Happy birthday !

Il est tentant de nous imaginer capables de tisser de nos mains le fil de nos existences. Qu’il nous appartient, sur le chemin, de faire les « bons choix », une fois arrivés à l’un ou l’autre carrefour, voire de nous équiper de diplômes porteurs et réseaux relationnels ad hoc. Un cran plus loin, nous sommes maintenant incités à valoriser notre capital personnel (1), ou à élaborer notre plan de vie (2). Une forme d’arrogance qui sied bien à notre monde, celui qui fait preuve de grands talents une fois qu’il s’agit de réduire l’humain à l’un ou l’autre de ses pires travers. La mainmise également d’une certaine rationalité et des valeurs du discours dominant sur nos existences (3). Une mine d’or enfin pour coaches divers et thérapeutes du ‘développement personnel’.

Difficile d’échapper à ce modèle. Il est des expériences vécues néanmoins qui procèdent du ‘lâcher prise’ sur le lendemain. J’aimerais conter ici l’histoire du camion rouge … Mais avant d’en entreprendre le récit, je vous propose un rapide détour, aussi simplement que possible, sans théoriser aucunement, par quelques considérations relatives à l’expérience et au récit. Que le lecteur pourra ‘sauter’ sans dommage s’il le souhaite.

Illustration Wikipedia

La seule expérience de première main à laquelle j’ai accès ne peut être que la mienne. Truisme sans doute mais constat déterminant (4). Le récit à la première personne peut néanmoins, il me semble, s’écrire de deux manières radicalement différentes. J’essaye dans ces pages d’éviter la première, la mise en scène, où je le considérerais de derrière la caméra, position depuis laquelle je décrirais la scène. Cette pratique, de l’ordre de l’objectivation, sonne faux quelque part et se prête en outre à la mise en scène, comme je la nomme. A celle-ci je préfère la voie d’une reconstitution en mode ‘vision subjective’ (dite aussi vision à la première personne, comme dans certains jeux vidéo), me replongeant dans le ‘monde intérieur’ de ces moments, le contenu de la pelote venant plus ou moins aisément une fois que l’on a commencé à en tirer le fil. Fil complexe, constitué de multiples brins faits d’images, de sons, d’émotions, d’odeurs, de sensations. Il n’est nullement question de rechercher par là une hypothétique authenticité du souvenir, la mémoire ne se comportant pas en support passif (5) mais opérant en permanence des démontages et remontages d’éléments. C’est le cheval de l’intuition que je choisis de monter lorsque je saisis et tire ainsi de l’intérieur le fil du souvenir, monture qui bien mieux que moi sait le chemin.

La belle histoire du camion rouge
Haut-Atlas: Le récit d’une traversée, en quelques épisodes.

La belle histoire du camion rouge donc, a pour cadre, une fois de plus, les reliefs du Haut-Atlas. Cela ne doit rien au hasard, on s’en doute, ni à la réelle émotion qui me relie à ces territoires. La plongée sans « ligne de vie » dans un tel univers est faite pour cela : se rendre disponible, exposé, pour les multiples expériences à venir.

Tôt le matin, en remontant le torrent vers Taghia

Or donc, je redescendais d’une longue traversée du haut-plateau, de Zaouiat Ahansal à Tabant, via Taghia, longues journées de marche épuisante sur un territoire d’une beauté extraordinaire. Affaibli par une très méchante infection intestinale, j’avais abrégé d’une journée la traversée pour rejoindre le haut de la vallée d’Aït Bouguemez (dite, vision une peu simplette , « vallée heureuse ») où j’avais trouvé le toit et le couvert dans un gîte pour groupes, désert à cette époque de l’année. De là j’espérais pouvoir rejoindre Tabant par la piste par un moyen de transport moins épuisant que mes vieilles gambettes. Après un luxueux repas de riz blanc cuit à l’eau, délicatement accompagné de son liquide de cuisson, précédant une nuit fort moyennement réparatrice, j’entreprends de rejoindre le village, un ou deux kilomètres plus bas, en quête d’un véhicule quelconque, suivant le raisonnement élémentaire que la probabilité d’en trouver un augmenterait en bord de piste. Tout à l’heure cela avait un peu chauffé entre le proprio et moi, nous ne nous étions pas assez clairement mis d’accord sur le prix (erreur!), du coup je n’avais pas vraiment pu tenter de lui soutirer quelque information.

