Happy birthday !

Il est tentant de nous imaginer capables de tisser de nos mains le fil de nos existences. Qu’il nous appartient, sur le chemin, de faire les « bons choix », une fois arrivés à l’un ou l’autre carrefour, voire de nous équiper de diplômes porteurs et réseaux relationnels ad hoc. Un cran plus loin, nous sommes maintenant incités à valoriser notre capital personnel (1), ou à élaborer notre plan de vie (2). Une forme d’arrogance qui sied bien à notre monde, celui qui fait preuve de grands talents une fois qu’il s’agit de réduire l’humain à l’un ou l’autre de ses pires travers. La mainmise également d’une certaine rationalité et des valeurs du discours dominant sur nos existences (3). Une mine d’or enfin pour coaches divers et thérapeutes du ‘développement personnel’.

Difficile d’échapper à ce modèle. Il est des expériences vécues néanmoins qui procèdent du ‘lâcher prise’ sur le lendemain. J’aimerais conter ici l’histoire du camion rouge … Mais avant d’en entreprendre le récit, je vous propose un rapide détour, aussi simplement que possible, sans théoriser aucunement, par quelques considérations relatives à l’expérience et au récit. Que le lecteur pourra ‘sauter’ sans dommage s’il le souhaite.

Illustration Wikipedia

La seule expérience de première main à laquelle j’ai accès ne peut être que la mienne. Truisme sans doute mais constat déterminant (4). Le récit à la première personne peut néanmoins, il me semble, s’écrire de deux manières radicalement différentes. J’essaye dans ces pages d’éviter la première, la mise en scène, où je le considérerais de derrière la caméra, position depuis laquelle je décrirais la scène. Cette pratique, de l’ordre de l’objectivation, sonne faux quelque part et se prête en outre à la mise en scène, comme je la nomme. A celle-ci je préfère la voie d’une reconstitution en mode ‘vision subjective’ (dite aussi vision à la première personne, comme dans certains jeux vidéo), me replongeant dans le ‘monde intérieur’ de ces moments, le contenu de la pelote venant plus ou moins aisément une fois que l’on a commencé à en tirer le fil. Fil complexe, constitué de multiples brins faits d’images, de sons, d’émotions, d’odeurs, de sensations. Il n’est nullement question de rechercher par là une hypothétique authenticité du souvenir, la mémoire ne se comportant pas en support passif (5) mais opérant en permanence des démontages et remontages d’éléments. C’est le cheval de l’intuition que je choisis de monter lorsque je saisis et tire ainsi de l’intérieur le fil du souvenir, monture qui bien mieux que moi sait le chemin.

La belle histoire du camion rouge
Haut-Atlas: Le récit d’une traversée, en quelques épisodes.

La belle histoire du camion rouge donc, a pour cadre, une fois de plus, les reliefs du Haut-Atlas. Cela ne doit rien au hasard, on s’en doute, ni à la réelle émotion qui me relie à ces territoires. La plongée sans « ligne de vie » dans un tel univers est faite pour cela : se rendre disponible, exposé, pour les multiples expériences à venir.

Tôt le matin, en remontant le torrent vers Taghia

Or donc, je redescendais d’une longue traversée du haut-plateau, de Zaouiat Ahansal à Tabant, via Taghia, longues journées de marche épuisante sur un territoire d’une beauté extraordinaire. Affaibli par une très méchante infection intestinale, j’avais abrégé d’une journée la traversée pour rejoindre le haut de la vallée d’Aït Bouguemez (dite, vision une peu simplette , « vallée heureuse ») où j’avais trouvé le toit et le couvert dans un gîte pour groupes, désert à cette époque de l’année. De là j’espérais pouvoir rejoindre Tabant par la piste par un moyen de transport moins épuisant que mes vieilles gambettes. Après un luxueux repas de riz blanc cuit à l’eau, délicatement accompagné de son liquide de cuisson, précédant une nuit fort moyennement réparatrice, j’entreprends de rejoindre le village, un ou deux kilomètres plus bas, en quête d’un véhicule quelconque, suivant le raisonnement élémentaire que la probabilité d’en trouver un augmenterait en bord de piste. Tout à l’heure cela avait un peu chauffé entre le proprio et moi, nous ne nous étions pas assez clairement mis d’accord sur le prix (erreur!), du coup je n’avais pas vraiment pu tenter de lui soutirer quelque information.

