Pourquoi les cerises ….?

Pourquoi les cerises les plus brillantes, les plus joufflues, les plus désirables, sont-elles toujours situées à l’extrémité des hautes branches et non à portée de main du cueilleur alléché ? Cette interrogation va bien au-delà de l’aimable divertissement intellectuel. Elle nous interpelle sur le désir. Dans un premier temps, le constat dépité du gourmand serait susceptible de nous conduire à formuler deux hypothèses explicatives. Soit il existerait un ordre supérieur (divin?) disposant les plus belles cerises aux endroits les plus inaccessibles. Soit, à l’inverse, ce serait la difficulté d’accéder aux fruits qui, exacerbant notre désir, parerait des plus beaux atours cerises, pommes ou mûres lointaines. Nous poursuivrons sous peu cette réflexion mais, quoi qu’il en soit de cette alternative, l’auteur de ces lignes peut témoigner de ce que le résultat d’efforts acharnés pour atteindre les emplacements les plus difficiles se révèle presque toujours décevant. Voire même frustrant lorsqu’il s’agit de mûres hautement perchées au fond d’un roncier épais, pour l’acquisition desquelles on se sera profondément labouré mollets et avant-bras. Nonobstant l’influence du rayonnement solaire sur les fruits bien exposés, il s’avère généralement que, une fois rejoint le seau ou le panier, la récolte fait bien plus grise mine, paraissant déterminée à ne pas tenir les promesses qu’elle nous faisait tout là-haut, dans la belle lumière du matin. Ce n’est pas la lumière qui a changé, c’est notre regard sur l’objet du désir.

Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance.

Emil Michel CIORAN

Le désir se situe au cœur de la dynamique humaine. L’humain serait-il un animal désirant ?, une interrogation qui nous renvoie à notre récent parcours de réflexion, où nous avons vu l’humain, animal parmi les animaux, vivant au sein du vivant, se définir également par des spécificités, que nous avons entrepris de mettre au jour. L’animal en effet connaît le besoin et non le désir, même si nous apporterons plus loin quelques nuances à cette affirmation. Nous voilà donc embarqués dans une suite du précédent épisode, mais pas que. Car si nous établissons le désir comme spécificité humaine, la préoccupation conséquente ne serait-elle pas de connaître l’origine de nos désirs. A qui appartiennent nos désirs ? Le succès du neuromarketing suffirait déjà à valider l’intérêt de la question mais nous tenterons de ne pas en rester à ce seul constat. Devons-nous nous considérer comme esclaves de désirs qui nous seraient en quelque sorte ‘imposés de l’extérieur’ ? On le voit, c’est la question de l’autonomie de l’individu qui se profile derrière le sujet du jour. Enfin, et clairement last but not least, nous n’éviterons pas la question qui tue : ce monde du désir exacerbé dans lequel nous évoluons depuis quelques générations et qui aujourd’hui exhibe largement ses limites en termes tant d’insoutenables externalités que de rareté des ressources, comment nous a-t-il transformés, façonnés, amputés ? Et comment y échapper, si tant est qu’il soit possible de fuir ?…

Besoin vs désir

Le désir constitue en quelques sorte le fond de commerce de la psychanalyse. Sur ce terrain, les spécialistes se livrent depuis toujours, en tout cas depuis l’an 01 de l’ère freudienne, à des exégèses multiples, querelles de clochers, chicaneries et guerres fratricides … dans lesquelles nous les laisserons volontiers mariner. Nous en resterons dès lors au constat qui semble leur être commun, énoncé à propos des conceptions de Jacques LACAN: «(…) le besoin et le désir doivent se voir sur deux niveaux. Le premier, le besoin, est un héritage animal de l’Homme, qui, comme tout animal, éprouve des nécessités biologiques, vitales. Au second niveau, le désir, est propre à l’espèce humaine, et ce désir va au-delà de la recherche du simple bien-être organique. Selon l’approche lacanienne, la demande se situe entre le besoin et le désir, entre la nécessité biologique du besoin et la « contingence » toute relative du désir (source). Pour le monde de la psychanalyse, l’humain semble donc bien être un animal désirant. Il apparaît dès lors prometteur de nous attacher dans un premier temps à la confrontation de ces deux concepts:besoin et désir.