Le temps passe. Le temps passe toujours …

Très matinal comme d’habitude, je ne vois presque personne en longeant le village. La piste poussiéreuse rapidement rejointe, j’entreprends de la suivre durant une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où j’aperçois trois ou quatre hommes, assis au bord, visiblement occupés à attendre quelque chose. Quoi ? Un taxi collectif sans doute ou un minibus qui les amènerait au bourg. Je tente le contact mais cette fois mes quelques mots de berbère n’y suffisent pas. Je m’écarte de quelques mètres et m’assied moi aussi. L’attente est un art auquel je commence tout juste à m’initier. Nous verrons bien …

Le temps passe. Les bruits du village proche témoignent du démarrage de la journée. Le temps passe toujours. Il me semble souvent plus discret ici qu’ailleurs, c’est à peine si on le voit passer. Je n’ai aucune idée de l’heure, plutôt tôt encore me semble-t-il, vu la fraîcheur persistante. Sur la piste toujours rien, rien que la poussière, qui s’élève parfois mollement sur un coup de brise avant de retomber quelques mètres plus loin. Je n’ai rien entendu venir mais au raidissement de mes voisins je saisis que leur attente, la mienne aussi peut-être, devrait prendre fin sous peu. Les imitant, je me relève, et c’est alors que je le vois arriver.

Ici la parole est poussière … (sur le plateau)

Quelque peu assoupi par l’attente, je suis saisi par cette vision d’un superbe camion de chantier des années cinquante, d’un rouge pétant, poudré de poussière comme une vieille maquerelle mais bien vaillant encore semble-t-il. Deux ou trois bonshommes sont déjà à bord, j’imagine que le conducteur fait le tour des hameaux avant de descendre au bourg ces hommes qui cherchent à se faire embaucher pour la journée. Mes compagnons d’attente ont sauté dans la benne ou sur le toit après avoir filé la pièce au conducteur. Je m’approche de sa vitre ouverte et, coup de chance, on arrive à se comprendre lui et moi. Le gars rejoint bien Tabant et pour deux dirhams (6) je fais partie du voyage. Le billet de transport le moins cher de mon existence.

J’ai dix ans !

Mon sac jeté par dessus bord, j’y grimpe, tiré par mes prédécesseurs. Je me laisse glisser au fond de la benne, le sac à côté de moi. Et c’est là que cela se passe … Dans la poussière dont nous profitons amplement là derrière, les grincements pathétiques des lames de ressort épuisées, les secousses qui à tout moment me décollent plus ou moins violemment les fesses de la tôle, arrive l’illumination soudaine de la date (dans ce mode d’existence le calendrier fait rarement partie de mes préoccupations premières) : nous sommes aujourd’hui le jour de mon anniversaire … Happy Birthday ! Accroché d’une main à mon sac, de l’autre au rebord de la benne, je crois bien que durant un instant j’ai souri d’une oreille à l’autre. J’ai dix ans là. Oui, j’ai dix ans et je ne peux rêver cadeau d’anniversaire plus extraordinaire qu’une longue balade sur la benne d’un beau camion rouge ! Celui-ci d’ailleurs devait avoir bien bossé déjà lorsque j’ai soufflé mes dix bougies, pour de vrai. Je me laisse couler dans cette image, qui devient sensations, passant ma main dans les cheveux ébouriffés du gamin.