Le temps passe. Le temps passe toujours …

Très matinal comme d’habitude, je ne vois presque personne en longeant le village. La piste poussiéreuse rapidement rejointe, j’entreprends de la suivre durant une vingtaine de minutes, jusqu’au moment où j’aperçois trois ou quatre hommes, assis au bord, visiblement occupés à attendre quelque chose. Quoi ? Un taxi collectif sans doute ou un minibus qui les amènerait au bourg. Je tente le contact mais cette fois mes quelques mots de berbère n’y suffisent pas. Je m’écarte de quelques mètres et m’assied moi aussi. L’attente est un art auquel je commence tout juste à m’initier. Nous verrons bien …

Le temps passe. Les bruits du village proche témoignent du démarrage de la journée. Le temps passe toujours. Il me semble souvent plus discret ici qu’ailleurs, c’est à peine si on le voit passer. Je n’ai aucune idée de l’heure, plutôt tôt encore me semble-t-il, vu la fraîcheur persistante. Sur la piste toujours rien, rien que la poussière, qui s’élève parfois mollement sur un coup de brise avant de retomber quelques mètres plus loin. Je n’ai rien entendu venir mais au raidissement de mes voisins je saisis que leur attente, la mienne aussi peut-être, devrait prendre fin sous peu. Les imitant, je me relève, et c’est alors que je le vois arriver.

Ici la parole est poussière … (sur le plateau)

Quelque peu assoupi par l’attente, je suis saisi par cette vision d’un superbe camion de chantier des années cinquante, d’un rouge pétant, poudré de poussière comme une vieille maquerelle mais bien vaillant encore semble-t-il. Deux ou trois bonshommes sont déjà à bord, j’imagine que le conducteur fait le tour des hameaux avant de descendre au bourg ces hommes qui cherchent à se faire embaucher pour la journée. Mes compagnons d’attente ont sauté dans la benne ou sur le toit après avoir filé la pièce au conducteur. Je m’approche de sa vitre ouverte et, coup de chance, on arrive à se comprendre lui et moi. Le gars rejoint bien Tabant et pour deux dirhams (6) je fais partie du voyage. Le billet de transport le moins cher de mon existence.

J’ai dix ans !

Mon sac jeté par dessus bord, j’y grimpe, tiré par mes prédécesseurs. Je me laisse glisser au fond de la benne, le sac à côté de moi. Et c’est là que cela se passe … Dans la poussière dont nous profitons amplement là derrière, les grincements pathétiques des lames de ressort épuisées, les secousses qui à tout moment me décollent plus ou moins violemment les fesses de la tôle, arrive l’illumination soudaine de la date (dans ce mode d’existence le calendrier fait rarement partie de mes préoccupations premières) : nous sommes aujourd’hui le jour de mon anniversaire … Happy Birthday ! Accroché d’une main à mon sac, de l’autre au rebord de la benne, je crois bien que durant un instant j’ai souri d’une oreille à l’autre. J’ai dix ans là. Oui, j’ai dix ans et je ne peux rêver cadeau d’anniversaire plus extraordinaire qu’une longue balade sur la benne d’un beau camion rouge ! Celui-ci d’ailleurs devait avoir bien bossé déjà lorsque j’ai soufflé mes dix bougies, pour de vrai. Je me laisse couler dans cette image, qui devient sensations, passant ma main dans les cheveux ébouriffés du gamin.

Le dénominateur commun n’est pas loin

Un calme paisible m’a envahi. L’instant n’ a rien d’une béatitude néanmoins, Il me semble tout ressentir au carré : les cahots (ouïe!) les odeurs des champs qui commencent à se réchauffer, celle du crottin d’âne sur la piste, la fumée des petits feux de cuisine à la traversé d’un hameau, le vent qui s’est fait plus chaud maintenant et agace doucement la pilosité de mes avants-bras. A la dérobée, je jette un œil sur mes compagnons de route silencieux, difficile il est vrai d’échanger plus de deux ou trois mots hachés dans ces conditions. Le regard au loin bien souvent, les paupières mi-closes protégeant les yeux de la poussière, ils portent là leur vie de chaque jour, bien différente de la mienne. Et en même temps, le dénominateur commun (à nos existences) n’est pas loin, on peut presque le toucher là. Accroché d’une main à cette coque de métal rouillé, je continue à me laisser imprégner. A la joie indicible du gamin comblé vient s’ajouter une autre sensation encore. Comme si une bulle invisible s’était formée autour de mon beau camion rouge, au croisement radicalement improbable des trajectoires individuelles de ses occupants.

Étape après étape, la benne s’est remplie. Les cahots nous poussent les uns contre les autres, les coudes, les épaules, les genoux se heurtent. Mon voisin, monté à bord lors du dernier arrêt sort de sa poche une clope roulée à la diable qu’il a du confectionner en attendant le camion. Je lui tends mon briquet, échange de regards autour d’une flamme vite éteinte, bouffée de fumée, chacun retourne à ses pensées. La vallée s’élargit, nous devons être proches du bourg maintenant. Quelques minutes plus tard en effet, le camion s’arrête sur une vaste aire dégagée, un peu avant les premières maisons du bourg. C’est ici sans doute que les journaliers seront chargés à bord des pick-ups des patrons venus chercher la main d’œuvre pour les cultures qui sont dans cette large vallée d’un tout autre ordre que dans les villages de montagne : vastes champs et vergers, coopérative agricole, chambres froides de stockage, etc. La route goudronnée passe là d’ailleurs, c’est tout dire. Fin de la parenthèse onirique. Je laisse avec un soupçon de regret s’envoler dans les nuages le gamin de dix ans au visage traversé d’un beau sourire, salue mes compagnons de voyage, charge le sac sur le dos et m’éloigne lentement vers le bourg …