D’une façon très générale, le besoin se définit comme une « situation de manque ou (la) prise de conscience d’un manque ». Un terme bien relatif donc puisque la définition du manque peut amplement varier selon les époques, cultures ou individus, voire chez le même individu selon les circonstances (les 18 degrés qui règnent dans la maison ensoleillée le matin paraîtront tout à fait confortables alors que la même température, au cours d’une soirée pluvieuse, paraîtra manquer de confort thermique – besoin – et suscitera le désir d’une belle petite flambée). D’aucuns ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette relativité, nous le verrons au paragraphe suivant. Scientifiques, écrivains et philosophes ont disserté ad nauseam sur le sujet. S’il nous faut à notre tour l’aborder, ce serait, nous l’avons dit, dans la logique de la distance entre besoin et désir. La définition du désir comme « action de désirer; aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente », même si elle se révèle quelque peu pléonastique, nous interpelle néanmoins en ce qu’elle attire notre attention sur les deux éléments constitutifs du désir, à savoir la tension (attente) et l’objet (qui peut être pris au sens très large du terme puisque l’objet du désir peut être un(e) partenaire sexuel(le), la dernière liseuse ou montre connectée ou encore le poste situé juste au-dessus du mien dans la hiérarchie professionnelle). Nous reviendrons un peu plus loin sur ces composantes essentielles du désir.

La pyramide des besoins d’Abraham MASLOW (source)

Le sens commun, dualiste invétéré, considère le besoin comme relevant de la nature, tandis que le désir serait d’ordre culturel. Le besoin serait une sorte de nécessité naturelle commune, vulgaire, tandis que le désir ressortirait du luxe, de la distinction spirituelle. Dès lors le besoin pourrait en quelque sorte être décrit comme innocent et limité (satiété) tandis que le désir ne connaîtrait aucune limite et se prêterait dès lors aussi bien au mal qu’au bien (perversions, désir de l’interdit, etc), nécessitant par conséquent d’être traité d’un point de vue moraliste. Parangon en la matière, la pyramide de Maslow instaure une hiérarchie des besoins dont le caractère relatif, contingent, saute aux yeux, énonçant clairement les limites de l’exercice. Cette pyramide semble plutôt nous renseigner sur les valeurs partagées par l’entourage social d’Abraham MASLOW dans les années 1960 !

Laissons donc les psychologues dits humanistes à leur positivité sirupeuse. Si le sens commun nous paraît une nouvelle fois trop proche du plus petit dénominateur (très relativement) commun, peut-être pourrions-nous chercher satisfaction (de notre désir de compréhension) chez les anciens, en particulier ceux qui ont constitué l’épine dorsale de la pensée humaniste ?

Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que toutes les forces étant en action l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II.

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux


Jean-Jacques Rousseau : Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII.

Nous ne progressons pas vraiment, hélas. Il semble que dans cette direction nous allions droit vers la petite morale humaniste ordinaire, confite de myopie intéressée, d’entre soi satisfait revêtu des habits d’une tolérance hypocrite et de juste milieu mielleux. Nous allons bien vite nous ennuyer à mourir, je le sens ! Et si nous hissions notre réflexion à un niveau logique supérieur ? En effet, dans cette quête relative à notre désir, nous nous sommes penchés sur le terme ‘désir’, mais avons du coup zappé l’adjectif possessif ‘notre’. Sommes-nous si certains que nos désirs sont bien nos désirs ?

A qui appartiennent nos désirs ?

Portail artisan coutelier
Comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Dans le post ‘Tomber dans les étoiles‘.

Dressons d’abord le constat que, s’il est un domaine où s’exerce l’expertise du désir, plus particulièrement de l’appropriation du désir d’autrui, c’est bien l’activité commerciale, puisqu’il s’agit à la base d’offrir à une demande une réponse monnayable. Une demande, donc un désir. Un désir qui se révèle grandement à la merci du porteur de l’offre. Depuis le bonimenteur de foire jusqu’aux algorithmes publicitaires de Google, toute possibilité de persuader un être humain qu’il ne pourra trouver la paix de l’esprit tant qu’il n’aura pas acquis tel objet (au sens le plus large du terme, ainsi que nous l’avons déjà précisé), auquel il ne songeait peut-être pas deux minutes plus tôt, voire dont il n’aurait jamais soupçonné l’intérêt ni peut-être même l’existence auparavant d’ailleurs, aura été recherchée, analysée, exploitée.

Nous sommes dès lors tentés d’examiner le désir à la lumière de l’objet sur lequel il se porte. Gardons-nous d’abord de considérer l’objet (dans son rapport au désir) comme un existant autonome rationnellement défini. Jean BAUDRILLARD, dans les années 70, a méticuleusement décrit et analysé ce qu’il a dénommé ‘le système des objets, pour en conclure que ceux-ci constituent un système cohérent basé sur leur fonctionnalité, étant entendu que la fonctionnalité de l’objet « ne qualifie nullement ce qui est adapté à un but, mais ce qui est adapté à un ordre, à un système ». Dans celui-ci, « la matérialité des objets n’est plus directement aux prises avec la matérialité des besoins » mais passe par la médiation de la fonctionnalité, donc de leur intégration au système. Ce système détermine la fonction sémiotique de l’objet, qui se substitue à sa valeur propre. C’est ainsi que l’objet devient objet de consommation. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » (Le système des objets, Gallimard, 1968).

