En poussant en avant l’autre jambe

A l’horizon la boule de feu récemment émergée, peinant à traverser un mur de nuages bas. A mes pieds un troupeau de gigantesques mammouths à la laine sombre, vautrés dans un marais de brumes étales. Ces masses noires étendues là depuis la nuit des temps y seront encore bien après que soient fermés les yeux qui en ce moment les observent. Sur leur échine parfois déchiquetées à coups de pelleteuse ou largement balafrées par les coupes à blanc de l’ONF, entre ces masses surtout, s’agitent les humains dans ce qui, d’ici, apparaît aisément comme course sans fin, frénésie sans but.

La montagne procure l’avantage de la vision dominante. Mais que ce petit vertige ne titille pas trop le narcissisme de celui ou celle dont la position relativement supérieure ne constitue qu’une illusion, optique et autre. Nous sommes tous pareils.

L’écriture, qui m’a amené à ouvrir les yeux ce matin, deux heures avant l’aube, dans ce vieux mas en bout de montagne peut procurer la même illusion. L’altitude du verbe ciselé, des pensées lentement enchevêtrées puis déconstruites puis recroisées à nouveau, enrichies  par de multiples inspirateurs et trices, ne peut méconnaître la main qui tient le crayon ou le doigt qui percute la touche du clavier.

L’humain à la tâche dans ces lignes, quelle que soit la hauteur de ses pensées, le niveau plus ou moins ‘méta’ de ses analyses, s’empêtre dans ses contradictions, cultive contre vents et marées illusions et plans qu’il se plaira ensuite à contredire. Confusion, mais ouragans également. Elles font légion les émotions et tensions ravivées par l’écriture, remontées en surface à la force du poignet ou par la puissance d’un geyser insoupçonné.

Nous vivons des temps d’exception. A n’en pas douter, une fenêtre d’opportunité où exercer l’esprit. Mais ces matériaux sont radioactifs. Souffrance individuelle, souffrance sociale, se retrouvent finalement au centre ou en creux tant du dernier article que de ceux qui suivent, toujours en gestation. Leur font amplement écho les souffrances de celles et ceux qui me sont proches, les miennes également, finissant par se répondre l’une l’autre, sans fin. A ne plus pouvoir supporter un tel tintamarre.

Durant des semaines, rapidement devenues des mois, je me suis enfui, puis enfoui. Fuite sans exil, paisible, dans les subtiles arcanes du mur qui se construit ou les sentiers escarpés qui m’entourent, havres par bonheur toujours disponibles.

A six pieds sous terre, je dispose d’une grotte, de petite taille, utérine, dans laquelle j’entretiens un modeste feu, nourri à je ne sais quelle source secrète. Je l’avais délaissée depuis un bon moment. J’y suis revenu, sans enthousiasme mais avec reconnaissance, échappant de la sorte aux torrents de veulerie, de lâcheté, de compromission ,de paresse intellectuelle qui me semblaient avoir envahi le vivre ensemble.

Aujourd’hui, sous les voûtes de granite de cette solide bâtisse, me voilà le crayon à la main. L’innocence de la pointe noire courant sur la feuille me dessine au visage un sourire. Je penche la tête, le regard horizontal, presque à hauteur de papier, l’observe. Elle file aisément, elle trace le chemin. Je reprends ce chemin, me rappelant que, si la souffrance parfois est présente à chaque pas, elle se surmonte en poussant en avant l’autre jambe.

A bientôt.




Vu du mur

Vu du mur ce blog me fait quelque peu ricaner. Vu du mur, le monde est fou, fou, fou. Tout y est tordu, compliqué, alors qu’ici « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (1). Il n’est que de poser l’une sur l’autre les pierres extraites du talus formé par l’ancien mur écroulé, en respectant quelques règles simples et logiques, une fois que l’on a compris que le mur en pierre sèche est le dispositif qui permet aux pierres de se retenir l’une l’autre. Seule la gravité retient le mur, érection elle-même destinée à contrer la gravité qui, à son rythme séculaire, fait descendre dans le torrent la montagne (2). Ni ciment, ni ferrailles, ni outillage motorisé. Nulle ressource gaspillée, nulle énergie dépensée si ce n’est musculaire et cérébrale. Savoir-faire, intelligence intuitive, obstination, rien d’autre.

Zénitude murale en vue

Le caractère véritablement jouissif de la pratique (sensiblement compromis il est vrai lorsque, par temps de pluie, l’on se retrouve les pieds dans la boue) est sans aucun doute lié à une remarquable combinaison de rationalité et d’intuition. A charge de la raison de veiller à respecter le fruit de l’ensemble ou la contre-pente des pierres disposées, à placer chaises et cordeaux déterminant l’alignement, à prévoir une épaisseur de mur suffisante au regard de sa hauteur et des masses retenues, à pourvoir aux recouvrements qui évitent les ‘coups de sabre’ ou à la mise en place de boutisses en suffisance. L’intuition pourvoira au reste.

Le hasard ne peut satisfaire au choix de la pierre qui viendra harmonieusement compléter les précédentes puisque ni le matériau ni par conséquent la construction en cours ne présentent de formes ou gabarits standards. Nous sommes bien loin des produits industriels qui ont depuis longtemps envahi la totalité du champ de la construction, transformant du coup ceux qui œuvraient comme artisans en techniciens assembleurs de spécialités industrielles. Ici, la pierre attendue est unique par ses dimensions, ou ce décrochage à angle droit qui permettra de bien la caler avec sa voisine de palier, ou encore cette pente de la face inférieure qui compensera un excès de celle qu’elle doit recouvrir, etc. Combinaisons sans fin. Combien de fois pourtant la main du maçon n’est-elle pas allée chercher sans hésitation telle ou telle pièce dans la masse en attente à côté du mur, comme appelée par l’élue. Avant, une fois celle-ci posée, toujours en pilotage automatique, d’ajuster la pierre, par quelques subtils mouvements des mains ou du poignet, dans la position la plus stable et complémentaire du bâti.

La zénitude murale est atteinte. La moitié du cerveau à l’œuvre en totale autonomie intuitive a donné son dimanche au cerveau rationnel qui n’en pouvait mais, sans pourtant avoir osé se plaindre. Hissé sur le fougueux destrier de cette liberté toute fraîche, celui-ci peut alors s’engager dans des chemins neufs, à moins qu’il ne se mette à jardiner quelque intuition fraîchement éclose. Telle celle qui hier apportait sur un plateau d’argent le titre et l’accroche de cet article …

Ces notes écrites dans l’unique but de faire vibrer la vallée silencieuse

Aucun méta quelque chose n’a cours en ce lieu. Nulle exégèse n’y a sa place. Jouissance des sens du coup, débridés par le passage au second plan de la rationalité consciente. Bruit de fond des flots bousculés du torrent dévalant 100 mètres plus bas, appel un brin angoissé du pivert, babil plus insouciant des mésanges, reines de ce petit bosquet de cèdres tout proche, composent le tissu sonore drapant la scène. Et lorsque la colline de l’autre rive renvoie presque intact le son du burin entaillant la pierre ou celui de la massette forçant le passage pour la cale qui stabilisera le montage, il semblerait que ces notes aient été écrites à l’unique fin de faire vivre et vibrer la vallée silencieuse. Lorsque les doigts aveugles se glissent derrière ou sous la pierre afin de prendre la mesure de l’espace resté libre, c’est un monde complet de sensations plus ou moins froides, humides, ou rugueuses, qui se construit avec la représentation tridimensionnelle de l’espace à combler. Les senteurs terrestres comblent les poumons. Les pieds s’enracinent dans le sol.

Bien vite tout ce monde de sensations envahit les membres et l’esprit du maçon. La main de l’artisan, interface unique où s’estompe la différence entre dedans et dehors …

Quand survient la paix, méprisant les invitations et suppliques de sa hautaine déité, c’est que chaque élément a trouvé sa place. Les pensées : exilées sur quelque galaxie lointaine. Le désir : réduit à l’accomplissement de l’acte en cours. Parfois, raffinement distingué, une ritournelle ancienne ou un air entêtant passé de mode depuis un bon moment se glisse entre les lèvres du maçon, sifflé doucement. Ça y est, le mur et le maçon ne font plus qu’un. Bien malin qui pourrait dire qui construit l’autre en effet …

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(1) C. BAUDELAIRE, Les fleurs du mal / L’invitation au voyage

(2) Entropie (texte perso – 2014)

Plus bas le torrent tourmenté fait vibrer alentour un air saturé de fines gouttelettes. Lichens et mousses tentent vainement d’adoucir ma minéralité puissante.
Par la seule grâce des pierres accouplées, sans ferrailles ni ciment, usé par tant d’années d’obsolescence mais les hanches larges, le bassin bien campé, je reste là, debout.
Les mains qui m’ont érigé, connaisseuses des détours du schiste, depuis longtemps se sont croisées. Parti le paysan labourant la terre que je supporte, disparus les troupeaux broutant à mes pieds.
Oublié de tous, amèrement je demeure, cherchant un sens à ma stabilité. Un jour je le sais, quand
mes pierres perdront le goût de l’une l’autre se tenir, comme tant de mes frères je m’écroulerai éventré, enfin soulagé.




Tomber dans les étoiles

Août 1969, sud des Ardennes belges, une vaste pâture en bordure de forêt. Il est près de 23 heures, étendu sur le dos, je laisse mon regard se perdre dans le cosmos. Nul besoin à cette époque de RICE pour jouir de l’obscurité, la vraie, celle où l’on ne distingue pas la main agitée à trente centimètres du visage. Il était suffisant alors de s’éloigner des villes et gros bourgs.

Ciel étoilé sur la Cham des Bondons
Photo PNC © Bruno DAVERSIN

A ce stade on se permettra d’insister, par crainte de ne pas être compris des urbain(e)s et suburbain(e)s statistiquement largement majoritaires dans nos contrées. Entendons-nous bien donc. Le ciel nocturne évoqué ici n’est pas cette masse confuse vaguement sombre piquée de quelques points plus clairs que l’on retrouve partout ou presque, au-dessus des agglomérations, axes routiers, zones commerciales ou industrielles, brillant des mille feux de l’arrogance humaine. Non, il s’agit – littéralement – d’un univers, un au-delà inaccessible mais tellement présent, réel, que paradoxalement il nous semble parfois que l’on pourrait le toucher du doigt en levant le bras et en se poussant sur la pointe des pieds.

Tel la tour Eiffel dans sa bulle à neige

Cette précision apportée, revenons à cette pâture. Le ciel occupait la totalité de mon champ de vision. L’inconfort de la position, les picotements des herbes et chardons (1) agaçant mes bras, mes cuisses (eh oui, culottes courtes!) ou ma nuque, peu à peu s’estompaient. L’infini lentement s’imposait à moi. Je me trouvais là un peu comme doit se sentir la petite Tour Eiffel de plastique dans sa boule à neige.

source: souvenirparis.com

Un effet de relief apparaissait, il semblait que l’on pouvait distinguer l’épaisseur de la voie lactée. Cela durait et la neige artificielle continuait à briller partout autour de moi. Mon cœur soudainement explosa dans ma poitrine. Les yeux écarquillés, les mains à plat sur le sol, presque accroché aux touffes d’herbes, je tombai dans les étoiles. Je me vis en cet instant comme collé à une boule énorme lancée à toute vitesse dans le vide, par la vertu d’une force mystérieuse, nommée gravité, me sentant en quelque sorte près de tomber vers le haut, tous mes repères ayant disparu. Sous moi l’univers, un vide scintillant, sans limite. Frayeur et fascination mélangées.

Ces sensations sans doute n’ont duré qu’un bref instant mais elles restent très vives en moi. Je me souviens avoir, gamin, comparé cet épisode à un voyage en vaisseau spatial (2), une expérience un peu effrayante mais merveilleuse.

La valeur de l’individu ?
On en parle dans ‘Tous banals et superflus’.

