera) pas plus de vagues qu’une mouche tombant à l’eau. Même Newton ? Même Newton: les pommes continueraient à tomber tranquillement au début de l’automne si Newton n’avait pas existé ou avait eu des pensées lestes sous le pommier, à propos de l’attraction des corps, plutôt que de se laisser distraire de ce tropisme essentiel par des réflexions parasites relatives à l’attraction terrestres. Qui plus est, la science économique a documenté et démontré le fourvoiement de ses théories puisqu’il est bien établi maintenant que les flux économiques, bien loin de ruisseler vers le bas de la pyramide de verres comme le laisseraient prévoir les thèses newtoniennes, siphonnent en fait les pauvres verres de la base, aux trois quarts vides, pour tout remonter vers le niveau supérieur, qui se gave !

Même Flemming. Déjà que les antibiotiques n’y peuvent que dalle contre le Coronavirus ! Et puis voyons où nous a menés l’usage inconsidéré des antibiotiques: souches bactériennes multi-résistantes, maladies nosocomiales, etc. Enfin, relativisons: combien pèsent les vies humaines sauvées par les antibiotiques à côté des existences sacrifiées à la bagnole, à la guerre, aux accidents au travail, à l’un ou l’autre Dieu, à la rémunération des dividendes, à l’extractivisme, à la haine raciale, et tutti quanti ?…

Même Hitler. Cet homme a changé la face du monde, dira-t-on: extermination raciale, villes et campagnes ravagées, prédominance des USA dans l’ordre mondial, début de la fin des empires coloniaux européens, etc. Erreur, ce n’est pas lui tout ça ! Le type à l’origine de ces catastrophes, ou plutôt la femme d’ailleurs, la recherche historique l’établit sans hésitation (1), c’est Frau B., couturière dans le petit village de Wiesmaiern en Autriche, qui, le 4 septembre 1884 aux alentours de 11 heures, envoya son mari chercher à pied quelques fournitures à la ville proche de Braunau am Inn. K., le mari, assoiffé par cette performance sportive, rentra d’un pas décidé dans l’estaminet qui jouxtait la quincaillerie où il s’était rendu pour le compte de son épouse et y rencontra le jeune F, fils de l’un de ses amis, avec lequel il eut une longue et agréable discussion, bien arrosée. F. en oublia le rendez-vous galant qu’il avait avec une jeune fille de son quartier, Klara Pölzl, qu’il avait depuis quelques temps entrepris de courtiser. Klara ne le lui pardonna jamais cet affront et épousa peu de temps après un certain Aloïs Hitler. Ils eurent six enfants, dont Adolf. CQFD ! La cause de tous ces malheurs est bien Frau B., car, n’eut elle pas envoyé son mari distraire à la bière le malheureux F., celui-ci aurait épousé la belle Klara et, paf, pas d’Adof Hitler ! On ne rit pas. Enfin si, allons-y, pourquoi pas ? mais mon raisonnement ‘reductio ad absurdum’ n’en est pas pour autant risible. L’Histoire souvent retient quelques noms et dates hors de vastes et complexes mouvements de paramètres, plus ou moins observables, dont résulte la mise en exergue d’un certain nombre d’événements et de personnes. Mais il est incorrect d’attribuer aux uns ou aux autres un statut strictement causal. Adolf Hitler, en tant que personne, est dispensable à l’Histoire. Et pas sûr que celle-ci aurait été fondamentalement différente si Frau B. avait mieux anticipé ses besoins en fournitures.

Allons donc, aucun de nous ne vaut rien. Parce qu’aucune échelle de valeur ne s’impose d’elle-même. La gloire ? l’intelligence ? la richesse ? la sagesse ? la beauté ? Nous le savons, même s’il est préférable de nous comporter comme s’il n’en était pas question, tout cela finit en ruines et poussières.

Cette pensée me nettoie et me vivifie. Parce que, du coup, je ne dois rien à personne, et je ne me dois rien à moi-même.

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(1) à moins qu’il ne s’agisse plutôt de mon imagination en fait …




Les papas papous

Il y a les papas et les pas papas.

Dans les papas, il y a les papas papous (1) et les papas pas papous.

Dans les papas papous, il y a les papas papous à poux et les papas papous pas à poux.

Dans les papas papous à poux, il y a les papas à poux papas (2) et les papas à poux pas papas.

Dans les papas pas papous, il y a les papas pas papous à poux et les papas pas papous pas à poux.

Dans les papas pas papous à poux, il y a les papas papous à poux papas et les papas pas papous à poux pas papas.