Déroulant nos existences dans un monde saturé d’objets, nous sommes immergés dans les signes, donc dans des relations entre émetteur et récepteur du message. Nous rejoignons ici René GIRARD, pour qui tout désir est imitation du désir d’un autre. Agrégeant la propension humaine à l’imitation (la mimesis d’Aristote) et le schéma freudien du désir, René GIRARD introduit le concept de désir mimétique, celui-ci se définissant comme « (…) l’interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même ». (source)

L’influence mimétique se trouvera surdéterminée lorsque l’autre sera revêtu d’un certain prestige (économique, culturel, hiérarchique, etc.). C’est bien le fondement du concept d’« influenceur/ceuse » sévissant sur les réseaux sociaux puisqu’il s’agit d’exercer une influence sur nos désirs. Emprise ô combien puissante puisque, nous le verrons plus loin, le versant narcissique du désir de l’objet trouve un écosystème idéal dans ces dispositifs conçus aux fins d’exploitation des failles égotiques de l’individu. Autre exemple, le rituel du shopping, dont le caractère collectif est évident, mêlant hésitations, allers-retours et usage intensif du smartphone, illustre le désir du partage du désir, celui-ci se substituant à l’objet comme but.

représentation schématique: espace social, capital culturel et capital social, orientation des choix de consommation (désirs) au regard des catégories sociales (à l’époque!). (source)

Le désir, par le biais de la consommation, organise les groupes sociaux, traçant les limites qui les séparent, établissant des hiérarchies. « Porter un tailleur en tweed, conduire un 4×4 ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper » (Hélène DUCOURANT, Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux, janvier 2023). Le jugement que nous portons sur l’objet, son caractère plus ou moins désirable à nos yeux, contribue à la distinction des classes sociales avertissait déjà le sociologue Pierre BOURDIEU il y a quarante ans dans ‘La distinction. Critique sociale du jugement‘.

Ayant glissé du désir à l’objet du désir, l’objet, nous devons également brosser le tableau (qui nous permet de mesurer à nouveau la centralité du thème du désir dans nos questionnements) de l’effet-retour de notre désir, à savoir dans quelle mesure et à quelle profondeur nous sommes impactés par les objets désirés.

Ce que nous font les objets

Le diable introduisant au paradis terrestre le désir de l’objet / de la connaissance. Max Beckmann, Adam und Eve (1917). Public domain, via Wikimedia Commons

Rappelons d’abord cet énoncé, formulé dans l’article précédant au départ d’une approche systémique des interdépendances entre êtres vivants. « Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Par analogie à la notion d’empreinte écologique, nous pourrions évoquer l’empreinte de l’objet, la trace qu’il imprime en advenant, non seulement de par les ressources qu’ils est nécessaire de mobiliser pour le concevoir, le produire, assurer son fonctionnement, gérer ses externalités, et enfin sa fin de vie, mais également de par son poids dans la structuration de nos existences, dans nos relations avec nos semblables, les valeurs que nous partageons, nos émotions, nos attentes et in fine l’orientation toujours renouvelée de nos désirs.

Constatons ensuite qu’il se trouve des objets-cliquets ou objets déterminants, des objets dont l’adoption rendra toute marche arrière très délicate et/ou déterminera nécessairement l’adoption d’autres objets, structurera (directement ou indirectement) les modes de vie individuels ou collectifs, voire déterminera divers choix sociétaux. Ivan ILLICH a bien mis en évidence ces déterminations, en parlant de monopole radical (d’un type d’objet et donc, généralement, d’un secteur économique).

Source inconnue.

Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, d’où nous parle Ivan ILLICH, l’automobile non seulement s’est emparée de la majeur partie des besoins en déplacement (ce qu’il appelle ‘le transit’), mais a tout autant modelé l’organisation tant de l’espace – en accroissant considérablement les distances à parcourir dans les activités quotidiennes (distances entre lieu de résidence, de travail, de loisir, écoles, centres commerciaux) que du temps (surcharge d’activités à réaliser sur une journée, cumul de plusieurs emplois à temps partiel), de manière telle, si radicalement donc, que ce remodelage empêche ‘de facto’ (ou en tout cas rend extrêmement difficile) toute révision de choix. Il est effectivement devenu impossible de réaliser sur une journée, à pied ou à vélo, un ensemble de tâches quotidiennes programmées dans le cadre d’une existence basée sur la disponibilité d’une voiture. L’abandon de celle-ci au profit d’un autre mode de transit exigerait donc une remise à plat de nombreux choix de vie (individuels mais aussi collectifs : construction d’infrastructures par exemple).

