Tous les désespoirs nous sont permis

D’après le titre d’un roman de Anne BRAGANCE, ‘Tous les désespoirs vous sont permis’, Flammarion,1973.

L’ampleur de la matière considérée ici tout autant que la difficulté à suivre les méandres parfois piégeux de l’écrit en création (et tout particulièrement la boucle vertuo-vicieuse et généralement kilométrique que celui-ci forme avec la lecture) ont une nouvelle fois entraîné la scission en deux parties d’un texte initialement unique. Nous voici dans la première, au titre bornant aisément le contenu. En guise d’apostille, nous amorcerons les considérations qui devraient constituer la substance du second texte. Les deux parties étant apparues quasiment indissociables à l’auteur, celui-ci s’efforcera dès lors de hâter la parution du second texte.

Les crises que nous connaissons aujourd’hui précipitent et nous font voir crûment ce que le temps long rendait nettement moins perceptible. A l’automne 2021, nous entamions la série de quatre posts ‘Haut les cœurs’, un cheminement où nous nous sommes essayés à comprendre le décalage entre les manifestations du délitement (abordées dans deux textes publiés plus tôt dans l’année: Apocalypse now ? puis la suite et fin, le premier recourant même au point d’interrogation, précaution apparaissant bien dérisoire aujourd’hui) et la sidération sociale régnante. Nous voici deux années plus tard seulement, et l’éclairage implacable des événements de tous ordres paraît quelque peu dissiper la torpeur des esprits. Plus vraiment K.O. debout mais groggy quand même, au travers des lambeaux de la brume qui s’effiloche, nous apercevons la mécanique en place. Dans le même mouvement nous prenons la mesure de l’inertie de l’ensemble, de la difficulté éprouvée à modifier nos trajectoires. Après une phase marquée par l’indifférence, nous voici maintenant en situation pré-traumatique pour certains, négationniste pour d’autres (voir ici et ici). Ce que nous avons antérieurement (provisoirement ?) dénommé anthropie, la difficulté que nous éprouvons à saisir les mouvements en cours (ici et ici), à mobiliser nos énergies.

Black is black
Black is black (source inconnue)

Un peu comme la banquise, nous voyons fondre un par un nos espoirs, « le fonds de l’air est à la dépression ». Pas suffisamment encore, peut-être ?

Mais prenons d’abord la mesure des dégâts. Dresser un inventaire (nous l’avions déjà esquissé au début de cette année, néanmoins la vitesse à laquelle se produisent les changements et l’intensité des coups de béliers que nous recevons justifient à nos yeux une mise à jour en bonne et due forme) ne relève pas d’un masochisme malsain. La lucidité étant notre première arme (en avons-nous d’autres?), sa pratique constitue un devoir. Tenons-nous bien droit debout, plutôt que la tête dans le sable. Il en résultera sans nul doute une marmite débordante d’un brouet indigeste au parfum écœurant. Tant pis ! L’usage plus fréquent des illustrations peut-être allégera-t-il celui-ci.

Les dégâts, quels terribles dégâts !

Nous ferons donc notre menu des profondes altérations tant de la physiologie et de l’anatomie du seul écosystème connu susceptible de permettre la vie humaine que de la qualité de vie et du vivre ensemble des presque 8 milliards d’humains qui l’habitent, altérations que pour la plupart nous connaissons depuis un moment déjà et qui aujourd’hui ne trouvent plus leur place sous le tapis.

…… (source inconnue)

Sera ici privilégiée (de manière non exclusive néanmoins, complexité oblige) l’entrée ‘changement climatique’, peut-être la plus parlante. Nous aurions tout aussi bien pu en choisir une autre. Ainsi, l’irruption brutale de l’Intelligence Artificielle, sortie il y a peu des labos siliconés où elle se trouvait jusque là confinée pourrait tenir un rôle comparable. Néanmoins, la compréhension du sujet et de ses enjeux apparaît à ce stade encore confuse et exigera de nous, sans aucun doute, une démarche de recherche telle qu’elle exploserait les limites du présent article. A plusieurs reprises évoquée sur ce blog, jamais réellement abordée, l’IA apparaît pourtant comme un phénomène susceptible d’impacter nos existence, notre vivre ensemble et peut-être plus encore notre ontologie avec une intensité et une profondeur peut-être comparables à ce que nous observons avec déjà un certain recul aujourd’hui en considérant les crises écologiques en cours. Cette nouvelle donne parait tout autant révélatrice des phénomènes que nous tentons d’appréhender sur ce blog. Nous y reviendrons un autre jour, Inch Allah, même si le chemin pour une compréhension intime et heuristique de l’IA et de ses retombées paraît bien ardu encore.

Ainsi vivons nous ce qui peut être défini comme une ‘polycrise’. (https://adamtooze.com/2022/06/24/chartbook-130-defining-polycrisis-from-crisis-pictures-to-the-crisis-matrix/ https://cascadeinstitute.org/earths-polycrisis-is-no-mere-illusion/ https://www.vox.com/future-perfect/23920997/polycrisis-climate-pandemic-population-connectivity). Nous tenterons dans les paragraphes suivants d’illustrer ce concept, abondamment, ad nauseam même, non pour faire étal de connaissances, mais plutôt par une espèce de cynisme machiavélique, aux fins de contribuer à l’extirpation, de notre étroit mental de privilégiés biberonnés à l’humanisme hors sol et à l’utopie libérale croissantiste, des petits espoirs avec lesquels, in fine, nous construisons notre cage. Prêt(e) à déguster ?… alors, à table !

Menu du jour

Entrée: salade fraîche de chiffres et courbes variées ou petite compotée d’indicateurs , sauce piment Naga Viper

Le budget carbone de la planète se solde à ce jour à 380 milliards de tonnes. Il s’agit, aux termes des travaux de la COP21 (« Accords de Paris ») de la quantité de dioxyde de carbone que nous pouvons rejeter dans l’atmosphère si l’objectif de 2° d’augmentation de la température du globe (par rapport aux niveaux préindustriels) à l’échéance 2100 devait être respecté. Au passage, il semblerait que les négociateurs de cet Accord aient visé 1,5° pour peut-être atteindre in fine 2° (rappelons-le, cet Accord n’est nullement contraignant). Pourtant, 1,5° ou 2°, c’est pas pareil ! Soit, nous verrons plus loin que nous n’en sommes plus là.

Au cours de l’année 2022 nous avons cramé quelque chose comme 58 milliards de tonnes sur ce budget, ce qui en gros nous laisse à peine six années à consommation constante, moins une pour 2023, qui vient de s’achever. Parmi d’autres (que nous examinerons un peu plus loin), il est un facteur qui vient considérablement réduire ce délai. En effet, la projection des données observées depuis 1990 permet de supposer avec une forte probabilité l’augmentation de la part de la population mondiale de personnes définies comme riches (arbitrairement définie dans l’étude ici évoquée par la possession d’un patrimoine de deux millions de dollars ou plus), qui passerait ainsi de 0,7 % en 2020 à 3,5 % en 2050 (voir plus loin le passage relatif à l’aggravation des inégalités économiques). La production de CO2 étant largement corrélée au niveau patrimonial, chaque individu de cette catégorie de la population mondiale rejetterait annuellement dans l’atmosphère 45 tonnes de dioxyde de carbone ce qui représenterait 286 gigatonnes sur trente ans, soit 72 % du solde en question. Les 96,5 % de la population situés sous le seuil de deux millions de dollars voudront bien se contenter des 28 % restants.

Plus le niveau économique est élevé, plus on consomme, plus on pèse sur la planète et ses habitants, présents ou à venir. Une vérité quasiment mécanique. Le tourisme spatial constitue évidemment un exemple limpide et caricatural de cette maxime mais elle se révèle tout aussi vraie pour le SUV électrique de deux bonnes tonnes, la résidence secondaire, les voyages d’agrément en avion, l’acquisition d’une montre connectée ou le remplacement annuel du smartphone, etc ... (voir ici p.ex.).

La France, république de plus en plus couronnée de grandes fortunes, est loin de démériter (voir illustrations ci-dessous).

Donc, déjà sur le plan du calendrier, ça craint. Alors cette entrée, ça passe bien ?… vous en reprendrez bien une louchette !

L’origine anthropique du changement climatique est avérée depuis 2007 , mais les politiques d’atténuation sont depuis restées amplement insuffisantes.

Plus le temps passe, plus la mise en œuvre des mesures nécessaires s’avère complexe, coûteuse et socialement problématique (ici et ici).

La fenêtre se referme, qui eut pu nous permettre de maintenir un monde pas trop éloigné de celui qui fût le nôtre. Nous entrons en territoire inconnu. Nous avons en effet dépassé la plupart des limites au-delà desquels les mécanismes du vivant et du climat se trouvent fortement altérés, altérations potentiellement non linéaires et/ou non réversibles, fréquemment interagissantes La limite la plus connue, souvent la seule retenue d’ailleurs, à savoir la production de C02, n’en constitue hélas qu’une parmi d’autres.

source : https://www.challenges.fr/classements/fortune/

Plat principal : utopie croissantiste sur son lit de désastres en cours

Les impacts économiques et sociaux de ces phénomènes, de plus en plus patents, exercent une pression croissante sur les conditions de vie de l’humanité (et si nous ne somme pas toutes et tous également responsables de l’origine de ces maux, nous ne les subissons pas non plus de manière égalitaire: voir p.ex. ici, ici et ici).

source ONU

Qui plus est, de manière patente, les instances dirigeantes s’emploient activement à retarder tout changement significatif du système qui les nourrit, ou développent des politiques dans la mauvaise direction: COP 28 dystopique (ici et ici), poudre aux yeux législative, poursuite des émissions problématiques, développement de la production de charbon et du transport aérien, etc.

Exemplatives, les initiatives visant au développement de la production d’énergie nucléaire, effectivement moins carbonée que pas mal d’autres, mais qui coche toutes les autres cases de la catastrophe (énormes besoins en eau, impossible gestion des déchets, modèle centraliste et hyper sécuritaire, fragilité des approvisionnements en uranium, etc.), nécessite une importante mobilisation de moyens financiers (qui ne seront dès lors plus disponibles ailleurs) mais aussi des délais de mise en œuvre qui se comptent en décennies, incompatibles avec les urgences qui nous occupent. Voir p.ex. ici, ici et ici.

L’extension continue de l’extractivisme confirme quotidiennement l’utopie d’une croissance illimitée dans un monde limité. Ou impose le développement de projets d’extension des territoires exploités (zones de pèche, arctique, fonds marins, planètes proches) accompagnés de leur cortège d’effets délétères (migrations humaines, pollutions du sol, de l’eau, de l’air à large échelle, contrôles et répression des populations, etc). Ainsi, parmi bien d’autres: oléoduc en Ouganda, dérégulation environnementale pour les matières premières critiques, importations massives de gaz de schiste, traité de la charte sur l’énergie, exploitation minière des fonds marins.