Le dénominateur commun n’est pas loin

Un calme paisible m’a envahi. L’instant n’ a rien d’une béatitude néanmoins, Il me semble tout ressentir au carré : les cahots (ouïe!) les odeurs des champs qui commencent à se réchauffer, celle du crottin d’âne sur la piste, la fumée des petits feux de cuisine à la traversé d’un hameau, le vent qui s’est fait plus chaud maintenant et agace doucement la pilosité de mes avants-bras. A la dérobée, je jette un œil sur mes compagnons de route silencieux, difficile il est vrai d’échanger plus de deux ou trois mots hachés dans ces conditions. Le regard au loin bien souvent, les paupières mi-closes protégeant les yeux de la poussière, ils portent là leur vie de chaque jour, bien différente de la mienne. Et en même temps, le dénominateur commun (à nos existences) n’est pas loin, on peut presque le toucher là. Accroché d’une main à cette coque de métal rouillé, je continue à me laisser imprégner. A la joie indicible du gamin comblé vient s’ajouter une autre sensation encore. Comme si une bulle invisible s’était formée autour de mon beau camion rouge, au croisement radicalement improbable des trajectoires individuelles de ses occupants.

Étape après étape, la benne s’est remplie. Les cahots nous poussent les uns contre les autres, les coudes, les épaules, les genoux se heurtent. Mon voisin, monté à bord lors du dernier arrêt sort de sa poche une clope roulée à la diable qu’il a du confectionner en attendant le camion. Je lui tends mon briquet, échange de regards autour d’une flamme vite éteinte, bouffée de fumée, chacun retourne à ses pensées. La vallée s’élargit, nous devons être proches du bourg maintenant. Quelques minutes plus tard en effet, le camion s’arrête sur une vaste aire dégagée, un peu avant les premières maisons du bourg. C’est ici sans doute que les journaliers seront chargés à bord des pick-ups des patrons venus chercher la main d’œuvre pour les cultures qui sont dans cette large vallée d’un tout autre ordre que dans les villages de montagne : vastes champs et vergers, coopérative agricole, chambres froides de stockage, etc. La route goudronnée passe là d’ailleurs, c’est tout dire. Fin de la parenthèse onirique. Je laisse avec un soupçon de regret s’envoler dans les nuages le gamin de dix ans au visage traversé d’un beau sourire, salue mes compagnons de voyage, charge le sac sur le dos et m’éloigne lentement vers le bourg …

Hors de toute ligne droite

Un tel récit, tout ce qu’il y a de plus anecdotique, n’appelle à mes yeux aucune conclusion. De multiples expériences telles que celle-ci, petites ou non, procédant toutes du même ‘lâcher prise’ m’ont néanmoins conféré une assurance suffisante à me donner l’envie de confier, dans des situations d’une autre amplitude, les rênes à l’intuition (7) . Me laisser en quelque sorte bouleverser, hors de toute trajectoire ressemblant peu ou prou à une ligne droite. D’autres cadeaux inattendus ont succédé à celui offert au gamin aux yeux émerveillés. Ce blog ressort de la même aspiration. Lâcher prise nous enrichit.

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(1) « Dans son ouvrage consacré au capital humain en 1964, G. Becker le définit comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. »  Chaque travailleur dispose d’un « capital » propre, constitué par ses qualités personnelles et sa formation. Comme tout actif ou patrimoine, ce capital est un stock qui peut produire des ressources, s’éroder ou croître s’il fait l’objet d’un investissement » (Rochford, L. (2016). Contrepoint – Gary Becker et la notion de capital humain. Informations sociales, 1(1), 65-65. https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 ). Le concept qui ,depuis 1964, a remporté le succès que l’on sait se trouve néanmoins l’objet de critiques cinglantes, jusqu’au sein même des milieux du management voir p.ex. Cadet, I. (2014). La mesure du capital humain : comment évaluer un oxymore ? Du risque épistémologique à l’idéologie de la certification. Question(s) de management, 1(1), 11-32. https://doi.org/10.3917/qdm.141.0011). Au-delà des sérieuses limites explicatives que constitue l’hypothèse classique de l’économie mainstream des choix économiques portés par des individuels rationnels. D’autres auteurs mettent notamment en évidence l’instrumentalisation du concept par les classes sociales dominantes ou alliées : « En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante. »Poulain, É. (2001). Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel. Revue économique, 1(1), 91-116. https://doi.org/10.3917/reco.521.0091 .