Nous pouvons nous livrer à ce même exercice à propos de l’emprise de l’ordiphone (dit ‘smartphone’) sur nos existences, remplaçant en quelques années (dès 2014), non seulement le téléphone fixe ou le portable classique (gsm) mais également d’autres outils (carte géographique, répertoire, etc. remplacés par les applications dédiées) au point que le 6 février est devenu la ‘journée sans portable’ , qu’il s’avère en pratique très difficile de vivre sans cet appareil, ne serait-ce que pour accomplir des démarches bancaires ou administratives (on voudra bien se rappeler comment notre ordiphone avait été détourné par le gouvernement comme outil d’apartheid durant la pandémie de covid) et que la vie sociale de la plupart de nos congénères connaîtrait un terrible collapsus (pour quelques jours sans doute) si d’un instant à l’autre le smartphone devait disparaître de leur existence.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.


Yvan ILLICH, Énergie et équité

Diagnostic radical, solution définitive. (source inconnue)

Ces exemples nous amènent à penser que les objets nous possèdent au moins autant que nous les possédons, non seulement du fait de leur prégnance sur notre dynamique psychique, ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais tout autant par l’influence déterminante qu’ils peuvent exercer sur la structuration, y inclus sur le long terme, de notre existence.

Des mythes et du mythe’, une première réflexion dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge’.

L’objet reste aujourd’hui encore, bien évidemment, un sujet d’intérêt pour sociologues, anthropologues et philosophes. Sa centralité dans le monde contemporain et ses impacts sur notre imaginaire, notre vision du monde, nos mythes ou notre rapport à l’autre (humain et non-humain), suscitent une production dont je n’envisagerai même pas de rendre compte. Deux ouvrages parus récemment me permettront de faire l’impasse sur un tel pensum. Après Manuel CHARPY et Gil BARTHOLENS (L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent, Premier Parallèle, 2021) d’un côté, de Jeanne GUIEN (Le consumérisme à travers ses objets, Éditions Divergence, 2021) de l’autre, nous mettrons en évidence trois fonctions latentes (c’est-à-dire non constitutives de notre désir) de l’objet. Le terme de ‘fonction’ n’est pas à considérer dans un sens téléologique (l’objet x n’a pas été instauré pour susciter l’effet y) mais plutôt comme une « activité déterminée dévolue à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble lui-même », un effet structurant et auto-entretenu en quelque sorte. Nous noterons en guise de liminaire que les objets n’apparaissent pas sur le marché seulement parce qu’ils sont devenus techniquement réalisables mais d’abord parce qu’ils s’intègrent dans un environnement socio-économique (une intégration déjà évoquée plus haut dans le système des objets de Jean BAUDRILLARD). Ainsi, le gobelet jetable s’insère dans la modification des comportements alimentaires (fast-food), l’évolution des rapports entre vie privée et vie professionnelle, etc

Les fonctions latentes de l’objet

La première fonction de l’objet que nous retiendrons de ces études est celle de l’opacification de notre relation à l’autre (humain et non-humain) et au monde. Celle-ci se joue d’abord sur le volet technique de l’objet. On ne le voit pas, caché derrière un design hermétique, on le comprend moins encore, mais cette opacité est généralement déguisée en une ergonomie rendant l’usage de l’objet d’une facilité minimaliste : presser le bouton ‘on’. Nous avons affaire à une boîte noire ; nous ne sommes en fait pas si éloignés de la magie. La poubelle, jusqu’à l’avènement de l’ère du tri, faisait miraculeusement disparaître le déchet, qui cessait d’exister une fois avalé par la boite à ordures. Aujourd’hui nous trions les déchets, ou plutôt nous nous en débarrassons dans un système de traitement dont nous ignorons tout, dans l’auto-illusion d’un recyclage pourtant peu probable (voir graphique ci-dessous), ce qui finalement ne représente pas une grande différence en termes de pensée magique.

Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique et du développement des territoires, moins de 15 % des déchets ménagers sont recyclés ou compostés (source).
Le supermarché, avec sa structure et ses codes spécifiques, amplifie l’aliénation consumériste portée par l’objet. (Nicolas VIGIER)

Cette opacification porte également sur l’origine, le parcours de l’objet, avant qu’il n’arrive à portée de notre désir. Il semblerait en effet que de nombreux objets tombent du ciel. Deux exemples. La brique de lait s’est auto-produite dans le rayon du supermarché, où je la découvre. S’il n’y avait le dessin de la vache (forcément sympathique) sur la face avant, on aurait pu croire que c’est le rayon qui en aurait en quelque sorte nuitamment accouché. Cette montre connectée est mystérieusement apparue dans ma boîte aux lettres quelques jours après avoir cliqué sur un bouton sur le site d’Amazon. La tronche du livreur, ou son accent , sans parler de ses horaires ou de sa rémunération ?… n’existent pas. Les forçats du travail qui, en Chine ou au Vietnam, ont assemblé et emballé l’appareil … n’existent pas. Les machines hyper sophistiquées produisant les microprocesseurs et les enjeux géostratégiques autour de cette filière … n’existent pas. Les monstrueux ravages environnementaux, les maladies, les déplacements de populations liés à l’extraction des minerais … n’existent pas. La mafia des transports maritimes, la logistique mondiale avec ses millions de conteneurs, ses infrastructures portuaires géantes, ses milliards de kilomètres parcourus par des poids lourds … n’existent pas. Une opacité des objets donc, à l’aune de laquelle nous pouvons mesurer le côté irrationnel et autonome du désir.

Désir parfois contesté (ici de par les souffrances engendrées par la production de l’objet) en adoptant les codes de communication propres à la publicité. Protest outside the new Apple Store in Hong Kong for ignoring its suppliers‘ severe labor abuse issues (source: SACOM).

L’objet, ensuite, exerce une fonction de renforcement des structures socio-économiques en place. D’une part il accentue bien souvent la division genrée des tâches domestiques (l’exemple classique – mais qui fonctionne toujours- de la perceuse pour monsieur et de l’aspirateur de table pour madame). Mais il suscite également diverses formes de dépendance et d’aliénation, ainsi que nous l’avons vu un peu plus tôt avec la voiture ou le smartphone. L’objet nous force à nous acquitter de diverses dépenses liées à son acquisition, son entretien ou à son fonctionnement, alimentant ainsi la machine économique destinée à produire toujours davantage de plus-values financières, dirigées vers un nombre restreint de bénéficiaires, dont il accroît dès lors la puissance (augmentant conséquemment la capacité de peser sur nos choix, et c’est reparti). La relation entre désir et système capitaliste nécessiterait bien d’autres développements, auxquels il ne nous est pas possible de nous livrer ici. Une matière pour un prochain article.

L’objet, enfin, opère une hétéronomisation des individus et des groupes. Cet énoncé apparaît en contradiction avec le concept d’objet libérateur : ma voiture c’est ma liberté, le gps me rend plus libre de circuler, le lave-vaisselle me libère du temps pour vivre. Mais la voiture me force d’abord à dégager des moyens financiers importants, m’incluant d’office dans un système coercitif d’emploi, crédit, etc. Elle exige la mise en place de stratégies de rangement (parking, garage), de nettoyage, d’entretien, de contrôle technique. Elle suscite la création de lieux interdits aux transits non mécanisés (autoroute, parking). Le gps contrairement à la carte ne m’offre qu’une vision microscopique du territoire dans lequel je me déplace, complètement digitale, virtuelle (toute analogie avec le territoire ayant disparu), des images affichées en permanence remplaçables et remplacées. Le territoire se réduit à un espace traversé en allant du point A au point B, le gps me privant de toute relation à celui-ci, de toute possibilité d’enrichissement. Une fois hors service (panne, couverture satellitaire défaillante), il m’abandonne au milieu d’une terra incognita.

Il est jusqu’à nos démarches d’émancipation qui peuvent se trouver perverties par l’objet et son désir. Aurions-nous, par exemple, le souhait de nous assurer une certaine autonomie alimentaire en cultivant un potager ? Aussitôt surgit une offre inépuisable d’objets qui bien vite nous apparaîtront comme désirables : terreau, semences, plants, outils manuels, outils motorisés, brouettes, bâches, filets, films, voiles de forçage, serres, couches, piquets, tuteurs, produits de protection contre les maladies ou les nuisibles, etc.

Karl MARX// évoquait le fétichisme de la marchandise. Nous sommes peut-être allés plus loin encore en montrant l’aliénation profonde que représente le désir. Nous bouclons la boucle en quelque sorte, qui nous ramène à l’individu.