Les traités commerciaux de libre échange amplifient les problématiques sociales et environnementales en aggravant la privatisation des ressources communes, par la mise en concurrence de systèmes productifs (agricoles ou autres) extrêmement différents, en nivelant par le bas les normes, en augmentant les transports internationaux…. Qu’à ne cela ne tienne : maintenons-les et développons en d’autres ! Quelques exemples: surpêche, Zone de Libre Echange Continentale Africaine, Mercosur (ici et ici) et autres accords de libre-échange (ici et ici).

Bien sûr les effets de ces accords sur les populations fragilisées, souvent conjuguées aux effets de la crise climatique, jettent hors de chez eux les gens par millions. Certains ayant même le culot de s’avancer, au péril de leur vie, jusqu’aux marches de l’occident, celui-ci érige remparts et législations excluantes (ici, ici et ici, parmi bien d’autres).

Les populations directement ou indirectement concernées se rebiffent-elles ? L’extension monstrueuse des systèmes de surveillance et de la répression, en particulier à l’égard des militants écologiques, criminalisés, enfermés, blessés ou assassinés, y compris en usant de pratiques illégales mais aussi bien entendu le contrôle des médias (en particulier ceux qui n’appartiennent pas à l’un ou l’autre groupe financier), constituent visiblement les réponses adaptées.

Sur ce chapitre on peine réellement à sélectionner une série de références bibliographiques tant les évolutions récentes ont dépassé les pires prédictions. Voici donc, en vrac et parmi d’autres:

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cegrvimani/l16b1824-t1_rapport-enquete

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b1864_rapport-information.pdf

https://www.nature.com/articles/s41893-019-0349-4

https://www.nature.com/articles/s41893-023-01126-4

https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/dec/22/2023-governments-climate-crisis-persecute-activists-silenced

https://www.ensp.interieur.gouv.fr/Actualites/L-ecoterrorisme-explique-aux-futurs-lieutenants-de-police

https://usbeketrica.com/fr/article/ariane-lavrilleux-on-risque-d-entrer-dans-une-ere-tres-sombre

https://www.politis.fr/articles/2023/10/soulevemenbts-de-la-terre-le-gouvernement-est-atteint-de-dissolutionite-aigue

ttps://lesaf.org/stigmatisation-explicite-refus-de-se-conformer-au-droit-europeen-et-politique-du-fait-divers-le-tierce-gagnant-du-ministre-de-linterieur

https://www.auposte.fr/cat/justice/proces-des-8-12

https://www.politis.fr/articles/2023/12/maintien-de-lordre-de-nouveaux-lance-grenades-de-40-mm

https://www.politis.fr/articles/2023/11/maintien-de-lordre-la-france-soffre-plus-de-78-millions-deuros-de-grenades

https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/hardline-eu-governments-push-legitimise-surveillance-journalists-media-freedom-act

htttps://www.francetvinfo.fr/les-jeux-olympiques/paris-2024/avant-paris-2024-comment-la-surveillance-de-masse-est-devenue-une-discipline-olympique_5712473.html

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/14/videosurveillance-algorithmique-a-la-police-nationale-des-revelations-passibles-du-droit-penal/

https://disclose.ngo/fr/article/la-police-nationale-utilise-illegalement-un-logiciel-israelien-de-reconnaissance-faciale/

https://www.nextinpact.com/article/72799/les-navigateurs-web-devront-ils-accepter-certificats-securite-imposes-par-autorites

tps://www.vox.com/future-perfect/23952627/wayne-hsiung-conviction-direct-action-everywhere-dxe-rescue-sonoma-county-chicken

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/09/une-coalition-de-6-organisations-attaque-en-justice-le-dangereux-reglement-de-lue-sur-les-contenus-terroristes/

ttps://disclose.ngo/fr/article/espionnage-des-journalistes-la-france-fait-bloc-aux-cotes-de-six-etats-europeens

Fichiers d’identité en France (source)

Dessert au choix : perspectives vertigineuses et son confit de conflits ou solutionnisme technologique, nappé de greenwashing

Hausse brutale de la valeur des actions des principaux groupes mondiaux d’armement dès le début du conflit à Gaza, en octobre 2023 (source: New York Times)

Les budgets d’armement partout dans le monde ont repris des profils de croissance rappelant le bon vieux temps de la guerre froide. Tensions géopolitiques, crises territoriales ou ethniques, concurrence acharnée pour les ressources, néo-colonisation … des concepts à l ‘obsolescence desquels nous aurions aimé croire, quand certains grands esprits nous annonçaient la fin de l’histoire et qui aujourd’hui, bien moins que demain sans doute, s’exposent en majesté sur les écrans télé. Des sommes faramineuses, rendues indisponibles pour des stratégies collectivement décidées, justes, et efficaces face aux enjeux écologiques et sociaux. Une collusion insupportable avec le monde politique. Des impacts socio-économiques, directs ou indirects, terriblement délétères. Sauf bien sûr pour les porteurs des capitaux investis dans l’industrie de l’armement. Ne l’oublions jamais : une école explosée à Gaza, ce sont des points de PIB en plus (la production des armements, depuis l’extraction de minerais jusqu’à la livraison, le fonctionnement des services de secours, les cérémonies funéraires, la reconstruction, … tout cela c’est du chiffre d’affaire pour quelqu’un, quelque part).

Fantôme de la menace nucléaire lors de la guerre froide, l’horloge de la fin du monde fait à nouveau résonner son tic tac glaçant.

Digestion et lucidité

Depuis le post ‘Apocalypse now‘, les signes avant-coureurs n’ont pas arrêté leur progression …

Voici pour le menu du jour, ou du moins un ‘best of’ des infos et analyses qui chaque jour s’accumulent. Ledit tableau, à n’en pas douter, se trouvera demain dépassé, à la vitesse à laquelle fonctionne la dégradation. Les signes avant-coureurs étaient bien présents, depuis des lustres. Les informations étaient accessibles, moyennant quelque effort (le premier étant sans aucun doute de balancer par la fenêtre le récepteur télé), même si le rythme soutenu des changements en altérait la visibilité. Nous avons vu antérieurement comment la perversion des éléments de langage, les pièges de l’information, tout comme les mythes sociaux concourraient à rendre insignifiant (dans le sens de ‘incapable de porter aucune signification) les processus en cours, ce qui, dès lors, participait à l’accroissement de l’angoisse et de la dépression.

Maintenant nous savons en gros où nous sommes …

« Le monde marche sur la tête », « Ils sont fous », entendons-nous alentour. Le spectacle des dévoiements, atermoiements, fuites en avant et autres ignominies est-il vraiment insensé, dans le double sens de déraisonnable, dénué de logique, mais aussi de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouverions de découvrir un sens, une direction, aux événements ? Nous faisons l’assomption du contraire, d’autant plus aisément qu’en ces temps de radicalisation les pièces de décor tombent, les protagonistes sortent des coulisses, les mensonges chaque jour sonnent un peu plus faux, les doubles langages s’écartèlent, les enjeux apparaissent criants, les positions de pouvoir s’affirment. Bref, quand les phénomènes se décantent, apparaît la royale nudité …

A ce stade il serait agréable sans doute de se laisser envahir par une sorte de désespoir confus, la douce torpeur de la déprime en place de la rage, la tête collée à l’écran, au fond du trou prudemment creusé dans le sable. A moins que nous ne choisissions de ne pas choisir, tel(le)s celles et ceux qui ont bien compris que la transition est un code, une suite d’éléments de langage et de comportements sociaux (je trie mes déchets, j’utilise un vélo pour faire les courses dans le quartier, j’épargne l’eau de la douche, je compense par la plantation d’eucalyptus en Afrique mon dernier city-trip en avion) mais qu’en fait il s’agit de ne rien changer à ce qui fait notre assez confortable (pour certains, mais ils sont nombreux encore à ne pas trop souffrir … pour le moment) manière de vivre, nier le grand écart permanent entre notre compréhension d’une part et notre capacité à intervenir sur le monde ou simplement notre propre existence d’autre part. Et continuer à enfourner à pleines pelletées le charbon dans la chaudière de la machine qui bouffe tout.

Types de réponses d’un écosystème à un changement graduel de condition environnementale. A : Imaginons une condition environnementale qui varie graduellement dans le temps (e.g. quantité de précipitations, température ou apport en nutriments). B – D : Trois types de réponses d’un écosystème à ces changements. L’état de l’écosystème peut correspondre au nombre d’espèces ou à la surface de la couverture végétale par exemple. (B) Transition continue, graduelle : l’état de l’écosystème varie graduellement en réponse au changement de condition environnementale. (C) Transition continue, abrupte : la réponse de l’écosystème devient abrupte et donc moins prévisible mais demeure réversible. (D) Transition discontinue (ou transition catastrophique): l’état du système varie peu jusqu’à ce qu’une valeur seuil de la condition environnementale soit atteinte. L’écosystème bascule alors vers un autre état et donc un autre mode de fonctionnement (par exemple d’un état clair à turbide pour un lac, ou d’un état vert à désertique pour un écosystème aride).source
Explication intuitive d’une transition catastrophique. A. Mathématiquement, ce phénomène peut être décrit et expliqué avec des modèles simples. On parle de bifurcation “fold” ou “saddle-node”, ou encore de transition sous-critique en mathématiques. Ce type de transition se produit lorsque deux états stables d’un écosystème (sain et dégradé) coexistent pour une série de valeurs de la condition environnementale. Ces états stables sont séparés par un équilibre instable (ligne grise) qui marque la limite des bassins d’attraction des deux équilibres stables (lignes noires). B. Paysages de stabilité de l’écosystème (ou « potentiels » en physique) à différents points (a-f) le long du gradient de condition environnementale. Il y a deux façons de passer d’un état à l’autre et donc d’effectuer une transition catastrophique : par modification du paysage de stabilité (flèches vertes) ou par perturbation de l’état de l’écosystème (flèches oranges).source

Nous prenons ici le parti de la lucidité. Et pourquoi ? Et pourquoi pas ? Il s’agit d’un parti-pris. Nous pourrions presque parler à ce propos d’une position existentielle, ou ontologique. Nous y reviendrons plus loin dans la dernière partie de ce texte. Celles et ceux qui nourriraient quelque crainte pour leur confort moral et intellectuel pourront toujours clore cet onglet de leur navigateur et aller voir sur Netflix si la solution ne s’y trouve pas. Armés de la sorte, équipés d’une loupe, nous allons tenter de saisir au plus près la dynamique socio-politique autour de la thématique du changement climatique telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui.

Ainsi tout va mal semble-t-il au terme de notre liste à la Prévert. Mais il nous reste l’espoir que les décideurs aient enfin compris la gravité du moment et mettent en œuvre, mieux vaut tard que jamais, les mesures destinées à éloigner de nous autant que faire se peut ces épées de Damoclès. Enfin, c’est ce qu’ils disent, même si ce n’est pas toujours limpide. Et si, plutôt que d’écouter leurs dires, nous nous intéressions à leurs actes. Et, pour faire sens, si possible dans une analyse diachronique et compréhensive.

Climat : tout bouleverser pour que rien ne change.