Dans les pas papas, il y a les pas papas papous et les pas papas pas papous.

Dans les pas papas papous, il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Dans les pas papas papous à poux , il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Voilà. Nous venons de réaliser une jolie description, un modèle plus ou moins satisfaisant de l’humanité (bon, ici je n’ai délibérément considéré que la moitié masculine de celle-ci, je n’aurais pas voulu lasser trop vite le lecteur en allongeant mon petit exercice par son double féminin (3)). Sur base d’un critère distinctif binaire – 1 ou 0 – à chaque étape, nous pouvons penser avoir progressé dans la compréhension du monde. Effectivement, maintenant que je relis cet exercice, je vois bien comment le monde se divise. Il n’y a aucune place pour le flou ou le doute. Aaaahhhh !

Des modèles ou tout simplement des modes de pensée de cet acabit, on en trouve à la pelle, tous les jours, dans notre existence: les Blancs et les Blacks bien sûr, les Musulmans et les Laïcs, les Français et les Étrangers, mais aussi Nous, c’est-à-dire Celles et Ceux du village, du quartier, de la ville, du club de foot, de l’entreprise, du mouvement politique, etc. et Les Autres, … ad nauseam. Pratique: on colle sur le front du congénère quelques étiquettes ad hoc, ensuite il n’y a plus qu’à laisser s’appliquer le simple principe stimulus / réaction. Cela fonctionne très bien chez l’amibe, pourquoi pas chez l’être humain, même décérébré par des cohortes d’éditorialistes télé, marchands de rêves, peoples plus ou moins bling bling ou politiciens et hauts fonctionnaires rompus à l’exercice de la novlangue ? Merveilles de la dichotomie !

S’attacher, au contraire, à considérer les choses dans leur complexité n’est guère confortable. Cela peut même représenter une performance. A l’heure de la captation / exploitation systématique de l’attention par les écrans, des bulles de filtre créées par les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche et de l’immédiateté de l’information, la perception constitue déjà une première étape ardue, la diversité un horizon lointain.

Persistons-nous ?… Ô stupeur, que voyons-nous ? Notre entourage, le monde, est constitué d’une myriade d’individus aussi complexes que nous, tout autant traversés par des tensions parfois contradictoires, aussi perméables que nous le sommes aux émotions et sentiments, aussi influençables et auto-limités, aussi … humains, en fait !

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(1) Je crois utile de préciser que je ne parle pas ici des papous en tant qu’ethnie ou population, d’autant qu’ils vivent présentement des moments difficiles.

(2) J’ai vérifié, il y a bien des papas chez le Pediculus humanus capitis.

(3) Sans parler des nombreuses exceptions catégorielles au critère (genré) mâle / femelle: LGBTQ… etc. (j’ai perdu le décompte, désolé). Signe perturbant de ce que la complexité semble avoir pour propriété perverse de se réinsérer dans l’analyse la plus simpliste !




L’énergie qu’il nous faut !

L’homme avait attaqué la montagne de front, à la houe.  Cet outil à manche court, lourd mais efficace, utilisé un peu partout en Afrique du Nord, courbant durement le dos, mais procurant une grande puissance.  Pour défricher grossièrement ces quelques ares, il mettait une énergie incroyable, visible de loin, de là où je me trouvais, dans ce minibus Mercedes bringuebalant occupé à se traîner sur une piste poussiéreuse située sur le versant opposé de la vallée.  Nous étions en mars, ce paysan devait sans doute préparer le premier semis de froment ou d’orge.  Tout était sommaire: l’outil, le terrain, même pas une terrasse aménagée, juste la montagne, un peu en amont du village.  Et lui, seul face à la montagne.

Effondrement, anthropocène … des concepts qui nous parlent de nos mythes sociaux dans le post Apocalypse now ?

L’énergie du désespoir, ou de l’espoir …  L’énergie la plus brute, l’espoir le plus primitif: nourrir sa famille.  L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager. 

Faisant fi des constats lamentables, des analyses certes intellectuellement séduisantes mais, in fine, paralysantes.  Refuser la science de l’inéluctable, peut-être même inconsciemment souhaité (le fantasme cathartique), dite ‘collapsologie‘.  Ne pas nous laisser tenter par la douce amertume du saudade‘. 

Parce que vivre ce n’est que cela, combattre contre la grande glissade …  Et quand nous aurons fini de combattre, c’est que nous serons morts.

Exister, c’est résister

Jacques ELLUL, l’illusion politique, 1965.