Hors de toute ligne droite

Un tel récit, tout ce qu’il y a de plus anecdotique, n’appelle à mes yeux aucune conclusion. De multiples expériences telles que celle-ci, petites ou non, procédant toutes du même ‘lâcher prise’ m’ont néanmoins conféré une assurance suffisante à me donner l’envie de confier, dans des situations d’une autre amplitude, les rênes à l’intuition (7) . Me laisser en quelque sorte bouleverser, hors de toute trajectoire ressemblant peu ou prou à une ligne droite. D’autres cadeaux inattendus ont succédé à celui offert au gamin aux yeux émerveillés. Ce blog ressort de la même aspiration. Lâcher prise nous enrichit.

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(1) « Dans son ouvrage consacré au capital humain en 1964, G. Becker le définit comme « l’ensemble des capacités productives qu’un individu acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. »  Chaque travailleur dispose d’un « capital » propre, constitué par ses qualités personnelles et sa formation. Comme tout actif ou patrimoine, ce capital est un stock qui peut produire des ressources, s’éroder ou croître s’il fait l’objet d’un investissement » (Rochford, L. (2016). Contrepoint – Gary Becker et la notion de capital humain. Informations sociales, 1(1), 65-65. https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 https://doi.org/10.3917/inso.192.0065 ). Le concept qui ,depuis 1964, a remporté le succès que l’on sait se trouve néanmoins l’objet de critiques cinglantes, jusqu’au sein même des milieux du management voir p.ex. Cadet, I. (2014). La mesure du capital humain : comment évaluer un oxymore ? Du risque épistémologique à l’idéologie de la certification. Question(s) de management, 1(1), 11-32. https://doi.org/10.3917/qdm.141.0011). Au-delà des sérieuses limites explicatives que constitue l’hypothèse classique de l’économie mainstream des choix économiques portés par des individuels rationnels. D’autres auteurs mettent notamment en évidence l’instrumentalisation du concept par les classes sociales dominantes ou alliées : « En assimilant le salaire au revenu d’un capital, on légitime les revenus de la propriété, qui, par renversement, deviennent des revenus identiques au salaire. Les différences entre les types de revenus ne renvoient qu’aux choix différents effectués par les individus : certains développent leur patrimoine financier; d’autres, leur patrimoine humain. La position des propriétaires du capital est ainsi confortée. De même, et de façon plus immédiate, se trouve confortée la position de ceux qui occupent une place privilégiée dans la hiérarchie salariale. En ce sens, la théorie du capital humain pourrait être considérée comme une idéologie des classes moyennes. Certaines théories inspirées du marxisme mettaient en cause les salariés à hauts revenus en affirmant que ces hauts revenus sont des profits masqués en salaires, qu’ils sont le résultat d’une alliance passée entre les propriétaires du capital et les cadres gestionnaires de ce même capital (Establet et Beaudelot [1976]). La théorie du capital humain au contraire, en faisant des salariés à haut revenus des salariés comme les autres, qui ont seulement su mieux gérer leur patrimoine humain, légitime et conforte leur position dominante. »Poulain, É. (2001). Le capital humain, d’une conception substantielle à un modèle représentationnel. Revue économique, 1(1), 91-116. https://doi.org/10.3917/reco.521.0091 .

(2) La recherche de référence bibliographique peut s’avérer fastidieuse mais elle offre de temps à autre de petits moments de plaisir simple. Ainsi de l’adresse de ce site « Je change my life » (100 % branché, c’est certain!) ou du mode d’emploi ‘how to do’ de cet autre.

(3) Au temps t et au point p, on ne peut planifier sa route qu’au moyen de ce que l’on connaît déjà du territoire et/ou des cartes qui nous sont fournies (et qui, redite peut-être mais rappel salutaire néanmoins, ne constituent pas le territoire mais une certaine lecture et représentation de celui-ci, réalisée dans une certaine intention par des personnes ou institutions). Du point p et au temps t on ne peut dès lors imaginer le territoire de l’existence à parcourir qu’au travers d’une lucarne étroite. On n’en tirera jamais qu’un plan de vie limité aux chemins parcourus par tant d’autres, on fera halte dans les auberges dûment certifiées et, surtout, on s’interdira de sortir du sac la machette ou la houe pour tracer, dans le sang et la sueur si nécessaire, son propre chemin. Il est navrant de croiser tant de parents anxieux de choisir pour leur enfant la bonne école qui les armera des diplômes et réseaux adéquats dans la dure compétition de l’existence. Combien de jeunes plongés dès l’adolescence, voire bien plus tôt encore, dans le moule comme plomb fondu ?

(4) D’où l’intérêt du partage de ces pages, entre autres.