Il m’apparaît aujourd’hui que le caractère tout autant effrayant que merveilleux de ce moment est lié à un affranchissement temporaire de ce que nous convenons individuellement et socialement de définir comme étant la « réalité ». Au cours de ce bref épisode mes repères, mes apprentissages, avaient disparu. La « réalité » convenue, telle que nous la construisons tous les jours par nos mécanismes perceptifs et mentaux, nos discours partagés au sein des groupes humains, cette « réalité » convenue s’est effacée un bref instant, laissant mes perceptions déborder des ornières et le cerveau tourner sans contraintes. On pourrait exprimer cela différemment en disant qu’il s’agit d’un moment où surgit la « vraie » »réalité », débordant les mécanismes habituels de canalisation des perceptions (3) et de construction des représentations mentales du monde qui nous entoure.

Les schémas neuronaux et les images mentales correspondantes des objets et événements extérieurs au cerveau sont des créations du cerveau liées à la réalité qui suscite leur création plutôt que des images miroir passives reflétant cette réalité. 


Damasio A., Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions
, Paris, Odile Jacob, 2003, pp. 198-199

Dans la vie de tous les jours, la terre est en bas, le ciel en haut

Me voici rendu à recourir aux guillemets à la pelle. Il n’est rien d’étonnant à cela, ma chute dans les étoiles m’ayant amené en ligne directe à quelques questionnements philosophiques des plus anciens. La « réalité» de la « réalité » (4) constitue également un point de rencontre avec les neurosciences et en particulier le champ de l’étude de la perception mais aussi la physique quantique ! On peut imaginer moins complexe comme aire d’atterrissage. Mais ce n’est pas aujourd’hui que nous nous enfermerons dans la caverne de Platon.

Pour faire simple et en évitant cette fois le recours un peu facile aux guillemets, il me semble pouvoir écrire que, au cours de cette brève expérience, j’avais en quelque sorte vécu le monde auquel j’étais présent d’une manière plus conforme à ce que nous pouvons en avoir appris par la méthode scientifique alors que dans mon ordinaire, au quotidien, un certain nombre de prémisses me procurent une autre expérience de celui-ci. Dans la vie de tous les jours, la vôtre comme la mienne, la terre est en bas, le ciel en haut, les astres se déplacent dans le ciel tandis que nous restons là où nous sommes à vaquer à nos occupations (5). Ou, formulation différente, que cette brève expérience, quoique contredisant 99,99 % de la globalité de mes perceptions, était finalement plus pertinente d’un point de vue scientifique. D’un point de vue pratique néanmoins elle n’était guère confortable.

Vivre dans un univers simplifié

Vivre dans un univers spatialement simplifié, un réel (entendu ici comme ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée) comportant un ‘haut’ et un ‘bas’ convenus et vérifiés quotidiennement est quand même plus simple, plus gérable, qu’une croisière permanente dans la galaxie. Disons que nous sommes plus dans l’efficacité que dans la vérité. Nos perceptions, résultant de l’activation conjuguée de nos organes sensoriels et de notre système nerveux, ne réalisent pas un rendu de notre environnement (6). Les constructions mentales auxquelles nous nous livrons dans ce processus constituent une tentative de maîtrise de celui-ci mais en même temps nous empêchent de saisir un certain nombre de ses caractères.

On peut dès lors penser qu’une prise de distance à l’égard de ces conventions puisse s’avérer salutaire, dans la mesure où d’une part elle permet à celles-ci d’évoluer dans un environnement éventuellement instable , changeant, et d’autre part de gagner une position ‘méta’, une relativisation (généralisable ?) des conventions en quelque sorte, perdant peut-être quelque peu en confort ce que nous gagnons en autonomie. Au-delà de la perception nous pouvons enfin nous interroger sur les multiples modélisations du monde auxquelles nous recourrons, la plupart indiscutées voire inconscientes, façonnées par notre expérience certes mais tout autant par les interactions humaines et les discours auxquels nous participons. Ces modèles partagés nous simplifient l’existence, tant au niveau individuel que social, mais ne serait-ce pas au prix de notre autonomie ?…

Quelle autonomie nous reste-t-il ?

Prenons un exemple parmi les plus courants dans notre quotidien : comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Objet socialement hyper valorisé, aujourd’hui tout autant qu’hier malgré les préoccupations écologiques croissantes, marqueur social parmi les plus puissants, la voiture est bien autre chose qu’un moyen de déplacement. Comme objet, elle se trouve investie de quantité de valeurs et d’émotions, phénomène largement amplifié par la publicité des constructeurs : pouvoir, virilité, richesse, illusion d’indépendance, séduction, tout y passe. Les performances sont mises en exergue mais ce sont l’aspect extérieur et la facilitation sociale qui priment. Comme objet transitionnel, la voiture est également la ‘bulle’ intermédiaire entre moi et le monde insécurisant, petit bout de ‘chez moi’ que je déplace partout avec moi. Avec le volet addictif qui l’accompagne (7).

Après des décennies de pubs et autres conditionnements sociaux, nous est-il possible encore de considérer cette machine non telle que nous avons été dressés à la voir, dans la lumière triste de la séduction et du désir, mais bien pour ce qu’elle est ? : un monstrueux assemblage de plus d’une tonne (8) de morceaux de ferraille, fluides minéraux et synthétiques divers, bouts de plastique et multiples dispositifs électroniques, tous extraits et transformés à grands coups d’exploitation humaine et de désastres environnementaux, destinés à alimenter une montagne de déchets, distordant et encombrant l’espace public tout autant que privé comme aucun autre dispositif humain ne l’a à ce jour réalisé. Pour aboutir in fine à déplacer quelques dizaines de kilos d’os et de tissus mous surmontés d’un petit paquet de cellules grises sur la distance qui nous sépare de la boulangerie. Des années d’exercice, j’en témoigne, peuvent aboutir à nous libérer de l’image conditionnée de la voiture, et c’est une véritable respiration (ainsi qu’une source considérable d’économie!). Tout comme cette chute dans les étoiles a constitué un moment de respiration / libération de l’esprit.

Le roi est nu

De tels exercices de déconditionnement, pour salutaires qu’ils soient, peuvent comporter des aspects inconfortables. Tout comme la confrontation sans filtre à l’immensité dans laquelle nous sommes plongés, accrochés à un corps céleste lancé à toute allure, se révèle en pratique malaisée. Avec le déconditionnement vient la désillusion, le désenchantement devant le décor en carton-pâte, que tous nous sommes en capacité de percevoir, et non seulement l’enfant criant que le roi est nu . Un décor communément partagé, facilitant notre quotidien et la relation avec nos congénères, nous permettant à tous de jouer dans la même pièce. Mais si le décapage parfois peut se révéler douloureux, il n’en reste pas moins le gage de notre autonomie en tant qu’individu.

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1) Cette antique épisode se déroulait avant l’invention du tristement célèbre glyphosate

(2) Quelque semaines plus tôt j’avais veillé tard dans la nuit, seul devant la télé, pour assister à l’alunissage d’Apollo 11 (tout en espérant voir apparaître de derrière un rocher quelque petit personnage verdâtre … espoir hélas déçu!).

(3) « Il est loin d’être évident que la vérité soit le produit premier ou principal de l’activité cognitive. Bien plutôt, sa fonction apparaît relever d’une administration toujours plus fine du comportement de l’organisme» (P. CHURCHLAND, A Neurocomputational Perspective: The Nature of Mind and the Structure of Science, 1990, p. 150). Si la finalité de notre perception n’est pas la vérité mais l’adaptation, il nous faut à tout le moins apprendre à en considérer les résultats avec circonspection. Faisons l’hypothèse, à confronter plus tard peut-être, que cette adaptation, but ultime de nos perceptions, comporte une dimension sociale, dans la mesure de la prégnance de celle-ci dans l’environnement auquel il nous faut au quotidien nous adapter (voir aussi l’article de ce blog ‘Les papas papous’). La prudence évoquée ci-dessus pourrait dès lors s’étendre à la globalité de notre ‘être au monde’, représentations sociales inclues. Comment éviter l’asservissement à une telle subjectivité conditionnée ? Peut-être en mettant en œuvre des stratégies de décentrage, de décalage cognitif. Quitter les ornières, s’exposer.

(4) Expression empruntée au titre de l’ouvrage de P. Watzlawick, La réalité de la réalité, Seuil, 1978.

(5) Même si nous savons à peu près tous que, scientifiquement, il n’en est rien, notre vocabulaire (« le soleil se lève », « la course des étoiles ») montre bien comment, au quotidien, nous avons adopté des conventions et une imagerie plus aisément conciliables avec nos observations communes.

(6) « Comment définir le réel ? Ce que tu ressens, vois, goûtes ou respires, ne sont rien que des impulsions électriques interprétées par ton cerveau », Morpheus dans The Matrix.

(7) Blondel Marie-Pierre, « Objet transitionnel et autres objets d’addiction », Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol. 68), p. 459-467. DOI : 10.3917/rfp.682.0459. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2004-2-page-459.htm

(8) Évolution du poids moyen d’une voiture neuve en France : de 846 k en 1953 à 1253 k en 2008 puis 1283 k en 2012, avant d’entamer en 2018 une cure d’amaigrissement de 35 k (source : https://www.largus.fr/actualite-automobile/voiture-moyenne-neuve-2018-son-evolution-depuis-1953-9833394.html)




Voir grand

Suite et fin du récit commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre‘ puis de ‘De quelques antidotes à l’ivresse des cimes

Face à moi alors que j’entame la descente côté sud, une mer de reliefs s’éloignant pour mourir en vagues décroissantes dans l’océan du désert. Difficile au début de se concentrer sur ses pas et l’itinéraire dans ces conditions. Puis la réalité de la montagne se rappelle à moi : comment contourner à moindre coût cette combe profonde ou ce névé ?, quel est le degré de stabilité de ce pierrier que je traverse en diagonale, alors que la pente s’accentue ? etc. Arrivé sur une grosse croupe indolente, je décide de m’arrêter, pour faire le point sur ce nouvel itinéraire maintenant entamé et tenter de distinguer dans le paysage un tracé, si possible d’aspect engageant. Phénomène de ‘descente’ après le ‘shoot’ intense du sommet, ou autre, je sens s’insinuer l’angoisse, envahissant mes membres et mon cerveau. Fini l’émerveillement du grand paysage, je perçois de plus en plus l’imposante lourdeur de mon environnement. Où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës. Au loin, plus bas, beaucoup plus bas, aucune trace de piste ou de chemin. Au sud-est, à une journée de marche peut-être, une large vallée d’altitude semble me tendre les bras, avec ses belles étendues vertes sans doute pâturées par les troupeaux en estive. Mais à son extrémité distale je la vois se rétrécir et terminer dans une combe raide qui semble bien être le départ d’un torrent. Je sais d’expérience qu’il est illusoire et surtout très risqué d’emprunter le cours de ceux-ci. Aucune habitation évidemment, là ce n’est pas une surprise, il me faut redescendre bien plus bas que cet horizon pour trouver les premiers hameaux.

Je m’active, histoire d’envoyer balader ce moment de faiblesse (1). Je prends l’azimut de Ouarzazate, grâce au GPS, qui s’il ne dispose pas d’un fond de carte détaillé, me permet néanmoins de tracer la ligne droite entre ma situation actuelle et ma destination. Sûr que la ligne droite ne constituera pas le meilleur chemin, ici encore moins qu’ailleurs, mais il me faut bien une direction générale à laquelle me référer ensuite. Pour compléter, une observation systématique du paysage proche et moyenne distance dans un arc de 45° de part et d’autre de l’azimut. Qu’est-ce que cela donne ? Progressivement se construit dans ma tête un début d’itinéraire, qui paraît jouable dans la mesure limitée de mon champ de vision. Sans doute est-ce en grande partie illusoire car celui-ci se réduit au grand maximum à deux heures de marche mais cela me permettra de démarrer, n’ayant aucune intention de m’éterniser là-haut.