Il y a quelques mois, c’était encore le scénario-épouvantail, celui qu’il fallait se donner les moyens d’éviter à tout prix : 4 degrés (ou plus) de réchauffement à l’horizon 2100. Et tout le bordel qui va avec car bien évidemment il ne s’agira pas juste de faire avec quatre degrés supplémentaires. Nous l’avons vu, les interactions à l’intérieur de et entre les systèmes naturels qui interviennent dans la formation du climat nous font déjà voir quelques beaux emballements (fonte du permafrost, déjà débutée d’ailleurs, acidification des océans, blabla), de très jolies hystérésis, des inondations ou sécheresses à répétition, les déplacements de population qui les accompagnent, les conflits armés suscités par la compétition pour les ressources raréfiées, etc, etc. Et tout le toutim social et politique qui s’ensuit et que nous apprenons également à bien connaître : accentuation de la pauvreté, conflits sociaux, autoritarisme, surveillance (bientôt un passe carbone?), répression, etc. Un épouvantail franchement plus inquiétant que quelques frusques attachées à un bâton au milieu du champs, mais néanmoins, jusque là au moins, considéré comme évitable. S’il s’avère en fait que plus grand monde ne croyait à l’objectif des 2° (récemment dénoncé comme irréaliste par une part du monde scientifique), des engagements (non contraignants) pris à la COP21 fort peu ayant été tenus, l’atténuation néanmoins restait un projet largement partagé. Entre admettre que les objectifs de l’Accord de Paris ne sont plus vraiment à notre portée et renoncer à des stratégies pertinentes et ambitieuses d’atténuation, il y a plus que des nuances.

A la croisée des chemins.

Bref, nous étions en quelque sorte à la croisée des chemins, un carrefour sociétal, civilisationnel. Il nous fallait collectivement débattre, peser, faire des choix et puis (se) contraindre, accepter que pas mal de choses que nous avions considérées comme des ‘libertés’ naturelles n’étaient que des artefacts d’un monde qui s’était cru hors sol, prendre en considération les externalités négatives de nos existences survoltées, apprendre d’autres satisfactions que celles des désirs sans fin. En bref, vivre autrement que dans le productivisme, le toujours plus (vite, loin, haut, riche, beau) et dès lors inévitablement mettre en péril la machinerie à extraire du profit et à concentrer celui-ci dans les canaux financiers aboutissant dans les escarcelles de quelques un(e)s d’entre nous.

Source Ademe
Le regard tourné vers un avenir lointain (les jumelles), mais qui s’intéresse au présent ?

Il était même admis qu’existaient différentes voies pour arriver à un tel résultat, choix qu’il se serait agit de mettre en débat. De nombreux travaux de qualité, émanant d’instances officielles ou d’ONG ont été produits à ce propos. Ainsi l’ADEME réalisait en 2022 un gros (plus de 600 pages) travail de scénarisation de quatre démarches de transition distinctes, toutes – à leurs dires – compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris (COP 21) : ‘Transitions 2050’ fut dénommé l’exercice, complété du sous-titre ‘Choisir maintenant, agir pour le climat’.

Considérons un moment l’éventail des scénarios transitionnels relevés par l’Agence. « L’ADEME a souhaité soumettre au débat quatre chemins “types” cohérents qui présentent de manière volontairement contrastée des options économiques, techniques et de société pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Imaginés pour la France métropolitaine, ils reposent sur les mêmes données macroéconomiques, démographiques et d’évolution climatique (+2,1 °C en 2100). Cependant, ils empruntent des voies distinctes et correspondent à des choix de société différents » énonce la page web de présentation du projet. ‘Génération frugale’, ‘Coopération territoriales’, ‘Technologies vertes’ et ‘Pari réparateur’ sont les petits noms charmants des quatre voies ainsi scénarisées. Si le travail effectué paraît considérable, il est assez aisé de mettre en évidence les à priori, biais et limites de l’exercice. Tout d’abord cette étude, pour ambitieuse qu’elle soit, ne prend pas en compte des problématiques pourtant directement connexes comme la perte de biodiversité et ses conséquences, pas plus d’ailleurs que les transports internationaux, tout cela constituant deux limites sérieuses, voire susceptible de faire peser un vrai doute sur les résultats présentés, d’autant qu’il est évident que ces deux bémols (parmi d’autres) ne s’appliqueront pas de la même manière aux différents scénarios. On regrettera également que le caractère aventureux dirons-nous de la transition en question ne soit pas annoncé. Le terme en effet est trompeur, ne laissant pas voir à quel point nous avons devant nous une démarche jamais accomplie par l’humanité. Jusqu’ici nous n’avons jamais vraiment connu la transition d’une énergie à une autre mais plutôt l’addition d’une nouvelle source d’énergie à celles qui fonctionnaient jusque là (p.ex. le pétrole ne s’est pas substitué au charbon à la moitié du siècle dernier, au niveau mondial s’entend, sa consommation est venue s’ajouter à celle du charbon). Il importerait pourtant que nous comprenions toutes et tous à quel point les enjeux sont cruciaux et la démarche sans nul doute lourde et difficile. Avançons néanmoins.

Victor Court -Évolution de la consommation mondiale d’énergie primaire, 1850–2019. À noter qu’on peut trouver des estimations différentes en fonction des conventions de calcul retenues pour convertir l’électricité provenant du nucléaire, des barrages hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en équivalents primaires. Production de l’auteur à partir des données de Etemad & Luciani (1991) numérisées par The Shift Project (2019), Smil (2016), et British Petroleum (2020)CC BY-NC-ND

Le premier scénario, de toute évidence, est destiné aux gentils écolos à la barbe fleurie. Pas sérieux, utopique, du balai. Les seconds et troisième récits semblent récolter les faveurs des beaux bobos de l’Ademe. Des projets ‘réalistes’, faisant la part belle aux institutions verticales et à la technologie. Le quatrième, on sent bien qu’il les inquiète un peu. Ce n’est pas pour rien qu’ils l’ont intitulé ‘pari’ !, quand on parie on ne gagne pas à tous les coups. Dans celui-ci, résument les auteurs, « les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique : la société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières pour conserver un monde vivable. Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Mais le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement.» Mais, oups !, à regarder de près cette dernière voie, il apparaît que ce scénario du ‘pari réparateur’ illustre en fait la trajectoire que nous sommes occupés à suivre depuis quelques temps (sans que, bien entendu, dans le monde réel, celui que nous expérimentons quotidiennement, sensiblement différent de celui rêvé semble-t-il par les experts de l’Agence, il ne soit nullement question de choix collectivement mûri).

Le pari.

Principales caractéristiques du scénario ‘pari réparateur’ de l’ADEME. Source

Laissons à l’Agence le soin de synthétiser en tableau (ci-contre) les principales caractéristiques de ce scénario du ‘pari réparateur’. Il n’est pas indispensable à notre propos du jour d’analyser en détail ce projet. C’est la comparaison de celui-ci avec les trois autres pistes, qui semblent bien aujourd’hui de facto (dans les faits donc, les discours n’étant en général que brouillard et tours de passe-passe) en bonne part voire totalement délaissées, qui nous intéresse. Le point commun aux trois premiers parcours imaginaires de l’ADEME est que, chacun à sa manière, ils imposent des contraintes à l’activité économique. Ils contrarient la règle d’or du capitalisme moderne à savoir la liquidité des investissements. Bien entendu une part des investissements se dirigera vers des activités produisant de la décarbonation, tout en restant dans une logique de primauté absolue de la rente (un champs d’éoliennes p.ex.) mais, nous l’avons vu dans notre dur inventaire en début de texte, l’essentiel des ressources restent et resteront fléchées vers les échanges mondialisés, l’extractivisme, l’intensification des productions agricoles (à des fins alimentaires ou énergétiques), l’armement et les énergies fossiles. On sait pourtant que l’adaptation sera sensiblement plus coûteuse que les stratégies d’atténuation mais qui se soucie de calculs économiques à l’échelle des décennies quand les politiques surfent sur les sondages hebdomadaires et que les seuls retours qui intéressent un fonds de placement sont ceux calculés à l’échéance semestrielle. Sans oublier que pour un investisseur un champs de ruines est un gisement à exploiter. Rappelons nous à quel prix se sont vendus masques et respirateurs il y a deux ans (au cours d’une pandémie indubitablement liée à l’extension des pratiques agro-industrielles et à la globalisation) et dans quelle proportion ont grimpé les dividendes délivrés à leurs actionnaires. Mais aussi qui a financé, via les impôts, taxes diverses, les innombrables réductions de prestations publiques, les mesures (inconditionnelles) de soutien aux entreprises pour qu’ensuite une bonne part de ces sommes suivent les chemins connus vers quelques escarcelles.

C’est cela le pari réparateur : on parie que l’on peut poursuivre la trajectoire actuelle mais que la technologie va nous sauver et que nous pourrons protéger les plus faibles. Sauf que, si nous voyons bien en regardant alentour comment se met en place le ‘pari’, et donc les risque qui l’accompagnent, de ‘réparateur ’hélas on ne distingue pas grand-chose. Les dites ‘technologies vertes’ sur lesquelles repose le concept ont pour intérêt premier de créer pour les entreprises de gigantesque marchés fructueux. Elles ont pour inconvénients de n’être encore que des projets éventuellement concrétisables à échéance d’une ou deux décennies (alors que le GIEC nous adjure de ne pas attendre 2025 pour réduire drastiquement les émissions), de mobiliser des ressources financières énormes qui ne seront plus disponibles ailleurs, de ne faire bien entendu l’objet d’aucun choix collectif et … de ne probablement pas fonctionner ! Quant aux mécanismes de protection civile et sociale censés atténuer / réparer les impacts subis directement (maladies, destructions de terres ou d’habitats, augmentation drastique des coûts d’accès aux ressources de base comme l’eau, l’alimentation et l’énergie p.ex.) ou indirectement (perte d’emploi, déplacement de résidence forcé, etc) par les populations et surtout les plus fragiles (qui sont déjà aujourd’hui de plus en plus nombreuses) nous voyons chaque jour comment ils se trouvent malmenés par les gouvernements : fragilisation des systèmes de santé, réduction de la protection au travail, report de l’âge de la retraite, restrictions diverses à l’accès aux aides sociales, etc. Pas plus que de se donner les moyens d’une réduction drastique des émissions, on ne prendra en compte l’explosion des besoins en matière de sécurité d’existence et de protection sociale générés par les externalités négatives du productivisme.

Capitulation sans condition.

En France, après avoir été maintes fois tancé pour son inaction sur le plan climatique par diverses instances (dont la Cour des Comptes), le gouvernement annonçait il y a peu un plan d’adaptation à un changement climatique massif (+4°) intégrant notamment une consultation publique, ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle le sort réservé aux travaux remarquables de la Commission Consultative pour le Climat qui, en 2019-2020 (une autre époque déjà!), énonçait 150 propositions qu’il aurait été bien utile d’appliquer sans retard et qui finirent majoritairement aux oubliettes. Sur fonds d’angoisse savamment distillée jour après jour par les médias, c’est notre résilience qu’il nous faudrait accroître, c’est-à-dire, dans leur langage, notre capacité à rentrer la tête entre les épaules afin d’encaisser les coups. Il n’est plus question de chercher à atténuer, collectivement, il ne reste plus qu’à s’adapter, individuellement.

