Au-delà des ruines.

Cet article constitue la suite du texte « Tous les désespoirs nous sont permis ».

source

Nous en étions arrivés à l’invitation à tirer, d’une main aussi ferme que possible, une ligne définitive aux fins de solder le compte de nos espoirs. Quel que soit le point cardinal où nous portons notre regard aujourd’hui, l’horizon se révèle fermé, totalement hermétique à nos attentes. Nous en avons très longuement disserté dans l’article précédent, relativement à ce qu’il est convenu d’appeler la crise écologique, même si, ainsi que nous l’écrivions, un tel exercice eut pu être mené sur d’autres terrains (IA, TIC, autoritarisme fascisant, militarisation, etc.) tout en nous amenant à un constat identique. Nous n’y reviendrons plus, l’exercice n’étant guère enthousiasmant, c’est clair, mais surtout parce qu’il n’est ici nullement question de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit mais bien plus de poursuivre sans faiblir la ligne d’une réflexion entamée il y a un bon moment déjà.

Peurs et ruines.

Nous n’avons pas peur des ruines, nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.

Yannis YOULOUNTAS

Ainsi s’expriment les protagonistes du récent film de Yannis YOULOUNTAS. La peur des ruines nous tétanise. Aussi longtemps que nous nous soumettrons à l’emprise de cette peur, que nous nous refuserons l’entrée en zone d’inconfort (mental, physique, social, intellectuel, émotionnel, tout!), que nous refuserons d’accepter la perte de tout ce à quoi nous tenons, nous resterons acteurs de notre propre impuissance.

Car c’est bien de notre puissance qu’il s’agit ici. Une puissance qui n’a rien à voir avec le courage. « Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La peur, la consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas ». C’est Gunther ANDERS qui s’exprimait de la sorte, dont la vie bien mouvementée, du régime nazi le poussant à l’exil en 1933, à la rudesse de la survie quotidienne en terre d’asile (France puis États-Unis), avant d’expérimenter les joies du stalinisme en RDA, exil à nouveau, pour in fine se retrouver pétrifié face à la menace nucléaire de la seconde moitié du XXème siècle (menace qui ne nous a pas vraiment quittés, d’ailleurs). Un tel parcours eut pourtant pu justifier des exhortations au courage, ou à l’espoir.

Si ce n’est de courage qu’il s’agit, devrions-nous dès lors convoquer l’utopie ? Fut-il distant, dans l’espace et/ou le temps, l’utopie est un projet. Qui convoque le désir, lequel prend forme, en quelque sorte, dans l’espoir. Pour notre (recon)quête de puissance, à l’utopie nous substituerons l’atopie (néologisme sans aucun rapport avec une affection dermatologique), une utopie totalement ouverte, à la limite sans contenu, mais qui révèle la dynamique du changement. Et cette atopie nous la nommerons espérance, nous allons tenter de voir pourquoi et comment.

Du dés-espoir à l’espérance.

Si nous soutenons que l’espérance ne peut germer que dans le terreau du deuil de l’espoir, nous n’ignorons pas qu’un tel distinguo, s’il est possible en français, n’est pas adopté par toutes les langues. Chaque langue possède ses spécificités, richesses, possibilités. C’est d’ailleurs un des intérêts du bilinguisme que de découvrir d’autres nuances langagières et donc culturelles. Ainsi, anglophones, germanophones ou néerlandophones, parmi bien d’autres, ne distingueront pas les termes ‘espoir’ et ’espérance’. La langue française nous le permet. Elle peut se révéler bien pauvre par ailleurs, ainsi lorsqu’il s’agit désigner la neige, là où langage Esquimau comporte pour celle-ci une bonne dizaine de mots (et non cinquante comme le colporte la légende urbaine) : molle, cristalline, fine, à la surface moutonnée ou glacée, etc. Lucien SCHNEIDER, Dictionnaire du langage esquimau de l’Ungava, Presse Universitaires de Laval, 1970).

Alors que l’espoir se définit couramment comme une disposition de l’esprit humain qui consiste en l’attente d’un futur bon ou meilleur (« J’ai l’espoir d’avoir réussi mon examen »), l’espérance serait un concept plus large que nous pourrions définir à ce stade comme une confiance naturelle, sans qu’elle doive nécessairement être soutenue par un argumentaire donc, en l’avenir (ou peut-être l’advenir?). Mais sans le côté plus ou moins prédictif des références à l’avenir (ainsi que discuté plus haut avec le néologisme ‘atopie’), sans contenu dirons-nous à ce stade.

Rien ni personne ne peut nous garantir que l’espérance ne constitue pas une impasse …(source). Ancienne voie d’entrée du charbonnage de l’Espérance à Saint-Nicolas, dans la banlieue de Liège en Belgique.

L’espoir est le prolongement du désir, dont nous avons longuement scruté les pièges, tenants et aboutissants dans un post antérieur. Il va au-delà d’un calcul de probabilité plus ou moins rigoureux, un peu comme si son objet nous était dû. On peut dès lors le voir comme une position égotique. Il suppose une certaine prévisibilité, comme s’il était en notre pouvoir d’apprivoiser le devenir des choses ou à tout le moins de conjurer l’avènement de nos appréhensions, relevant ainsi d’une volonté de maîtrise du destin. On mesurera peut-être mieux la spécificité de ‘l’être au monde’ (épistémique ?) sous-tendant ces notions en la confrontant au concept bouddhiste d’impermanence (Anitya). Collision frontale (sur laquelle nous pourrions revenir dans un prochain texte).

Supposant un degré minimum de certitude sur le lendemain, une continuité des événements, de l’existence, l’espoir nous limite aux avenirs prévisibles alors que l’espérance ouvre grande la porte des possibilités non encore connues. Nous explorerons un peu plus loin dans quelle dynamique cette ouverture nous est nécessaire.

Nous avons perdu l’épistémé, la position existentielle des auteur(e)s des peintures rupestres de Lascaux.

L’homme se transforme en même temps qu’il transforme le monde et les conditions de son existence. Il concrétise plus ou moins différents nexus / modes de ses capacités en fonction du contexte et de l’époque (possibilités / contraintes) et de la manière dont il interagit avec celles-ci. Si l’être humain d’aujourd’hui peut éventuellement s’offrir une escapade touristique à 200000 dollars dans l’espace (ainsi que le mode de pensée, les valeurs et la construction socio-politique qui vont avec), il se révèle bien incapable de produire les merveilles de Lascaux (idem). Une telle comparaison, reconnaissons-le, relativise la grandeur de l’’homo consumens’ (Erich FROMM) que nous sommes devenus.

Nous commençons à percevoir, derrière cette dualité espoir / espérance, ce que nous pourrions appeler des positions existentielles (nous reprendrons plus loin le terme de ‘topos psychique’) (sans rapport aucun avec les positions existentielles de l’Analyse Transactionnelle) radicalement distinctes. Une anecdote personnelle pourrait peut-être illustrer ce propos.

Mato (cible utilisée dans la pratique du Kyudo)(source)

L’archer franchit la ligne imaginaire qui délimite l’aire de tir, dans ce minuscule dojo installé sur la pente est de la montagne. Grandes dalles de granite et herbe rase. Une levée de sable protégée par une petite toiture de bois de cèdre supporte la mato, la cible. Elle se confond presque avec les énormes blocs rocheux et la forêt de fayards environnante. Léger souffle frais, lumière matinale, silence ponctué de quelques chants d’oiseaux. Dans un lent cérémonial, où chaque fraction de geste est codée, il s’est positionné face à la cible, de profil. L’arc dans la main gauche, les deux flèches dans la droite, le regard se porte vers la gauche, accrochant la mato. Elle est là, à 28 mètres de la ligne de tir et ses cercles concentriques noirs et blancs sollicitent le désir de l’archer. Expiration lente pendant que le regard revient vers la main droite qui lentement encoche la première flèche. Remontant le long de celle-ci, depuis l’empennage jusqu’à la pointe, le regard revient se porter sur la cible. Mais le regard ne regarde plus. Confusion des sens et clarté des gestes à la fois. Assuré d’un ferme ancrage au sol par les pieds, voilà que le grand arc s’élève, comme aspiré vers le ciel. Le bras gauche se déploie partiellement, l’arc se décentre, le coude droit s’écarte pendant que l’arc redescend, la flèche maintenant à hauteur des lèvres de l’archer, le regard toujours perdu dans la cible, qu’il traverse, comme allant au-delà. Tension extrême et relâchement dans un équilibre horizontal et vertical. Tout désir s’est éteint. Il n’y a plus ni temps ni espace (combien de seconde dure ce moment ? où se trouve la cible?). Et puis la flèche est partie. Sensation explosive, perception violente percutant l’esprit de l’archer, c’est tout autant la cible qui vient à la rencontre de la flèche que l’inverse. Les deux s’étant rejointes, l’archer ramène aux hanches les deux bras restés ouverts après le lâcher, s’incline légèrement dans un salut respectueux et quitte d’un pas lent et glissé l’aire de tir.

Tir à l’arc moderne en extérieur (source)

Discipline olympique, le tir à l’arc moderne recourt à un matériel sophistiqué, paramétré dans l’unique but de permettre au tireur d’atteindre la cible. Il s’agit de viser pour réussir, avec l’espoir de réussir. Voilà pour l’espoir. Une position existentielle dans laquelle l’égo porteur d’un désir tente, par un dispositif ad hoc, de forcer les éléments (arc, flèche, cible) à s’aligner dans la direction de son projet, percer le cœur de la cible.

Le kyudoka renonce à ce projet pour mieux l’atteindre. Il s’insère dans une relation complexe entre l’individu complet, relié (au sol, au cosmos, à sa respiration), l’arc, la flèche, la cible. Dans cette relation il n’est plus question de désir, projet ou espoir, mais d’une finalité, inéluctable aboutissement, du moment que l’ensemble a trouvé son équilibre. Nous pourrions peut-être dire qu’il apprivoise la cible, au sens de St Exupéry. «  Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre » dit le Renard au Petit Prince. Le tir du kyudoka est un geste d’espérance (*).

Vertu théologale, aux côtés de la foi et de la charité, l’espérance apparaît comme verticale alors que l’espoir serait horizontal. L’espérance est un acte de foi, sans qu’il s’agisse nécessairement de foi en Dieu, bien souvent d’ailleurs dans une perspective eschatologique. Foi messianique, en l’avenir, en la vie, nous pouvons aligner divers concepts derrière celui d’espérance. Dépendant peut-être de notre capacité à accepter la vacuité (espérance mystique).