(2) La recherche de référence bibliographique peut s’avérer fastidieuse mais elle offre de temps à autre de petits moments de plaisir simple. Ainsi de l’adresse de ce site « Je change my life » (100 % branché, c’est certain!) ou du mode d’emploi ‘how to do’ de cet autre.

(3) Au temps t et au point p, on ne peut planifier sa route qu’au moyen de ce que l’on connaît déjà du territoire et/ou des cartes qui nous sont fournies (et qui, redite peut-être mais rappel salutaire néanmoins, ne constituent pas le territoire mais une certaine lecture et représentation de celui-ci, réalisée dans une certaine intention par des personnes ou institutions). Du point p et au temps t on ne peut dès lors imaginer le territoire de l’existence à parcourir qu’au travers d’une lucarne étroite. On n’en tirera jamais qu’un plan de vie limité aux chemins parcourus par tant d’autres, on fera halte dans les auberges dûment certifiées et, surtout, on s’interdira de sortir du sac la machette ou la houe pour tracer, dans le sang et la sueur si nécessaire, son propre chemin. Il est navrant de croiser tant de parents anxieux de choisir pour leur enfant la bonne école qui les armera des diplômes et réseaux adéquats dans la dure compétition de l’existence. Combien de jeunes plongés dès l’adolescence, voire bien plus tôt encore, dans le moule comme plomb fondu ?

(4) D’où l’intérêt du partage de ces pages, entre autres.

(5) de type mémoire magnétique

(6) unité monétaire marocaine (1 dirham représente environ 0,1 euro)

(7) Intuition, conscience, rationalité, contrôle … tout cela ferait une matière bien intéressante pour un futur article




La feuille blanche et le M’Goun

Écrire sans avoir de compte à rendre à personne, ne prendre prétexte des faiblesses, limites ou impérities de quiconque, écrire comme si jamais je ne devais être lu. Comme dans ces grandes traversées en montagne en solo, lorsque chaque pas mérite une attention, un investissement complet. Non parce que l’on me regarde ou me juge mais parce que chaque geste, chaque décision, compte, terriblement, vitalement parfois. Il me faut être à cent pour cent ‘dedans’, présent à moi-même, pas le choix. En marchant seul, pour moi-même, en écrivant pour moi-même, c’est là que je suis ‘juste’, que je sens instinctivement le point d’équilibre, lorsque mes crapahutes montagnardes ou scripturales m’emmènent sur des sentes particulièrement aériennes. C’est alors que parfois se déroulent les chemins magiques

Seul devant la feuille blanche, je sens monter la même angoisse sourde et complètement paralysante que celle qui me prit alors que, au cours de mon dernier séjour à Ait Lalan, village perdu en fond de vallée, à 1700 mètres d’altitude, je considérais au loin les premiers contrefort du massif du M’Goun. Ces murailles dressées jusqu’à 3000 mètres me sont brutalement apparues pour ce qu’elles étaient : non pas un superbe décor mais une barrière minérale, froide et dure, infranchissable protection des sommets culminant à un peu plus de 4000 mètres qui étaient jusque là, ô vanité, mon objectif. Dans une sorte d’illumination angoissée, il m’est subitement apparu que j’étais incapable de mener à bien le projet qui était le mien, à savoir rejoindre en solo, en autonomie, le sommet du M’Goun, à près de 4100 mètres d’altitude. Trop vieux, pas assez préparé physiquement, techniquement sous-équipé.

