Les camions
Il en est de toutes sortes : des grands formats ou de petits discrets, bordéliques ou proprets, affichant l’une, l’autre ou toutes le couleurs de l’arc-en-ciel, certains bien âgés déjà, d’autres plus encore, qui semblent même avoir connu les temps ante-diluviens de ma jeunesse, plus ou moins chargés de bipèdes mais aussi, bien souvent, de quelque quadrupède.
La machine spatio-temporelle.
Le peuple des camions ne semble guère se mélanger au reste des humains. Peut-être parce que, désargenté sans complexe, il ne fréquente pas les lieux de consommation où ceux-ci passent le plus clair du temps libre dérobé aux écrans. Du temps justement ils semblent disposer à leur guise, comme si celui coulait librement au lieu d’avancer au rythme nerveux, staccato, de notre programme quotidien : les courses au supermarché, assurer le fil twitter, le compte facebook ou instagram, conduire les enfants ici ou là, l’émission télé à ne pas louper, le club de sport, … L’espace aussi semble leur appartenir : aujourd’hui ici, demain ailleurs, tout sauf la chèvre au piquet. Isolés ou rassemblés à quelques uns, toujours en marge.
Le camion, c’est la machine spatio-temporelle qui permet à ses occupants de vivre dans le monde ordinaire, mais décalé de celui-ci. Sans doute ont-ils compris combien se révèle périlleux l’exercice consistant à tenter de rester soi-même tout en pratiquant ses semblables en leur hyper-système.
Ils
sont donc à la fois dedans et dehors, ambiguïté créatrice.
Un dispositif de filtrage sophistiqué.
L’épaisse couche de poussière recouvrant généralement pare-brise et fenêtres de ces véhicules constitue un dispositif de filtrage sophistiqué, extrêmement salutaire aux fins d’éviter ces terribles accès de dépression que ne peut manquer de susciter la traversée de zones industrielles bétonnées où, faute de coquelicots, fleurissent les témoins architecturaux du sens affirmé de l’esthétique et de la convivialité dont témoigne notre monde. Ou de ces zones commerciales, monstrueux pièges à glu où viennent s’agglutiner en masse compacte des myriades de voitures collées au noir bitume dégageant au soleil ses fumets d’hydrocarbures, tant leurs occupants ne semblent pouvoir s’arrêter de goinfrer leur ennui et mal-être. A moins qu’il ne s’agisse de masquer les immense étendues, tristes à pleurer, de terres agricoles laminées, ponctuées ça et là d’un fantôme squelettique (oh, un arbre !), parcourues de machines énormes pilotées au GPS, sur le sol desquels jamais aucun paysan ne mettra le pied, saturées d’engrais et pesticides, là où rien que le terme biodiversité frise déjà l’indécence. Ou au passage de ces ponts lancés au-dessus des rubans de goudron s’étendant à l’infini, sur lesquels circulent de longs serpents métalliques bruyants et puants. Ou encore à la traversée de ces bourgades plus ou moins oubliées du monde, désertées de toute vie active, dortoirs ou mouroirs, la différence n’étant finalement qu’une question d’échelle temporelle, auxquelles un urbanisme normé impose sa standardisation lénifiante faite de mobiliers urbains ikéatisés, de candélabres sinistrement industriels ou d’un exotisme de pacotille, de surfaces pelées, dallées de béton, sur lesquelles bien courageux serait le badaud qui oserait s’aventurer et encore moins y faire la sieste .
Un petit sourire complice.
Un jour sans doute ils/elles quitteront leur camion. Pour investir une ZAD ou enfiler un costard cheap peut-être. Mais je veux croire qu’ils/elles ne pourront jamais oublier cette existence décalée. Qu’ils retiendront que nul n’est – à ce jour – forcé de s’aligner en rentrant le menton, l’index sur la couture du pantalon. En lieu et place du SNU, le camion !
Ainsi, un petit décalage dans le temps et l’espace semble suffisant à mettre en échec, temporairement tout au moins, le rouleau compresseur de l’assimilation. Ils ne détruisent rien mais leur seule existence fissure déjà nos mythes. Ils ne construisent rien, si ce n’est quelques chemins de traverse. Ils ne cherchent nullement à convaincre, seulement à exister, et leur existence est une conviction.
Je
les regarde donc passer avec un petit sourire complice.
Je dédie ces lignes à ces jeunes grimpeurs (en camion) qui ont, un temps, très agréablement secoué mon ordinaire …