Car l’espérance, qu’elle soit ou non orientée vers une quelconque divinité, est d’abord oubli de soi. Non qu’il s’agisse de négliger sa personne ou son individualité, c’est au niveau de l’égo que nous nous situons. Dans l’archerie moderne comme dans le Kyudo, l’objectif de l’archer est bien d’atteindre la cible. L’esprit zen qui sous-tend la discipline traditionnelle japonaise privilégie une pratique exigeante, destinée à favoriser chez le pratiquant un état de ‘non-pensée’. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre l’oubli de soi qui distingue l’espérance de l’espoir (celui-ci relevant, nous l’avons vu, même quand il porte sur autrui, de l’ordre du projet égotique).

« Quelque chose vient de tirer ! » s’écria-t-il (le Maître d’Eugen Herrigel), tandis que, hors de moi, je le dévisageais. Enfin, lorsque j’eus pleinement réalisé ce qu’il entendait par ces mots, cela provoqua en moi une explosion de joie que je fus incapable de contenir. « Doucement, dit le Maître, ce que je viens de vous dire n’a rien d’une louange, voyez-y une simple constatation qui ne doit pas vous émouvoir. Ce n’est pas non plus devant vous que je me suis incliné, car dans ce coup vous n’êtes pour rien. Cette fois, vous vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comme un fruit mûr, le coup s’est détaché de vous. Et maintenant, continuez à vous exercer comme si rien ne s’était passé. »

Eugen HERRIGEL, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 1993.

Enfin, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’espérance se distingue radicalement de l’optimisme, disposition à imaginer l’accomplissement de nos espoirs / désirs. L’utopie, et surtout l’atopie, ce n’est pas de la prospective. Il ne s’agit pas de ‘tirer des plans’ sur la comète’ (ou plutôt la planète). Elle ne ressemble en rien à l’attente de la venue du Messie ou du Grand Soir. « (…) l’espoir (…) n’est pas à confondre avec la confiance aveugle dans l’avènement d’un monde meilleur ou avec la confiance aveugle dans le progrès (…) ». Arno MÜNSTER, Principe responsabilité ou principe espérance ?, Le bord de l’eau, 2010, p.64

Last but not least, si nous n’avons rien à espérer, nous n’avons rien à perdre. Ne serait-ce pas un remède de premier ordre à la peur ?

Au-delà des principes espérance et responsabilité.

‘Rêver est la solution’ (source inconnue)

Dix années après la fin de la seconde guerre mondiale, Ernst BLOCH, philosophe allemand, publiait ‘Le Principe Espérance’ (rappelons qu’en langue allemande le terme ‘Hoffnung’ ne distingue pas, comme le fait la langue française, espoir et espérance). Juif, exilé dès 1935, il aura vécu dix années de racisme, fascisme, exil précaire aux USA, puis un conflit mondial terriblement destructeur, s’achevant avec l’entrée de l’humanité dans l’ère de la menace nucléaire permanente. Un itinéraire comparable à celui de son ami Günther ANDERS, que nous avons brièvement évoqué ci-avant. L’utopie comme sursaut face à la déréliction. « Par définition, (elle) ouvre le champ de l’imaginaire et donc des possibles. Bloch distingue ainsi la possibilité factuelle, liée à un état donné des connaissances à un moment donné, de la possibilité objective, qui se rapporte à la structure-même de l’objet, de la possibilité réelle, qui recouvre les potentialités futures d’un objet en devenir vers d’autres possibles » (source). Selon Michaël LÖWY, « Ernst Bloch renouvelle la théorie de la praxis marxiste en mettant en évidence le rôle décisif de la conscience anticipante. Il s’agit de rendre compte des potentialités utopiques immanentes, mais non-encore-réalisées, du monde. Son utopie concrète n’est pas un système fermé, mais une réflexion ouverte à l’expérimentation et à l’imagination créatrice du « rêve éveillé » » (source). 

Juif allemand ayant lui aussi vécu un parcours très dur durant ces années marquées par le nazisme, Hans JONAS publie vingt ans plus tard une thèse destinée à répondre et réfuter les conceptions de BLOCH. ‘Le Principe Responsabilité’ (on voit bien dans l’analogie des titres la volonté de confronter ces deux thèses) connaîtra un très large succès et influencera les décideurs de nombreux pays ainsi que les milieux écologistes réformistes. On considère que cette thèse est à l’origine du Principe de Précaution porté sur les fonts baptismaux lors du Sommet de Rio (1992) et pierre angulaire du concept de ‘développement durable’. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Un principe qui suppose la primauté d’une ‘permanence ontologique’ de l’être humain sur la technique. L’ouvrage central de JONAS est d’ailleurs sous-titré ‘Une éthique pour la civilisation technologique’. C’est la peur qui doit nous mobiliser, nous dit le philosophe, une peur suscitée par les capacités destructrices croissantes de l’humanité, qui appellerait un devoir, une obligation, à l’égard des générations futures (et actuelles).

JONAS visait explicitement les décideurs, ainsi que les parents, auxquels il proposait une éthique de la responsabilité. Une démarche aux antipodes de la prospective utopique de BLOCH. Sans doute abusé par les quelques bénéfices de la social-démocratie telle qu’elle était encore perçue jusqu’à la fin du XXème siècle dans les milieux bourgeois, socialement et économiquement favorisés, une toute petite parenthèse dans le temps long (trois décennies, au milieu du siècle dernier) et dans l’espace (en gros, le monde occidental), JONAS ne voit pas l’intérêt de la démarche utopique mais préfère prodiguer des conseils d’éthique aux gens de pouvoir et aux pères de famille. Au contraire il voit dans l’utopie le danger du fanatisme et de la violence tout en refusant de considérer sa portée en termes de changement. BLOCH appelle à la levée exaltante (potentiellement inquiétante aussi d’ailleurs) d’un ‘novum humanum’, un être humain nouveau, tandis que JONAS, frileusement, conforte les institutions et mécanismes de pouvoir en place en appelant à les raisonner par quelques principes éthiques.

On ne peut que rester perplexe devant la pusillanimité dont font preuve ces deux doctes personnages. Des risques et limites de la philosophie académique ! JONAS pratique l’illusion délirante qu’il suffirait d’éduquer (éthiquement) les décideurs, notamment à un usage ‘responsable’ de la ‘technique’. Rappelons-nous comment nous avons constaté précédemment la vacuité du concept de ‘développement durable’. Il semble délibérément ignorer les rapports de genre, de classe et de pouvoir, tout autant que la primauté absolue de l’accumulation capitalistique. En face, un BLOCH qui donne l’impression parfois du rêveur éveillé romantique et dont le finalisme ( téléologie?) marxiste obère quelque peu la clarté de la démarche utopique. Nous nous félicitons d’avoir adopté plus tôt le terme d’’atopie’. BLOCH c’est l’optimisme militant (qualifié de ‘métaphysique naïve et irréelle’ ou ‘espérantite’ (Hofferei) par Günther ANDERS), JONAS le réalisme réducteur/castrateur. Points communs à ces deux poids lourds de la philosophie allemande de la seconde moitié du siècle dernier : tous deux semblent n’avoir pas compris le statut spécifique de la ‘Technè‘ dans un monde capitaliste (thématique qui devient de plus en plus urgent d’aborder, peut-être dans le prochain post ?), sont très anthropo-centrés et occidentalo-centrés, très judéo-chrétiens, sans doute quelque peu bloqués sur une supposée singularité biblique. Mais qu’à cela ne tienne.

Et si nous disions que JONAS c’est le verre à moitié vide, et BLOCH le verre à moitié plein ? Tranchons avec Michaël LÖWY: «Sans le Principe Responsabilité, l’utopie ne peut être que destructrice, et sans le Principe Espérance, la responsabilité n’est qu’une illusion conformiste » (source). Profitons plutôt de ce débat de pensées (disputaison) pour avancer dans la compréhension du concept d’Espérance (à partir de ce point il semble que nous puissions user de la majuscule) tel que nous l’avons porté jusqu’ici.

Répétons-le, car c’est essentiel, nous ne sommes pas en capacité d’imaginer le monde qui pourrait advenir (car il faut bien voir qu’il s’agit toujours d’un faisceau de possibilités). « L’ontologie du non-encore-être que Bloch nous propose dans le ‘Principe Espérance’ est précisément construite sur cette hypothèse de l’existence, dans l’étant, d’un nombre infini de potentialités non encore découvertes, de déterminations du ‘possible’ non encore réalisées (…). Elle fonde son originalité (…) sur l’hypothèse de l’existence d’un lien dialectique permanent entre les affects d’attente (modes psychiques du ‘non-encore’), l’utopie et la praxis ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009, p.22.

‘Haut les cœurs’, une tentative à différents étages de comprendre notre paralysie.

Si cette ‘absence de contenu’ suscite l’angoisse, nous paralyse dans notre dynamique désir/projet/espoir, c’est essentiellement parce que nous n’osons pas lâcher prise, vivre sans l’espoir. Nous vivons une aporie, celle que Corinne PELLUCHON appelle si justement ‘la traversée de l’impossible’ (Rivages, 2023). La comparant à notre incapacité à appréhender notre propre mort, PELLUCHON décrit notre situation existentielle aujourd’hui comme « l’impossibilité d’une possibilité plutôt que la possibilité d’une impossibilité » (page 91). Dans le dernier chapitre de notre article, nous chercherons comment nous pourrions ‘sortir par le haut’ de cette impossibilité.