Ambition
où que porte le regard, ce ne sont qu’énormes masses minérales, failles profondes, ruptures aiguës

Faire confiance à la petite aiguille aimantée tremblotant dans son boîtier transparent et au type qui a pour l’instant les deux pieds dans mes chaussures n’est pas si difficile en fait, mais constitue néanmoins une expérience intéressante. Au départ, tout est possible : nulle direction ne s’impose à moi, aucun signal d’interdiction, aucune clôture, aucun guide. Voir grand. Être ambitieux. Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur »(2). Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues (3), j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ».

Nulle mégalomanie dans l’expression « voir grand ». « Small is beautful , le rappel se vérifie depuis près de 50 ans. L’idée ici c’est de ne pas se recroqueviller, élargir son champ. Voir large alors ? Autant que faire se peut, éviter de s’auto-limiter. Partir de l’idée que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé plutôt que de se dire que tout ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit. Les obstacles que nous construisons nous-même sur notre chemin, les murailles que nous dressons autour de nous, le tout s’ajoutant aux limites considérables dérivées du contrat social (4), cela fait beaucoup. Face à ces impedimenta nous ne sommes pas tous égaux. Le milieu social de naissance, la génétique, l’éducation, les événements de l’existence, etc nous dotent plus ou moins. Mais le même élan peut nous pousser, quel que soit le point de départ.

Pas âme qui vive

J’ignore de quoi sera faite la fin de cette journée, encore moins celle de demain, mais je vais. Nul n’est là pour me dire où aller ou ne pas aller. Même le sentier, version très ‘soft’ il est vrai de la guidance, n’est pas là pour altérer cet état. Seules les sensations intenses, indescriptibles, qui s’imposent à l’errant dans ce paysage hors échelle arrivent à me distraire de cette détermination.

Après quelques pentes assez raides au début, mon parcours s’est quelque peu aplani. Afin de minimiser les montées, je circule autant que possible en suivant les courbes de niveau, avec bien sûr une tendance naturelle à la descente. Peu à peu la caillasse brute fait place à des étendues boueuses d’abord puis couvertes d’une végétation squelettique (5) qui donne à certaines étendues des allures de désert. Je m’attends d’ailleurs à croiser quelque tribu nomade, éleveurs de dromadaires, le tableau serait complet. Mais non, aucune trace, pas âme qui vive semble-t-il à des lieues à la ronde, sans doute suis-je trop en altitude encore.

minéralité

En fin de journée se lève un vent soutenu, de très fortes bourrasques aussi parfois, tandis que le ciel s’assombrit. Je commence à me faire du souci pour ma nuitée, d’autant que je traverse une étendue couverte de touffes épaisses d’herbe sèche qui semble sans fin et où nul abri naturel ne se présente. Peut-être en descendant quelque peu dans cette combe que je distingue à moins de deux kilomètres au jugé ? Forçant le pas car le vent devient vraiment pénible, j’arrive en nage à cette dépression qui se révèle en fait à peine moins exposée. Après quelques tours et détours j’y trouve néanmoins un ravin peu profond qui me permet d’espérer de moins subir les rafales. S’il est au sec en ce moment, il est visiblement parcouru de ravines qui doivent drainer les eaux pluviales. Pas trop le choix. Je plante la tente au point le plus élevé, entre les ravines, et m’acharne à creuser un fossé susceptible de dévier une coulée qui menacerait mon abri. On imagine le cirque qu’a pu représenter le montage de la tente par ce temps, sur un sol plus que caillouteux. La séquence repas fut donc rapide, la nuit ponctuée de courts réveils destinés à m’assurer de l’état de la toile et des tendeurs, mais au final moins mauvaise que prévu.

Pressé de quitter ce lieu qui m’avait si mal reçu, je démarre alors qu’il fait à peine jour. Le ciel est bas mais le vent tombe une fois entamée une nouvelle franche descente et il ne pleut pas. Voici les premières sources. Je comptais sur elles, mes deux bidons sont vides. L’eau sourd au ras du sol dans la végétation et circule en ruisselets qui semblent un temps désorientés avant de se regrouper un peu plus loin pour finir dans un ravin. Pas de troupeau, je prends le risque, d’autant qu’il va me falloir patienter encore le temps que les pastilles désinfectantes fassent effet.

L’antenne de l’Office de Tourisme reste introuvable
retour aux territoires d'estive

En fin de matinée je débouche au-dessus d’une large vallée d’altitude que je surplombe encore de deux ou trois cent mètres. J’y distingue les constructions typiques des bergers en estive et, d’ailleurs, quelques cris et bêlements faiblement perçus me confirment que, non, je ne suis pas le seul être humain restant au monde après une catastrophe nucléaire ou autre. Ayant pas mal dévié de mon azimut ce matin, je corrige en rejoignant la vallée beaucoup plus à l’ouest, loin des constructions que j’avais repérées. Très vite j’aperçois le départ d’un ravin, situé pile dans le bon axe, et que semble rejoindre une trace au sol, résultat de passages répétés des troupeaux et bergers. Progressant dans cette direction en traversant la vallée, je vois arriver à quelques centaines de mètre un troupeau de petites chèvres suivi par des enfants : une jeune adolescente et une gamine qui doit avoir six ou sept ans. Elles progressent lentement avec le troupeau en guidant celui-ci au moyen de cris brefs et surtout de cailloux adroitement lancés vers la récalcitrante qui ferait mine de trop s’écarter. Elles paraissent à la peine, le petit troupeau ressemble plus à un essaim virevoltant en tous sens qu’à un défilé du 14 juillet. Je fais quelques pas pour me situer à proximité de leur passage obligé. Les deux jeunes bergères semblent intriguées (on comprend aisément) mais pas trop inquiètes. Je veille néanmoins à me maintenir à distance d’elles. Ma question : ce ravin là que je songe à emprunter mène-t-il dans la bonne direction et, dans l’affirmative, est-il praticable ? Ou n’importe quelle information qui irait dans ce sens là en fait, je ne ferai pas trop le difficile vu que l’antenne locale de l’Office de Tourisme reste introuvable. Je ne me souviens plus comment se mène le dialogue mais j’obtiens la réponse (quelque chose de l’ordre de « oui, vas-y mon gars ») et sors de ma poche une belle barre aux fruits secs dont je m’étais promis de profiter avec gourmandise un peu plus tard. Les voilà reparties, deux gamines au milieu de nulle part, lorgnant la friandise avec des yeux brillants, s’entraînant probablement à raconter au retour comment elles ont croisé un être bizarre en route vers cette ville où sans doute elles ne sont jamais allées. Songeur devant ces deux petites personnes au milieu de l’immensité, j’essaye un moment de me figurer comment une enfance de ce type peut structurer une personne mais j’y renonce, trop éloigné de mon propre univers.

Une méfiance farouche

Me voici donc à cet endroit où le bord de la vallée s’affaissant en pente douce se parsème de rochers entre lesquels coule calmement un beau filet d’eau claire, entame sa descente en entaillant la falaise . Plutôt avenant mais je reste très méfiant néanmoins. Vais-je me fier à l’assertion de deux gamines issues d’une autre planète que la mienne et à un semblant de trace dans la végétation ou dois-je me rallier à ma crainte de ces entonnoirs longs de plusieurs kilomètres, pratiquant parfois des dénivelées impressionnantes, s’élargissant ou rétrécissant au gré des falaises qui l’encadrent ? Là où j’en suis rendu, toute recherche d’une hypothétique alternative me prendrait sans doute à tout le moins une journée de marche supplémentaire, sans garantie aucune quant au résultat. J’entreprends donc de suivre le ruisseau, conservant juste sous la surface une méfiance farouche.

Assez aisée au départ, la progression, comme je m’y attendais, devient rapidement pénible. Je persiste à suivre le cours du torrent, désescaladant de rocher en rocher, bien que je voie souvent la trace accrochée un peu plus haut sur la pente raide de l’une ou l’autre rive. Mais mes tentatives de suivre celle-ci s’étant soldées par une ou deux belles frayeurs, je lui préfère la stabilité des rochers du fond du ravin. Épuisé et simultanément fasciné par ce parcours inhabituel, j’arrive avec soulagement à un élargissement du ravin. Mais c’est pour constater qu’il s’agit d’un confluent, mon torrent en embarquant un autre au passage, dédoublant du coup le volume d’eau. Sans trop d’illusions j’explore la suite du lit mais là le diagnostic est clair : ça ne passe plus. J’envisage, les épaules basses, de rebrousser chemin. Pas de précipitation, on s’assied et on réfléchit. Depuis que je sillonne la montagne, mon œil s’est entraîné au repérage des traces et c’en est bien une, j’en suis sur, que je repère au loin sur la rive droite, bien au-dessus du ravin, là où un imposant amas d’éboulis à 45° garnit le pied de la falaise abrupte. L’impossibilité de cette voie m’apparaît de l’ordre de l’évidence mais il est tout aussi évident qu’elle se trouve là. Au bon endroit (encore faut-il l’atteindre!) , dans la bonne direction, quasi rectiligne, bref bien alléchante. Je pense à nos virées dans la montagne à laquelle est adossée le village, avec mon ami Azroun, comment il moque parfois ma lourdeur et ma maladresse alors que l’ancien petit chevrier gambade là-dedans comme doté de quatre pattes. Une impossibilité à mes yeux ne devrait donc pas être une impossibilité tout court. Si j’arrive à rejoindre cette trace, je devrais moi aussi, en trouvant une allure adéquate, aidé de mes bâtons, pouvoir suivre la sente aérienne des troupeaux et des bergers.

Il n’y a qu’à leur emboîter le pas …

Après moultes détours et passages raidissimes, j’atteins l’endroit repéré. L’estomac contracté, je laisse le regard suivre ce filet de trace devant moi. Attraction. Mais la pente sur laquelle il circule est bien raide et, quelques dizaines de mètres plus bas, c’est le ravin du torrent hérissé de roches qui attend le corps qui chute. Répulsion. Je construis devant moi l’image d’un gamin poussant devant lui une douzaine de chèvres … et je leur emboîte le pas. Cela fonctionne l’imagerie mentale ! (6).

une trace si légère

Lentement, le regard posé quelques mètres au-devant, je m’avance. Je suis dans le rythme, ça se passe plutôt bien. Cette trace s’est emparée de moi, je n’ai plus d’autre choix que de la suivre encore. Mais là elle remonte pour passer au pied de la falaise alors qu’il me semble plus simple de franchir la barre rocheuse, pas trop haute, qui se dresse devant moi. Illusion, derrière cette barre, le vide. Je repère au loin, à plusieurs kilomètres encore, une antenne de téléphonie. Soulagement. Puis je reprends : faire confiance à la trace, suivre le petit troupeau et le gamin. Combien de temps l’ai-je suivie cette trace?, je suis incapable d’en parler, tant j’étais concentré sur chacun de mes pas. Et voilà, enfin, les masses d’éboulis s’amenuisent, mon fil d’Ariane redescend dans le ravin dont la profondeur s’est bien réduite, alors que celui-ci s’est sensiblement élargi aussi et permet une progression de part et d’autre du torrent. Encore une petite heure de marche en suivant le flot et c’est le premier barrage (7). Rapidement je me débarbouille afin d’éviter de trop effrayer les paysans qui ne s’attendent certainement pas à voir un étranger arriver de la montagne. Apparaissent les premières terrasses, pas mal de beaux noyers (quel ombrage fantastique!) et là cette femme qui travaille la terre et n’a pas perçu mon arrivée. Faisant délibérément rouler sous mes pieds quelques cailloux pour me signaler je me rapproche jusqu’à ce qu’elle se redresse. Là, c’est clair, elle s’étonne mais ne semble pas vraiment effrayée. Gestes, mots, mimiques, tout y passe. Elle rigole, moi pareil. Alors, me faisant signe de la suivre, traversant plusieurs terrasse de culture où d’autres sont au travail, tous bien sûr commentant bruyamment mon passage, puis trois petites maisons de terre sèche appuyées les unes aux autres, elle me conduit au départ d’un sentier (un vrai celui-là, et non plus une trace fragile) qui emprunte la suite du ravin, maintenant devenu vallée, pile dans la direction de mon azimut.