Désir narcissique

Désirer avoir c’est désirer être : être celui que je ne suis pas, c’est-à-dire moi + l’objet, une fantasmatisation d’un moi ‘meilleur’, ‘augmenté’ dirions-nous, soulagé de ses angoisses, valorisé socialement. Libéré aussi, temporairement du moins, de la tension du désir en cours. Une fois le désir éteint, le fantasme se dégonfle en général assez rapidement et l’on se retrouve avec l’objet dépouillé de l’aura dont on l’avait inconsciemment entouré, et surtout une frustration de type narcissique donc, une tension qui très vite se portera sur un autre objet et grandira avec le désir de celui-ci. Le désir, une stratégie de l’ego ? Désirer avoir ne serait pas l’amour de l’objet mais la tension vers un soi plus aimable (dans le miroir, le selfie ou le regard de l’autre). Une attitude particulièrement sollicitée dans un monde où l’individu narcissisé est érigé en modèle.

C’est à peu près ce que nous disait, René GIRARD « Tout désir est désir d’être » (Quand ces choses commenceront…, Paris, Arléa, 1994). Le père de la théorie mimétique, à laquelle nous nous sommes intéressés un peu plus haut, souligne ainsi l’aspect métaphysique du désir et l’on comprend mieux l’impossibilité qu’il y aurait à satisfaire définitivement celui-ci.

Désir et désir d’existence

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez


Raoul Vaneigem Nous qui désirons sans fin.

Serions-nous occupés ici à instruire à l’envers du désir un dossier exclusivement à charge ? A considérer celui-ci comme le mal absolu dont il nous faudrait, si d’aventure la chose s’avérait faisable, nous défaire ? Les développements auxquels nous nous sommes livrés dans une bonne part de cet article pourraient le laisser croire. On sent confusément pourtant que le désir c’est aussi la vie, l’absence totale de désir constituant une sorte d’état de mort psychique.

Creusant au plus profond, nous découvrons en effet un désir fondamental, le désir d’exister. Pas seulement le désir de vivre plutôt que de mourir, mais le désir en quelque sorte de déploiement de notre existence en tant qu’être vivant. Sur un plan lexical, si le terme de désir se définit en premier, c’est le chemin que nous avons suivi jusqu’ici dans l’article, par l’attirance de l’objet (« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »), il existe une seconde acception du terme, vu alors comme une « aspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude ». Ici nulle mention de l’objet mais on se réfère par contre à l’instinct, donc à une composante fondamentalement innée (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas de l’attrait suscité par le nouvel iPhone SE). Le manque évoqué serait d’un ordre plus existentiel. Une telle aspiration peut être explorée selon divers éclairages et innombrables sont les écoles philosophiques, religions ou pratiques commerciales qui se sont donné pour mission de répondre à l’incomplétude dont il est question, avec des bonheurs on ne peut plus variables. Dans l’esprit où se construit ce blog, cette aspiration devrait nous inspirer lorsqu’il s’agira de comprendre quelle est la force qui, du plus profond de notre être, nous pousse à résister à la catastrophe.

S’il est un système philosophique qui intègre intimement cette notion du désir d’existence, c’est bien celui développé au milieu du XVIIème siècle par Baruch SPINOZ, lequel a forgé le concept de ‘conatus’, que l’on peut définir par l’effort (de l’individu) de persévérer dans son être.

Proposition 6 : Toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Proposition 7 : L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza, Éthique, 3ème partie (1677)

On voit que l’absence d’une telle tension, de ce désir existentiel fondamental, équivaut à la négation de l’existence, à la mort. Le désir dont il est question ici est consubstantiel de l’existence même, il est partie intégrante du principe de vie. Ainsi nous parle Raoul VAN EIGEM dans la citation qui introduit le présent chapitre. C’est la captation par l’objet du désir de développer nos existences, sous des formes et selon des processus divers, ainsi que nous l’avons longuement détaillé dans les chapitres qui précèdent, qui nous introduit dans l’aliénation.

« L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager » – dans l’article ‘L’énergie qu’il nous faut‘.

Le terme ‘effort’ doit être considéré avec attention. Nous avons évoqué jusque là le désir, et voici que SPINOZA convoque l’effort. Ne serait-ce pas contradictoire ? Il nous faut comprendre que le désir de persévérance dans l’être ne s’écoule pas aisément comme l’eau du ruisseau, dans le sens de la pente. Si cette aspiration est consubstantielle à notre existence, elle se heurte néanmoins à de multiples obstacles, tant extérieurs (contraintes physiques, géographiques, sociales, etc) qu’intérieures, en particulier l’énergie qu’il faut déployer aux fins de persévérer dans son être. La métaphore énergétique d’ailleurs, celle qui pollue toujours nos imaginaires depuis la machine à vapeur, est sans doute inadaptée à l’exploration de tel processus. Nous tenterons peut-être d’autres approches dans un prochain article.