Porteurs de l’Espérance (atopie), nous pourrions nous trouver mieux armés pour aller vers ce qui peut advenir mais reste aujourd’hui sans contenu. L’espérance et l’atopie nous évitent d’avoir à nous projeter dans un à-venir échappant aux radars étroits et décatis de nos concepts, désirs, incohérences, angoisses et doutes d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant, nous l’avons vu, que nous serions invités à nier/fuir le présent pour nous réfugier dans un vague optimisme hors sol. « (…) l’espérance n’est pas attente naïve. Elle est toujours en suspens. Elle est toujours, et jusqu’au tout dernier moment, assiégée par les catégories du danger. C’est la raison pour laquelle un quiétisme de l’espérance, fondé sur la garantie du succès, est si peu réel qu’inversement un quiétisme du désespoir total ; car tout est a priori en possibilité objective, et non pas en réalité ». Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, cité par Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », nous proposait Corinne MOREL DARLEUX. Peut-être nous suggérait-elle de ne pas nous accrocher à nos espoirs tel le naufragé à sa bouée. Et si dès lors nous nagions droit devant ?… Mais il ne s’agit pas vraiment de nous précipiter n’importe où, porteurs de quelque inspiration. L’Espérance ne procède pas de l’aveuglement. « (…) L’espérance -comprise comme ‘docta spes’ (espérance érudite) – (…) vise la transformation concrète du monde et la guérison de ses maux, à partir d’une analyse critique et matérialiste des données réelles et des contradictions réelles de la société ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

Nous nous situons donc indubitablement dans une praxis. Ce qu’André GORZ dénommait « l’utopie concrète » de BLOCH. « Ainsi le noyau de la philosophie blochienne de l’utopie concrète et de l’espérance demeure une doctrine de la praxis émancipatrice, transformatrice des données objectives du monde, fondée sur la théorie d’une unité dialectique constructive possible de la subjectivité et de l’imagination créatrice des hommes avec les latences-tendances objectives d’un réel potentiellement orienté vers la manifestation des contenus utopiques immanents s’extériorisant dans l’union des contenus utopiques de la conscience anticipante avec ce qui est réellement et objectivement possible (…) ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009. Sur ces notions de ‘praxis émancipatrice’ et de ‘latences-tendances’ nous ne manquerons pas de revenir, tant elle apparaissent prometteuses, dans le chapitre suivant.

Impossible de clore celui-ci sans traiter la question de l’angoisse. Jusque là nous pourrions penser qu’un philosophe bonhomme, éclairé par un optimisme pouvant apparaître aujourd’hui comme suspect, voire criminel, nous invite à balancer nos angoisses (et toutes les souffrances qui vont avec, allant toujours croissantes d’ailleurs) dans un sac enterré bien profond et de passer à autre chose. Que nenni ! « Bloch, (…) situe toujours celle-ci (l’espérance) dans un rapport dialectique avec l’angoisse, si l’on comprend l’angoisse comme « réaction utile, honnête et morale à un monde précaire qui n’est pas bon et qui ne devrait pas rester inchangé » ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Persister à voir un “Principe Espérance” après Auschwitz et Hiroshima me paraît complètement inconcevable» (1987 : Günther Anders antwortet : Interviews und Erklärungen, Elke Schubert (éd.), Éd. Tiamat, Berlin). On peut le comprendre. Nous avons, dans l ‘article précédant, montré toute la souffrance présente et à venir sur le chemin que prend aujourd’hui notre monde, inexorablement semble-t-il. A moins que de dépasser le couple tragique espoir / désespoir, voie dans laquelle nous allons tenter de progresser dans le dernier chapitre de notre disputaison du jour.

De la poïétique et de la lutte.

L’impuissance souffrante que nous expérimentons aujourd’hui et l’espoir sont des états siamois. Nous avons antérieurement décrit comment le ‘koan’ bouddhique permettrait en quelque sorte une sortie par le haut d’un tel blocage. Notre sortie par le haut à nous, c’est l’Espérance.

‘Paradoxe, koan et humour’ au menu du post ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints’.

Mais comment alors penser celle-ci dans la démarche ici poursuivie, à savoir la quête d’une hypothétique (c’est-à-dire posée comme hypothèse) ‘neguanthropie’ ? C’est donc à comprendre comment, dans un tel contexte, l’Espérance est susceptible d’affecter nos trajectoires individuelles et collectives que nous allons nous attacher avant de clore cet article.

Le philosophe marxiste Michael LÖWY  rappelle que pour Ernst BLOCH, « (…) la docta spes (espérance savante), (est) la science de la réalité, le savoir actif tourné vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Contrairement aux utopies abstraites du passé qui se limitaient à opposer leur image-souhait au monde existant » (source).

Cette ‘docta spes’ qu’Arno MUNSTER définit comme «une science des possibilités concrètes de la transformation du monde, fondée sur l’analyse critique des situations concrètes » (Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.). Si l’Espérance relève d’abord d’une manière d’être au monde, d’un « topos psychologique », celui-ci se trouve foncièrement orienté vers la praxis. Nous éviterons donc de nous complaire dans le monde quelque peu éthéré de la philosophie académique.

Si en effet nous divaguons longuement sur les sentiers de la compréhension, au gré des lectures et des concepts, il ne s’agit certainement pas d’une fuite dans un univers intellectuel plus ou moins confortablement détaché des épreuves que nous traversons. La démarche qui est la nôtre se nourrit au contraire d’un enracinement quotidien, impliquant, dans les processus en cours. Depuis ces territoires situés aux marches de l’Empire ou au cœur des Cités, qu’importe. De rencontres, de combats, de la confrontation à nos limites, d’échecs, de déceptions, de la vie dans sa complexité et ses errements, d’où seule peut jaillir, au point de rencontre de la lutte et de l’analyse, la compréhension, bien souvent intuitive au départ d’ailleurs, ou l’intuition compréhensive (au sens anglo-saxon) du monde qui se fait et se défait. Gardons nous de ressembler à l’intellectuel cyniquement décrit par François BEGAUDEAU comme celui à qui s’impose « la mission de mutualiser sa clairvoyance », avant de conclure « Puisque les gens sont embrouillés par l’embrouille, il expliquera l’embrouille aux embrouillés ». (Boniments , Éditions Amsterdam, 2023, p 209).

Nous avons plus d’une fois évoqué la nécessité de nous ouvrir à d’autres imaginaires, mythes, représentations du monde. « Ce qui tue aujourd’hui et avant tout , c’est notre manque d’imagination. L’art, la littérature, la poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer » s’exclame avec force Aurélien BARRAU, appelant de ses vœux une « épiphanie philosophique et symbolique », mieux encore, « une révolution poétique, politique et philosophique » (Il faut une révolution politique, poétique et philosophique : Entretien par Carole Guilbaud, Editions Zulma, 2022). Bien. Et puis quoi ?, on attend que des tours d’ivoire descendent les flux de la clairvoyance qui irrigueront nos esprits simples et nous permettront de faire, enfin, la révolution en question … ? Ne conviendrait-il pas plutôt que chacun(e) explore sa part d’imagination, de créativité, apprenne à libérer l’intuition, à considérer institutions, normes, règles et usages au mieux comme une superstructure temporaire, une construction conjoncturelle. Philosophie, littérature, art, poésie, imaginaire ne sont pas des propriétés privées réservées aux intellectuels de haut vol. Et le courant ascendant, bien enraciné dans la praxis, apparaît amplement préférable au descendant. De la poïétique à la lutte, et réciproquement.

‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’, dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’.

La pratique d’une poïétique, c’est-à-dire l’expérimentation « des potentialités inscrites dans une situation donnée pour déboucher sur une création nouvelle » constitue le socle génératif de l’Espérance telle qu’entendue ici. « Est-on encore capable d’articuler spontanément nécessité et liberté, système et invention, c’est-à-dire de ne percevoir aucune contradiction entre le constat de notre impuissance et l’affirmation de nos capacités à nous en libérer ? » s’interroge un collectif d’auteurs dans un article au titre éloquent : « Yes, we can’t » (source).

Notre difficulté tient pour une part sans doute à notre incapacité à appréhender le temps long, la ligne temporelle dépassant, en amont et en aval, notre durée de vie. Nous sommes une étoile filante, un scintillement, une brève trajectoire. Aussitôt disparue. Vue de loin, de l’on ne sait où. Considérées de mon point de vue d’être vivant, par contre, ces quelques décennies emplissent la totalité de ma perspective. Prenant par ailleurs en compte les valeurs et pratiques d’une époque cultivant l’immédiateté, qu’il s’agisse de la livraison du traiteur chinois ou du retour sur investissement, l’angle se réduit plus encore, La praxis évoquée plus haut ne peut s’inscrire dans une fenêtre aussi étroite. Il nous revient de nous décentrer de notre propre existence à durée limitée, une autre manière d’expérimenter l’oubli de soi que nous avons évoqué plus haut. Au final, le plus difficile à saisir pour des esprits cartésiens jusqu’à la moelle comme les nôtres, c’est probablement que l’espérance n’est pas un état mais un mouvement, une tension vers, une dialectique. Jamais acquis, toujours à reprendre. Nous l’avons déjà dit, le Grand Soir est une fable délétère. Laissons parler le poète, qui l’exprimera bien mieux que nous ne le pourrions.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous, nous serons morts, mon frère
Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Raymond LEVESQUE, Quand les hommes vivront d’amour (1956).

Pierre de la faim sur l'Elbe. Texte gravé "Wenn du mich siehst, dann weine" - Si tu me vois, alors pleure.
Voir aussi le post ‘Semences et terreaux’.

L’effort de la praxis est un mécanisme d’émancipation. C’est le refus de se retrouver coincé dans un monde qui a décrété « la fin de l’Histoire », la mort clinique de l’utopie, le règne sans partage du « there is noalternative ».« Exister, c’est résister » clamait vaillamment Jacques ELLUL, formule-choc dont nous pourrions nous emparer si nous reconnaissons la résistance comme un ‘aller vers’ plutôt que ‘contre’. « L’espérance n’est (…) pas un désir qui s’oppose à une réalité toujours décevante, elle n’est « pas seulement une protestation dictée par l’amour » comme le souligne Gabriel MARCEL , mais elle est une affirmation aimante du monde, de la présence et de la vie » (source). Si, comme le souligne Gunther ANDERS « notre travail est un combat » (La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, 2006), si l’exercice de notre puissance (empuissantement?) est d’abord une résistance (qui commence bien souvent par mettre un terme à toute sur-obéissance), l’Espérance se veut avant tout présence cré-active au monde. Produisons et semons à tout vent graines et semences, sans trop savoir où Éole les emportera, dans quel terreau elles échoueront et peut-être prendront racine, qui les cultivera et moins encore à quoi ressemblera la plante.