Me voilà de retour, avec un plaisir qui me surprend un peu d’ailleurs, dans le monde des humains. J’achèverai ici le récit, même si le chemin jusqu’à Ouarzazate fut long encore, parsemé de quelques embûches mais aussi de belles rencontres, telle celle de l’instituteur solitaire. Les portes du M’Goun se refermaient derrière moi, et avec elles ce récit.

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(1) La faiblesse n’est ni une maladie ni une tare et je n’ai rien du surhomme mais lui laisser la place n’est pas toujours indiqué. Lorsque les circonstances le permettent, il est bon de se laisser aller. Ce qui me rappelle l’anecdote que voici. Après une de ces traversées intenses et riche en émotions d’ordres divers mais bien intenses, toujours dans la même région, j’atterris dans un gîte pour groupes équipé de vraies douches individuelles. Je suis seul dans cette salle, j’actionne la douche et l’eau coule froide, ainsi que je m’y attendais. J’entreprends néanmoins de me savonner mais après un bon moment voilà que l’eau se réchauffe ce qui ,au randonneur exténué n’ayant connu que les ablutions dans le torrent voire pas d’ablutions du tout, peut apparaître comme un vrai petit miracle. C’est alors que le corps qui avait enduré jusque là sans broncher se fend d’un hoquet de sanglot que je n’avais nullement vu venir, un seul, pendant que cette délicieuse eau tiède me ruisselle sur les épaules. Une douleur, un stress avait trouvé le moment de faiblesse pour s’exprimer.

(2) CNRTL

(3) J’aimerais y revenir dans un prochain article.

(4) Le contrat social c’est en quelque sorte le compromis entre l’individu et le(s) groupe(s) dans le(s)quel(s) il s’inscrit. Lorsque, comme aujourd’hui, l’autoritarisme prend le dessus, on peut supposer que l’un ou l’autre terme du contrat est mis à mal et que la partie avantagée souhaite prendre le contrôle de la partie lésée.

(5) Il me faut ici confesser et m’excuser de mon ignorance quasi totale en matière de botanique (exception faite, un minimum en tout cas, pour ce qui se mange).

(6) J’y ai quelques fois eu recours dans des situations difficiles à gérer, surtout face à la peur, avec des résultats intéressants.

(7) qui permet de stocker une masse d’eau et d’orienter celle-ci vers un ou plusieurs canaux irriguant les terrasses cultivées situées en aval




Happy birthday !

Il est tentant de nous imaginer capables de tisser de nos mains le fil de nos existences. Qu’il nous appartient, sur le chemin, de faire les « bons choix », une fois arrivés à l’un ou l’autre carrefour, voire de nous équiper de diplômes porteurs et réseaux relationnels ad hoc. Un cran plus loin, nous sommes maintenant incités à valoriser notre capital personnel (1), ou à élaborer notre plan de vie (2). Une forme d’arrogance qui sied bien à notre monde, celui qui fait preuve de grands talents une fois qu’il s’agit de réduire l’humain à l’un ou l’autre de ses pires travers. La mainmise également d’une certaine rationalité et des valeurs du discours dominant sur nos existences (3). Une mine d’or enfin pour coaches divers et thérapeutes du ‘développement personnel’.

Difficile d’échapper à ce modèle. Il est des expériences vécues néanmoins qui procèdent du ‘lâcher prise’ sur le lendemain. J’aimerais conter ici l’histoire du camion rouge … Mais avant d’en entreprendre le récit, je vous propose un rapide détour, aussi simplement que possible, sans théoriser aucunement, par quelques considérations relatives à l’expérience et au récit. Que le lecteur pourra ‘sauter’ sans dommage s’il le souhaite.

Illustration Wikipedia

La seule expérience de première main à laquelle j’ai accès ne peut être que la mienne. Truisme sans doute mais constat déterminant (4). Le récit à la première personne peut néanmoins, il me semble, s’écrire de deux manières radicalement différentes. J’essaye dans ces pages d’éviter la première, la mise en scène, où je le considérerais de derrière la caméra, position depuis laquelle je décrirais la scène. Cette pratique, de l’ordre de l’objectivation, sonne faux quelque part et se prête en outre à la mise en scène, comme je la nomme. A celle-ci je préfère la voie d’une reconstitution en mode ‘vision subjective’ (dite aussi vision à la première personne, comme dans certains jeux vidéo), me replongeant dans le ‘monde intérieur’ de ces moments, le contenu de la pelote venant plus ou moins aisément une fois que l’on a commencé à en tirer le fil. Fil complexe, constitué de multiples brins faits d’images, de sons, d’émotions, d’odeurs, de sensations. Il n’est nullement question de rechercher par là une hypothétique authenticité du souvenir, la mémoire ne se comportant pas en support passif (5) mais opérant en permanence des démontages et remontages d’éléments. C’est le cheval de l’intuition que je choisis de monter lorsque je saisis et tire ainsi de l’intérieur le fil du souvenir, monture qui bien mieux que moi sait le chemin.

La belle histoire du camion rouge
Haut-Atlas: Le récit d’une traversée, en quelques épisodes.

La belle histoire du camion rouge donc, a pour cadre, une fois de plus, les reliefs du Haut-Atlas. Cela ne doit rien au hasard, on s’en doute, ni à la réelle émotion qui me relie à ces territoires. La plongée sans « ligne de vie » dans un tel univers est faite pour cela : se rendre disponible, exposé, pour les multiples expériences à venir.

Tôt le matin, en remontant le torrent vers Taghia

Or donc, je redescendais d’une longue traversée du haut-plateau, de Zaouiat Ahansal à Tabant, via Taghia, longues journées de marche épuisante sur un territoire d’une beauté extraordinaire. Affaibli par une très méchante infection intestinale, j’avais abrégé d’une journée la traversée pour rejoindre le haut de la vallée d’Aït Bouguemez (dite, vision une peu simplette , « vallée heureuse ») où j’avais trouvé le toit et le couvert dans un gîte pour groupes, désert à cette époque de l’année. De là j’espérais pouvoir rejoindre Tabant par la piste par un moyen de transport moins épuisant que mes vieilles gambettes. Après un luxueux repas de riz blanc cuit à l’eau, délicatement accompagné de son liquide de cuisson, précédant une nuit fort moyennement réparatrice, j’entreprends de rejoindre le village, un ou deux kilomètres plus bas, en quête d’un véhicule quelconque, suivant le raisonnement élémentaire que la probabilité d’en trouver un augmenterait en bord de piste. Tout à l’heure cela avait un peu chauffé entre le proprio et moi, nous ne nous étions pas assez clairement mis d’accord sur le prix (erreur!), du coup je n’avais pas vraiment pu tenter de lui soutirer quelque information.

Le temps passe. Le temps passe toujours …

Très matinal comme d’habitude, je ne vois presque personne en longeant le village. La piste poussiéreuse rapidement rejointe, j’entreprends de la suivre durant une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où j’aperçois trois ou quatre hommes, assis au bord, visiblement occupés à attendre quelque chose. Quoi ? Un taxi collectif sans doute ou un minibus qui les amènerait au bourg. Je tente le contact mais cette fois mes quelques mots de berbère n’y suffisent pas. Je m’écarte de quelques mètres et m’assied moi aussi. L’attente est un art auquel je commence tout juste à m’initier. Nous verrons bien …

Le temps passe. Les bruits du village proche témoignent du démarrage de la journée. Le temps passe toujours. Il me semble souvent plus discret ici qu’ailleurs, c’est à peine si on le voit passer. Je n’ai aucune idée de l’heure, plutôt tôt encore me semble-t-il, vu la fraîcheur persistante. Sur la piste toujours rien, rien que la poussière, qui s’élève parfois mollement sur un coup de brise avant de retomber quelques mètres plus loin. Je n’ai rien entendu venir mais au raidissement de mes voisins je saisis que leur attente, la mienne aussi peut-être, devrait prendre fin sous peu. Les imitant, je me relève, et c’est alors que je le vois arriver.

Ici la parole est poussière … (sur le plateau)

Quelque peu assoupi par l’attente, je suis saisi par cette vision d’un superbe camion de chantier des années cinquante, d’un rouge pétant, poudré de poussière comme une vieille maquerelle mais bien vaillant encore semble-t-il. Deux ou trois bonshommes sont déjà à bord, j’imagine que le conducteur fait le tour des hameaux avant de descendre au bourg ces hommes qui cherchent à se faire embaucher pour la journée. Mes compagnons d’attente ont sauté dans la benne ou sur le toit après avoir filé la pièce au conducteur. Je m’approche de sa vitre ouverte et, coup de chance, on arrive à se comprendre lui et moi. Le gars rejoint bien Tabant et pour deux dirhams (6) je fais partie du voyage. Le billet de transport le moins cher de mon existence.

J’ai dix ans !

Mon sac jeté par dessus bord, j’y grimpe, tiré par mes prédécesseurs. Je me laisse glisser au fond de la benne, le sac à côté de moi. Et c’est là que cela se passe … Dans la poussière dont nous profitons amplement là derrière, les grincements pathétiques des lames de ressort épuisées, les secousses qui à tout moment me décollent plus ou moins violemment les fesses de la tôle, arrive l’illumination soudaine de la date (dans ce mode d’existence le calendrier fait rarement partie de mes préoccupations premières) : nous sommes aujourd’hui le jour de mon anniversaire … Happy Birthday ! Accroché d’une main à mon sac, de l’autre au rebord de la benne, je crois bien que durant un instant j’ai souri d’une oreille à l’autre. J’ai dix ans là. Oui, j’ai dix ans et je ne peux rêver cadeau d’anniversaire plus extraordinaire qu’une longue balade sur la benne d’un beau camion rouge ! Celui-ci d’ailleurs devait avoir bien bossé déjà lorsque j’ai soufflé mes dix bougies, pour de vrai. Je me laisse couler dans cette image, qui devient sensations, passant ma main dans les cheveux ébouriffés du gamin.

Le dénominateur commun n’est pas loin

Un calme paisible m’a envahi. L’instant n’ a rien d’une béatitude néanmoins, Il me semble tout ressentir au carré : les cahots (ouïe!) les odeurs des champs qui commencent à se réchauffer, celle du crottin d’âne sur la piste, la fumée des petits feux de cuisine à la traversé d’un hameau, le vent qui s’est fait plus chaud maintenant et agace doucement la pilosité de mes avants-bras. A la dérobée, je jette un œil sur mes compagnons de route silencieux, difficile il est vrai d’échanger plus de deux ou trois mots hachés dans ces conditions. Le regard au loin bien souvent, les paupières mi-closes protégeant les yeux de la poussière, ils portent là leur vie de chaque jour, bien différente de la mienne. Et en même temps, le dénominateur commun (à nos existences) n’est pas loin, on peut presque le toucher là. Accroché d’une main à cette coque de métal rouillé, je continue à me laisser imprégner. A la joie indicible du gamin comblé vient s’ajouter une autre sensation encore. Comme si une bulle invisible s’était formée autour de mon beau camion rouge, au croisement radicalement improbable des trajectoires individuelles de ses occupants.

Étape après étape, la benne s’est remplie. Les cahots nous poussent les uns contre les autres, les coudes, les épaules, les genoux se heurtent. Mon voisin, monté à bord lors du dernier arrêt sort de sa poche une clope roulée à la diable qu’il a du confectionner en attendant le camion. Je lui tends mon briquet, échange de regards autour d’une flamme vite éteinte, bouffée de fumée, chacun retourne à ses pensées. La vallée s’élargit, nous devons être proches du bourg maintenant. Quelques minutes plus tard en effet, le camion s’arrête sur une vaste aire dégagée, un peu avant les premières maisons du bourg. C’est ici sans doute que les journaliers seront chargés à bord des pick-ups des patrons venus chercher la main d’œuvre pour les cultures qui sont dans cette large vallée d’un tout autre ordre que dans les villages de montagne : vastes champs et vergers, coopérative agricole, chambres froides de stockage, etc. La route goudronnée passe là d’ailleurs, c’est tout dire. Fin de la parenthèse onirique. Je laisse avec un soupçon de regret s’envoler dans les nuages le gamin de dix ans au visage traversé d’un beau sourire, salue mes compagnons de voyage, charge le sac sur le dos et m’éloigne lentement vers le bourg …

Hors de toute ligne droite

Un tel récit, tout ce qu’il y a de plus anecdotique, n’appelle à mes yeux aucune conclusion. De multiples expériences telles que celle-ci, petites ou non, procédant toutes du même ‘lâcher prise’ m’ont néanmoins conféré une assurance suffisante à me donner l’envie de confier, dans des situations d’une autre amplitude, les rênes à l’intuition (7) . Me laisser en quelque sorte bouleverser, hors de toute trajectoire ressemblant peu ou prou à une ligne droite. D’autres cadeaux inattendus ont succédé à celui offert au gamin aux yeux émerveillés. Ce blog ressort de la même aspiration. Lâcher prise nous enrichit.