(5) de type mémoire magnétique

(6) unité monétaire marocaine (1 dirham représente environ 0,1 euro)

(7) Intuition, conscience, rationalité, contrôle … tout cela ferait une matière bien intéressante pour un futur article




Les papas papous

Il y a les papas et les pas papas.

Dans les papas, il y a les papas papous (1) et les papas pas papous.

Dans les papas papous, il y a les papas papous à poux et les papas papous pas à poux.

Dans les papas papous à poux, il y a les papas à poux papas (2) et les papas à poux pas papas.

Dans les papas pas papous, il y a les papas pas papous à poux et les papas pas papous pas à poux.

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Dans les pas papas, il y a les pas papas papous et les pas papas pas papous.

Dans les pas papas papous, il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Dans les pas papas papous à poux , il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Voilà. Nous venons de réaliser une jolie description, un modèle plus ou moins satisfaisant de l’humanité (bon, ici je n’ai délibérément considéré que la moitié masculine de celle-ci, je n’aurais pas voulu lasser trop vite le lecteur en allongeant mon petit exercice par son double féminin (3)). Sur base d’un critère distinctif binaire – 1 ou 0 – à chaque étape, nous pouvons penser avoir progressé dans la compréhension du monde. Effectivement, maintenant que je relis cet exercice, je vois bien comment le monde se divise. Il n’y a aucune place pour le flou ou le doute. Aaaahhhh !

Des modèles ou tout simplement des modes de pensée de cet acabit, on en trouve à la pelle, tous les jours, dans notre existence: les Blancs et les Blacks bien sûr, les Musulmans et les Laïcs, les Français et les Étrangers, mais aussi Nous, c’est-à-dire Celles et Ceux du village, du quartier, de la ville, du club de foot, de l’entreprise, du mouvement politique, etc. et Les Autres, … ad nauseam. Pratique: on colle sur le front du congénère quelques étiquettes ad hoc, ensuite il n’y a plus qu’à laisser s’appliquer le simple principe stimulus / réaction. Cela fonctionne très bien chez l’amibe, pourquoi pas chez l’être humain, même décérébré par des cohortes d’éditorialistes télé, marchands de rêves, peoples plus ou moins bling bling ou politiciens et hauts fonctionnaires rompus à l’exercice de la novlangue ? Merveilles de la dichotomie !

S’attacher, au contraire, à considérer les choses dans leur complexité n’est guère confortable. Cela peut même représenter une performance. A l’heure de la captation / exploitation systématique de l’attention par les écrans, des bulles de filtre créées par les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche et de l’immédiateté de l’information, la perception constitue déjà une première étape ardue, la diversité un horizon lointain.

Persistons-nous ?… Ô stupeur, que voyons-nous ? Notre entourage, le monde, est constitué d’une myriade d’individus aussi complexes que nous, tout autant traversés par des tensions parfois contradictoires, aussi perméables que nous le sommes aux émotions et sentiments, aussi influençables et auto-limités, aussi … humains, en fait !

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(1) Je crois utile de préciser que je ne parle pas ici des papous en tant qu’ethnie ou population, d’autant qu’ils vivent présentement des moments difficiles.

(2) J’ai vérifié, il y a bien des papas chez le Pediculus humanus capitis.

(3) Sans parler des nombreuses exceptions catégorielles au critère (genré) mâle / femelle: LGBTQ… etc. (j’ai perdu le décompte, désolé). Signe perturbant de ce que la complexité semble avoir pour propriété perverse de se réinsérer dans l’analyse la plus simpliste !




Un pied devant l’autre

Ce récit a commencé avec le post ‘La feuille blanche et le M’Goun

Le refuge de Terkeddit est située à 2500 mètres d’altitude, en bordure de cette haute vallée orientée est-ouest que je découvrais de là-haut hier soir, juste avant de préparer mon bivouac sur ce col étroit. Large et verte alternance de zones de terre souvent boueuse et de pâturages à l’herbe clairsemée, elle est parcourue de petits rus qui semblent ne vouloir aller nulle part. Le bâtiment : une construction dans le style Club Alpin Français (version seventies ou pas loin dirais-je), pas bien grande, un berger comme gardien. Autour, des millions de crottes. Face à l’entrée, barrant au sud-est un horizon qui paraît tout proche, s’impose la masse irréelle de la crête sommitale, une fois de plus noyée dans des nuées sombres et mouvantes. Ici je passe une journée de repos, bien nécessaire, à me refaire quelque peu après les épreuves de la veille. Un minimum imposée aussi par une météo peu avenante : averses de pluie sur la vallée, de neige là-haut (ici on est déjà là-haut, mais plus haut encore).