« A bon moulin, tout peut faire farine », expression sans doute vieillotte mais que nous reprendrons à notre compte pour signifier que tout est bon à prendre qui augmenterait notre puissance d’exister, notre ‘conatus’ spinozien. Ce que nous dénommions dans un texte antérieur « tension vers un accomplissement ». Car ce que nous apprend Baruch SPINOZA, c’est que de tout ce qui augmente notre puissance suscite en nous un affect de joie. Ne serait-ce pas là un remède radical au carcan de l’abattement et de l’angoisse ?

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(*) Merci à C.P. qui m’a indiqué ce rapprochement.




« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints»

Titre: Jean de La Fontaine, Fables (1668-1694), Livre septième, Les animaux malades de la peste.

Cet article constitue la troisième partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ces derniers temps, nous nous sommes largement intéressés à la confusion informationnelle (Haut les cœurs !) puis ontologique (Pilule bleue ou pilule rouge?) dans l’espoir de saisir quelques éléments du ‘Zeitgeist’ et en particulier la stase ou la sidération que nous connaissons aujourd’hui alors que nous nous tenons le bout des doigts de pied au bord du gouffre.

Dans les dernières ligne du second volet de l’opus en cours (1) nous dressions le constat de l’individu coincé, inhibé, en panne d’énergie, dans un tableau symptomatique manifestement de type dépressif.

Le fond de l’air est à la dépression.

Étudiant l’évolution du concept de dépression tout autant que celle des molécules destinées à son traitement au cours de la seconde moité du XXème siècle, Alain EHRENBERG faisait voir, dans un ouvrage rédigé à la fin des années 90, comment celles-ci accompagnent une redéfinition de l’individu.

En moins d’un demi-siècle s’est produite une inflexion dans les modes d’institution de la personne. Nous avons été préparés par la première vague de l’émancipation qu’était la révolte de l’homme privé contre l’obligation d’adhérer à des buts communs, par ces évangiles de l’épanouissement personnel (…). Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, celle des tables de l’initiative individuelle, de la soumission à l’égard des normes de performance : l’initiative individuelle est nécessaire à l’individu pour se maintenir dans la sociabilité.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 288.

EHRENBERG montre d’une part une généralisation du concept de dépression et d’autre part un centrage psychiatrique sur la panne de l’action, l’inhibition, qui prend le pas sur la douleur ou le vécu de tristesse par exemple. Et l’auteur d’attirer notre attention :

La dépression est instructive sur l’expérience actuelle de la personne, car elle incarne la tension entre l’aspiration de n’être que soi-même et la difficulté de l’être.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 73

Et pendant ce temps, ‘Ma petite entreprise de A. BASHUNG (1994) ne connaît pas la crise … Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Les années 80 voient l’essor fulgurant du néolibéralisme, popularisant la figure désirable du chef d’entreprise (Bernard TAPIE en constitua une superbe caricature), les services publics sont privatisés ou sommés d’obéir à la logique managériale du privé tandis que les entreprises privées se veulent ‘citoyennes’ (2). Le degré d’initiative de l’individu passe au premier plan des critères d’excellence. Le symptôme pathologique numéro un devient donc, fort logiquement, l’asthénie.

Depuis ces travaux, ces vingt dernières années donc, nous conviendrons que la tendance désignée par EHRENBERG n’a fait que s’accentuer. Il s’agit désormais pour le salarié de s’identifier à l’entreprise, de mobiliser à son service la totalité de ses capacités. Comme nous l’avons vu antérieurement (voir en particulier l’article Apocalypse Now) c’est l’individu également qui est désigné pour porter la responsabilité de la catastrophe en cours et se casser le dos à écoper. C’est sans doute la raison pour laquelle Dany-Robert DUFOUR évoque la dépression comme « une marque flagrante de la résistance du sujet à l’économie de marché généralisée » (3).

Signe des temps, le quotidien de référence (de révérence surtout) ‘Le Monde’ dont un éditorial s’interrogeait l’an dernier « Un ressort s’est cassé, jusqu’à quel point ? ».

Le métronome

Source inconnue.

Un dessin de presse aussi pertinent qu’un long discours. ‘Moi’, coincé entre deux énoncés apparemment contradictoires, s’imposant chaque jour, l’un après l’autre : ‘un monde meilleur est possible’ et ‘nous sommes bien baisés’.

En y regardant de plus près, en fait, il apparaît que ce n’est pas à une simple contradiction que nous avons affaire. Celle-ci se manifesterait plutôt en effet par une phrase de l’ordre de « we are in a deep shit » (nous sommes dans une merde profonde), en maintenant le style littéraire du texte original du dessin.

Comparons ces deux couples antagonistes  légèrement distincts:

A. Énoncés du dessin

A1. Un monde meilleur est possible

A2. Nous sommes bien baisés

B. Énoncés contradictoires

B1. Un monde meilleur est possible

B2. Nous sommes dans une merde profonde.

B1 et B2 constituent des assertions contradictoires. Les deux énoncés se situent au même niveau logique : une description du monde vécu au temps ‘t’ par ‘moi’ (me). Les énoncés A1 et A2 sont dans une situation différente, dans la mesure où A2 porte sur la qualification de l’émetteur et est donc en quelque sorte auto-référentiel, ce qui n’est pas le cas de B2. A2 constitue une méta-communication qui disqualifie l’émetteur. On pourrait dire que la conséquence du modèle B (contradictoire) serait de l’ordre de la scission du ‘moi’ (me), ainsi écartelé, tandis que le modèle A aboutit à une explosion de celui-ci.

Caricaturale, cette analyse l’est autant que le dessin. Oui, nous restons dans la caricature. Mais celle-ci nous permet d’entrevoir le caractère ‘paradoxal’ de l’esprit du temps (zeitgeist) traduit ici (4). Un petit détour par cette notion de paradoxe me paraît propice à éclairer quelque peu notre lanterne.

Paradoxe, Kōan, humour

M.C. ESCHER, Mains dessinant (1948)

Dans son acception ordinaire, le terme ‘paradoxe’ est utilisé pour désigner une « affirmation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés. »(CNRTL). Ce n’est pas ce sens mais plutôt le paradoxe de type logique () qui nous intéresse ici, et plus particulièrement dans sa forme pragmatique.

Nous considérerons donc le paradoxe comme « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses consistantes » (5). Nous excluons dès lors les erreurs de raisonnement et les sophismes (raisonnements invalides en termes de logique formelle). Nous excluons aussi de notre champs d’investigation les antinomies sémantiques ou définitions paradoxales, par lesquelles je voudrais néanmoins faire un bref détour destiné à mieux comprendre l’objet de mon attention, le paradoxe pragmatique.

‘Bande 2 kons’. Essai d’analyse d’un discours pamphlétaire …

L’exemple classique de l’antinomie sémantique est l’énoncé « Je suis un menteur », qui ne peut être vrai que s’il est faux, et inversément. Cet énoncé diffère essentiellement d’un énoncé comme, par exemple, « Je suis heureux », déclaré par une personne présentant un aspect nettement dépressif. Dans un tel cas nous avons affaire à une simple contradiction entre les niveaux digital et analogique du langage (voir une présentation de ces concepts d’analyse de la communication dans l’article ‘Bande 2 kons . L’énoncé « Je suis un menteur », de par son caractère auto-référentiel, contient en fait deux propositions : l’une dans le langage objet et la seconde au niveau métalingusitique (le discours sur le discours). Mais le message en métalangue étant un énoncé, il est lui-même concerné par son propre contenu qui porte sur l’ensemble des énoncés. Pour un logicien il s’agit simplement d’un discours dénué de sens (la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes) mais dans la pragmatique de la communication, c’est-à-dire notre vie quotidienne, concrète, nous restons avec un malaise, un peu comme le sentiment de s’être fait avoir …

Comme nous ne sommes pas logiciens mais que nous avons entamé une démarche de compréhension de phénomènes éminemment pratiques, examinons les conséquences du paradoxe sur le comportement, au départ de notre métronome, avant de nous pencher sur les variantes intéressantes au regard de nos intérêts du jour que sont les ‘kōan’ bouddhistes, susceptibles d’induire aussi bien l’éveil que l’égarement, ainsi que l’humour.

Mécanique du métronome

Revenons à notre métronome pour en examiner de plus près la mécanique, à l’éclairage de la notion de paradoxe pragmatique :

« Arrêtez le monde, je veux descendre ». Issue sans aucun doute illusoire. Mafalda de Quino
  • nous sommes dans une situation vitale et inévitable (comme Mafalda, ci-contre !) ;
  • l’énoncé A1 (voir plus haut) nous invite à nous intéresser à une issue positive ;
  • l’énoncé A2 (idem) constitue une disqualification de l’énonciateur en tant qu’acteur et donc notamment susceptible de mettre en œuvre des stratégies visant à atteindre cette issue positive : ‘être baisé’ pouvant être considéré comme le niveau maximum de passivité, n’incluant même pas nécessairement le consentement ;
  • il n’existe aucune possibilité de méta-communiquer, c’est-à-dire d’user d’un mode discursif décrivant la mécanique ci-dessus, ne laissant éventuellement comme ‘issue’ que l’expression émotionnelle (colère, indignation, etc.) : d’une part nous avons documenté dans les deux premiers articles de cette série à quel point nous sommes dans la confusion et d’autre part il n’existe en effet en pratique aucune réelle voie d’expression accessible au commun des mortels – si ce n’est le Café du Commerce – et celles qui sont présentées comme possibles ont à suffisance démontré leur inanité (niveaux records d’abstention aux élections ou Convention Citoyenne pour le Climat (6), par exemple).

Nous venons de faire connaissance avec la double-contrainte. Issu du champs psychiatrique, ce concept fut étendu ensuite à de nombreux domaines de l’activité humaine, tels la sociologie, la géopolitique ou l’économie.

La double contrainte peut être décrite comme suit (7):

  • deux ou plusieurs personnes (ou groupes sociaux) sont engagées dans une relation de grande valeur (émotionnelle, vitale, économique ou autre)
  • dans ce cadre, un message est émis qui
    • affirme quelque chose
    • affirme quelque chose sur sa propre affirmation
  • ces deux affirmations s’excluent
  • le récepteur est dans l’incapacité de quitter la situation ou de méta-communiquer.
D. ERON, Biennale de peinture murale, Dozza – Bologne (Italie), 2008. Le peintre dessiné sur un mur efface son propre graffiti.