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(1) « Dans son ouvrage consacré au capital humain en 1964, G. Becker le définit comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. »  Chaque travailleur dispose d’un « capital » propre, constitué par ses qualités personnelles et sa formation. Comme tout actif ou patrimoine, ce capital est un stock qui peut produire des ressources, s’éroder ou croître s’il fait l’objet d’un investissement » (Rochford, L. (2016). Contrepoint – Gary Becker et la notion de capital humain. Informations sociales, 1(1), 65-65. https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 ). Le concept qui ,depuis 1964, a remporté le succès que l’on sait se trouve néanmoins l’objet de critiques cinglantes, jusqu’au sein même des milieux du management voir p.ex. Cadet, I. (2014). La mesure du capital humain : comment évaluer un oxymore ? Du risque épistémologique à l’idéologie de la certification. Question(s) de management, 1(1), 11-32. https://doi.org/10.3917/qdm.141.0011). Au-delà des sérieuses limites explicatives que constitue l’hypothèse classique de l’économie mainstream des choix économiques portés par des individuels rationnels. D’autres auteurs mettent notamment en évidence l’instrumentalisation du concept par les classes sociales dominantes ou alliées : « En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante. »Poulain, É. (2001). Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel. Revue économique, 1(1), 91-116. https://doi.org/10.3917/reco.521.0091 .

(2) La recherche de référence bibliographique peut s’avérer fastidieuse mais elle offre de temps à autre de petits moments de plaisir simple. Ainsi de l’adresse de ce site « Je change my life » (100 % branché, c’est certain!) ou du mode d’emploi ‘how to do’ de cet autre.

(3) Au temps t et au point p, on ne peut planifier sa route qu’au moyen de ce que l’on connaît déjà du territoire et/ou des cartes qui nous sont fournies (et qui, redite peut-être mais rappel salutaire néanmoins, ne constituent pas le territoire mais une certaine lecture et représentation de celui-ci, réalisée dans une certaine intention par des personnes ou institutions). Du point p et au temps t on ne peut dès lors imaginer le territoire de l’existence à parcourir qu’au travers d’une lucarne étroite. On n’en tirera jamais qu’un plan de vie limité aux chemins parcourus par tant d’autres, on fera halte dans les auberges dûment certifiées et, surtout, on s’interdira de sortir du sac la machette ou la houe pour tracer, dans le sang et la sueur si nécessaire, son propre chemin. Il est navrant de croiser tant de parents anxieux de choisir pour leur enfant la bonne école qui les armera des diplômes et réseaux adéquats dans la dure compétition de l’existence. Combien de jeunes plongés dès l’adolescence, voire bien plus tôt encore, dans le moule comme plomb fondu ?

(4) D’où l’intérêt du partage de ces pages, entre autres.

(5) de type mémoire magnétique

(6) unité monétaire marocaine (1 dirham représente environ 0,1 euro)

(7) Intuition, conscience, rationalité, contrôle … tout cela ferait une matière bien intéressante pour un futur article




De quelques antidotes à l’ivresse de cimes

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun‘, suivi du post ‘Un pied devant l’autre

Une longue ligne de crête s’étend devant moi. Mes deux jeunes collectionneurs de sommets ne sont déjà plus qu’un souvenir. Les nuées se dissipant, le paysage s’ouvre bien vite. Du tunnel semi-ouateux je passe en quelques minutes à la vision panoramique en 3D. Un régal. Les versants nord et sud se découvrent, je ne sais plus où donner des yeux. Je me sens planer en altitude, malgré le poids du sac. La crête du M’Goun, un anticlinal, est constituée d’une arrête orientée est-ouest, longue de près de dix kilomètres, sur la façade nord de laquelle les glaciers ont creusé une bonne douzaine de combes profondes perpendiculaires à la crête. Celle-ci se profile avec une faible dénivelée, en bonne part dégagée de la neige, chassée par le vent, si ce n’est dans les creux et recoins où se sont formés congères et plaques de neige gelée. Je me sens littéralement des ailes.

Dangereux, je ne suis équipé en réalité ni d’une paire d’ailes ni même d’un parachute. Délibérément je ralentis le pas. Selon mon estimation il ne doit rester que quelques kilomètres pour rejoindre le sommet. Oui, en ligne droite, d’accord. Mais pas mal de ravines et surtout de nombreuses plaques de neige s’opposent à une progression rectiligne. Je ne dispose pas de crampons et, le passage sur ces plaques de neige glacée en devers très prononcé ne me tentant guère, je m’oblige à en contourner la plupart. A chaque fois, descendre de 100 mètres ou plus donc, pour remonter sur la crête jusqu’à la suivante. Et quand la neige n’est pas trop dure, je m’y enfonce jusqu’au genoux, m’épuisant avant le dixième pas. Éole, l’auteur de ces congères, se rappelle à moi justement. Cela secoue même fort.

L’éléphant sur mon dos me tire en arrière et me cloue au sol en même temps. Je pense aux scaphandriers travaillant en grande profondeur : des gestes lents et lourds, des déplacements comme visionnés au ralenti … ce sac parfois est mon pire ennemi. Cela fait deux bonnes heures que je progresse ainsi et je m’aperçois que je me suis insuffisamment alimenté. Une petite soupe bien chaude vivement préparée, un bon morceau du pain plat de la veille, à l’abri d’une petite paroi rocheuse, sur une vire un rien étroite quand même, quelques mètres sous la ligne de crête, me réconfortent tout à fait.

Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque …

Petite pause digestive. Assis adossé à la paroi, noyé dans les reliefs qui s’étalent devant moi à perte de vue , je m’enivre, prudemment quand même, de cette sensation de liberté. Liberté chérie. Chère liberté, très chère parfois. A gagner sur soi-même, d’abord. Le premier responsable de notre servitude, c’est nous-même. Vénérateurs du dieu ego hissé sur un trône burlesque et quotidiennement encensé, rats enchantés d’être enchantés par les joueurs de flûte marchands d’illusions, forçats traînant derrière nous le lourd boulet des mythes que nous charrions tous parce qu’il est plus rassurant sans doute de faire semblant d’y croire, coûte que coûte.

Comment développer la capacité de s’extraire de tant de choix plus ou moins conscients, délibérés, de tant de contraintes plus ou moins intériorisées ? L’exercice de ma liberté m’a amené là où je suis en cet instant, à un prix considérable mais que j’étais prêt à payer et que j’ai d’ailleurs réglé sans rechigner. Pour quelles raisons alors semble-t-il si difficile de pratiquer la même démarche dans la vie quotidienne ? Une fois quitté ces cimes, le retour à l’ordinaire, je le sais d’expérience évidemment, se traduira plus ou moins rapidement par un retour à la normale.

Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)
Courbe de Gauss (source: Wikimedia Commons)

Dans le sens de la norme, dans le sens de la distribution statistique aussi, on est si bien sous le sommet de la cloche de Gauss ! Je peux comprendre, je ne suis pas tout à fait idiot j’espère, que pour vivre ensemble (et nous sommes si nombreux !), il nous faille partager une culture, certaines valeurs, quelques règles et institutions. Je peux également imaginer que l’inertie des choses, un certain lymphatisme naturel aussi, pourrait-on peut-être dire, font que, voilà, les choses à la longue s’enkystent un peu, tout ne peut pas changer tout le temps, on a besoin de repères stables, etc, etc. Bon, et puis ? Oserais-je seulement faire crûment l’inventaire des limites que sans me l’avouer je m’impose ? Oserais-je jamais aller plus loin encore et m’interroger sans filtre sur les raisons, raisonnables ou non, qui me poussent à chaque jour férocement brider (voire hybrider) l’exercice de ma liberté ?

Attention : clignotant orange allumé !

Laissant un instant mon sac – quel bonheur de me déplacer ainsi, aussi léger qu’une plume – je rejoins la crête toute proche pour observer le chemin parcouru et celui qui m’attend. Face à moi, déjà bien loin, je distingue nettement cette ligne dirigée plein nord, surplombant en fait la première combe glaciaire, sur laquelle je m’étais par erreur aventuré hier en fin de journée. C’est assez flippant de voir vers où j’allais. Fou j’ai été ! A noter quelque part dans mes neurones, profondément gravé au couteau : « On ne panique pas, on réfléchit d’abord ».

Reparti d’un pas plus assuré, j’aperçois enfin, à quelques centaines de mètres, l’objet-prétexte de cette quête : le sommet. Je distingue la petite tour métallique qui y est installée. Le point où je me trouve en ce moment, langue de rochers encadrée sur chaque flanc de larges cuvettes empierrées, est également celui d’où il me faudra bientôt quitter la crête pour descendre plein nord et rejoindre ainsi le col où j’avais abouti il y a deux ans, après une longue marche d’approche. C’est là que, épuisé, traînant les résidus d’une saloperie d’infection intestinale, et pas loin de me retrouver à court de vivres, j’avais décidé de renoncer. Lançant de la main un salut au sommet qui me surplombait dédaigneusement de quelques centaines de mètres, je lui avais tourné le dos pour entamer ma descente. Je le vois d’ici ce petit col, et les souvenirs affluent. Mais j’appréhende la pente qu’il me faudra emprunter pour le rejoindre, juste sous mes pieds, bien plus abrupte vue d’en haut que d’en bas. Il s’agit en fait de l’une des combes profondes qui se sont creusées à l’époque glaciaire dans la face nord de la montagne. Je mesure le désir qui est le mien de rejoindre ce col et de reprendre cet itinéraire, lui aussi plein d’émotions et de riches épisodes, effaçant ainsi la frustration qui fut la mienne à cette époque. Et pas que: si je fouille un peu je la sens aussi la petite brûlure narcissique. Attention, clignotant orange allumé !

Longuement j’étudie cette pente, passant à plusieurs reprises d’un avis à son contraire sur la faisabilité de la descente, un sac de plus de vingt kilos sur le dos, sans compter les kilomètres au compteur. Je coince, incapable en ce moment de trancher. Je tourne littéralement en rond sur cette bande étroite. Je ressasse cette promesse confiée à mon amour de tout simplement revenir, promesse que j’avais rangée dans une profonde poche du sac mais que je me refuse d’oublier. En pensant à celles et ceux que j’aime : «  je veux tous les serrer dans mes bras à mon retour ». L’esprit ainsi bien encombré, je m’assied face au sud. Devais-je sacrifier mon projet sur l’autel de cette promesse, de ces attachements  ? A quels drames simili-cornéliens peut-on en être rendu lorsqu’on s’obstine, le nez sur le problème, au lieu de relever la tête pour considérer un peu plus largement la situation.

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé …

Redressant la tête, justement, je me sens inopinément comme accueilli, appelé presque, par le paysage qui me fait face et s’ouvre très loin, très large. Au sud, donc vers Ouarzazate, me dis-je. Plusieurs fois par le passé j’avais remis à plus tard le désir de rejoindre cette ville.