On peut considérer positivement la lucidité du gouvernement face à sa propre incurie et admettre qu’il s’agit là d’un progrès en matière de cohérence mais cela ressemble quand même furieusement à un refus de combattre. Refus de combattre la dégradation généralisée de nos conditions d’existence mais pas les hérauts/héros appelant, de plus en plus fortement puisque les appels restent sans suite, au sursaut.

France Stratégie, « service du Premier ministre, chargé de concourir à la détermination des grandes orientations pour l’avenir de la nation et des objectifs à moyen et long terme de son développement économique, social, culturel et environnemental, ainsi qu’à la préparation des réformes » (source) en France n’a pas coutume de se distinguer par des position très critiques à l’égard de l’Etat. Pourtant, au moment où le gouvernement nous faisait part de son renoncement, cet organisme publiait un opus de plus de 150 pages traitant des ‘Incidences économiques de l’action pour le climat’ qui définissait la période que nous vivons comme une fenêtre réduite appelant à des actions immédiates, à « faire en dix ans ce que l’on a peiné à faire en trente », s’inquiétant des effets macroéconomiques des politiques en cours. Après avoir rappelé combien l’empreinte carbone, même au sein d’un même pays, tel la France, est directement liée au niveau de vie, le rapport soulignait l’impératif d’équité et rappelait les conditions d’une transition juste. Au regard de ces 150 pages, le renoncement gouvernemental n’apparaît pas comme le constat d’un défaut d’analyse ou d’un manque de moyens d’action au niveau national, mais révèle plutôt la duplicité d’un pouvoir qui refuse de pouvoir (agir), qui se lave les mains, laissant le champs libre au marché et aux lobbies, fermant les yeux sur la multiplication des victimes. Le voici exposé sans fards, ce fameux pari dans lequel nous sommes engagés.

Qui sème l’angoisse …

Mais ce sont des mots, des raisonnements, des chiffres tout cela, à qui cela parle-t-il ? Ce que veulent les médias, qui sont là pour faire notre éducation, c’est de l’émotion. Le dernier rapport du GIEC, évoqué plus haut, a-t-il fait l’objet d’un traitement médiatique un peu plus marqué que le précédant ? Certes, mais nullement pour en expliquer la teneur, à savoir essentiellement les enjeux et les choix techniques, politiques et sociétaux qui s’offrent à nous. Pas plus que pour traduire pour le grand public le message impérieux d’incitation à des actions et des choix forts, sans retard, pourtant criant dans ce document. La lessiveuse médiatique, qui tourne à l’audimat (garant des revenus publicitaires), se plie aux exigences des actionnaires (voir illustration) et s’étend volontiers aux pieds du pouvoir, a accouché d’un message d’angoisse et de détresse. L’angoisse est une ADM, une arme de dissuasion massive.

Le Monde Diplomatique / Acrimed
source

Conclusion : devant ces choix cruciaux, nous avons sauté le stade ‘débat’ collectif, esquivé tant par les gouvernants que par les médias, dont le rôle est crucial. Aiguillage bloqué, la locomotive continue allègrement sur sa lancée. Les gouvernements nous montrent quasi quotidiennement, à titre individuel ou une fois réunis (COP), que ce n’est pas d’eux que viendra l’inflexion décisive, soit qu’ils soient contraints par des échéances électorales calées sur le très court terme, soit qu’ils soient plus ou moins inféodés aux pouvoirs économiques et financiers. Là où les gouvernements ne sont pas à la hauteur des enjeux, peut-être pourrions-nous attendre mieux des instances internationales ?

L’ONU à Davos : la vérité toute nue.

Antonio GUTTEREZ à Davos en janvier 2023.
Le secrétaire général de l’ONU, en baissant son pantalon, nous fait entrevoir …

Minés par l’anxiété, baladés d’annonces tonitruantes en consultations bidons, constatant le ferme choix de nos gouvernants de n’assumer aucun choix susceptible d’altérer substantiellement les conditions actuelles de répartition des pouvoirs et de distribution des revenus de l’activité économique, nous serions en droit de nous interroger : mais alors, qui décide ?… Les crises, même déclinées différemment sur le plan local, étant d’ordre planétaire, on s’attendrait à voir l’ONU assurer le leadership sur ces questions. Qu’en est-il ? Et bien ici aussi les choses se décantent bien ces derniers temps. En janvier 2023, lors du Forum Économique Mondial de Davos, Antonio GUTERRES, secrétaire général de l’organisation, prenait clairement le leadership, celui de l’indignation en tout cas. Après avoir dénoncé « l’état déplorable de notre monde », « la culture de la désinformation » et le greenwashing, « une myriade de défis et de problèmes interdépendants », la spirale de la dette, les guerres, évoquant une « réaction en chaîne », Monsieur GUTERRES n’hésitait pas à admonester l’élite économique mondiale et même à s’en prendre frontalement à l’industrie pétrolière. Sans omettre néanmoins d’émailler ses remontrances de nombreux « my dear friends ».

Mais à Davos on n’est pas réunis pour débiter des contes pour enfants. Extrait de ce discours, dans la langue originale, car l’expression en est plus percutante encore : « In many ways, the private sector is leading. Governments need to create the adequate regulatory and stimulus environment to support it ». Au sein du Forum, lorsque l’on parle du secteur privé, on n’évoque pas la boulangerie du quartier ou l’entreprise de plomberie de votre beau-frère mais les multinationales et les fonds financiers. Le leader est désigné, c’est le capitalisme mondialisé. Aux gouvernements de leur ouvrir la route et de pourvoir aux incidents.

source + source

Résumons-nous. L’ONU est une institution internationale créée en 1945, au sortir des ravages mondiaux que l’on sait, et regroupant près de 200 états. Elle constitue « la garantie du droit international et dispose de pouvoirs spécifiques tels que l’établissement de sanctions internationales et l’intervention militaire » (source). Le Forum Économique Mondial « est une fondation à but non lucratif et organisation de lobbying créée en 1971 » dont la mission « est (d’)améliorer l’état du monde (« Improving the state of the world ») mais Davos est en pratique connu comme un haut lieu de lobbying, de business, et de fête » (source). Et c’est dans cette enceinte que le plus haut dirigeant de l’instance supranationale la plus élevée vient chouiner d’abord (« c’est vilain ce que vous faites ») puis implorer ces dirigeants de haut vol, au sein desquels pas mal de charognards (ici ou ici, parmi mille autres), de bien vouloir faire quelque chose (« parce que tout part en couilles et moi je peux rien y faire »). Au terme de cet exercice de lucidité, que répondre à la question « Il est où le vrai pouvoir, en fait ?…. ». A la botte d’une nébuleuse de pouvoirs économiques et financiers, pas toujours cohérents ni univoques d’ailleurs, mais qui n’a aucun intérêt à réduire la voilure du vaisseau productiviste et doit faire le calcul que leur puissance les mettra à l’abri des retours de flamme. Et non ils ne sont pas fous ou inconscients, ils savent très bien où ils vont. Une telle vision n’est nullement complotiste, mais tropistique (c’est-à-dire qui procède d’un tropisme) (nous y reviendrons peut-être dans un prochain article), personne n’a la main.

Épitaphe : à nos chers espoirs disparus.

Nous avons dépassé six seuil (limites planétaires) sur neuf, nous avons consommé au cours des seules trois dernières années 50 % du budget d’émission de carbone qui nous était ‘alloué’ par les objectifs de la COP 21, et nous constatons que les manettes ne se trouvent ni dans les mains de ceux que nous voyons comme nos dirigeants, ni dans les hémicycles des instances internationales mais dans des cénacles où les préoccupation relatives à votre sort, au mien et plus encore celui des générations à venir passent bien loin derrière la question de la rémunération du capital au cours des six prochains mois. Voilà qui devrait nous permettre pas mal de désespoirs …

Nous n’allons pas cumuler plus avant les raisons de désespérer. D’autant que, rappelons-le, le même exercice de décantation appliqué à d’autres thématiques que le changement climatique – I.A., eau, agriculture (ici, ici ou ici), etc. – aboutirait grosso modo à des constats identiques. Nous touchons le fond, c’est bien l’exercice le plus décapant que nous puissions faire que de reconnaître que l’espoir est vain. Si jusque là nous étions plutôt tentés par exhortation « Allons enfants de l’apathie ! », il semble que nous en soyons réduits en ce jour à entonner « Aux larmes, Citoyens ! ». Bienvenue dans l’immonde d’après …

Déréliction.

Quelles que soient nos réticences à le reconnaître, et plus encore à en assumer les conséquences, nous vivons une situation de déréliction. Nous n’y sommes nullement préparés. Nos mythes modernes, l’homme maître et possesseur de la nature, la belle ligne ininterrompue du Progrès, nos ‘Droits de l’Homme’, direction les oubliettes. Nous sommes empêtrés dans des valeurs, représentations, et attentes, d’un monde qui déjà n’est plus. Avec les addictions et les taches aveugles qui vont avec. Au plus nous conserverons quelque espoir, au plus dure sera la confrontation inévitable et au moins nous pourrons trouver en nous les forces et les ressources qu’il nous faut bien rechercher. Et si le caractère effroyable du tableau que nous avons longuement dressé ci-avant ne fait aucun doute, notre déréliction nous place, paradoxalement peut-être à première vue, dans la configuration optimale pour ce faire. Car l’individu ne se réduit pas à des pratiques et croyances, qu’elles soient personnelles ou collectives. Tourner le dos à nos espoirs, c’est accepter/reconnaître la disparition/l’obsolescence de nos anciens cadres des référence, schémas d’analyse/compréhension du monde et de nos expériences, de nos fantasmes projetés sur le monde (le Grand Soir p.ex .), etc. Et donc se mettre en capacité de recréer une vision du monde et de l’individu au sein de celui-ci, d’engager une révolution poétique, de refonder même notre pensée. Ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer, par contre, c’est à notre condition essentielle de vivant, notre appartenance à l’extraordinaire aventure de l’existant, d’exception au néant.

Notre déréliction peut être vue tout autant comme une libération que comme une perte dramatique. C’est ce que nous tenterons de développer dans le prochain post. Nous irons à la rencontre de l’espérance car la confrontation à l’impossibilité de l’espoir nous ouvre la voie de l’espérance. L’espoir est le refus du présent, l’espérance est intemporelle. L’espoir est porteur d’un désir personnel, l’espérance ne se réduit pas à un contenu. L’espoir relève d’une position égotique, l’espérance constitue une position existentielle. A suivre donc, nous verrons bien où nous mène cette quête …




Pourquoi les cerises ….?