Une situation comparable à celle étudiée dans les travaux de l’école pavlovienne sur le conditionnement au début du siècle dernier avec la notion de ‘névrose expérimentale’(8). Un chien entraîné à distinguer le cercle de l’ellipse (9). En élargissant progressivement l’ellipse, on rend impossible à l’animal cette distinction. L’animal développe alors des comportement considérés comme ‘pathologiques’, stupeur ou agressivité et manifestations physiologiques d’angoisse. Que s’est-il passé ? On a créé une situation dans laquelle cette discrimination s’avère vitale pour l’animal (son alimentation) puis on a rendu impossible toute discrimination.

Kōan

Unmon zenshi zō (「雲門禅師像」) – source

Le ‘kōan’ bouddhiste, c’est en quelque sorte la version créatrice du paradoxe pragmatique, celui qui nous coince pour mieux nous libérer. Là où le second apportera souffrance ou inhibition de l’action, le premier doit nous aider à découvrir une issue à une situation au premier abord bloquée. « Le kōan se présente comme un paradoxe, (…) impossible à résoudre de manière intellectuelle. Le méditant doit délaisser sa compréhension habituelle des phénomènes pour se laisser pénétrer par une autre forme de connaissance intuitive »(wikipedia). Le kōan, et c’est important, prend place dans une relation spécifique, celle du maître à l’élève.

Deux mains applaudissent et il y a un bruit. Quel est le son d’une main ?

Hakuin Ekaku (1686-1769)

Le monde est si vaste ! Et vous répondez à l’appel d’une cloche ! Et vous vous habillez de robes de cérémonies !

Wumen (1183-1260), La barrière sans porte.

Stimulant l’intuition, aidant à dépasser les contraintes et rigidités du langage (linéarité entre autres), le kōan me paraît proche cousin de l’humour. Mais c’est là une autre histoire (4). Tout comme l’humour en tout cas il facilite le ‘lâcher prise’ et permet de dépasser la rationalité et l’emprise de l’ego.

Ce que nous montre le détour que vient de constituer cette analyse , c’est bien que nous ne pouvons pas tenter de concilier l’inconciliable. Espérer que le vieux monde soit en train de changer, de s’amender. Nous imaginer que au fond quelque part tout pourrait redevenir plus ou moins ‘comme avant’. Qu’un quelconque moyen terme adviendrait, qui constituerait une sorte de nouvel état d’équilibre.

Que nenni. Ter-mi-né.

Jusqu’à l’os

Nous sommes arrivés à l’os. Après avoir gratté et gratté toute chair le voilà qui apparaît. Et ça racle. Nous en sommes au fondement, l’individu, la question ‘qui suis-je’ ? (10). Un individu contingent, ballotté au gré des aléas, un temps c’est bon, un temps c’est dur ? Ou alors puis-je me retrouver dans ce déshabillage intégral et me reconstruire dans un monde qui tangue dangereusement ?

Dans la seconde partie de ce texte, j’interrogeais :

Mythe et ontologie au menu dans ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

« Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour le moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la matrice ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ? ».

Sortir du paradoxe c’est abandonner ce ‘moi’ (me) explosé, qui n’a plus à nous offrir qu’une existence de ‘zombie ontologique’ (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).. Nous dépouiller de ces vêtements anciens comme la mante religieuse abandonne sa mue. Avancer sans nous retourner de crainte d’être changé en statue de sel. Je ne distingue aucune autre voie.

Nostalgie

J’aurais préféré qu’il en soit autrement. En ouvrant ce questionnement initié deux textes en arrière (et pas mal de temps) déjà, j’ignorais où j’allais. C’est le jeu : un thème, une question me travaille ? J’explore, je gratte, j’avance, et je vois où j’arrive. A côté de l’inquiétude, c’est une forme de tristesse, ou une nostalgie plutôt, que je ressens à l’instant. Car il me faut faire mes adieux au monde que j’ai connu, que nous avons connu, bien imparfait mais où en quelque sorte j’avais mes pantoufles (existentielles) et mon rond de serviette (intellectuel), pour employer une expression bien désuète mais que j’aime bien. Ce monde qui m’a fait aussi, qui a participé à la construction de mes valeurs, de mes projets, de ma famille. Nous ne sommes plus, j’en fais le constat, dans le registre de la réflexion intellectuelle mais bien dans celui du vécu.

Néanmoins, si j’ai voulu le titre ‘Haut les cœurs’ en débutant cette recherche, c’est bien que je ressentais déjà confusément que, non, rien ne serait facile et que, oui, il nous faut tenir droite la tête.

Le nouveau monde est déjà là (11), bien différent. Nos anciens vêtements et pantoufles ne nous sont plus d’aucune utilité, que du contraire. Au fil de la préparation puis de l’écriture de ces textes j’en ai acquis la conviction. Il nous faut lâcher prise, accepter la nudité, faire le deuil. En explosant le paradoxe accepter la mort du monde ancien, celui où l’on croyait à l’Homme, aux Droits, au Progrès, à l’Avenir, avec toutes les majuscules. Et découvrir …

Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute

Emil Cioran, La chute dans le temps (1964).

Comment on fait ?

La seule chose qui soit certaine c’est que rien ne l’est. Il n’y a pas de mode d’emploi (12), pas de filet de sécurité. La vie, quoi.

Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. C’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité.

Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard, 2010.

Nous ne partons pas de rien, néanmoins. Des pistes existent, tentées par des pionnier(e)s. Nous tâcherons d’en explorer quelques unes dans le quatrième et dernier article de cet opus: ‘Semences et terreaux’ (à venir sous peu ?).

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(1) qui devrait en compter quatre au total.

(2) ce qui ne doit pas l’empêcher « d’assumer ses profits« , ouf !

(3) référence manquante

(4) Voir la note relative à l’humour sur la page ‘Écriture‘. Nous reviendrons sans doute plus tard (probablement dès la dernière partie de ce texte en quatre volets) sur les notions d’humour, intuition, rationalité, etc.

(5) Paul WATZLAWICK, Janet H. BEAVIN, Donald D. JACKSON, Une logique de la communication, 1967, Seuil, 1972, page 188. Notons que le titre en anglais était (une fois de plus) beaucoup plus clair que celui choisi par l’éditeur français puisqu’il s’agit de ‘Pragmatics of Human Communication’ (Norton, 1967).

(6) https://basta.media/Convention-citoyenne-pour-le-climat-150-propositions-loi-lobbys-industriels-Emmanuel-Macron ou https://www.lejdd.fr/Politique/info-jdd-inscription-de-lobjectif-ecologique-dans-la-constitution-macron-enterre-le-referendum-4043848?Echobox=1620512281#utm_medium=Social&xtor=CS1-4&utm_source=Twitter

(7) Ce passage résume le chapitre ‘double contrainte’ de l’ouvrage de P. Watzlawick, J. Helmick-Beavin et D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972

(8) p.ex. https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1967_num_3_1_1192

(9) L’animal reçoit une portion de nourriture dans les instants qui suivent la présentation d’un motif elliptique et ne reçoit rien lorsque le motif présenté est un cercle. Après un certain nombre de répétitions de cette situation, on constate que le chien salive dès l’apparition de l’ellipse mais pas lorsque c’est le cercle qui apparaît.

(10) Un chantier qui apparaît comme de plus en plus central concerne la notion d’individu et d’individuation. L’individu comme monade n’intéresse que le néo-libéralisme. Nous étudierons prochainement ces questions …

(11)  » Il n’y a pas de solution au changement climatique  » – Jean-Pascal van Ypersele | LIMIT

(12) Si certains en proposent un, il y a pas mal de bonnes raisons de se méfier. Je pense notamment aux prédicateurs(trices) éco-évangéliste (la bonne nouvelle) aux regard sombre et à l’air sévère ou au contraire illuminés, comme transportés, tout autant qu’aux pétainistes verts.




Vu du mur

Vu du mur ce blog me fait quelque peu ricaner. Vu du mur, le monde est fou, fou, fou. Tout y est tordu, compliqué, alors qu’ici « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (1). Il n’est que de poser l’une sur l’autre les pierres extraites du talus formé par l’ancien mur écroulé, en respectant quelques règles simples et logiques, une fois que l’on a compris que le mur en pierre sèche est le dispositif qui permet aux pierres de se retenir l’une l’autre. Seule la gravité retient le mur, érection elle-même destinée à contrer la gravité qui, à son rythme séculaire, fait descendre dans le torrent la montagne (2). Ni ciment, ni ferrailles, ni outillage motorisé. Nulle ressource gaspillée, nulle énergie dépensée si ce n’est musculaire et cérébrale. Savoir-faire, intelligence intuitive, obstination, rien d’autre.

Zénitude murale en vue

Le caractère véritablement jouissif de la pratique (sensiblement compromis il est vrai lorsque, par temps de pluie, l’on se retrouve les pieds dans la boue) est sans aucun doute lié à une remarquable combinaison de rationalité et d’intuition. A charge de la raison de veiller à respecter le fruit de l’ensemble ou la contre-pente des pierres disposées, à placer chaises et cordeaux déterminant l’alignement, à prévoir une épaisseur de mur suffisante au regard de sa hauteur et des masses retenues, à pourvoir aux recouvrements qui évitent les ‘coups de sabre’ ou à la mise en place de boutisses en suffisance. L’intuition pourvoira au reste.

Le hasard ne peut satisfaire au choix de la pierre qui viendra harmonieusement compléter les précédentes puisque ni le matériau ni par conséquent la construction en cours ne présentent de formes ou gabarits standards. Nous sommes bien loin des produits industriels qui ont depuis longtemps envahi la totalité du champ de la construction, transformant du coup ceux qui œuvraient comme artisans en techniciens assembleurs de spécialités industrielles. Ici, la pierre attendue est unique par ses dimensions, ou ce décrochage à angle droit qui permettra de bien la caler avec sa voisine de palier, ou encore cette pente de la face inférieure qui compensera un excès de celle qu’elle doit recouvrir, etc. Combinaisons sans fin. Combien de fois pourtant la main du maçon n’est-elle pas allée chercher sans hésitation telle ou telle pièce dans la masse en attente à côté du mur, comme appelée par l’élue. Avant, une fois celle-ci posée, toujours en pilotage automatique, d’ajuster la pierre, par quelques subtils mouvements des mains ou du poignet, dans la position la plus stable et complémentaire du bâti.