La chaîne du Haut-Atlas vue de Ouarzazate
Crédit: GuHKS

Pourquoi Ouarzazate ? L’image mythique de la ‘porte du désert’ sans doute. Brutalement surgit en moi cette idée : ne me serait-il pas possible, piquant d’ici plein sud et non vers le nord comme prévu, de rejoindre Ouarzazate. ? Je note que la pente de ce côté est bien moindre, plus stable aussi, que celle que je m’apprête à affronter. Boussole en main, de plus en plus excité par cette idée neuve, je m’amuse à tracer des yeux un hypothétique itinéraire dans un relief à ce point chaotique que je ne peux évidemment en voir la portion congrue, dissimulée au fond des ravins et vallées. Si j’ai quelques expériences de la topographie et des populations du flanc nord du M’Goun, j’ignore tout du flanc sud. Et alors, justement, en voilà une excellente raison : la découverte. Sans parler du défi. Je fais miroiter à mon petit ego l’idée d’une traversée nord-sud de la chaîne montagneuse, et il a l’air de la trouver à son goût. Les risques quant à eux ne sont certes pas inexistants, d’autant que je ne sais pas trop où je vais, mais ils ne peuvent être pires, me semble-t-il à cet instant, que ceux que je m’apprêtais à courir en entamant la descente par le pierrier côté nord. Je me débrouille pour glisser sous le tapis l’hypothèse inenvisageable d’un retour sur mes pas vers le refuge, la queue entre les jambes.

4102 ? … 4071 ?…

Ma décision est prise : c’est vendu pour le changement de programme improvisé. Un, rejoindre le sommet qui m’attend depuis dix minutes et profiter de la vue par ce temps lumineux et dégagé et deux, repartir plein sud. Lorsque, peu de temps après, l’altimètre affiche 4102 mètres (*), pas d’exultation mais une joie paisible, suscitée plus par l’abondance et la qualité des sensations que par l’accès au but. Je passe un bon moment sur cette crête surplombant la falaise quasiment verticale côté nord, exposé au vent hurlant, à planer mentalement dans le ciel du Maroc, du plus proche au plus lointain, suivant aussi des yeux, vers l’ouest, la très longue enfilade des sommets du Haut-Atlas, distinguant même au loin, mais bien net, le Toubkal, le roi, le plus haut de tous.

La suite (et fin) du récit de cette traversée dans le post ‘Voir grand’.

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(*) au lieu des 4071 mètres officiels !?




Un pied devant l’autre

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun

Le refuge de Terkeddit est située à 2500 mètres d’altitude, en bordure de cette haute vallée orientée est-ouest que je découvrais de là-haut hier soir, juste avant de préparer mon bivouac sur ce col étroit. Large et verte alternance de zones de terre souvent boueuse et de pâturages à l’herbe clairsemée, elle est parcourue de petits rus qui semblent ne vouloir aller nulle part. Le bâtiment : une construction dans le style Club Alpin Français (version seventies ou pas loin dirais-je), pas bien grande, un berger comme gardien. Autour, des millions de crottes. Face à l’entrée, barrant au sud-est un horizon qui paraît tout proche, s’impose la masse irréelle de la crête sommitale, une fois de plus noyée dans des nuées sombres et mouvantes. Ici je passe une journée de repos, bien nécessaire, à me refaire quelque peu après les épreuves de la veille. Un minimum imposée aussi par une météo peu avenante : averses de pluie sur la vallée, de neige là-haut (ici on est déjà là-haut, mais plus haut encore).

Une journée à ne rien faire. Enfin si, j’ai pas mal dormi en fait. Arrivée en milieu de matinée, descendant du col où j’avais passé la nuit sous ma tente secouée par les bourrasques. Après avoir pris accord avec le gardien, qui heureusement n’avait pas encore quitté les lieux avec son troupeau de petite chèvres noires, je me suis approprié un matelas dans le dortoir avant d’écraser durant plusieurs heures. Prise de notes, observations, pensées tous azimuts et petites excursions aux alentours immédiats m’ont amené en douceur à la fin de la journée. Un groupe de jeunes marocains, visiblement aisés, est arrivé juste avant la pénombre, excités, volubiles, des étincelles dans les yeux. Sans aucun doute de retour du sommet. Plus tard, après un tajine sans grâces mais chaud et roboratif avalé à la lueur des frontales, puis le thé, tout le monde s’est couché.

Un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux …

Je me suis senti comme ‘en marge’ durant cette journée. Un peu comme en attente nulle part, hors de l’espace et du temps, sur cette vaste soucoupe verte quelque peu irréelle posée sur une marche au milieu des montagnes, en équilibre précaire sur ces immenses flancs rocheux. En descendant du col ce matin déjà j’avais croisé deux français, la bonne cinquantaine, grimpant laborieusement le sentier qui se tortillait dans les amas rocheux. Sans aucun doute avaient-ils passé la nuit au refuge ; une conversation avec eux aurait certainement pu m’apprendre des choses intéressantes car du lieu je ne connaissais que l’existence et la localisation approximative. Mais sans réfléchir, presque à mon propre étonnement, je les ai croisés rapidement, leur adressant un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux, n’incitant nullement au dialogue. Le sourire qu’ils affichaient à mon approche (ah … un compatriote !) se mua en surprise mais je n’en vis pas plus, j’étais déjà passé. Et ici, au refuge, un dialogue réduit au minimum vital avec ceux et celles qui partageaient le même toit que moi, voire à rien du tout avec les chèvres.

Carapace relationnelle oui, mais éponge intérieure : je me suis laissé envahir par la beauté imposante, presque pesante, du lieu, laissant des heures durant mes rétines et neurones s’imprégner du paysage fantasque, toujours changeant, si proche et inaccessible à la fois, des sommets. J’avais pu me faire indiquer par le berger lequel de ceux-ci était le M’Goun. Il m’avait fait voir le col à mi-parcours qu’il fallait impérieusement emprunter, seule voie praticable vers les crêtes. Assis sur un petit banc de bois, dos au mur du refuge, j’avais longuement détaillé ‘in petto’ la marche d’approche vers ce col, qui ne me paraissait pas trop éloigné. Restera à voir comment l’affaire se présentera une fois le sac lourd au dos. Contrairement à la pratique classique qui consiste à faire l’aller vers le sommet puis le retour au refuge dans la journée, muni dans ce cas d’un paquetage minimaliste, je n’avais nulle intention de revenir au refuge. Je voulais redescendre du sommet (si tant est que j’avais pu y arriver) plus à l’est mais toujours sur le flanc nord, en direction de Tabant, via un itinéraire que j’avais suivi deux ans plus tôt dans cette tentative ratée (une superbe expérience néanmoins !) de rejoindre le sommet du M’goun, déjà.

Je découvre en moi une certitude apaisée.

La journée qui s’achevait avait vu se fondre dans un même creuset anxiété, excitation, doutes et désirs, pour produire le lendemain matin, après une nuit exceptionnellement reposante, un alliage surprenant. Le jour se lève à peine. Une alternance de larges flaques de lumière glauque et de zones sombres inonde la vallée. Assis sur le muret de pierre fermant la terrasse du refuge, buvant prudemment un thé brûlant, les yeux encore un peu sableux et lourds, je découvre en moi une certitude apaisée. Calmement, sur le visage un sourire à peine esquissé, je refais des yeux le chemin qui devrait être le mien aujourd’hui. Mon sac est prêt. Moi aussi. Je jouis de cette sensation de me sentir presque monolithique. Je connais les lézardes pourtant, je sais tout des doutes et manigances qui se trament en périphérie, à la limite de mon champ de vision. Mais ‘je’ n’en a pas besoin. Au moment de charger mon fardeau sur le dos, les jeunes marocains qui avaient fini par sortir du gîte, perturbant ma quiétude (relative, vu le chambard mené par le troupeau ce matin !), m’apostrophent en me demandant de les prendre en photo de groupe, la montagne dans le dos. Je m’exécute. Ils jouent un rôle, je joue un rôle, mais ce n’est pas ma pièce. Je m’en retourne avec soulagement et quitte le refuge en suivant un de ces filets d’eau qui serpentent au milieu des terres noires boueuses pour rejoindre le talweg à proximité d’un petit vallon que j’avais repéré la veille comme point de départ d’un itinéraire que j’espérais bien gravé dans ma mémoire.

Traversant aisément le ruisseau, je remonte ce vallon verdoyant, lumineux, aux formes doucement arrondies. Mais là déjà il s’avère douloureux de lever le regard. Ces barres dures et tranchantes, ces ravins profonds qui parsèment mon chemin, cette masse énorme et sombre qui me surplombe, s’avèrent plus réels que jamais maintenant. Ajouté à celui du sac, il me faut endosser le poids de cette vision. Je me rappelle qu’on ne négocie pas avec la montagne. A partir d’ici je ne peux plus être ‘de passage’, voyageur voyeur (ou l’inverse), s’invitant sans rien demander à personne, investissant de son ego criard un lieu … oui, sacré. Sacré par son appartenance à une autre temporalité, à une autre dimension que la mienne, cette minuscule étincelle de vie organique dans le cosmos. Question au passage : comment perçoit-on une autre dimension ? Réflexion à remettre à plus tard. S’impose ici une lucidité à cent pour cent, sans la moindre concession à mes humeurs, pensées erratiques, ou caprices, car aucune erreur, c’est certain, ne sera pardonnée.

Comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple.

Mettre un pied devant l’autre, je ne connais que cette technique. Et comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple. Je navigue maintenant dans de grandes plages de cailloux inclinées, qui ont succédé aux pâturages. Effectivement je navigue car il me faut garder le cap du col, auquel je m’accroche, tout en sinuant, en ondoyant sur les croupes de la bête afin de réduire quelque peu la pente de ma progression. Je carbure à l’énergie du matin – j’ai toujours été meilleur le matin, plus encore avec l’âge peut-être – mais veille à ne rien en gaspiller. La pente s’accentue encore ; les pierriers à traverser, les mégalithes à contourner … voilà bientôt les premières plaques de neige. Les éclaircies continuent à réjouir mes pas. Avec la pente et la couche de neige qui s’épaissit, il me faut ralentir encore. J’ai l’impression à certains moment de faire du sur-place. Maintenant, sur les passages plus risqués, je veille à sagement affermir ma position, mon équilibre, à l’aide des bâtons avant de faire le pas suivant. Toujours trois pattes au sol, comme l’âne. Faute de quoi, le poids du sac – à la moindre perte d’équilibre, caillou roulant ou plaque glissante – aurait vite fait de m’entraîner.

Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise.

Le soleil a entamé sa descente déjà. J’ai du passer le col il me semble, enfin je l’espère. Bien évidemment le terrain, vu les pieds dessus ou vu depuis le refuge lointain, sous un tout autre angle, une autre lumière, ça n’a rien à voir. Devant moi, ou au-dessus plutôt, le ciel est plus plombé que jamais. Rassurant néanmoins: je repère quelques traces fraîches bien visibles dans la couche neigeuse qui fait maintenant dans les 15-20 centimètres, sans doute le groupe de jeunes monté hier. Ce sont des traces ascendantes, je ne vois rien à la descente, ils ont du emprunter une autre voie pour le retour. Débarrassé de la préoccupation de savoir si j’étais ou non sur la bonne route, je sens croître ma détermination. Que faire ici sans détermination ? Et dans le monde ordinaire aussi d’ailleurs … Il m’en faut effectivement, et pas un peu, au milieu de cette purée de pois qui m’enveloppe maintenant, de plus en plus dense. J’aboutis enfin à une grande aire légèrement incurvée, juste sous la crête qui dessine là des courbes élancées partant dans diverses directions. Des bourrasques parfois déchirent l’épais rideau grisâtre, que traversent alors de grands coups de projecteur solaire, me révélant épines rocheuses, abîmes profonds et pierriers insondables. Ici règne sans partage une minéralité totale mais plus dense que dure me paraît-il. Comment expliquer ? Je ne suis clairement pas chez moi ici (une sensation ressentie aussi lors de ma première plongée sous-marine), mais nulle trace d’agressivité. La montagne n’a rien à prouver, moi tout. Quelle occasion extraordinaire de (re)trouver une telle virginité ! Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise …

Particulièrement exposé, je ne peux me maintenir bien longtemps ainsi en plein vent, hésitant sur la direction à prendre : laquelle de ces crêtes est la bonne, laquelle m’emmènera au sommet ? Je ne m’attendais pas à une situation confuse. Sans doute avais-je imaginé une seule ligne de crête plus ou moins rectiligne, qu’il me suffirait de suivre. Le brouillard qui modifie à chaque seconde le paysage, les rafales qui me font vaciller, je me sens égaré dans un univers sans repères. Je n’ai même pas consulté la boussole, inhibé sans doute par cette atmosphère, j’ai suivi la direction que m’invitait à prendre une fugace éclaircie (phototropisme ?). L’avancée sur laquelle je progresse ensuite se rétrécit. A ma gauche d’imposants amas rocheux qu’il n’est pas question d’escalader, à ma droite un pierrier en pente sévère au haut de laquelle j’évolue prudemment, et dont il ne m’est pas possible d’apprécier la profondeur. D’un coup le brouillard qui bouchait cette dépression s’efface et me voici tétanisé, les jambes aussi raides que mes bâtons. La pente au sommet de laquelle je progresse péniblement dévale en fait à plus de 45° sur 200 ou 300 mètres, caillasse instable parsemée ça et là d’épines rocheuses. Me détendre, souffler, respirer calmement, bien asseoir mon équilibre sur des hanches stables mais souples, faire demi-tour et rejoindre mon point d’arrivée. Sans encombre mais le lieu est resté aussi inhospitalier qu’à mon arrivée, tandis que mes dernières émotions ont achevé de me convaincre qu’il est l’heure de la pause.