Campement nomade sur le haut-plateau

Les risques d’une telle traversée solitaire m’apparaissaient alors criants : chute, blessure invalidante, infection parasitaire grave (comme lors d’un séjour antérieur), eau ou nourriture insuffisante, voire agression, étranger égaré quasiment sans défense dans un immense territoire d’altitude quasiment vide où s’accrochent néanmoins, jusque vers les 3000 mètres, quelques bergers en estive ou tribus nomades déplaçant tentes et troupeaux de chèvres et de dromadaires. Au-delà des accidents possibles, je savais les sentiers improbables et, bien évidemment, le balisage inexistant. Des morts, là-haut, il y en a eu plus d’un et je ne me sentais pas trop la vocation …

Confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit

Et pourtant ! Et pourtant, dix jours après ces méchants moments de révélations paralysantes, je me trouvais à Ouarzazate, après avoir traversé du nord au sud ces montagnes et hauts-plateaux, à pied et sac au dos d’abord, en camion puis minibus ensuite. Que s’était-il passé ? Où avais-je trouvé le courage ?, l’énergie ?, l’incitation ?… Comment répondre ? La détermination peut-être. Le refus conscient de céder au doute ou à la crainte. Me rappeler pourquoi j’avais voulu ce défi, quel sens avait pour moi cette traversée. Me souvenir de cette vérité que confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit. Deux jours à peine après cette brutale confrontation vécue au village, cette détermination m’amenait en effet, après des heures de pérégrinations en minibus branlant et taxis collectifs pleins à craquer, au pied de ces montagnes, non loin d’Agouti. Avec mon ami Azroun, nous avions passé la nuit dans une vieille grange au milieu des champs, chargée de luzerne sèche destinée aux troupeaux. En face, si lointain encore, le sommet du M’Goun – portant chapeau enneigé, visible les rares instants où se dissipait la masse nuageuse épaisse et noire, quasiment mordoresque, qui couvrait tout le massif – paraissait plus inaccessible que jamais. Entre ce sommet et moi, des masses énormes s’interposaient.

Il fait très froid ce matin, le soleil hésite encore à sauter par dessus l’horizon. Pas trop bien réveillé, je prends en pleine tronche les montagnes qui se distinguent peu à peu, les premières très proches de notre bivouac. Je sais devoir adopter une approche légère (euphémisme quand même avec une telle charge sur le dos !), vu mes limites physiques. Sous le soleil d’abord, puis la pluie, l’orage et la tempête peut-être, la neige certainement aussi . En scrutant le paysage, repérer les meilleurs passages. Éviter les traquenards des roches friables , des blocs roulants ou de l’argile glissante. Nous profitons ensemble d’une tasse de thé brûlant. Je le sens bien là; mes doutes sont toujours présents mais ma détermination est forte. La (relative) proximité des cimes agit sur moi comme un aimant. Je saisis mon sac, brève embrassade, c’est parti. Ne céder ni à l’angoisse ni à l’excitation. Il suffit en fait de laisser s’enfiler pas après pas, geste après geste. Avec les premières côtes raides apparaît l’essoufflement, la douleur causée par les sangles du sac lourd (plusieurs jours d’autonomie) qui me tire en arrière. Bientôt le soleil, bien que nous soyons début octobre, fait montre d’agressivité et suscite les premières coulées de transpiration. Là où j’en suis il serait si facile encore de faire demi-tour.

Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi.

Il n’est rien d’autre à opposer à ces premières difficultés que cette détermination. Elle même nourrie d’humilité. Le piège numéro un étant de lancer à la montagne un défi : elle contre moi. D’autres le peuvent peut-être, moi je n’en ai pas les moyens. Et puis, jamais je ne pourrai oublier la leçon apprise il y a longtemps déjà : si la montagne a pour moi une existence, massive et prégnante, pour elle je n’existe pas. Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi. Excellent pour le moral d’ailleurs puisque l’on évite ainsi de voir plus loin la côte qui s’accentue sérieusement ou le col qui semble s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

S’il restait encore quelque part en moi des illusions sur mes capacités, elles sont dissipées dès l’après-midi de ce premier jour. Je gère difficilement l’effort, l’alimentation et l’hydratation. Les derniers hameaux sont loin derrière moi, et je n’ai plus dépassé de bergerie isolée depuis un moment déjà. En m’élevant lentement au-dessus de la strate de moyenne montagne, le paysage s’est désertifié, l’eau va bientôt se faire rare. La déclivité a cru fortement aussi. J’apprends à accepter le rythme des pauses fréquentes, voire très fréquentes. Depuis midi je n’ai plus aperçu quiconque, de près comme de loin. Les sonnailles des troupeaux se sont tues. J’avance.