La zénitude murale est atteinte. La moitié du cerveau à l’œuvre en totale autonomie intuitive a donné son dimanche au cerveau rationnel qui n’en pouvait mais, sans pourtant avoir osé se plaindre. Hissé sur le fougueux destrier de cette liberté toute fraîche, celui-ci peut alors s’engager dans des chemins neufs, à moins qu’il ne se mette à jardiner quelque intuition fraîchement éclose. Telle celle qui hier apportait sur un plateau d’argent le titre et l’accroche de cet article …

Ces notes écrites dans l’unique but de faire vibrer la vallée silencieuse

Aucun méta quelque chose n’a cours en ce lieu. Nulle exégèse n’y a sa place. Jouissance des sens du coup, débridés par le passage au second plan de la rationalité consciente. Bruit de fond des flots bousculés du torrent dévalant 100 mètres plus bas, appel un brin angoissé du pivert, babil plus insouciant des mésanges, reines de ce petit bosquet de cèdres tout proche, composent le tissu sonore drapant la scène. Et lorsque la colline de l’autre rive renvoie presque intact le son du burin entaillant la pierre ou celui de la massette forçant le passage pour la cale qui stabilisera le montage, il semblerait que ces notes aient été écrites à l’unique fin de faire vivre et vibrer la vallée silencieuse. Lorsque les doigts aveugles se glissent derrière ou sous la pierre afin de prendre la mesure de l’espace resté libre, c’est un monde complet de sensations plus ou moins froides, humides, ou rugueuses, qui se construit avec la représentation tridimensionnelle de l’espace à combler. Les senteurs terrestres comblent les poumons. Les pieds s’enracinent dans le sol.

Bien vite tout ce monde de sensations envahit les membres et l’esprit du maçon. La main de l’artisan, interface unique où s’estompe la différence entre dedans et dehors …

Quand survient la paix, méprisant les invitations et suppliques de sa hautaine déité, c’est que chaque élément a trouvé sa place. Les pensées : exilées sur quelque galaxie lointaine. Le désir : réduit à l’accomplissement de l’acte en cours. Parfois, raffinement distingué, une ritournelle ancienne ou un air entêtant passé de mode depuis un bon moment se glisse entre les lèvres du maçon, sifflé doucement. Ça y est, le mur et le maçon ne font plus qu’un. Bien malin qui pourrait dire qui construit l’autre en effet …

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(1) C. BAUDELAIRE, Les fleurs du mal / L’invitation au voyage

(2) Entropie (texte perso – 2014)

Plus bas le torrent tourmenté fait vibrer alentour un air saturé de fines gouttelettes. Lichens et mousses tentent vainement d’adoucir ma minéralité puissante.
Par la seule grâce des pierres accouplées, sans ferrailles ni ciment, usé par tant d’années d’obsolescence mais les hanches larges, le bassin bien campé, je reste là, debout.
Les mains qui m’ont érigé, connaisseuses des détours du schiste, depuis longtemps se sont croisées. Parti le paysan labourant la terre que je supporte, disparus les troupeaux broutant à mes pieds.
Oublié de tous, amèrement je demeure, cherchant un sens à ma stabilité. Un jour je le sais, quand
mes pierres perdront le goût de l’une l’autre se tenir, comme tant de mes frères je m’écroulerai éventré, enfin soulagé.




Happy birthday !

Il est tentant de nous imaginer capables de tisser de nos mains le fil de nos existences. Qu’il nous appartient, sur le chemin, de faire les « bons choix », une fois arrivés à l’un ou l’autre carrefour, voire de nous équiper de diplômes porteurs et réseaux relationnels ad hoc. Un cran plus loin, nous sommes maintenant incités à valoriser notre capital personnel (1), ou à élaborer notre plan de vie (2). Une forme d’arrogance qui sied bien à notre monde, celui qui fait preuve de grands talents une fois qu’il s’agit de réduire l’humain à l’un ou l’autre de ses pires travers. La mainmise également d’une certaine rationalité et des valeurs du discours dominant sur nos existences (3). Une mine d’or enfin pour coaches divers et thérapeutes du ‘développement personnel’.

Difficile d’échapper à ce modèle. Il est des expériences vécues néanmoins qui procèdent du ‘lâcher prise’ sur le lendemain. J’aimerais conter ici l’histoire du camion rouge … Mais avant d’en entreprendre le récit, je vous propose un rapide détour, aussi simplement que possible, sans théoriser aucunement, par quelques considérations relatives à l’expérience et au récit. Que le lecteur pourra ‘sauter’ sans dommage s’il le souhaite.

Illustration Wikipedia

La seule expérience de première main à laquelle j’ai accès ne peut être que la mienne. Truisme sans doute mais constat déterminant (4). Le récit à la première personne peut néanmoins, il me semble, s’écrire de deux manières radicalement différentes. J’essaye dans ces pages d’éviter la première, la mise en scène, où je le considérerais de derrière la caméra, position depuis laquelle je décrirais la scène. Cette pratique, de l’ordre de l’objectivation, sonne faux quelque part et se prête en outre à la mise en scène, comme je la nomme. A celle-ci je préfère la voie d’une reconstitution en mode ‘vision subjective’ (dite aussi vision à la première personne, comme dans certains jeux vidéo), me replongeant dans le ‘monde intérieur’ de ces moments, le contenu de la pelote venant plus ou moins aisément une fois que l’on a commencé à en tirer le fil. Fil complexe, constitué de multiples brins faits d’images, de sons, d’émotions, d’odeurs, de sensations. Il n’est nullement question de rechercher par là une hypothétique authenticité du souvenir, la mémoire ne se comportant pas en support passif (5) mais opérant en permanence des démontages et remontages d’éléments. C’est le cheval de l’intuition que je choisis de monter lorsque je saisis et tire ainsi de l’intérieur le fil du souvenir, monture qui bien mieux que moi sait le chemin.

La belle histoire du camion rouge
Haut-Atlas: Le récit d’une traversée, en quelques épisodes.

La belle histoire du camion rouge donc, a pour cadre, une fois de plus, les reliefs du Haut-Atlas. Cela ne doit rien au hasard, on s’en doute, ni à la réelle émotion qui me relie à ces territoires. La plongée sans « ligne de vie » dans un tel univers est faite pour cela : se rendre disponible, exposé, pour les multiples expériences à venir.

Tôt le matin, en remontant le torrent vers Taghia

Or donc, je redescendais d’une longue traversée du haut-plateau, de Zaouiat Ahansal à Tabant, via Taghia, longues journées de marche épuisante sur un territoire d’une beauté extraordinaire. Affaibli par une très méchante infection intestinale, j’avais abrégé d’une journée la traversée pour rejoindre le haut de la vallée d’Aït Bouguemez (dite, vision une peu simplette , « vallée heureuse ») où j’avais trouvé le toit et le couvert dans un gîte pour groupes, désert à cette époque de l’année. De là j’espérais pouvoir rejoindre Tabant par la piste par un moyen de transport moins épuisant que mes vieilles gambettes. Après un luxueux repas de riz blanc cuit à l’eau, délicatement accompagné de son liquide de cuisson, précédant une nuit fort moyennement réparatrice, j’entreprends de rejoindre le village, un ou deux kilomètres plus bas, en quête d’un véhicule quelconque, suivant le raisonnement élémentaire que la probabilité d’en trouver un augmenterait en bord de piste. Tout à l’heure cela avait un peu chauffé entre le proprio et moi, nous ne nous étions pas assez clairement mis d’accord sur le prix (erreur!), du coup je n’avais pas vraiment pu tenter de lui soutirer quelque information.

Le temps passe. Le temps passe toujours …

Très matinal comme d’habitude, je ne vois presque personne en longeant le village. La piste poussiéreuse rapidement rejointe, j’entreprends de la suivre durant une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où j’aperçois trois ou quatre hommes, assis au bord, visiblement occupés à attendre quelque chose. Quoi ? Un taxi collectif sans doute ou un minibus qui les amènerait au bourg. Je tente le contact mais cette fois mes quelques mots de berbère n’y suffisent pas. Je m’écarte de quelques mètres et m’assied moi aussi. L’attente est un art auquel je commence tout juste à m’initier. Nous verrons bien …

Le temps passe. Les bruits du village proche témoignent du démarrage de la journée. Le temps passe toujours. Il me semble souvent plus discret ici qu’ailleurs, c’est à peine si on le voit passer. Je n’ai aucune idée de l’heure, plutôt tôt encore me semble-t-il, vu la fraîcheur persistante. Sur la piste toujours rien, rien que la poussière, qui s’élève parfois mollement sur un coup de brise avant de retomber quelques mètres plus loin. Je n’ai rien entendu venir mais au raidissement de mes voisins je saisis que leur attente, la mienne aussi peut-être, devrait prendre fin sous peu. Les imitant, je me relève, et c’est alors que je le vois arriver.

Ici la parole est poussière … (sur le plateau)

Quelque peu assoupi par l’attente, je suis saisi par cette vision d’un superbe camion de chantier des années cinquante, d’un rouge pétant, poudré de poussière comme une vieille maquerelle mais bien vaillant encore semble-t-il. Deux ou trois bonshommes sont déjà à bord, j’imagine que le conducteur fait le tour des hameaux avant de descendre au bourg ces hommes qui cherchent à se faire embaucher pour la journée. Mes compagnons d’attente ont sauté dans la benne ou sur le toit après avoir filé la pièce au conducteur. Je m’approche de sa vitre ouverte et, coup de chance, on arrive à se comprendre lui et moi. Le gars rejoint bien Tabant et pour deux dirhams (6) je fais partie du voyage. Le billet de transport le moins cher de mon existence.

J’ai dix ans !

Mon sac jeté par dessus bord, j’y grimpe, tiré par mes prédécesseurs. Je me laisse glisser au fond de la benne, le sac à côté de moi. Et c’est là que cela se passe … Dans la poussière dont nous profitons amplement là derrière, les grincements pathétiques des lames de ressort épuisées, les secousses qui à tout moment me décollent plus ou moins violemment les fesses de la tôle, arrive l’illumination soudaine de la date (dans ce mode d’existence le calendrier fait rarement partie de mes préoccupations premières) : nous sommes aujourd’hui le jour de mon anniversaire … Happy Birthday ! Accroché d’une main à mon sac, de l’autre au rebord de la benne, je crois bien que durant un instant j’ai souri d’une oreille à l’autre. J’ai dix ans là. Oui, j’ai dix ans et je ne peux rêver cadeau d’anniversaire plus extraordinaire qu’une longue balade sur la benne d’un beau camion rouge ! Celui-ci d’ailleurs devait avoir bien bossé déjà lorsque j’ai soufflé mes dix bougies, pour de vrai. Je me laisse couler dans cette image, qui devient sensations, passant ma main dans les cheveux ébouriffés du gamin.