Pourquoi les cerises les plus brillantes, les plus joufflues, les plus désirables, sont-elles toujours situées à l’extrémité des hautes branches et non à portée de main du cueilleur alléché ? Cette interrogation va bien au-delà de l’aimable divertissement intellectuel. Elle nous interpelle sur le désir. Dans un premier temps, le constat dépité du gourmand serait susceptible de nous conduire à formuler deux hypothèses explicatives. Soit il existerait un ordre supérieur (divin?) disposant les plus belles cerises aux endroits les plus inaccessibles. Soit, à l’inverse, ce serait la difficulté d’accéder aux fruits qui, exacerbant notre désir, parerait des plus beaux atours cerises, pommes ou mûres lointaines. Nous poursuivrons sous peu cette réflexion mais, quoi qu’il en soit de cette alternative, l’auteur de ces lignes peut témoigner de ce que le résultat d’efforts acharnés pour atteindre les emplacements les plus difficiles se révèle presque toujours décevant. Voire même frustrant lorsqu’il s’agit de mûres hautement perchées au fond d’un roncier épais, pour l’acquisition desquelles on se sera profondément labouré mollets et avant-bras. Nonobstant l’influence du rayonnement solaire sur les fruits bien exposés, il s’avère généralement que, une fois rejoint le seau ou le panier, la récolte fait bien plus grise mine, paraissant déterminée à ne pas tenir les promesses qu’elle nous faisait tout là-haut, dans la belle lumière du matin. Ce n’est pas la lumière qui a changé, c’est notre regard sur l’objet du désir.

Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance.

Emil Michel CIORAN

Le désir se situe au cœur de la dynamique humaine. L’humain serait-il un animal désirant ?, une interrogation qui nous renvoie à notre récent parcours de réflexion, où nous avons vu l’humain, animal parmi les animaux, vivant au sein du vivant, se définir également par des spécificités, que nous avons entrepris de mettre au jour. L’animal en effet connaît le besoin et non le désir, même si nous apporterons plus loin quelques nuances à cette affirmation. Nous voilà donc embarqués dans une suite du précédent épisode, mais pas que. Car si nous établissons le désir comme spécificité humaine, la préoccupation conséquente ne serait-elle pas de connaître l’origine de nos désirs. A qui appartiennent nos désirs ? Le succès du neuromarketing suffirait déjà à valider l’intérêt de la question mais nous tenterons de ne pas en rester à ce seul constat. Devons-nous nous considérer comme esclaves de désirs qui nous seraient en quelque sorte ‘imposés de l’extérieur’ ? On le voit, c’est la question de l’autonomie de l’individu qui se profile derrière le sujet du jour. Enfin, et clairement last but not least, nous n’éviterons pas la question qui tue : ce monde du désir exacerbé dans lequel nous évoluons depuis quelques générations et qui aujourd’hui exhibe largement ses limites en termes tant d’insoutenables externalités que de rareté des ressources, comment nous a-t-il transformés, façonnés, amputés ? Et comment y échapper, si tant est qu’il soit possible de fuir ?…

Besoin vs désir

Le désir constitue en quelques sorte le fond de commerce de la psychanalyse. Sur ce terrain, les spécialistes se livrent depuis toujours, en tout cas depuis l’an 01 de l’ère freudienne, à des exégèses multiples, querelles de clochers, chicaneries et guerres fratricides … dans lesquelles nous les laisserons volontiers mariner. Nous en resterons dès lors au constat qui semble leur être commun, énoncé à propos des conceptions de Jacques LACAN: «(…) le besoin et le désir doivent se voir sur deux niveaux. Le premier, le besoin, est un héritage animal de l’Homme, qui, comme tout animal, éprouve des nécessités biologiques, vitales. Au second niveau, le désir, est propre à l’espèce humaine, et ce désir va au-delà de la recherche du simple bien-être organique. Selon l’approche lacanienne, la demande se situe entre le besoin et le désir, entre la nécessité biologique du besoin et la « contingence » toute relative du désir (source). Pour le monde de la psychanalyse, l’humain semble donc bien être un animal désirant. Il apparaît dès lors prometteur de nous attacher dans un premier temps à la confrontation de ces deux concepts:besoin et désir.

D’une façon très générale, le besoin se définit comme une « situation de manque ou (la) prise de conscience d’un manque ». Un terme bien relatif donc puisque la définition du manque peut amplement varier selon les époques, cultures ou individus, voire chez le même individu selon les circonstances (les 18 degrés qui règnent dans la maison ensoleillée le matin paraîtront tout à fait confortables alors que la même température, au cours d’une soirée pluvieuse, paraîtra manquer de confort thermique – besoin – et suscitera le désir d’une belle petite flambée). D’aucuns ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette relativité, nous le verrons au paragraphe suivant. Scientifiques, écrivains et philosophes ont disserté ad nauseam sur le sujet. S’il nous faut à notre tour l’aborder, ce serait, nous l’avons dit, dans la logique de la distance entre besoin et désir. La définition du désir comme « action de désirer; aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente », même si elle se révèle quelque peu pléonastique, nous interpelle néanmoins en ce qu’elle attire notre attention sur les deux éléments constitutifs du désir, à savoir la tension (attente) et l’objet (qui peut être pris au sens très large du terme puisque l’objet du désir peut être un(e) partenaire sexuel(le), la dernière liseuse ou montre connectée ou encore le poste situé juste au-dessus du mien dans la hiérarchie professionnelle). Nous reviendrons un peu plus loin sur ces composantes essentielles du désir.

La pyramide des besoins d’Abraham MASLOW (source)

Le sens commun, dualiste invétéré, considère le besoin comme relevant de la nature, tandis que le désir serait d’ordre culturel. Le besoin serait une sorte de nécessité naturelle commune, vulgaire, tandis que le désir ressortirait du luxe, de la distinction spirituelle. Dès lors le besoin pourrait en quelque sorte être décrit comme innocent et limité (satiété) tandis que le désir ne connaîtrait aucune limite et se prêterait dès lors aussi bien au mal qu’au bien (perversions, désir de l’interdit, etc), nécessitant par conséquent d’être traité d’un point de vue moraliste. Parangon en la matière, la pyramide de Maslow instaure une hiérarchie des besoins dont le caractère relatif, contingent, saute aux yeux, énonçant clairement les limites de l’exercice. Cette pyramide semble plutôt nous renseigner sur les valeurs partagées par l’entourage social d’Abraham MASLOW dans les années 1960 !

Laissons donc les psychologues dits humanistes à leur positivité sirupeuse. Si le sens commun nous paraît une nouvelle fois trop proche du plus petit dénominateur (très relativement) commun, peut-être pourrions-nous chercher satisfaction (de notre désir de compréhension) chez les anciens, en particulier ceux qui ont constitué l’épine dorsale de la pensée humaniste ?

Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que toutes les forces étant en action l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II.

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux


Jean-Jacques Rousseau : Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII.

Nous ne progressons pas vraiment, hélas. Il semble que dans cette direction nous allions droit vers la petite morale humaniste ordinaire, confite de myopie intéressée, d’entre soi satisfait revêtu des habits d’une tolérance hypocrite et de juste milieu mielleux. Nous allons bien vite nous ennuyer à mourir, je le sens ! Et si nous hissions notre réflexion à un niveau logique supérieur ? En effet, dans cette quête relative à notre désir, nous nous sommes penchés sur le terme ‘désir’, mais avons du coup zappé l’adjectif possessif ‘notre’. Sommes-nous si certains que nos désirs sont bien nos désirs ?

A qui appartiennent nos désirs ?

Portail artisan coutelier
Comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Dans le post ‘Tomber dans les étoiles‘.

Dressons d’abord le constat que, s’il est un domaine où s’exerce l’expertise du désir, plus particulièrement de l’appropriation du désir d’autrui, c’est bien l’activité commerciale, puisqu’il s’agit à la base d’offrir à une demande une réponse monnayable. Une demande, donc un désir. Un désir qui se révèle grandement à la merci du porteur de l’offre. Depuis le bonimenteur de foire jusqu’aux algorithmes publicitaires de Google, toute possibilité de persuader un être humain qu’il ne pourra trouver la paix de l’esprit tant qu’il n’aura pas acquis tel objet (au sens le plus large du terme, ainsi que nous l’avons déjà précisé), auquel il ne songeait peut-être pas deux minutes plus tôt, voire dont il n’aurait jamais soupçonné l’intérêt ni peut-être même l’existence auparavant d’ailleurs, aura été recherchée, analysée, exploitée.

Nous sommes dès lors tentés d’examiner le désir à la lumière de l’objet sur lequel il se porte. Gardons-nous d’abord de considérer l’objet (dans son rapport au désir) comme un existant autonome rationnellement défini. Jean BAUDRILLARD, dans les années 70, a méticuleusement décrit et analysé ce qu’il a dénommé ‘le système des objets, pour en conclure que ceux-ci constituent un système cohérent basé sur leur fonctionnalité, étant entendu que la fonctionnalité de l’objet « ne qualifie nullement ce qui est adapté à un but, mais ce qui est adapté à un ordre, à un système ». Dans celui-ci, « la matérialité des objets n’est plus directement aux prises avec la matérialité des besoins » mais passe par la médiation de la fonctionnalité, donc de leur intégration au système. Ce système détermine la fonction sémiotique de l’objet, qui se substitue à sa valeur propre. C’est ainsi que l’objet devient objet de consommation. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » (Le système des objets, Gallimard, 1968).

Déroulant nos existences dans un monde saturé d’objets, nous sommes immergés dans les signes, donc dans des relations entre émetteur et récepteur du message. Nous rejoignons ici René GIRARD, pour qui tout désir est imitation du désir d’un autre. Agrégeant la propension humaine à l’imitation (la mimesis d’Aristote) et le schéma freudien du désir, René GIRARD introduit le concept de désir mimétique, celui-ci se définissant comme « (…) l’interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même ». (source)

L’influence mimétique se trouvera surdéterminée lorsque l’autre sera revêtu d’un certain prestige (économique, culturel, hiérarchique, etc.). C’est bien le fondement du concept d’« influenceur/ceuse » sévissant sur les réseaux sociaux puisqu’il s’agit d’exercer une influence sur nos désirs. Emprise ô combien puissante puisque, nous le verrons plus loin, le versant narcissique du désir de l’objet trouve un écosystème idéal dans ces dispositifs conçus aux fins d’exploitation des failles égotiques de l’individu. Autre exemple, le rituel du shopping, dont le caractère collectif est évident, mêlant hésitations, allers-retours et usage intensif du smartphone, illustre le désir du partage du désir, celui-ci se substituant à l’objet comme but.

représentation schématique: espace social, capital culturel et capital social, orientation des choix de consommation (désirs) au regard des catégories sociales (à l’époque!). (source)

Le désir, par le biais de la consommation, organise les groupes sociaux, traçant les limites qui les séparent, établissant des hiérarchies. « Porter un tailleur en tweed, conduire un 4×4 ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper » (Hélène DUCOURANT, Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux, janvier 2023). Le jugement que nous portons sur l’objet, son caractère plus ou moins désirable à nos yeux, contribue à la distinction des classes sociales avertissait déjà le sociologue Pierre BOURDIEU il y a quarante ans dans ‘La distinction. Critique sociale du jugement‘.

Ayant glissé du désir à l’objet du désir, l’objet, nous devons également brosser le tableau (qui nous permet de mesurer à nouveau la centralité du thème du désir dans nos questionnements) de l’effet-retour de notre désir, à savoir dans quelle mesure et à quelle profondeur nous sommes impactés par les objets désirés.