Une journée à ne rien faire. Enfin si, j’ai pas mal dormi en fait. Arrivée en milieu de matinée, descendant du col où j’avais passé la nuit sous ma tente secouée par les bourrasques. Après avoir pris accord avec le gardien, qui heureusement n’avait pas encore quitté les lieux avec son troupeau de petite chèvres noires, je me suis approprié un matelas dans le dortoir avant d’écraser durant plusieurs heures. Prise de notes, observations, pensées tous azimuts et petites excursions aux alentours immédiats m’ont amené en douceur à la fin de la journée. Un groupe de jeunes marocains, visiblement aisés, est arrivé juste avant la pénombre, excités, volubiles, des étincelles dans les yeux. Sans aucun doute de retour du sommet. Plus tard, après un tajine sans grâces mais chaud et roboratif avalé à la lueur des frontales, puis le thé, tout le monde s’est couché.

Un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux …

Je me suis senti comme ‘en marge’ durant cette journée. Un peu comme en attente nulle part, hors de l’espace et du temps, sur cette vaste soucoupe verte quelque peu irréelle posée sur une marche au milieu des montagnes, en équilibre précaire sur ces immenses flancs rocheux. En descendant du col ce matin déjà j’avais croisé deux français, la bonne cinquantaine, grimpant laborieusement le sentier qui se tortillait dans les amas rocheux. Sans aucun doute avaient-ils passé la nuit au refuge ; une conversation avec eux aurait certainement pu m’apprendre des choses intéressantes car du lieu je ne connaissais que l’existence et la localisation approximative. Mais sans réfléchir, presque à mon propre étonnement, je les ai croisés rapidement, leur adressant un ‘bonjour’ juste assez poli pour ne pas être chaleureux, n’incitant nullement au dialogue. Le sourire qu’ils affichaient à mon approche (ah … un compatriote !) se mua en surprise mais je n’en vis pas plus, j’étais déjà passé. Et ici, au refuge, un dialogue réduit au minimum vital avec ceux et celles qui partageaient le même toit que moi, voire à rien du tout avec les chèvres.

Carapace relationnelle oui, mais éponge intérieure : je me suis laissé envahir par la beauté imposante, presque pesante, du lieu, laissant des heures durant mes rétines et neurones s’imprégner du paysage fantasque, toujours changeant, si proche et inaccessible à la fois, des sommets. J’avais pu me faire indiquer par le berger lequel de ceux-ci était le M’Goun. Il m’avait fait voir le col à mi-parcours qu’il fallait impérieusement emprunter, seule voie praticable vers les crêtes. Assis sur un petit banc de bois, dos au mur du refuge, j’avais longuement détaillé ‘in petto’ la marche d’approche vers ce col, qui ne me paraissait pas trop éloigné. Restera à voir comment l’affaire se présentera une fois le sac lourd au dos. Contrairement à la pratique classique qui consiste à faire l’aller vers le sommet puis le retour au refuge dans la journée, muni dans ce cas d’un paquetage minimaliste, je n’avais nulle intention de revenir au refuge. Je voulais redescendre du sommet (si tant est que j’avais pu y arriver) plus à l’est mais toujours sur le flanc nord, en direction de Tabant, via un itinéraire que j’avais suivi deux ans plus tôt dans cette tentative ratée (une superbe expérience néanmoins !) de rejoindre le sommet du M’goun, déjà.

Je découvre en moi une certitude apaisée.

La journée qui s’achevait avait vu se fondre dans un même creuset anxiété, excitation, doutes et désirs, pour produire le lendemain matin, après une nuit exceptionnellement reposante, un alliage surprenant. Le jour se lève à peine. Une alternance de larges flaques de lumière glauque et de zones sombres inonde la vallée. Assis sur le muret de pierre fermant la terrasse du refuge, buvant prudemment un thé brûlant, les yeux encore un peu sableux et lourds, je découvre en moi une certitude apaisée. Calmement, sur le visage un sourire à peine esquissé, je refais des yeux le chemin qui devrait être le mien aujourd’hui. Mon sac est prêt. Moi aussi. Je jouis de cette sensation de me sentir presque monolithique. Je connais les lézardes pourtant, je sais tout des doutes et manigances qui se trament en périphérie, à la limite de mon champ de vision. Mais ‘je’ n’en a pas besoin. Au moment de charger mon fardeau sur le dos, les jeunes marocains qui avaient fini par sortir du gîte, perturbant ma quiétude (relative, vu le chambard mené par le troupeau ce matin !), m’apostrophent en me demandant de les prendre en photo de groupe, la montagne dans le dos. Je m’exécute. Ils jouent un rôle, je joue un rôle, mais ce n’est pas ma pièce. Je m’en retourne avec soulagement et quitte le refuge en suivant un de ces filets d’eau qui serpentent au milieu des terres noires boueuses pour rejoindre le talweg à proximité d’un petit vallon que j’avais repéré la veille comme point de départ d’un itinéraire que j’espérais bien gravé dans ma mémoire.