En attendant, nous comprenons déjà que l’actualisation de cette aspiration profonde de notre être nous coûtera. Mais nous pressentons tout autant qu’en faire l’économie reviendrait à la négation de ce que nous sommes, au refus d’embarquer dans le flux de l’existence. Les termes du choix s’éclaircissent. Au cours d’ une errance solitaire sur l’ Ighil M’Goun, m’était venue cette sensation, presque physique telle que vécue là-haut, de la nécessité de ‘voir grand’, d’une ambition. « Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur ». Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues, j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ». » Nous y sommes aujourd’hui, dans cette « exploration soutenue » qu’à l’époque j’appelais de mes vœux. Il ne s’agit donc nullement d’une ambition d’ordre économique ou social, il ne s’agit pas non plus de la réalisation d’un soi narcissique, inépuisable fonds de commerces pour coaches et psys, nous avons dit « tension vers un accomplissement ». Nous y reviendrons certainement une autre fois.

« Une tension vers un accomplissement » dans l’article ‘Voir grand‘.

A mi-parcours

Partis d’un distinguo entre l’animal et l’homme, nous avons tenté un essorage des concepts de besoin et de désir. Nous nous sommes ensuite aperçus que le désir n’appartient pas à l’individu x comme lui appartient sa rate ou sa rotule droite. Nous touchons maintenant du doigt les questions du libre arbitre ou de la liberté, voire de l’individuation. Ces thèmes sont inévitables dans la recherche engagée, mais nous poserons ici la limite de notre investigation du jour sur cette face de la montagne. A poursuivre dans un prochain article donc. Néanmoins, nous comprenons déjà que le désir exerce sur notre existence un pouvoir déterminant mais aussi qu’il n’est pas strictement nôtre mais socialement, culturellement et économiquement orienté, fléché. Enfin nous avons appris à distinguer désir d’objet (rappelons le, bien plus large et bien plus impliquant qu’une simple aspiration à la possession) et désir d’être, ou plus précisément désir de persévérer dans son être, afin de différencier celui-ci du volet narcissique du désir de l’objet. Nous avons observé l’articulation de ces deux concepts.

Après une approche plutôt statique du désir, au moyen d’une analyse de type sémantique pourrions nous dire, plus structuraliste et même métaphysique ensuite, il pourrait se révéler profitable de tenter une démarche plus dynamique de celui-ci, ses mouvements, ses transformations. A quoi pourrait ressembler une ‘économie’, un ‘ordonnancement’ du désir ? Penchons-nous sur la trace de celles et ceux qui nous ont précédés dans cette voie.

Ordonnancements du désir, un équilibre instable entre manque et puissance

La plupart de nos désirs sont à réinventer. Tout l’art consiste à les rapporter à la vie, en sorte qu’ils reprennent leur cours sans que les barrages ordinaires les fassent refluer sous le signe de la mort.

Raoul VANEIGEM (ibidem)

“Jouissez sans entraves”, Henri Cartier-Bresson, mai 1968, Rue de Vaugirard (source)

Réinventer nos désirs ? Le militant situationniste a bien connu mai 68, lorsque les murs invitaient à jouir sans entraves. Jouir sans entraves, assouvir nos désirs sans entraves. La rigidité du carcan social et moral de l’époque pourrait expliquer la radicalité du slogan mais il n’est pas inintéressant d’en saisir la (petite) histoire. En 1966 paraît le fascicule ‘De la misère en milieu étudiant’ publié par l’internationale situationniste, à laquelle participait déjà le philosophe belge. L’opuscule s’étale sans complaisance sur la situation misérable des étudiants et leurs avenirs touts tracés de ‘petits chefs’ au service du capitalisme. Et de conclure en appelant à une révolution prolétarienne festive. « Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il peut connaître ». Même si ce n’était nullement le propos des situationnistes, il semblerait que cet appel ait surtout été compris sur le plan sexuel par des étudiants issus pour la plupart (c’était la règle à l’époque) d’une moyenne et petite bourgeoisie aux mœurs étriquées et à la morale austère. Après s’être épuisés au lit (ou ailleurs) ou lors d’assemblées générales foutraques et interminables, lancé quelques pavés vers des CRS qui feraient bien rigoler les ‘robocops’ que nous connaissons aujourd’hui, s’apercevant finalement qu’ils remettaient en question des privilèges sommes toutes bien appréciables, un avenir finalement plutôt confortable, une fois le printemps passé, se trouvant fort dépourvus lorsque la bise fut venue, la plupart d’entre eux enquilla bien sagement l’ornière de papa et maman et s’en alla bosser pour le patron, à moins que, veste retournée, toute honte bue, ils ne se reconvertissent, tel Dany-le-rouge, en chantres du libéralisme. Ainsi que l’écrit Serge LATOUCHE « Il est apparu par la suite que la liquidation des racines, des identités et des interdits (…) à la suite de Mai-68 était , pour une large part, conforme au programme ultra-libéral de destruction des liens sociaux et des collectifs , qui a triomphé avec l’accession au pouvoir de Margaret TATCHER, en 1979, ce qui explique que certains ex-soixante-huitards se soient parfaitement reconvertis dans le business »(Remember Baudrillard, Fayard, 2019). Margaret TATCHER, rappelons le, c’est « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families ».