Ce que nous font les objets

Le diable introduisant au paradis terrestre le désir de l’objet / de la connaissance. Max Beckmann, Adam und Eve (1917). Public domain, via Wikimedia Commons

Rappelons d’abord cet énoncé, formulé dans l’article précédant au départ d’une approche systémique des interdépendances entre êtres vivants. « Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Par analogie à la notion d’empreinte écologique, nous pourrions évoquer l’empreinte de l’objet, la trace qu’il imprime en advenant, non seulement de par les ressources qu’ils est nécessaire de mobiliser pour le concevoir, le produire, assurer son fonctionnement, gérer ses externalités, et enfin sa fin de vie, mais également de par son poids dans la structuration de nos existences, dans nos relations avec nos semblables, les valeurs que nous partageons, nos émotions, nos attentes et in fine l’orientation toujours renouvelée de nos désirs.

Constatons ensuite qu’il se trouve des objets-cliquets ou objets déterminants, des objets dont l’adoption rendra toute marche arrière très délicate et/ou déterminera nécessairement l’adoption d’autres objets, structurera (directement ou indirectement) les modes de vie individuels ou collectifs, voire déterminera divers choix sociétaux. Ivan ILLICH a bien mis en évidence ces déterminations, en parlant de monopole radical (d’un type d’objet et donc, généralement, d’un secteur économique).

Source inconnue.

Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, d’où nous parle Ivan ILLICH, l’automobile non seulement s’est emparée de la majeur partie des besoins en déplacement (ce qu’il appelle ‘le transit’), mais a tout autant modelé l’organisation tant de l’espace – en accroissant considérablement les distances à parcourir dans les activités quotidiennes (distances entre lieu de résidence, de travail, de loisir, écoles, centres commerciaux) que du temps (surcharge d’activités à réaliser sur une journée, cumul de plusieurs emplois à temps partiel), de manière telle, si radicalement donc, que ce remodelage empêche ‘de facto’ (ou en tout cas rend extrêmement difficile) toute révision de choix. Il est effectivement devenu impossible de réaliser sur une journée, à pied ou à vélo, un ensemble de tâches quotidiennes programmées dans le cadre d’une existence basée sur la disponibilité d’une voiture. L’abandon de celle-ci au profit d’un autre mode de transit exigerait donc une remise à plat de nombreux choix de vie (individuels mais aussi collectifs : construction d’infrastructures par exemple).

Nous pouvons nous livrer à ce même exercice à propos de l’emprise de l’ordiphone (dit ‘smartphone’) sur nos existences, remplaçant en quelques années (dès 2014), non seulement le téléphone fixe ou le portable classique (gsm) mais également d’autres outils (carte géographique, répertoire, etc. remplacés par les applications dédiées) au point que le 6 février est devenu la ‘journée sans portable’ , qu’il s’avère en pratique très difficile de vivre sans cet appareil, ne serait-ce que pour accomplir des démarches bancaires ou administratives (on voudra bien se rappeler comment notre ordiphone avait été détourné par le gouvernement comme outil d’apartheid durant la pandémie de covid) et que la vie sociale de la plupart de nos congénères connaîtrait un terrible collapsus (pour quelques jours sans doute) si d’un instant à l’autre le smartphone devait disparaître de leur existence.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.


Yvan ILLICH, Énergie et équité

Diagnostic radical, solution définitive. (source inconnue)

Ces exemples nous amènent à penser que les objets nous possèdent au moins autant que nous les possédons, non seulement du fait de leur prégnance sur notre dynamique psychique, ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais tout autant par l’influence déterminante qu’ils peuvent exercer sur la structuration, y inclus sur le long terme, de notre existence.

Des mythes et du mythe’, une première réflexion dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge’.

L’objet reste aujourd’hui encore, bien évidemment, un sujet d’intérêt pour sociologues, anthropologues et philosophes. Sa centralité dans le monde contemporain et ses impacts sur notre imaginaire, notre vision du monde, nos mythes ou notre rapport à l’autre (humain et non-humain), suscitent une production dont je n’envisagerai même pas de rendre compte. Deux ouvrages parus récemment me permettront de faire l’impasse sur un tel pensum. Après Manuel CHARPY et Gil BARTHOLENS (L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent, Premier Parallèle, 2021) d’un côté, de Jeanne GUIEN (Le consumérisme à travers ses objets, Éditions Divergence, 2021) de l’autre, nous mettrons en évidence trois fonctions latentes (c’est-à-dire non constitutives de notre désir) de l’objet. Le terme de ‘fonction’ n’est pas à considérer dans un sens téléologique (l’objet x n’a pas été instauré pour susciter l’effet y) mais plutôt comme une « activité déterminée dévolue à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble lui-même », un effet structurant et auto-entretenu en quelque sorte. Nous noterons en guise de liminaire que les objets n’apparaissent pas sur le marché seulement parce qu’ils sont devenus techniquement réalisables mais d’abord parce qu’ils s’intègrent dans un environnement socio-économique (une intégration déjà évoquée plus haut dans le système des objets de Jean BAUDRILLARD). Ainsi, le gobelet jetable s’insère dans la modification des comportements alimentaires (fast-food), l’évolution des rapports entre vie privée et vie professionnelle, etc

Les fonctions latentes de l’objet

La première fonction de l’objet que nous retiendrons de ces études est celle de l’opacification de notre relation à l’autre (humain et non-humain) et au monde. Celle-ci se joue d’abord sur le volet technique de l’objet. On ne le voit pas, caché derrière un design hermétique, on le comprend moins encore, mais cette opacité est généralement déguisée en une ergonomie rendant l’usage de l’objet d’une facilité minimaliste : presser le bouton ‘on’. Nous avons affaire à une boîte noire ; nous ne sommes en fait pas si éloignés de la magie. La poubelle, jusqu’à l’avènement de l’ère du tri, faisait miraculeusement disparaître le déchet, qui cessait d’exister une fois avalé par la boite à ordures. Aujourd’hui nous trions les déchets, ou plutôt nous nous en débarrassons dans un système de traitement dont nous ignorons tout, dans l’auto-illusion d’un recyclage pourtant peu probable (voir graphique ci-dessous), ce qui finalement ne représente pas une grande différence en termes de pensée magique.

Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique et du développement des territoires, moins de 15 % des déchets ménagers sont recyclés ou compostés (source).
Le supermarché, avec sa structure et ses codes spécifiques, amplifie l’aliénation consumériste portée par l’objet. (Nicolas VIGIER)

Cette opacification porte également sur l’origine, le parcours de l’objet, avant qu’il n’arrive à portée de notre désir. Il semblerait en effet que de nombreux objets tombent du ciel. Deux exemples. La brique de lait s’est auto-produite dans le rayon du supermarché, où je la découvre. S’il n’y avait le dessin de la vache (forcément sympathique) sur la face avant, on aurait pu croire que c’est le rayon qui en aurait en quelque sorte nuitamment accouché. Cette montre connectée est mystérieusement apparue dans ma boîte aux lettres quelques jours après avoir cliqué sur un bouton sur le site d’Amazon. La tronche du livreur, ou son accent , sans parler de ses horaires ou de sa rémunération ?… n’existent pas. Les forçats du travail qui, en Chine ou au Vietnam, ont assemblé et emballé l’appareil … n’existent pas. Les machines hyper sophistiquées produisant les microprocesseurs et les enjeux géostratégiques autour de cette filière … n’existent pas. Les monstrueux ravages environnementaux, les maladies, les déplacements de populations liés à l’extraction des minerais … n’existent pas. La mafia des transports maritimes, la logistique mondiale avec ses millions de conteneurs, ses infrastructures portuaires géantes, ses milliards de kilomètres parcourus par des poids lourds … n’existent pas. Une opacité des objets donc, à l’aune de laquelle nous pouvons mesurer le côté irrationnel et autonome du désir.

Désir parfois contesté (ici de par les souffrances engendrées par la production de l’objet) en adoptant les codes de communication propres à la publicité. Protest outside the new Apple Store in Hong Kong for ignoring its suppliers‘ severe labor abuse issues (source: SACOM).

L’objet, ensuite, exerce une fonction de renforcement des structures socio-économiques en place. D’une part il accentue bien souvent la division genrée des tâches domestiques (l’exemple classique – mais qui fonctionne toujours- de la perceuse pour monsieur et de l’aspirateur de table pour madame). Mais il suscite également diverses formes de dépendance et d’aliénation, ainsi que nous l’avons vu un peu plus tôt avec la voiture ou le smartphone. L’objet nous force à nous acquitter de diverses dépenses liées à son acquisition, son entretien ou à son fonctionnement, alimentant ainsi la machine économique destinée à produire toujours davantage de plus-values financières, dirigées vers un nombre restreint de bénéficiaires, dont il accroît dès lors la puissance (augmentant conséquemment la capacité de peser sur nos choix, et c’est reparti). La relation entre désir et système capitaliste nécessiterait bien d’autres développements, auxquels il ne nous est pas possible de nous livrer ici. Une matière pour un prochain article.

L’objet, enfin, opère une hétéronomisation des individus et des groupes. Cet énoncé apparaît en contradiction avec le concept d’objet libérateur : ma voiture c’est ma liberté, le gps me rend plus libre de circuler, le lave-vaisselle me libère du temps pour vivre. Mais la voiture me force d’abord à dégager des moyens financiers importants, m’incluant d’office dans un système coercitif d’emploi, crédit, etc. Elle exige la mise en place de stratégies de rangement (parking, garage), de nettoyage, d’entretien, de contrôle technique. Elle suscite la création de lieux interdits aux transits non mécanisés (autoroute, parking). Le gps contrairement à la carte ne m’offre qu’une vision microscopique du territoire dans lequel je me déplace, complètement digitale, virtuelle (toute analogie avec le territoire ayant disparu), des images affichées en permanence remplaçables et remplacées. Le territoire se réduit à un espace traversé en allant du point A au point B, le gps me privant de toute relation à celui-ci, de toute possibilité d’enrichissement. Une fois hors service (panne, couverture satellitaire défaillante), il m’abandonne au milieu d’une terra incognita.

Il est jusqu’à nos démarches d’émancipation qui peuvent se trouver perverties par l’objet et son désir. Aurions-nous, par exemple, le souhait de nous assurer une certaine autonomie alimentaire en cultivant un potager ? Aussitôt surgit une offre inépuisable d’objets qui bien vite nous apparaîtront comme désirables : terreau, semences, plants, outils manuels, outils motorisés, brouettes, bâches, filets, films, voiles de forçage, serres, couches, piquets, tuteurs, produits de protection contre les maladies ou les nuisibles, etc.

Karl MARX// évoquait le fétichisme de la marchandise. Nous sommes peut-être allés plus loin encore en montrant l’aliénation profonde que représente le désir. Nous bouclons la boucle en quelque sorte, qui nous ramène à l’individu.