Il me faut dresser la tente avant la neige.

J’avise un peu plus bas un sillon longitudinal peu profond dans lequel s’amassent des blocs de tailles diverses. En me restaurant rapidement dans cet abri tout relatif, le calculateur fonctionne. La boussole enfin tirée du sac m’instruit sur la direction à prendre. La dernière bouchée avalée, j’entreprends de suivre celle-ci sur quelques centaines de mètres, laissant mon sac à la garde d’un rocher à la forme particulière. Conclusion : cela a l’air tout à fait faisable et l’azimut semble se maintenir, au début tout au moins. Le temps tourne à la neige, je le sens. Sans trop hésiter je décide d’attendre sur place le lendemain matin dans l’espoir d’une embellie. Poursuivre dans les conditions météo actuelles serait une folie. Il me faut dresser la tente avant la neige. Elle commence à tomber d’ailleurs, pas trop dense heureusement, traversant presque à l’horizontale cette large esplanade. Dans l’amoncellement de rochers je repère une cuvette de petite taille dont je dégage grossièrement le fond et où, après moultes efforts, j’installe plus ou moins correctement la tente en prévision d’une nouvelle nuit agitée. Sous la neige qui heureusement maintient son rythme clairsemé, je me prépare une tambouille bien chaude que j’avale vite fait avant de me glisser sous le fragile abri.

Le calme se fait en moi, naturellement, sans effort. Je me vois tel que je suis : un animalcule vieillissant, coincé à 4000 mètres d’altitude sous les rafales et la neige. Sourire, j’aime ce genre de pied de nez au raisonnable ou à la résignation. On peut tout faire, il faut juste être prêt à payer le prix.

Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Je suis presque étonné de mon propre calme dans cette situation un peu précaire quand même. Une telle nuitée n’était pas prévue. Je n’avais pas prévu grand-chose d’ailleurs. Une décision quasiment intuitive, comme je les aime maintenant, après une rapide évaluation de la part de folie dans ce bivouac à cette altitude et par ce temps, muni d’un équipement peu sophistiqué. Par ailleurs je n’avais plus le temps, ni peut-être l’énergie, pour redescendre au refuge. M’y voici donc, et heureux d’y être. Digestion, endorphines. Je laisse planer au-dessus de ma tête l’image de mon bivouac improvisé, nid d’aigle surmontant le monde (enfin, presque !). Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Celle-ci s’était installée en moi, saucissonné dans le duvet, bonnet, gants, tour de cou, malgré les coups de bélier percutant violemment la toile, faisant vibrer jusqu’à mon matelas compact. C’est complexe la relation à l’autre. Attraction / répulsion. Si l’espèce à laquelle j’appartiens est faite sans conteste d’individus sociaux, si durant toute mon existence je n’ai à peu près fait que m’associer à d’autres pour des événements plus ou moins aventureux, plus ou moins réussis, là maintenant je fatigue, je cale. Devant tant de laideurs et d’ignominies. Devant la bassesse, la lâcheté. Écraser de sa propre existence suffisante celle des autres, présents ou à venir. Enlaidir et torturer comme à plaisir la planète bleue. Se laisser couler dans le tourbillon turpide, destructeur, de milliards de narcissismes entrecroisés. Rien de cela n’est neuf, si ce n’est l’échelle, grâce au génie sans limite, toujours plus efficace, de la destruction et de l’auto-destruction dont nous savons faire preuve.

C’est à cette race que j’appartiens

C’est à cette race que j’appartiens, difficile de contredire une telle évidence. D’ailleurs je sais en moi ces tares, c’est peut-être cela que je fuis. Étrange sensation que de poursuivre des réflexions de cet ordre dans mon fragile cocon suspendu. Cette précarité m’aiguillonne, relativisant la portée de ces amères réflexions. Je le ressens, je le sais, aucune certitude n’existe en cet endroit si ce n’est la joie, oui la joie, d’être vivant et voulant, ici et maintenant, dans un monde minéral qui toujours me renverra à mes limites et ma finitude. Bon plan, finalement, pour un moment d’auto-thérapie. Je reprends le cours de ma pensée. Suis-je occupé, en ce moment de mon existence, à me rétracter, telle l’huître sous le filet de jus de citron ? Image qui me fait grimacer intérieurement, puis sourire : j’exècre ces mollusques glaireux. J’ai bien noté que je m’éloigne de moins en moins volontiers du village perdu dans la montagne dans lequel j’ai élu domicile il y a une dizaine d’années. En acceptant de regarder sans détours les failles profondes du genre humain, en les auscultant en moi à tâtons dans le noir, craignant de peut-être poser la main sur quelque concrétion froide et gluante, devinant dans mes ressorts personnels les tensions, les incomplétudes, les crevasse que porte notre espèce, sapiens, en faisant place en moi à un regard cynique donc, ai-je inconsciemment décidé de rompre les liens ? Où est-ce une conséquence ? « Connais-toi toi-même » disait le philosophe ancien. Mais comment faire pour éviter alors de céder à l’horreur paralysante, nécrosante, des constats qu’il nous faut bien établir ?

Un thé à la neige fondue.

Est-ce la généralité de la question posée, s’ajoutant à la somme des fatigues et des émotions, qui eut raison de mon éveil ? La lumière du jour naissant me révéla un méchant constat. Si le vent était tombé en fin de nuit, si les chutes de neige avaient cessé pour abandonner une couche fraîche d’une douzaine de centimètres d’épaisseur, c’était pour mieux laisser la place à un véritable mur de brouillard. Je circule autour de mon point de bivouac, la visibilité est inférieure à dix mètres. Avancer dans ces conditions serait excessivement périlleux, s’orienter impossible. Mais je sais le temps instable en ces lieux, il n’est donc pas illusoire d’imaginer que le brouillard pourrait se dissiper en cours de matinée. Je peux me permettre d’attendre et, si les conditions ne s’améliorent pas, redescendre vers le refuge. C’est à dire renoncer. Grimace. Je me prépare au départ afin de profiter de la première opportunité. Il me faut un bon moment pour démonter et ranger la tente car il m’a fallu détacher précautionneusement une à une les plaques de glace qui s’étaient formées par endroits sur la toile extérieure. Ma tambouille du matin avalée (muesli trempé dans un chocolat chaud bien noir, thé à la neige fondue), le sac fermé laissé à l’abri des rochers, profitant de quelques trouées temporaires diffusant une lumière froide, je parcours à pas lents cette surface sur laquelle j’ai échoué hier, grande comme quelques porte-avions, juste sous les lignes de crête partant en sens divers.

« Se faire » en enfilade les cinq sommets …

J’ai bien fait d’y croire : l’épais matelas de coton se déchire, se disloque peu à peu avec l’ascension du soleil. Avec le même gémissement que chaque matin, je hisse sur mon dos la masse compacte du sac . C’est toujours très dur à supporter au début, un tel fardeau. Après on s’habitue, un peu. Puis on fatigue, rapidement. Il y a quinze ans, je m’en souviens, il m’est arrivé de trottiner, sur un sentier particulièrement facile, porteur du même sac lourd. « Ô vieillesse ennemie !… ». Je n’ai pas fait vingt pas que je distingue, émergeant des derniers lambeaux légèrement en contrebas, une silhouette humaine, puis deux. Ils sont déjà à quelques dizaines de mètres mais ne m’ont pas encore vu, étant resté adossé à quelques rochers. Je les rejoins. Deux jeunes français, bien chauds après avoir monté en quelques heures ce qui hier m’avait pris près d’une journée. Un sac léger pour deux, visiblement le gros du matos est resté au refuge. Le premier, un gars passablement excité, m’explique qu’ils viennent d’arriver au Maroc pour « se faire » (sic) en enfilade les cinq sommets de plus de 4000 mètres du Haut-Atlas, et ce après avoir déjà appliqué ce schéma dans les Pyrénées l’année précédente. Les voici donc à l’assaut du premier, avec un air de « ils n’ont qu’à bien se tenir ». Tout en échangeant ces quelques brefs propos, nous avançons vers la crête. Je les laisse filer, ou plutôt ils me lâchent aisément. Ils ont fait quatre pas quand j’en fais deux et mon essoufflement (dur dur le démarrage à froid) me dissuade bientôt de toute forme de conversation.

Ils m’ont déjà pris deux cent mètres en arrivant sur la crête, tant mieux me dis-je, je marcherai seul. Puis, là où ma reconnaissance d’hier m’avait fait choisir le nord-est, je les vois obliquer vers le sud-est. Ils vont un train d’enfer, déjà trop loin pour les héler. Je reste quasiment sûr de mon coup, j’ai fait mon topo avec soin hier. Un petit sourire, pas bien méchant, ironique disons : ces deux gars m’ont l’air bien partis pour louper le premier sommet de leur liste. Tandis que le vieux sur lequel ils avaient jeté un regard apitoyé tout à l’heure, va peut-être le rejoindre lui, son sommet. Sans plus tarder, je me détourne et poursuis dans la direction que je m’étais fixée la veille.

Le récit se poursuit dans cet article: De quelques antidotes à l’ivresse des cimes




La feuille blanche et le M’Goun

Écrire sans avoir de compte à rendre à personne, ne prendre prétexte des faiblesses, limites ou impérities de quiconque, écrire comme si jamais je ne devais être lu. Comme dans ces grandes traversées en montagne en solo, lorsque chaque pas mérite une attention, un investissement complet. Non parce que l’on me regarde ou me juge mais parce que chaque geste, chaque décision, compte, terriblement, vitalement parfois. Il me faut être à cent pour cent ‘dedans’, présent à moi-même, pas le choix. En marchant seul, pour moi-même, en écrivant pour moi-même, c’est là que je suis ‘juste’, que je sens instinctivement le point d’équilibre, lorsque mes crapahutes montagnardes ou scripturales m’emmènent sur des sentes particulièrement aériennes. C’est alors que parfois se déroulent les chemins magiques

Seul devant la feuille blanche, je sens monter la même angoisse sourde et complètement paralysante que celle qui me prit alors que, au cours de mon dernier séjour à Ait Lalan, village perdu en fond de vallée, à 1700 mètres d’altitude, je considérais au loin les premiers contrefort du massif du M’Goun. Ces murailles dressées jusqu’à 3000 mètres me sont brutalement apparues pour ce qu’elles étaient : non pas un superbe décor mais une barrière minérale, froide et dure, infranchissable protection des sommets culminant à un peu plus de 4000 mètres qui étaient jusque là, ô vanité, mon objectif. Dans une sorte d’illumination angoissée, il m’est subitement apparu que j’étais incapable de mener à bien le projet qui était le mien, à savoir rejoindre en solo, en autonomie, le sommet du M’Goun, à près de 4100 mètres d’altitude. Trop vieux, pas assez préparé physiquement, techniquement sous-équipé.