Avec la fin de la journée apparaissent les limites mentales. Les bourrasques glaciales, charriant parfois des ondées qui confinent à la neige, me secouent durement. Pas d’orage comme souvent j’en ai connu l’été en fin d’après-midi, c’est heureux, ici je me sens très exposé. La pente est très raide, l’environnement inhospitalier. Harassé, je cherche des yeux mais ne trouve nulle petite terrasse un tantinet abritée susceptible d’accueillir mon bivouac. Alors je continue. Tant mieux en fait, au moins je progresse. Malgré une consommation régulière de fruits secs, je flirte avec les limites de l’hypoglycémie et de la dépression.

Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

La pénombre s’installe déjà alors que j’arrive, avec quel soulagement, à un col assez étroit, que l’altimètre situe à près de 3300 mètres. De l’autre côté, se devine encore une large vallée que je peine à distinguer. Sans doute la dernière qui me sépare du M’Goun proprement dit. Je décide de ne pas poursuivre à la frontale, trop dangereux en haute montagne. Il me faut donc m’installer sur ce col étroit et venteux. J’avise un peu plus loin un petit espace plan, parsemé de gros blocs de roche susceptibles de m’abriter. A la limite de l’épuisement mais porté par une dernière salve hormonale, j’installe à la hâte la tente à la lueur de la frontale, luttant contre les bourrasques, portant gants et bonnet, le buff relevé protégeant le visage de la neige qui maintenant a remplacé le crachin de tout à l’heure. Le sol rocailleux refuse d’accueillir mes sardines mais tant pis, il y a du gros caillou en suffisance pour lester les tendeurs. Je rectifie la tension du dernier et me redresse lentement. Un mouvement à quelques mètres interrompt mon geste. Dans le pointillé aveuglant des flocons je crois apercevoir, oui, c’est cela, quelques brebis, dix ou quinze peut-être, se pressant vers l’avant. Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

Le berger s’est arrêté devant moi, tout autant étonné que moi sans doute de cette rencontre. Tête échevelée, barbe hirsute, il porte un lourd manteau noir. Et dans cette masse sombre, surmontant une bouche édentée, un regard d’une intensité, d’une profondeur qui me touchent très loin. Ou plutôt par lesquels je choisis de me laisser toucher, après une seconde de surprise. De crainte peut-être aussi: je n’aurais guère fait le poids face à un solide gaillard de moins de quarante ans et le contenu de mon sac doit représenter pas mal d’argent au regard de celui qu’il aura gagné en redescendant de ces mois d’estive. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour faire confiance à la confiance. Accepter cette présence inattendue, ce regard. Ses grandes mains noires, dures, osseuses, me tendent une gourde dégagée de sous le manteau. Puis, saisissant la besace pendue à son épaule, il me propose du pain. Je décline avec sourires et force remerciements. Enfin, ce que j’arrive à en faire passer en berbère. Le gars affiche un large sourire qui enflamme ses yeux de plus belle, puis, en quelques longues enjambées, disparaît dans la tourmente. Cette apparition s’achevait aussi brutalement qu’elle avait commencé. Elle ne devait pas avoir duré plus d’une minute. Une fois glissé dans le duvet, ma ration réchauffée puis engloutie, le sommeil dans lequel je me noyai instantanément malgré les menaces que faisaient peser sur mon abri les terribles bourrasques, ne me laissa guère l’occasion de méditer sur cet événement.