Désir narcissique

Désirer avoir c’est désirer être : être celui que je ne suis pas, c’est-à-dire moi + l’objet, une fantasmatisation d’un moi ‘meilleur’, ‘augmenté’ dirions-nous, soulagé de ses angoisses, valorisé socialement. Libéré aussi, temporairement du moins, de la tension du désir en cours. Une fois le désir éteint, le fantasme se dégonfle en général assez rapidement et l’on se retrouve avec l’objet dépouillé de l’aura dont on l’avait inconsciemment entouré, et surtout une frustration de type narcissique donc, une tension qui très vite se portera sur un autre objet et grandira avec le désir de celui-ci. Le désir, une stratégie de l’ego ? Désirer avoir ne serait pas l’amour de l’objet mais la tension vers un soi plus aimable (dans le miroir, le selfie ou le regard de l’autre). Une attitude particulièrement sollicitée dans un monde où l’individu narcissisé est érigé en modèle.

C’est à peu près ce que nous disait, René GIRARD « Tout désir est désir d’être » (Quand ces choses commenceront…, Paris, Arléa, 1994). Le père de la théorie mimétique, à laquelle nous nous sommes intéressés un peu plus haut, souligne ainsi l’aspect métaphysique du désir et l’on comprend mieux l’impossibilité qu’il y aurait à satisfaire définitivement celui-ci.

Désir et désir d’existence

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez


Raoul Vaneigem Nous qui désirons sans fin.

Serions-nous occupés ici à instruire à l’envers du désir un dossier exclusivement à charge ? A considérer celui-ci comme le mal absolu dont il nous faudrait, si d’aventure la chose s’avérait faisable, nous défaire ? Les développements auxquels nous nous sommes livrés dans une bonne part de cet article pourraient le laisser croire. On sent confusément pourtant que le désir c’est aussi la vie, l’absence totale de désir constituant une sorte d’état de mort psychique.

Creusant au plus profond, nous découvrons en effet un désir fondamental, le désir d’exister. Pas seulement le désir de vivre plutôt que de mourir, mais le désir en quelque sorte de déploiement de notre existence en tant qu’être vivant. Sur un plan lexical, si le terme de désir se définit en premier, c’est le chemin que nous avons suivi jusqu’ici dans l’article, par l’attirance de l’objet (« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »), il existe une seconde acception du terme, vu alors comme une « aspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude ». Ici nulle mention de l’objet mais on se réfère par contre à l’instinct, donc à une composante fondamentalement innée (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas de l’attrait suscité par le nouvel iPhone SE). Le manque évoqué serait d’un ordre plus existentiel. Une telle aspiration peut être explorée selon divers éclairages et innombrables sont les écoles philosophiques, religions ou pratiques commerciales qui se sont donné pour mission de répondre à l’incomplétude dont il est question, avec des bonheurs on ne peut plus variables. Dans l’esprit où se construit ce blog, cette aspiration devrait nous inspirer lorsqu’il s’agira de comprendre quelle est la force qui, du plus profond de notre être, nous pousse à résister à la catastrophe.

S’il est un système philosophique qui intègre intimement cette notion du désir d’existence, c’est bien celui développé au milieu du XVIIème siècle par Baruch SPINOZ, lequel a forgé le concept de ‘conatus’, que l’on peut définir par l’effort (de l’individu) de persévérer dans son être.

Proposition 6 : Toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Proposition 7 : L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza, Éthique, 3ème partie (1677)

On voit que l’absence d’une telle tension, de ce désir existentiel fondamental, équivaut à la négation de l’existence, à la mort. Le désir dont il est question ici est consubstantiel de l’existence même, il est partie intégrante du principe de vie. Ainsi nous parle Raoul VAN EIGEM dans la citation qui introduit le présent chapitre. C’est la captation par l’objet du désir de développer nos existences, sous des formes et selon des processus divers, ainsi que nous l’avons longuement détaillé dans les chapitres qui précèdent, qui nous introduit dans l’aliénation.

« L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager » – dans l’article ‘L’énergie qu’il nous faut‘.

Le terme ‘effort’ doit être considéré avec attention. Nous avons évoqué jusque là le désir, et voici que SPINOZA convoque l’effort. Ne serait-ce pas contradictoire ? Il nous faut comprendre que le désir de persévérance dans l’être ne s’écoule pas aisément comme l’eau du ruisseau, dans le sens de la pente. Si cette aspiration est consubstantielle à notre existence, elle se heurte néanmoins à de multiples obstacles, tant extérieurs (contraintes physiques, géographiques, sociales, etc) qu’intérieures, en particulier l’énergie qu’il faut déployer aux fins de persévérer dans son être. La métaphore énergétique d’ailleurs, celle qui pollue toujours nos imaginaires depuis la machine à vapeur, est sans doute inadaptée à l’exploration de tel processus. Nous tenterons peut-être d’autres approches dans un prochain article.

En attendant, nous comprenons déjà que l’actualisation de cette aspiration profonde de notre être nous coûtera. Mais nous pressentons tout autant qu’en faire l’économie reviendrait à la négation de ce que nous sommes, au refus d’embarquer dans le flux de l’existence. Les termes du choix s’éclaircissent. Au cours d’ une errance solitaire sur l’ Ighil M’Goun, m’était venue cette sensation, presque physique telle que vécue là-haut, de la nécessité de ‘voir grand’, d’une ambition. « Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur ». Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues, j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ». » Nous y sommes aujourd’hui, dans cette « exploration soutenue » qu’à l’époque j’appelais de mes vœux. Il ne s’agit donc nullement d’une ambition d’ordre économique ou social, il ne s’agit pas non plus de la réalisation d’un soi narcissique, inépuisable fonds de commerces pour coaches et psys, nous avons dit « tension vers un accomplissement ». Nous y reviendrons certainement une autre fois.

« Une tension vers un accomplissement » dans l’article ‘Voir grand‘.

A mi-parcours

Partis d’un distinguo entre l’animal et l’homme, nous avons tenté un essorage des concepts de besoin et de désir. Nous nous sommes ensuite aperçus que le désir n’appartient pas à l’individu x comme lui appartient sa rate ou sa rotule droite. Nous touchons maintenant du doigt les questions du libre arbitre ou de la liberté, voire de l’individuation. Ces thèmes sont inévitables dans la recherche engagée, mais nous poserons ici la limite de notre investigation du jour sur cette face de la montagne. A poursuivre dans un prochain article donc. Néanmoins, nous comprenons déjà que le désir exerce sur notre existence un pouvoir déterminant mais aussi qu’il n’est pas strictement nôtre mais socialement, culturellement et économiquement orienté, fléché. Enfin nous avons appris à distinguer désir d’objet (rappelons le, bien plus large et bien plus impliquant qu’une simple aspiration à la possession) et désir d’être, ou plus précisément désir de persévérer dans son être, afin de différencier celui-ci du volet narcissique du désir de l’objet. Nous avons observé l’articulation de ces deux concepts.

Après une approche plutôt statique du désir, au moyen d’une analyse de type sémantique pourrions nous dire, plus structuraliste et même métaphysique ensuite, il pourrait se révéler profitable de tenter une démarche plus dynamique de celui-ci, ses mouvements, ses transformations. A quoi pourrait ressembler une ‘économie’, un ‘ordonnancement’ du désir ? Penchons-nous sur la trace de celles et ceux qui nous ont précédés dans cette voie.

Ordonnancements du désir, un équilibre instable entre manque et puissance

La plupart de nos désirs sont à réinventer. Tout l’art consiste à les rapporter à la vie, en sorte qu’ils reprennent leur cours sans que les barrages ordinaires les fassent refluer sous le signe de la mort.

Raoul VANEIGEM (ibidem)

“Jouissez sans entraves”, Henri Cartier-Bresson, mai 1968, Rue de Vaugirard (source)

Réinventer nos désirs ? Le militant situationniste a bien connu mai 68, lorsque les murs invitaient à jouir sans entraves. Jouir sans entraves, assouvir nos désirs sans entraves. La rigidité du carcan social et moral de l’époque pourrait expliquer la radicalité du slogan mais il n’est pas inintéressant d’en saisir la (petite) histoire. En 1966 paraît le fascicule ‘De la misère en milieu étudiant’ publié par l’internationale situationniste, à laquelle participait déjà le philosophe belge. L’opuscule s’étale sans complaisance sur la situation misérable des étudiants et leurs avenirs touts tracés de ‘petits chefs’ au service du capitalisme. Et de conclure en appelant à une révolution prolétarienne festive. « Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il peut connaître ». Même si ce n’était nullement le propos des situationnistes, il semblerait que cet appel ait surtout été compris sur le plan sexuel par des étudiants issus pour la plupart (c’était la règle à l’époque) d’une moyenne et petite bourgeoisie aux mœurs étriquées et à la morale austère. Après s’être épuisés au lit (ou ailleurs) ou lors d’assemblées générales foutraques et interminables, lancé quelques pavés vers des CRS qui feraient bien rigoler les ‘robocops’ que nous connaissons aujourd’hui, s’apercevant finalement qu’ils remettaient en question des privilèges sommes toutes bien appréciables, un avenir finalement plutôt confortable, une fois le printemps passé, se trouvant fort dépourvus lorsque la bise fut venue, la plupart d’entre eux enquilla bien sagement l’ornière de papa et maman et s’en alla bosser pour le patron, à moins que, veste retournée, toute honte bue, ils ne se reconvertissent, tel Dany-le-rouge, en chantres du libéralisme. Ainsi que l’écrit Serge LATOUCHE « Il est apparu par la suite que la liquidation des racines, des identités et des interdits (…) à la suite de Mai-68 était , pour une large part, conforme au programme ultra-libéral de destruction des liens sociaux et des collectifs , qui a triomphé avec l’accession au pouvoir de Margaret TATCHER, en 1979, ce qui explique que certains ex-soixante-huitards se soient parfaitement reconvertis dans le business »(Remember Baudrillard, Fayard, 2019). Margaret TATCHER, rappelons le, c’est « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families ».

Réinventer nos désirs n’est donc pas une mince affaire et dépasse largement le niveau des coucheries. Libérer le refoulé n’est pas réinventer nos moteurs. Nous percevons à quel point la colonisation de nos imaginaires nous maintient au sein d’une boucle dans laquelle le désir joue le rôle de la locomotive lancée à toute bringue sur le circuit miniature circulaire de notre existence. Quelle(s) forme(s) pourrai(en)t prendre, non pas une soustraction à, mais peut-être une émancipation du désir ?