Traversant aisément le ruisseau, je remonte ce vallon verdoyant, lumineux, aux formes doucement arrondies. Mais là déjà il s’avère douloureux de lever le regard. Ces barres dures et tranchantes, ces ravins profonds qui parsèment mon chemin, cette masse énorme et sombre qui me surplombe, s’avèrent plus réels que jamais maintenant. Ajouté à celui du sac, il me faut endosser le poids de cette vision. Je me rappelle qu’on ne négocie pas avec la montagne. A partir d’ici je ne peux plus être ‘de passage’, voyageur voyeur (ou l’inverse), s’invitant sans rien demander à personne, investissant de son ego criard un lieu … oui, sacré. Sacré par son appartenance à une autre temporalité, à une autre dimension que la mienne, cette minuscule étincelle de vie organique dans le cosmos. Question au passage : comment perçoit-on une autre dimension ? Réflexion à remettre à plus tard. S’impose ici une lucidité à cent pour cent, sans la moindre concession à mes humeurs, pensées erratiques, ou caprices, car aucune erreur, c’est certain, ne sera pardonnée.

Comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple.

Mettre un pied devant l’autre, je ne connais que cette technique. Et comme il est merveilleux de vivre dans un mouvement où la technique est réduite au plus simple. Je navigue maintenant dans de grandes plages de cailloux inclinées, qui ont succédé aux pâturages. Effectivement je navigue car il me faut garder le cap du col, auquel je m’accroche, tout en sinuant, en ondoyant sur les croupes de la bête afin de réduire quelque peu la pente de ma progression. Je carbure à l’énergie du matin – j’ai toujours été meilleur le matin, plus encore avec l’âge peut-être – mais veille à ne rien en gaspiller. La pente s’accentue encore ; les pierriers à traverser, les mégalithes à contourner … voilà bientôt les premières plaques de neige. Les éclaircies continuent à réjouir mes pas. Avec la pente et la couche de neige qui s’épaissit, il me faut ralentir encore. J’ai l’impression à certains moment de faire du sur-place. Maintenant, sur les passages plus risqués, je veille à sagement affermir ma position, mon équilibre, à l’aide des bâtons avant de faire le pas suivant. Toujours trois pattes au sol, comme l’âne. Faute de quoi, le poids du sac – à la moindre perte d’équilibre, caillou roulant ou plaque glissante – aurait vite fait de m’entraîner.

Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise.

Le soleil a entamé sa descente déjà. J’ai du passer le col il me semble, enfin je l’espère. Bien évidemment le terrain, vu les pieds dessus ou vu depuis le refuge lointain, sous un tout autre angle, une autre lumière, ça n’a rien à voir. Devant moi, ou au-dessus plutôt, le ciel est plus plombé que jamais. Rassurant néanmoins: je repère quelques traces fraîches bien visibles dans la couche neigeuse qui fait maintenant dans les 15-20 centimètres, sans doute le groupe de jeunes monté hier. Ce sont des traces ascendantes, je ne vois rien à la descente, ils ont du emprunter une autre voie pour le retour. Débarrassé de la préoccupation de savoir si j’étais ou non sur la bonne route, je sens croître ma détermination. Que faire ici sans détermination ? Et dans le monde ordinaire aussi d’ailleurs … Il m’en faut effectivement, et pas un peu, au milieu de cette purée de pois qui m’enveloppe maintenant, de plus en plus dense. J’aboutis enfin à une grande aire légèrement incurvée, juste sous la crête qui dessine là des courbes élancées partant dans diverses directions. Des bourrasques parfois déchirent l’épais rideau grisâtre, que traversent alors de grands coups de projecteur solaire, me révélant épines rocheuses, abîmes profonds et pierriers insondables. Ici règne sans partage une minéralité totale mais plus dense que dure me paraît-il. Comment expliquer ? Je ne suis clairement pas chez moi ici (une sensation ressentie aussi lors de ma première plongée sous-marine), mais nulle trace d’agressivité. La montagne n’a rien à prouver, moi tout. Quelle occasion extraordinaire de (re)trouver une telle virginité ! Chaque jour pouvoir reprendre sa vie à zéro, sans ardoise …

Particulièrement exposé, je ne peux me maintenir bien longtemps ainsi en plein vent, hésitant sur la direction à prendre : laquelle de ces crêtes est la bonne, laquelle m’emmènera au sommet ? Je ne m’attendais pas à une situation confuse. Sans doute avais-je imaginé une seule ligne de crête plus ou moins rectiligne, qu’il me suffirait de suivre. Le brouillard qui modifie à chaque seconde le paysage, les rafales qui me font vaciller, je me sens égaré dans un univers sans repères. Je n’ai même pas consulté la boussole, inhibé sans doute par cette atmosphère, j’ai suivi la direction que m’invitait à prendre une fugace éclaircie (phototropisme ?). L’avancée sur laquelle je progresse ensuite se rétrécit. A ma gauche d’imposants amas rocheux qu’il n’est pas question d’escalader, à ma droite un pierrier en pente sévère au haut de laquelle j’évolue prudemment, et dont il ne m’est pas possible d’apprécier la profondeur. D’un coup le brouillard qui bouchait cette dépression s’efface et me voici tétanisé, les jambes aussi raides que mes bâtons. La pente au sommet de laquelle je progresse péniblement dévale en fait à plus de 45° sur 200 ou 300 mètres, caillasse instable parsemée ça et là d’épines rocheuses. Me détendre, souffler, respirer calmement, bien asseoir mon équilibre sur des hanches stables mais souples, faire demi-tour et rejoindre mon point d’arrivée. Sans encombre mais le lieu est resté aussi inhospitalier qu’à mon arrivée, tandis que mes dernières émotions ont achevé de me convaincre qu’il est l’heure de la pause.