Trois années ont passé, et ce regard continue à susciter chez moi bien des frémissements. Par sa puissance. Je suis moi, disait-il. Debout, là où je veux être. Par la chaleur qu’il porte aussi : compassion, joie, fraternité ?… allez mettre des mots sur la couleur d’un regard sous la neige ! Les ondes de cette belle rencontre m’ont longtemps accompagné durant les journées et les nuits qui ont suivi. Elles peuvent tout autant me porter face à l’écriture comme face à la montagne. Jouer, peut-être, le rôle d’antidote au monde inhumain des humains.

Que portait ce regard ?

Depuis, souvent je me suis interrogé: que portait ce regard ? Aucun jugement. Il eut pu : « que fait ici ce type ? » « quel est cet étranger ? » Le regard me regardait, simplement. Du coup il confirmait, reconnaissait, validait, mon existence autant que la sienne. Fraternité ensuite: égaux face à la montagne et aux intempéries. Vitalité de l’existence enfin, feu apparemment inextinguible. J’y pense en écrivant ces lignes, mais ce regard ne porte-t-il pas ce que j’essaye de désigner par le terme de ‘néguanthropie‘ ? On y réfléchira plus tard. J’embarque le berger et son regard pour la traversée, non plus du M’Goun, mais du massif de l’écriture. Il m’aidera face au Juge et au Doute. Quand l’énergie manquera aussi, ou le sens.

Une rencontre improbable mais pleine. Mais qu’est-ce que je foutais là en fait ? Souvent, avant, pendant (beaucoup moins), et après l’épreuve (à comprendre au sens d’une expérience éprouvante), la question m’interpelle . Cette question, je me la pose à nouveau avant de poursuivre à la fois le périple de l’écriture et le récit de ce trek mémorable. Pourquoi m’éloigner d’une existence agréable, choisie, aux paramètres connus et, si pas prévisibles, à tout le moins aisément gérables pour la plupart ? Pourquoi m’exposer ainsi, tant aux intempéries, fatigue, inconfort et dangers qu’aux belles rencontres ? Pour quelle(s) raison(s) veux-je traverser les montagnes ? Qui devient ici: pourquoi veux-je réfléchir / écrire ? Bonnes ou mauvaises raisons ne manquent pas, mais elles ont toutes plus ou moins comme un air de justification à posteriori. Je veux écrire, pour donner, partager quelque chose (une vision, des questions, des mises en relation). Ou pour m’assurer que je suis bien capable d’attraper et d’articuler ces fulgurances qui me traversent le cerveau . Ou pour gagner une certaine reconnaissance, tant il est vrai que je n’ai pas encore réussi à faire vraiment sans. La liste ne s’arrête pas là, sans doute, mais une telle réflexion me paraît à tout le moins peu efficace, peu ‘heuristique’ dirais-je.

J’essayais juste d’être conséquent.

Plutôt que de m’interroger sans fin sur le pourquoi, je choisirais plutôt de me laisser porter par cette intuition-ci : j’écris pour tenter de faire sortir de moi quelque chose qui mijote, croit ou décroît, évolue ou stagne, depuis 40 ans au moins. Je le sais, je le sens, c’est tout. Et si je devais me définir un but, et bien il me semble que ce serait celui-là : laisser passer ce qui doit sortir. L’aider aussi un peu sans doute. Sans me préoccuper d’évaluer si cela fera en sorte que l’on m’aime plus ou que l’on m’aime moins. Sans comparer mon chemin à celui par d’autres suivi. Sans céder à la tentation de caresser au passage un ego insatiable. Sans regard oblique interrogateur dans le miroir. Sans inquiétude quant à la respectabilité de ce dont la plume aura accouché. Comme si jamais cela ne devait être lu, comme s’il ne s’agissait pas de billets sur un blog mais de griffonnages sur de petits morceaux de papier punaisés au tableau dans la cuisine … En traversant les montagnes, jamais je ne me suis demandé si le choix d’un tel passage de préférence à un autre était plus ou moins socialement acceptable, si franchir ce col allait faire en sorte que je sois plus aimable qu’en passant par un autre. J’essayais juste d’être conséquent.

Intuition, ai-je écrit. Une piste à suivre …

La suite du récit dans ce post: Un pied devant l’autre.