Campement nomade sur le haut-plateau

Les risques d’une telle traversée solitaire m’apparaissaient alors criants : chute, blessure invalidante, infection parasitaire grave (comme lors d’un séjour antérieur), eau ou nourriture insuffisante, voire agression, étranger égaré quasiment sans défense dans un immense territoire d’altitude quasiment vide où s’accrochent néanmoins, jusque vers les 3000 mètres, quelques bergers en estive ou tribus nomades déplaçant tentes et troupeaux de chèvres et de dromadaires. Au-delà des accidents possibles, je savais les sentiers improbables et, bien évidemment, le balisage inexistant. Des morts, là-haut, il y en a eu plus d’un et je ne me sentais pas trop la vocation …

Confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit

Et pourtant ! Et pourtant, dix jours après ces méchants moments de révélations paralysantes, je me trouvais à Ouarzazate, après avoir traversé du nord au sud ces montagnes et hauts-plateaux, à pied et sac au dos d’abord, en camion puis minibus ensuite. Que s’était-il passé ? Où avais-je trouvé le courage ?, l’énergie ?, l’incitation ?… Comment répondre ? La détermination peut-être. Le refus conscient de céder au doute ou à la crainte. Me rappeler pourquoi j’avais voulu ce défi, quel sens avait pour moi cette traversée. Me souvenir de cette vérité que confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit. Deux jours à peine après cette brutale confrontation vécue au village, cette détermination m’amenait en effet, après des heures de pérégrinations en minibus branlant et taxis collectifs pleins à craquer, au pied de ces montagnes, non loin d’Agouti. Avec mon ami Azroun, nous avions passé la nuit dans une vieille grange au milieu des champs, chargée de luzerne sèche destinée aux troupeaux. En face, si lointain encore, le sommet du M’Goun – portant chapeau enneigé, visible les rares instants où se dissipait la masse nuageuse épaisse et noire, quasiment mordoresque, qui couvrait tout le massif – paraissait plus inaccessible que jamais. Entre ce sommet et moi, des masses énormes s’interposaient.

Il fait très froid ce matin, le soleil hésite encore à sauter par dessus l’horizon. Pas trop bien réveillé, je prends en pleine tronche les montagnes qui se distinguent peu à peu, les premières très proches de notre bivouac. Je sais devoir adopter une approche légère (euphémisme quand même avec une telle charge sur le dos !), vu mes limites physiques. Sous le soleil d’abord, puis la pluie, l’orage et la tempête peut-être, la neige certainement aussi . En scrutant le paysage, repérer les meilleurs passages. Éviter les traquenards des roches friables , des blocs roulants ou de l’argile glissante. Nous profitons ensemble d’une tasse de thé brûlant. Je le sens bien là; mes doutes sont toujours présents mais ma détermination est forte. La (relative) proximité des cimes agit sur moi comme un aimant. Je saisis mon sac, brève embrassade, c’est parti. Ne céder ni à l’angoisse ni à l’excitation. Il suffit en fait de laisser s’enfiler pas après pas, geste après geste. Avec les premières côtes raides apparaît l’essoufflement, la douleur causée par les sangles du sac lourd (plusieurs jours d’autonomie) qui me tire en arrière. Bientôt le soleil, bien que nous soyons début octobre, fait montre d’agressivité et suscite les premières coulées de transpiration. Là où j’en suis il serait si facile encore de faire demi-tour.

Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi.

Il n’est rien d’autre à opposer à ces premières difficultés que cette détermination. Elle même nourrie d’humilité. Le piège numéro un étant de lancer à la montagne un défi : elle contre moi. D’autres le peuvent peut-être, moi je n’en ai pas les moyens. Et puis, jamais je ne pourrai oublier la leçon apprise il y a longtemps déjà : si la montagne a pour moi une existence, massive et prégnante, pour elle je n’existe pas. Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi. Excellent pour le moral d’ailleurs puisque l’on évite ainsi de voir plus loin la côte qui s’accentue sérieusement ou le col qui semble s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

S’il restait encore quelque part en moi des illusions sur mes capacités, elles sont dissipées dès l’après-midi de ce premier jour. Je gère difficilement l’effort, l’alimentation et l’hydratation. Les derniers hameaux sont loin derrière moi, et je n’ai plus dépassé de bergerie isolée depuis un moment déjà. En m’élevant lentement au-dessus de la strate de moyenne montagne, le paysage s’est désertifié, l’eau va bientôt se faire rare. La déclivité a cru fortement aussi. J’apprends à accepter le rythme des pauses fréquentes, voire très fréquentes. Depuis midi je n’ai plus aperçu quiconque, de près comme de loin. Les sonnailles des troupeaux se sont tues. J’avance.

Avec la fin de la journée apparaissent les limites mentales. Les bourrasques glaciales, charriant parfois des ondées qui confinent à la neige, me secouent durement. Pas d’orage comme souvent j’en ai connu l’été en fin d’après-midi, c’est heureux, ici je me sens très exposé. La pente est très raide, l’environnement inhospitalier. Harassé, je cherche des yeux mais ne trouve nulle petite terrasse un tantinet abritée susceptible d’accueillir mon bivouac. Alors je continue. Tant mieux en fait, au moins je progresse. Malgré une consommation régulière de fruits secs, je flirte avec les limites de l’hypoglycémie et de la dépression.

Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

La pénombre s’installe déjà alors que j’arrive, avec quel soulagement, à un col assez étroit, que l’altimètre situe à près de 3300 mètres. De l’autre côté, se devine encore une large vallée que je peine à distinguer. Sans doute la dernière qui me sépare du M’Goun proprement dit. Je décide de ne pas poursuivre à la frontale, trop dangereux en haute montagne. Il me faut donc m’installer sur ce col étroit et venteux. J’avise un peu plus loin un petit espace plan, parsemé de gros blocs de roche susceptibles de m’abriter. A la limite de l’épuisement mais porté par une dernière salve hormonale, j’installe à la hâte la tente à la lueur de la frontale, luttant contre les bourrasques, portant gants et bonnet, le buff relevé protégeant le visage de la neige qui maintenant a remplacé le crachin de tout à l’heure. Le sol rocailleux refuse d’accueillir mes sardines mais tant pis, il y a du gros caillou en suffisance pour lester les tendeurs. Je rectifie la tension du dernier et me redresse lentement. Un mouvement à quelques mètres interrompt mon geste. Dans le pointillé aveuglant des flocons je crois apercevoir, oui, c’est cela, quelques brebis, dix ou quinze peut-être, se pressant vers l’avant. Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

Le berger s’est arrêté devant moi, tout autant étonné que moi sans doute de cette rencontre. Tête échevelée, barbe hirsute, il porte un lourd manteau noir. Et dans cette masse sombre, surmontant une bouche édentée, un regard d’une intensité, d’une profondeur qui me touchent très loin. Ou plutôt par lesquels je choisis de me laisser toucher, après une seconde de surprise. De crainte peut-être aussi: je n’aurais guère fait le poids face à un solide gaillard de moins de quarante ans et le contenu de mon sac doit représenter pas mal d’argent au regard de celui qu’il aura gagné en redescendant de ces mois d’estive. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour faire confiance à la confiance. Accepter cette présence inattendue, ce regard. Ses grandes mains noires, dures, osseuses, me tendent une gourde dégagée de sous le manteau. Puis, saisissant la besace pendue à son épaule, il me propose du pain. Je décline avec sourires et force remerciements. Enfin, ce que j’arrive à en faire passer en berbère. Le gars affiche un large sourire qui enflamme ses yeux de plus belle, puis, en quelques longues enjambées, disparaît dans la tourmente. Cette apparition s’achevait aussi brutalement qu’elle avait commencé. Elle ne devait pas avoir duré plus d’une minute. Une fois glissé dans le duvet, ma ration réchauffée puis engloutie, le sommeil dans lequel je me noyai instantanément malgré les menaces que faisaient peser sur mon abri les terribles bourrasques, ne me laissa guère l’occasion de méditer sur cet événement.

Trois années ont passé, et ce regard continue à susciter chez moi bien des frémissements. Par sa puissance. Je suis moi, disait-il. Debout, là où je veux être. Par la chaleur qu’il porte aussi : compassion, joie, fraternité ?… allez mettre des mots sur la couleur d’un regard sous la neige ! Les ondes de cette belle rencontre m’ont longtemps accompagné durant les journées et les nuits qui ont suivi. Elles peuvent tout autant me porter face à l’écriture comme face à la montagne. Jouer, peut-être, le rôle d’antidote au monde inhumain des humains.

Que portait ce regard ?

Depuis, souvent je me suis interrogé: que portait ce regard ? Aucun jugement. Il eut pu : « que fait ici ce type ? » « quel est cet étranger ? » Le regard me regardait, simplement. Du coup il confirmait, reconnaissait, validait, mon existence autant que la sienne. Fraternité ensuite: égaux face à la montagne et aux intempéries. Vitalité de l’existence enfin, feu apparemment inextinguible. J’y pense en écrivant ces lignes, mais ce regard ne porte-t-il pas ce que j’essaye de désigner par le terme de ‘néguanthropie‘ ? On y réfléchira plus tard. J’embarque le berger et son regard pour la traversée, non plus du M’Goun, mais du massif de l’écriture. Il m’aidera face au Juge et au Doute. Quand l’énergie manquera aussi, ou le sens.

Une rencontre improbable mais pleine. Mais qu’est-ce que je foutais là en fait ? Souvent, avant, pendant (beaucoup moins), et après l’épreuve (à comprendre au sens d’une expérience éprouvante), la question m’interpelle . Cette question, je me la pose à nouveau avant de poursuivre à la fois le périple de l’écriture et le récit de ce trek mémorable. Pourquoi m’éloigner d’une existence agréable, choisie, aux paramètres connus et, si pas prévisibles, à tout le moins aisément gérables pour la plupart ? Pourquoi m’exposer ainsi, tant aux intempéries, fatigue, inconfort et dangers qu’aux belles rencontres ? Pour quelle(s) raison(s) veux-je traverser les montagnes ? Qui devient ici: pourquoi veux-je réfléchir / écrire ? Bonnes ou mauvaises raisons ne manquent pas, mais elles ont toutes plus ou moins comme un air de justification à posteriori. Je veux écrire, pour donner, partager quelque chose (une vision, des questions, des mises en relation). Ou pour m’assurer que je suis bien capable d’attraper et d’articuler ces fulgurances qui me traversent le cerveau . Ou pour gagner une certaine reconnaissance, tant il est vrai que je n’ai pas encore réussi à faire vraiment sans. La liste ne s’arrête pas là, sans doute, mais une telle réflexion me paraît à tout le moins peu efficace, peu ‘heuristique’ dirais-je.

J’essayais juste d’être conséquent.

Plutôt que de m’interroger sans fin sur le pourquoi, je choisirais plutôt de me laisser porter par cette intuition-ci : j’écris pour tenter de faire sortir de moi quelque chose qui mijote, croit ou décroît, évolue ou stagne, depuis 40 ans au moins. Je le sais, je le sens, c’est tout. Et si je devais me définir un but, et bien il me semble que ce serait celui-là : laisser passer ce qui doit sortir. L’aider aussi un peu sans doute. Sans me préoccuper d’évaluer si cela fera en sorte que l’on m’aime plus ou que l’on m’aime moins. Sans comparer mon chemin à celui par d’autres suivi. Sans céder à la tentation de caresser au passage un ego insatiable. Sans regard oblique interrogateur dans le miroir. Sans inquiétude quant à la respectabilité de ce dont la plume aura accouché. Comme si jamais cela ne devait être lu, comme s’il ne s’agissait pas de billets sur un blog mais de griffonnages sur de petits morceaux de papier punaisés au tableau dans la cuisine … En traversant les montagnes, jamais je ne me suis demandé si le choix d’un tel passage de préférence à un autre était plus ou moins socialement acceptable, si franchir ce col allait faire en sorte que je sois plus aimable qu’en passant par un autre. J’essayais juste d’être conséquent.

Intuition, ai-je écrit. Une piste à suivre …

La suite du récit dans ce post: Un pied devant l’autre.