Il me faut dresser la tente avant la neige.

J’avise un peu plus bas un sillon longitudinal peu profond dans lequel s’amassent des blocs de tailles diverses. En me restaurant rapidement dans cet abri tout relatif, le calculateur fonctionne. La boussole enfin tirée du sac m’instruit sur la direction à prendre. La dernière bouchée avalée, j’entreprends de suivre celle-ci sur quelques centaines de mètres, laissant mon sac à la garde d’un rocher à la forme particulière. Conclusion : cela a l’air tout à fait faisable et l’azimut semble se maintenir, au début tout au moins. Le temps tourne à la neige, je le sens. Sans trop hésiter je décide d’attendre sur place le lendemain matin dans l’espoir d’une embellie. Poursuivre dans les conditions météo actuelles serait une folie. Il me faut dresser la tente avant la neige. Elle commence à tomber d’ailleurs, pas trop dense heureusement, traversant presque à l’horizontale cette large esplanade. Dans l’amoncellement de rochers je repère une cuvette de petite taille dont je dégage grossièrement le fond et où, après moultes efforts, j’installe plus ou moins correctement la tente en prévision d’une nouvelle nuit agitée. Sous la neige qui heureusement maintient son rythme clairsemé, je me prépare une tambouille bien chaude que j’avale vite fait avant de me glisser sous le fragile abri.

Le calme se fait en moi, naturellement, sans effort. Je me vois tel que je suis : un animalcule vieillissant, coincé à 4000 mètres d’altitude sous les rafales et la neige. Sourire, j’aime ce genre de pied de nez au raisonnable ou à la résignation. On peut tout faire, il faut juste être prêt à payer le prix.

Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Je suis presque étonné de mon propre calme dans cette situation un peu précaire quand même. Une telle nuitée n’était pas prévue. Je n’avais pas prévu grand-chose d’ailleurs. Une décision quasiment intuitive, comme je les aime maintenant, après une rapide évaluation de la part de folie dans ce bivouac à cette altitude et par ce temps, muni d’un équipement peu sophistiqué. Par ailleurs je n’avais plus le temps, ni peut-être l’énergie, pour redescendre au refuge. M’y voici donc, et heureux d’y être. Digestion, endorphines. Je laisse planer au-dessus de ma tête l’image de mon bivouac improvisé, nid d’aigle surmontant le monde (enfin, presque !). Me faut-il m’éloigner autant de mes congénères pour ressentir une telle quiétude ?

Celle-ci s’était installée en moi, saucissonné dans le duvet, bonnet, gants, tour de cou, malgré les coups de bélier percutant violemment la toile, faisant vibrer jusqu’à mon matelas compact. C’est complexe la relation à l’autre. Attraction / répulsion. Si l’espèce à laquelle j’appartiens est faite sans conteste d’individus sociaux, si durant toute mon existence je n’ai à peu près fait que m’associer à d’autres pour des événements plus ou moins aventureux, plus ou moins réussis, là maintenant je fatigue, je cale. Devant tant de laideurs et d’ignominies. Devant la bassesse, la lâcheté. Écraser de sa propre existence suffisante celle des autres, présents ou à venir. Enlaidir et torturer comme à plaisir la planète bleue. Se laisser couler dans le tourbillon turpide, destructeur, de milliards de narcissismes entrecroisés. Rien de cela n’est neuf, si ce n’est l’échelle, grâce au génie sans limite, toujours plus efficace, de la destruction et de l’auto-destruction dont nous savons faire preuve.

C’est à cette race que j’appartiens

C’est à cette race que j’appartiens, difficile de contredire une telle évidence. D’ailleurs je sais en moi ces tares, c’est peut-être cela que je fuis. Étrange sensation que de poursuivre des réflexions de cet ordre dans mon fragile cocon suspendu. Cette précarité m’aiguillonne, relativisant la portée de ces amères réflexions. Je le ressens, je le sais, aucune certitude n’existe en cet endroit si ce n’est la joie, oui la joie, d’être vivant et voulant, ici et maintenant, dans un monde minéral qui toujours me renverra à mes limites et ma finitude. Bon plan, finalement, pour un moment d’auto-thérapie. Je reprends le cours de ma pensée. Suis-je occupé, en ce moment de mon existence, à me rétracter, telle l’huître sous le filet de jus de citron ? Image qui me fait grimacer intérieurement, puis sourire : j’exècre ces mollusques glaireux. J’ai bien noté que je m’éloigne de moins en moins volontiers du village perdu dans la montagne dans lequel j’ai élu domicile il y a une dizaine d’années. En acceptant de regarder sans détours les failles profondes du genre humain, en les auscultant en moi à tâtons dans le noir, craignant de peut-être poser la main sur quelque concrétion froide et gluante, devinant dans mes ressorts personnels les tensions, les incomplétudes, les crevasse que porte notre espèce, sapiens, en faisant place en moi à un regard cynique donc, ai-je inconsciemment décidé de rompre les liens ? Où est-ce une conséquence ? « Connais-toi toi-même » disait le philosophe ancien. Mais comment faire pour éviter alors de céder à l’horreur paralysante, nécrosante, des constats qu’il nous faut bien établir ?