Le dénominateur commun n’est pas loin

Un calme paisible m’a envahi. L’instant n’ a rien d’une béatitude néanmoins, Il me semble tout ressentir au carré : les cahots (ouïe!) les odeurs des champs qui commencent à se réchauffer, celle du crottin d’âne sur la piste, la fumée des petits feux de cuisine à la traversé d’un hameau, le vent qui s’est fait plus chaud maintenant et agace doucement la pilosité de mes avants-bras. A la dérobée, je jette un œil sur mes compagnons de route silencieux, difficile il est vrai d’échanger plus de deux ou trois mots hachés dans ces conditions. Le regard au loin bien souvent, les paupières mi-closes protégeant les yeux de la poussière, ils portent là leur vie de chaque jour, bien différente de la mienne. Et en même temps, le dénominateur commun (à nos existences) n’est pas loin, on peut presque le toucher là. Accroché d’une main à cette coque de métal rouillé, je continue à me laisser imprégner. A la joie indicible du gamin comblé vient s’ajouter une autre sensation encore. Comme si une bulle invisible s’était formée autour de mon beau camion rouge, au croisement radicalement improbable des trajectoires individuelles de ses occupants.

Étape après étape, la benne s’est remplie. Les cahots nous poussent les uns contre les autres, les coudes, les épaules, les genoux se heurtent. Mon voisin, monté à bord lors du dernier arrêt sort de sa poche une clope roulée à la diable qu’il a du confectionner en attendant le camion. Je lui tends mon briquet, échange de regards autour d’une flamme vite éteinte, bouffée de fumée, chacun retourne à ses pensées. La vallée s’élargit, nous devons être proches du bourg maintenant. Quelques minutes plus tard en effet, le camion s’arrête sur une vaste aire dégagée, un peu avant les premières maisons du bourg. C’est ici sans doute que les journaliers seront chargés à bord des pick-ups des patrons venus chercher la main d’œuvre pour les cultures qui sont dans cette large vallée d’un tout autre ordre que dans les villages de montagne : vastes champs et vergers, coopérative agricole, chambres froides de stockage, etc. La route goudronnée passe là d’ailleurs, c’est tout dire. Fin de la parenthèse onirique. Je laisse avec un soupçon de regret s’envoler dans les nuages le gamin de dix ans au visage traversé d’un beau sourire, salue mes compagnons de voyage, charge le sac sur le dos et m’éloigne lentement vers le bourg …

Hors de toute ligne droite

Un tel récit, tout ce qu’il y a de plus anecdotique, n’appelle à mes yeux aucune conclusion. De multiples expériences telles que celle-ci, petites ou non, procédant toutes du même ‘lâcher prise’ m’ont néanmoins conféré une assurance suffisante à me donner l’envie de confier, dans des situations d’une autre amplitude, les rênes à l’intuition (7) . Me laisser en quelque sorte bouleverser, hors de toute trajectoire ressemblant peu ou prou à une ligne droite. D’autres cadeaux inattendus ont succédé à celui offert au gamin aux yeux émerveillés. Ce blog ressort de la même aspiration. Lâcher prise nous enrichit.

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(1) « Dans son ouvrage consacré au capital humain en 1964, G. Becker le définit comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. »  Chaque travailleur dispose d’un « capital » propre, constitué par ses qualités personnelles et sa formation. Comme tout actif ou patrimoine, ce capital est un stock qui peut produire des ressources, s’éroder ou croître s’il fait l’objet d’un investissement » (Rochford, L. (2016). Contrepoint – Gary Becker et la notion de capital humain. Informations sociales, 1(1), 65-65. https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 ). Le concept qui ,depuis 1964, a remporté le succès que l’on sait se trouve néanmoins l’objet de critiques cinglantes, jusqu’au sein même des milieux du management voir p.ex. Cadet, I. (2014). La mesure du capital humain : comment évaluer un oxymore ? Du risque épistémologique à l’idéologie de la certification. Question(s) de management, 1(1), 11-32. https://doi.org/10.3917/qdm.141.0011). Au-delà des sérieuses limites explicatives que constitue l’hypothèse classique de l’économie mainstream des choix économiques portés par des individuels rationnels. D’autres auteurs mettent notamment en évidence l’instrumentalisation du concept par les classes sociales dominantes ou alliées : « En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante. »Poulain, É. (2001). Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel. Revue économique, 1(1), 91-116. https://doi.org/10.3917/reco.521.0091 .

(2) La recherche de référence bibliographique peut s’avérer fastidieuse mais elle offre de temps à autre de petits moments de plaisir simple. Ainsi de l’adresse de ce site « Je change my life » (100 % branché, c’est certain!) ou du mode d’emploi ‘how to do’ de cet autre.

(3) Au temps t et au point p, on ne peut planifier sa route qu’au moyen de ce que l’on connaît déjà du territoire et/ou des cartes qui nous sont fournies (et qui, redite peut-être mais rappel salutaire néanmoins, ne constituent pas le territoire mais une certaine lecture et représentation de celui-ci, réalisée dans une certaine intention par des personnes ou institutions). Du point p et au temps t on ne peut dès lors imaginer le territoire de l’existence à parcourir qu’au travers d’une lucarne étroite. On n’en tirera jamais qu’un plan de vie limité aux chemins parcourus par tant d’autres, on fera halte dans les auberges dûment certifiées et, surtout, on s’interdira de sortir du sac la machette ou la houe pour tracer, dans le sang et la sueur si nécessaire, son propre chemin. Il est navrant de croiser tant de parents anxieux de choisir pour leur enfant la bonne école qui les armera des diplômes et réseaux adéquats dans la dure compétition de l’existence. Combien de jeunes plongés dès l’adolescence, voire bien plus tôt encore, dans le moule comme plomb fondu ?

(4) D’où l’intérêt du partage de ces pages, entre autres.

(5) de type mémoire magnétique

(6) unité monétaire marocaine (1 dirham représente environ 0,1 euro)

(7) Intuition, conscience, rationalité, contrôle … tout cela ferait une matière bien intéressante pour un futur article




La feuille blanche et le M’Goun

Écrire sans avoir de compte à rendre à personne, ne prendre prétexte des faiblesses, limites ou impérities de quiconque, écrire comme si jamais je ne devais être lu. Comme dans ces grandes traversées en montagne en solo, lorsque chaque pas mérite une attention, un investissement complet. Non parce que l’on me regarde ou me juge mais parce que chaque geste, chaque décision, compte, terriblement, vitalement parfois. Il me faut être à cent pour cent ‘dedans’, présent à moi-même, pas le choix. En marchant seul, pour moi-même, en écrivant pour moi-même, c’est là que je suis ‘juste’, que je sens instinctivement le point d’équilibre, lorsque mes crapahutes montagnardes ou scripturales m’emmènent sur des sentes particulièrement aériennes. C’est alors que parfois se déroulent les chemins magiques

Seul devant la feuille blanche, je sens monter la même angoisse sourde et complètement paralysante que celle qui me prit alors que, au cours de mon dernier séjour à Ait Lalan, village perdu en fond de vallée, à 1700 mètres d’altitude, je considérais au loin les premiers contrefort du massif du M’Goun. Ces murailles dressées jusqu’à 3000 mètres me sont brutalement apparues pour ce qu’elles étaient : non pas un superbe décor mais une barrière minérale, froide et dure, infranchissable protection des sommets culminant à un peu plus de 4000 mètres qui étaient jusque là, ô vanité, mon objectif. Dans une sorte d’illumination angoissée, il m’est subitement apparu que j’étais incapable de mener à bien le projet qui était le mien, à savoir rejoindre en solo, en autonomie, le sommet du M’Goun, à près de 4100 mètres d’altitude. Trop vieux, pas assez préparé physiquement, techniquement sous-équipé.

Campement nomade sur le haut-plateau

Les risques d’une telle traversée solitaire m’apparaissaient alors criants : chute, blessure invalidante, infection parasitaire grave (comme lors d’un séjour antérieur), eau ou nourriture insuffisante, voire agression, étranger égaré quasiment sans défense dans un immense territoire d’altitude quasiment vide où s’accrochent néanmoins, jusque vers les 3000 mètres, quelques bergers en estive ou tribus nomades déplaçant tentes et troupeaux de chèvres et de dromadaires. Au-delà des accidents possibles, je savais les sentiers improbables et, bien évidemment, le balisage inexistant. Des morts, là-haut, il y en a eu plus d’un et je ne me sentais pas trop la vocation …

Confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit

Et pourtant ! Et pourtant, dix jours après ces méchants moments de révélations paralysantes, je me trouvais à Ouarzazate, après avoir traversé du nord au sud ces montagnes et hauts-plateaux, à pied et sac au dos d’abord, en camion puis minibus ensuite. Que s’était-il passé ? Où avais-je trouvé le courage ?, l’énergie ?, l’incitation ?… Comment répondre ? La détermination peut-être. Le refus conscient de céder au doute ou à la crainte. Me rappeler pourquoi j’avais voulu ce défi, quel sens avait pour moi cette traversée. Me souvenir de cette vérité que confort et routine ramollissent et gâtent le corps comme l’esprit. Deux jours à peine après cette brutale confrontation vécue au village, cette détermination m’amenait en effet, après des heures de pérégrinations en minibus branlant et taxis collectifs pleins à craquer, au pied de ces montagnes, non loin d’Agouti. Avec mon ami Azroun, nous avions passé la nuit dans une vieille grange au milieu des champs, chargée de luzerne sèche destinée aux troupeaux. En face, si lointain encore, le sommet du M’Goun – portant chapeau enneigé, visible les rares instants où se dissipait la masse nuageuse épaisse et noire, quasiment mordoresque, qui couvrait tout le massif – paraissait plus inaccessible que jamais. Entre ce sommet et moi, des masses énormes s’interposaient.