Le désir du Bouddha

« Les quatre nobles vérités à l’origine du bouddhisme sont : la vérité de la souffrance ou de l’insatisfaction inhérente, la vérité de l’origine de la souffrance engendrée par le désir et l’attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple« .(wikipedia). Siddhartha GAUTAMA, édictant ces quatre nobles vérités lors du premier sermon qui suivra son éveil, désigne bien le désir comme l’origine de la souffrance. S’affranchir du désir pour supprimer cette souffrance en s’efforçant de se détacher de celui-ci constitue une démarche qui entre en collision frontale avec ce que nous avons compris, avec l’aide de SPINOZA, du désir de déployer son existence, propre à tout être (conatus). Il nous faudrait suivre la voie médiane, dont la dénomination ne doit pas laisser à penser qu’il s’agirait de ce qu’un esprit occidental ‘mainstream’ considérerait comme un ‘juste milieu’. Il ne nous est évidemment pas possible de rendre justice ici à ces thèses par une présentation détaillée. A côté du détachement du désir, l’absence de soi et l’impermanence constitueraient les premiers pas dans le noble sentier.

source inconnue

Imaginons-nous interrogeant un quidam dans la file devant le camion du boucher sur le marché. Notre objectif consiste à évaluer autour de nous le degré de compréhension du message du Bouddha. Premier interlocuteur : « C’est zen le bouddhisme et c’est cool d’être cool (de plus la teinte safran de la robe du moine s’accorde vachement bien à la peau cuivrée de son crâne brillant). Degré zéro. Interlocuteur suivant: « J’ai compris que ma souffrance provient de mes désirs, il me faut éliminer le désir ». Degré un. Dernier interlocuteur : « Mon désir d’éliminer le désir étant lui-même un désir je suis pris dans un f*****g paradoxe ! ». Degré deux. A chacun d’entre nous maintenant de découvrir les troisième, quatrième … xème degrés. Le dense héritage que nous laisse GAUTAMA ne pourra jamais se réduire à un ‘howto’. Pas de didacticiel ici, mais une démarche personnelle nécessairement très impliquante. La pertinence de cette pensée pour le sujet qui est le nôtre aujourd’hui, au regard de nos visées à moyen ou long terme également, ne fait à mes yeux aucun doute. Nous y reviendrons donc certainement lors du traitement d’autres problématiques. Passons maintenant à une proposition d’économie du désir ressortant d’une toute autre inspiration, une approche rationnelle, tout en contrastes avec celle du Bouddha. Mais n’est-ce pas de la différence que naît la compréhension ?

Recouvrer et élargir notre puissance d’être

Voir ‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’ dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘.

La relecture fouillée de Baruch SPINOZA et son œuvre d’un formalisme quasiment mathématique par un économiste contemporain brillant et philosophe pointilleux, Frédéric LORDON, nous assure une moisson de développement percutants. S’intéressant au contexte spécifique de la relation salariale (qui dépasse largement le seul salaire), LORDON nous explique (dans Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010) comment celle-ci permet un enrôlement du conatus par le désir-maître patronal, selon une large palette de stratégies, celles-ci ayant évolué au cours de l’histoire du salariat pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui de mobilisation totale de l’individu, y compris dans ses affects joyeux, l’alignement complet du conatus sur le désir-maître. L’exploitation des passions contenue dans la relation salariale procède par colinéarisation, l’objectif étant de forcer l’alignement du vecteur d, figurant le désir de l’individu, sur le vecteur D, le désir-maître, tel que fixé par l’entreprise / patron / actionnaires. Nous observons donc un détournement, géométriquement représentable, de notre puissance d’être. Mais LORDON de signaler que « Lorsque les deux efforts sont orthogonaux, l’angle que font d et D est droit, son cosinus est nul et la déperdition est totale: le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître ».

A gauche: alignement (partiel) de d sur le vecteur D (désir-maître), plus l’angle α est faible, plus le désir est aligné sur le désir-maître. A droite: perpendicularisation, le cosinus de l’angle alpha (colinéarité) est nul. (Schéma adapté de LORDON, Capitalisme, désir et servitude).

Dévoyant quelque peu cette analyse, nous nous permettrons de la reformuler dans le contexte de notre relation au système des objets. Ce qui n’est pas sans rapport bien entendu, la relation salariale (formalisée par un contrat de travail ou en mode dégradé si vous bossez comme livreur chez Ubereat ou comme ouvrier du bâtiment au Quatar) étant, dans une société capitaliste, l’unique médiation possible entre désir et système des objets (le don, le troc, l’échange, le prêt, la jouissance partagée et autres infantilismes pouvant s’assimiler à des perversions résiduelles à réduire). L’exacerbation des passions, caractéristique, nous l’avons vu, du système des objets, consiste à forcer l’alignement du désir de l’individu sur le désir-maître, c’est-à-dire la perpétuation et le développement à l’infini du système des objets (assurant la rente du capital).

Comment sortir de cet alignement ?, c’est la question à se poser dans nos réflexions sur une économie du désir. LORDON nous propose des « devenirs perpendiculaires », par l’invention et l’affirmation de nouveaux objets de désir, que nous situerions en-dehors du système des objets, de nouvelles directions dans lesquelles s’efforcer, autres que celles indiquées par le vecteur D. Notre aliénation est celle d’un fixation étroite, rétrécie, nous aveuglant à tout ce qui serait situé au-delà de ce champ étroit. L’émancipation à laquelle nous invite LORDON est une défixation. Non pas moins de désirs, ou moins intenses, mais orientés différemment, hors du champs étroit convenu par le système des objets et son infrastructure.

Éloge de la sobriété

Nous nous sommes longuement étendus au cours des premiers chapitres sur la boucle désir / objet. Il nous est apparu que si le désir fait entrer la quête puis l’objet dans notre existence, l’objet ensuite appelle le désir (si rapidement renaissant après l’assouvissement), l’objet appelle l’objet (entretien), l’objet enfin et peut-être surtout s’insère dans un système fonctionnel, social et sémiotique dans lequel il nous entraîne, précipitant notre aliénation. Celle-ci opère souvent avec un effet de cliquet: chaque étape que nous franchissons dans l’asservissement aux objets constituera un obstacle à l’inversion du processus.

(source inconnue)

La désaccoutumance des objets, la désaccoutumance de la possession plus généralement, a un nom : la sobriété. Il ne nous sera pas possible aujourd’hui de nous étendre sur un concept qui, après la doctrine du Bouddha, mériterait lui aussi bien mieux que quelques lignes, d’autant qu’il y est souvent fait recours d’une manière superficielle et/ou peu conséquente. Le terme, on en conviendra, n’est guère sexy. Il ne fait pas rêver. Et c’est bien là qu’est l’os dans la mesure où il nous faudrait partir reconquérir/libérer les imaginaires. GAUTAMA, le Bouddha, nous propose de chercher dans le détachement la cessation de la souffrance et donc la joie. S’affranchir de l’emprise du système des objets, s’alléger dans la non possession, nous rend bien plus disponibles pour développer notre effort d’existence (pour reprendre une terminologie spinozienne). J’ai narré ailleurs comment nous ressentons un accroissement de liberté et de dynamisme lorsque nous arrivons à nous extraire pour un bref laps de temps du système des objets, comme dans une longue traversée en solitaire en haute montagne. Et j’ai dressé tout autant le constat de la rapidité avec laquelle nous redescendons (de notre trip d’émancipation) dès que nous redescendons (de la montagne). Celles et ceux qui ont depuis longtemps débarrassé leur existence de la prégnance de l’objet témoigneront d’une joie et d’une libération de puissance plutôt que d’un manque ou d’une désolation.

Une sobriété vécue telle une libération enthousiasmante plutôt que comme une perte, voilà l’un des pans de notre imaginaire en construction. En le branchant tout autant sur une vision spinoziste que sur le chemin proposé par le bouddha. D’autres voies encore, certainement, restent à découvrir.

Il y a donc du pain sur la planche. Les quelques pistes que nous venons d’explorer relativement à ce que je dénommais une économie du désir nous ouvrent tant de perspectives susceptibles de nous hisser hors de nos ornières, de faire tomber quelques une des œillères que nous portons avec nous. Nous mesurons tout autant la difficulté du chemin à parcourir. Laissons le soin de nous délivrer quelques encouragements à Raoul VANEIGEM dont le parler épicurien, radical, poétique et libertaire porte une énergie créative communicative.

Il s’agit non seulement de nous ressaisir mais de nous reconstruire à chaque instant d’une existence qui nous condamne comme êtres de désirs et prétend nous sauver comme produits de l’économie.

Nous qui désirons sans fin.

Tout désir de vie est un désir sans limite.

Idem.

L’émancipation et l’affinement des désirs disposent par leur gratuité d’une arme absolue contre l’économie. Ce que je veux vivre n’a pas de prix.

Idem.

Il est évident qu’aucune conclusion ne trouverait place ici tant le sujet est vaste et complexe bien entendu mais également au regard des nombreuses ouvertures suscitées par nos réflexions, vers de futurs développements. Il y a donc en vue plus de perspectives que de conclusions, et c’est sans nul doute très bien ainsi.




J’ai tout faux !

Reconnaître s’être trompé constitue généralement un moment narcissiquement délicat. Mais pas toujours. Ainsi, c’est avec un étonnement auquel ne se mêlait pas la moindre trace d’amertume que j’ai découvert le film documentaire de Denis Sneguirev: Retour à l’âge de glace. L’hypothèse de Zymov.

Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Les hommes sauvent la planète. Nous, on s’occupe du reste …

La belle-fille de Zymov.

Dans cette histoire (1) qui peut sembler incroyable, aux limites du délire parfois, la simplicité, l’intelligence, la farouche détermination de ces quelques bipèdes perdus dans le froid est époustouflante. Leur ‘ontologie’ réduit en miettes les considérations auxquelles je me suis livré dans les deux articles que j’ai écrit sur la douloureuse stase dans laquelle nous serions tous englués( ici d’abord, puis ici). Tous sauf quelques uns, visiblement.

Alors, le contre-exemple parfait ? L’exception qui confirme la règle ? Inutile d’en juger, nourrissons-nous de leur énergie altruiste. Le film est, au moment où je poste cet article, en accès libre sur la chaîne Arte.

__________

(1) En même temps qu’il nous rappelle cette bombe climatique que constitue le dégel du permafrost !




L’énergie qu’il nous faut !

L’homme avait attaqué la montagne de front, à la houe.  Cet outil à manche court, lourd mais efficace, utilisé un peu partout en Afrique du Nord, courbant durement le dos, mais procurant une grande puissance.  Pour défricher grossièrement ces quelques ares, il mettait une énergie incroyable, visible de loin, de là où je me trouvais, dans ce minibus Mercedes bringuebalant occupé à se traîner sur une piste poussiéreuse située sur le versant opposé de la vallée.  Nous étions en mars, ce paysan devait sans doute préparer le premier semis de froment ou d’orge.  Tout était sommaire: l’outil, le terrain, même pas une terrasse aménagée, juste la montagne, un peu en amont du village.  Et lui, seul face à la montagne.

Effondrement, anthropocène … des concepts qui nous parlent de nos mythes sociaux dans le post Apocalypse now ?

L’énergie du désespoir, ou de l’espoir …  L’énergie la plus brute, l’espoir le plus primitif: nourrir sa famille.  L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager. 

Faisant fi des constats lamentables, des analyses certes intellectuellement séduisantes mais, in fine, paralysantes.  Refuser la science de l’inéluctable, peut-être même inconsciemment souhaité (le fantasme cathartique), dite ‘collapsologie‘.  Ne pas nous laisser tenter par la douce amertume du saudade‘. 

Parce que vivre ce n’est que cela, combattre contre la grande glissade …  Et quand nous aurons fini de combattre, c’est que nous serons morts.

Exister, c’est résister

Jacques ELLUL, l’illusion politique, 1965.