Un thé à la neige fondue.

Est-ce la généralité de la question posée, s’ajoutant à la somme des fatigues et des émotions, qui eut raison de mon éveil ? La lumière du jour naissant me révéla un méchant constat. Si le vent était tombé en fin de nuit, si les chutes de neige avaient cessé pour abandonner une couche fraîche d’une douzaine de centimètres d’épaisseur, c’était pour mieux laisser la place à un véritable mur de brouillard. Je circule autour de mon point de bivouac, la visibilité est inférieure à dix mètres. Avancer dans ces conditions serait excessivement périlleux, s’orienter impossible. Mais je sais le temps instable en ces lieux, il n’est donc pas illusoire d’imaginer que le brouillard pourrait se dissiper en cours de matinée. Je peux me permettre d’attendre et, si les conditions ne s’améliorent pas, redescendre vers le refuge. C’est à dire renoncer. Grimace. Je me prépare au départ afin de profiter de la première opportunité. Il me faut un bon moment pour démonter et ranger la tente car il m’a fallu détacher précautionneusement une à une les plaques de glace qui s’étaient formées par endroits sur la toile extérieure. Ma tambouille du matin avalée (muesli trempé dans un chocolat chaud bien noir, thé à la neige fondue), le sac fermé laissé à l’abri des rochers, profitant de quelques trouées temporaires diffusant une lumière froide, je parcours à pas lents cette surface sur laquelle j’ai échoué hier, grande comme quelques porte-avions, juste sous les lignes de crête partant en sens divers.

« Se faire » en enfilade les cinq sommets …

J’ai bien fait d’y croire : l’épais matelas de coton se déchire, se disloque peu à peu avec l’ascension du soleil. Avec le même gémissement que chaque matin, je hisse sur mon dos la masse compacte du sac . C’est toujours très dur à supporter au début, un tel fardeau. Après on s’habitue, un peu. Puis on fatigue, rapidement. Il y a quinze ans, je m’en souviens, il m’est arrivé de trottiner, sur un sentier particulièrement facile, porteur du même sac lourd. « Ô vieillesse ennemie !… ». Je n’ai pas fait vingt pas que je distingue, émergeant des derniers lambeaux légèrement en contrebas, une silhouette humaine, puis deux. Ils sont déjà à quelques dizaines de mètres mais ne m’ont pas encore vu, étant resté adossé à quelques rochers. Je les rejoins. Deux jeunes français, bien chauds après avoir monté en quelques heures ce qui hier m’avait pris près d’une journée. Un sac léger pour deux, visiblement le gros du matos est resté au refuge. Le premier, un gars passablement excité, m’explique qu’ils viennent d’arriver au Maroc pour « se faire » (sic) en enfilade les cinq sommets de plus de 4000 mètres du Haut-Atlas, et ce après avoir déjà appliqué ce schéma dans les Pyrénées l’année précédente. Les voici donc à l’assaut du premier, avec un air de « ils n’ont qu’à bien se tenir ». Tout en échangeant ces quelques brefs propos, nous avançons vers la crête. Je les laisse filer, ou plutôt ils me lâchent aisément. Ils ont fait quatre pas quand j’en fais deux et mon essoufflement (dur dur le démarrage à froid) me dissuade bientôt de toute forme de conversation.

Ils m’ont déjà pris deux cent mètres en arrivant sur la crête, tant mieux me dis-je, je marcherai seul. Puis, là où ma reconnaissance d’hier m’avait fait choisir le nord-est, je les vois obliquer vers le sud-est. Ils vont un train d’enfer, déjà trop loin pour les héler. Je reste quasiment sûr de mon coup, j’ai fait mon topo avec soin hier. Un petit sourire, pas bien méchant, ironique disons : ces deux gars m’ont l’air bien partis pour louper le premier sommet de leur liste. Tandis que le vieux sur lequel ils avaient jeté un regard apitoyé tout à l’heure, va peut-être le rejoindre lui, son sommet. Sans plus tarder, je me détourne et poursuis dans la direction que je m’étais fixée la veille.

Le récit se poursuit dans cet article: De quelques antidotes à l’ivresse des cimes