Il fait très froid ce matin, le soleil hésite encore à sauter par dessus l’horizon. Pas trop bien réveillé, je prends en pleine tronche les montagnes qui se distinguent peu à peu, les premières très proches de notre bivouac. Je sais devoir adopter une approche légère (euphémisme quand même avec une telle charge sur le dos !), vu mes limites physiques. Sous le soleil d’abord, puis la pluie, l’orage et la tempête peut-être, la neige certainement aussi . En scrutant le paysage, repérer les meilleurs passages. Éviter les traquenards des roches friables , des blocs roulants ou de l’argile glissante. Nous profitons ensemble d’une tasse de thé brûlant. Je le sens bien là; mes doutes sont toujours présents mais ma détermination est forte. La (relative) proximité des cimes agit sur moi comme un aimant. Je saisis mon sac, brève embrassade, c’est parti. Ne céder ni à l’angoisse ni à l’excitation. Il suffit en fait de laisser s’enfiler pas après pas, geste après geste. Avec les premières côtes raides apparaît l’essoufflement, la douleur causée par les sangles du sac lourd (plusieurs jours d’autonomie) qui me tire en arrière. Bientôt le soleil, bien que nous soyons début octobre, fait montre d’agressivité et suscite les premières coulées de transpiration. Là où j’en suis il serait si facile encore de faire demi-tour.

Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi.

Il n’est rien d’autre à opposer à ces premières difficultés que cette détermination. Elle même nourrie d’humilité. Le piège numéro un étant de lancer à la montagne un défi : elle contre moi. D’autres le peuvent peut-être, moi je n’en ai pas les moyens. Et puis, jamais je ne pourrai oublier la leçon apprise il y a longtemps déjà : si la montagne a pour moi une existence, massive et prégnante, pour elle je n’existe pas. Humilité donc : je marche les yeux baissés, le regard posé au sol, quelques mètres devant moi. Excellent pour le moral d’ailleurs puisque l’on évite ainsi de voir plus loin la côte qui s’accentue sérieusement ou le col qui semble s’éloigner à mesure qu’on s’en approche.

S’il restait encore quelque part en moi des illusions sur mes capacités, elles sont dissipées dès l’après-midi de ce premier jour. Je gère difficilement l’effort, l’alimentation et l’hydratation. Les derniers hameaux sont loin derrière moi, et je n’ai plus dépassé de bergerie isolée depuis un moment déjà. En m’élevant lentement au-dessus de la strate de moyenne montagne, le paysage s’est désertifié, l’eau va bientôt se faire rare. La déclivité a cru fortement aussi. J’apprends à accepter le rythme des pauses fréquentes, voire très fréquentes. Depuis midi je n’ai plus aperçu quiconque, de près comme de loin. Les sonnailles des troupeaux se sont tues. J’avance.

Avec la fin de la journée apparaissent les limites mentales. Les bourrasques glaciales, charriant parfois des ondées qui confinent à la neige, me secouent durement. Pas d’orage comme souvent j’en ai connu l’été en fin d’après-midi, c’est heureux, ici je me sens très exposé. La pente est très raide, l’environnement inhospitalier. Harassé, je cherche des yeux mais ne trouve nulle petite terrasse un tantinet abritée susceptible d’accueillir mon bivouac. Alors je continue. Tant mieux en fait, au moins je progresse. Malgré une consommation régulière de fruits secs, je flirte avec les limites de l’hypoglycémie et de la dépression.

Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

La pénombre s’installe déjà alors que j’arrive, avec quel soulagement, à un col assez étroit, que l’altimètre situe à près de 3300 mètres. De l’autre côté, se devine encore une large vallée que je peine à distinguer. Sans doute la dernière qui me sépare du M’Goun proprement dit. Je décide de ne pas poursuivre à la frontale, trop dangereux en haute montagne. Il me faut donc m’installer sur ce col étroit et venteux. J’avise un peu plus loin un petit espace plan, parsemé de gros blocs de roche susceptibles de m’abriter. A la limite de l’épuisement mais porté par une dernière salve hormonale, j’installe à la hâte la tente à la lueur de la frontale, luttant contre les bourrasques, portant gants et bonnet, le buff relevé protégeant le visage de la neige qui maintenant a remplacé le crachin de tout à l’heure. Le sol rocailleux refuse d’accueillir mes sardines mais tant pis, il y a du gros caillou en suffisance pour lester les tendeurs. Je rectifie la tension du dernier et me redresse lentement. Un mouvement à quelques mètres interrompt mon geste. Dans le pointillé aveuglant des flocons je crois apercevoir, oui, c’est cela, quelques brebis, dix ou quinze peut-être, se pressant vers l’avant. Quand surgit face à moi, toute proche, une forme humaine massive et sombre.

Le berger s’est arrêté devant moi, tout autant étonné que moi sans doute de cette rencontre. Tête échevelée, barbe hirsute, il porte un lourd manteau noir. Et dans cette masse sombre, surmontant une bouche édentée, un regard d’une intensité, d’une profondeur qui me touchent très loin. Ou plutôt par lesquels je choisis de me laisser toucher, après une seconde de surprise. De crainte peut-être aussi: je n’aurais guère fait le poids face à un solide gaillard de moins de quarante ans et le contenu de mon sac doit représenter pas mal d’argent au regard de celui qu’il aura gagné en redescendant de ces mois d’estive. Il ne m’a pas fallu plus d’un instant pour faire confiance à la confiance. Accepter cette présence inattendue, ce regard. Ses grandes mains noires, dures, osseuses, me tendent une gourde dégagée de sous le manteau. Puis, saisissant la besace pendue à son épaule, il me propose du pain. Je décline avec sourires et force remerciements. Enfin, ce que j’arrive à en faire passer en berbère. Le gars affiche un large sourire qui enflamme ses yeux de plus belle, puis, en quelques longues enjambées, disparaît dans la tourmente. Cette apparition s’achevait aussi brutalement qu’elle avait commencé. Elle ne devait pas avoir duré plus d’une minute. Une fois glissé dans le duvet, ma ration réchauffée puis engloutie, le sommeil dans lequel je me noyai instantanément malgré les menaces que faisaient peser sur mon abri les terribles bourrasques, ne me laissa guère l’occasion de méditer sur cet événement.

Trois années ont passé, et ce regard continue à susciter chez moi bien des frémissements. Par sa puissance. Je suis moi, disait-il. Debout, là où je veux être. Par la chaleur qu’il porte aussi : compassion, joie, fraternité ?… allez mettre des mots sur la couleur d’un regard sous la neige ! Les ondes de cette belle rencontre m’ont longtemps accompagné durant les journées et les nuits qui ont suivi. Elles peuvent tout autant me porter face à l’écriture comme face à la montagne. Jouer, peut-être, le rôle d’antidote au monde inhumain des humains.

Que portait ce regard ?

Depuis, souvent je me suis interrogé: que portait ce regard ? Aucun jugement. Il eut pu : « que fait ici ce type ? » « quel est cet étranger ? » Le regard me regardait, simplement. Du coup il confirmait, reconnaissait, validait, mon existence autant que la sienne. Fraternité ensuite: égaux face à la montagne et aux intempéries. Vitalité de l’existence enfin, feu apparemment inextinguible. J’y pense en écrivant ces lignes, mais ce regard ne porte-t-il pas ce que j’essaye de désigner par le terme de ‘néguanthropie‘ ? On y réfléchira plus tard. J’embarque le berger et son regard pour la traversée, non plus du M’Goun, mais du massif de l’écriture. Il m’aidera face au Juge et au Doute. Quand l’énergie manquera aussi, ou le sens.

Une rencontre improbable mais pleine. Mais qu’est-ce que je foutais là en fait ? Souvent, avant, pendant (beaucoup moins), et après l’épreuve (à comprendre au sens d’une expérience éprouvante), la question m’interpelle . Cette question, je me la pose à nouveau avant de poursuivre à la fois le périple de l’écriture et le récit de ce trek mémorable. Pourquoi m’éloigner d’une existence agréable, choisie, aux paramètres connus et, si pas prévisibles, à tout le moins aisément gérables pour la plupart ? Pourquoi m’exposer ainsi, tant aux intempéries, fatigue, inconfort et dangers qu’aux belles rencontres ? Pour quelle(s) raison(s) veux-je traverser les montagnes ? Qui devient ici: pourquoi veux-je réfléchir / écrire ? Bonnes ou mauvaises raisons ne manquent pas, mais elles ont toutes plus ou moins comme un air de justification à posteriori. Je veux écrire, pour donner, partager quelque chose (une vision, des questions, des mises en relation). Ou pour m’assurer que je suis bien capable d’attraper et d’articuler ces fulgurances qui me traversent le cerveau . Ou pour gagner une certaine reconnaissance, tant il est vrai que je n’ai pas encore réussi à faire vraiment sans. La liste ne s’arrête pas là, sans doute, mais une telle réflexion me paraît à tout le moins peu efficace, peu ‘heuristique’ dirais-je.

J’essayais juste d’être conséquent.

Plutôt que de m’interroger sans fin sur le pourquoi, je choisirais plutôt de me laisser porter par cette intuition-ci : j’écris pour tenter de faire sortir de moi quelque chose qui mijote, croit ou décroît, évolue ou stagne, depuis 40 ans au moins. Je le sais, je le sens, c’est tout. Et si je devais me définir un but, et bien il me semble que ce serait celui-là : laisser passer ce qui doit sortir. L’aider aussi un peu sans doute. Sans me préoccuper d’évaluer si cela fera en sorte que l’on m’aime plus ou que l’on m’aime moins. Sans comparer mon chemin à celui par d’autres suivi. Sans céder à la tentation de caresser au passage un ego insatiable. Sans regard oblique interrogateur dans le miroir. Sans inquiétude quant à la respectabilité de ce dont la plume aura accouché. Comme si jamais cela ne devait être lu, comme s’il ne s’agissait pas de billets sur un blog mais de griffonnages sur de petits morceaux de papier punaisés au tableau dans la cuisine … En traversant les montagnes, jamais je ne me suis demandé si le choix d’un tel passage de préférence à un autre était plus ou moins socialement acceptable, si franchir ce col allait faire en sorte que je sois plus aimable qu’en passant par un autre. J’essayais juste d’être conséquent.

Intuition, ai-je écrit. Une piste à suivre …

La suite du récit dans ce post: Un pied devant l’autre.