Réinventer nos désirs n’est donc pas une mince affaire et dépasse largement le niveau des coucheries. Libérer le refoulé n’est pas réinventer nos moteurs. Nous percevons à quel point la colonisation de nos imaginaires nous maintient au sein d’une boucle dans laquelle le désir joue le rôle de la locomotive lancée à toute bringue sur le circuit miniature circulaire de notre existence. Quelle(s) forme(s) pourrai(en)t prendre, non pas une soustraction à, mais peut-être une émancipation du désir ?

Le désir du Bouddha

« Les quatre nobles vérités à l’origine du bouddhisme sont : la vérité de la souffrance ou de l’insatisfaction inhérente, la vérité de l’origine de la souffrance engendrée par le désir et l’attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple« .(wikipedia). Siddhartha GAUTAMA, édictant ces quatre nobles vérités lors du premier sermon qui suivra son éveil, désigne bien le désir comme l’origine de la souffrance. S’affranchir du désir pour supprimer cette souffrance en s’efforçant de se détacher de celui-ci constitue une démarche qui entre en collision frontale avec ce que nous avons compris, avec l’aide de SPINOZA, du désir de déployer son existence, propre à tout être (conatus). Il nous faudrait suivre la voie médiane, dont la dénomination ne doit pas laisser à penser qu’il s’agirait de ce qu’un esprit occidental ‘mainstream’ considérerait comme un ‘juste milieu’. Il ne nous est évidemment pas possible de rendre justice ici à ces thèses par une présentation détaillée. A côté du détachement du désir, l’absence de soi et l’impermanence constitueraient les premiers pas dans le noble sentier.

source inconnue

Imaginons-nous interrogeant un quidam dans la file devant le camion du boucher sur le marché. Notre objectif consiste à évaluer autour de nous le degré de compréhension du message du Bouddha. Premier interlocuteur : « C’est zen le bouddhisme et c’est cool d’être cool (de plus la teinte safran de la robe du moine s’accorde vachement bien à la peau cuivrée de son crâne brillant). Degré zéro. Interlocuteur suivant: « J’ai compris que ma souffrance provient de mes désirs, il me faut éliminer le désir ». Degré un. Dernier interlocuteur : « Mon désir d’éliminer le désir étant lui-même un désir je suis pris dans un f*****g paradoxe ! ». Degré deux. A chacun d’entre nous maintenant de découvrir les troisième, quatrième … xème degrés. Le dense héritage que nous laisse GAUTAMA ne pourra jamais se réduire à un ‘howto’. Pas de didacticiel ici, mais une démarche personnelle nécessairement très impliquante. La pertinence de cette pensée pour le sujet qui est le nôtre aujourd’hui, au regard de nos visées à moyen ou long terme également, ne fait à mes yeux aucun doute. Nous y reviendrons donc certainement lors du traitement d’autres problématiques. Passons maintenant à une proposition d’économie du désir ressortant d’une toute autre inspiration, une approche rationnelle, tout en contrastes avec celle du Bouddha. Mais n’est-ce pas de la différence que naît la compréhension ?

Recouvrer et élargir notre puissance d’être

Voir ‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’ dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘.

La relecture fouillée de Baruch SPINOZA et son œuvre d’un formalisme quasiment mathématique par un économiste contemporain brillant et philosophe pointilleux, Frédéric LORDON, nous assure une moisson de développement percutants. S’intéressant au contexte spécifique de la relation salariale (qui dépasse largement le seul salaire), LORDON nous explique (dans Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010) comment celle-ci permet un enrôlement du conatus par le désir-maître patronal, selon une large palette de stratégies, celles-ci ayant évolué au cours de l’histoire du salariat pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui de mobilisation totale de l’individu, y compris dans ses affects joyeux, l’alignement complet du conatus sur le désir-maître. L’exploitation des passions contenue dans la relation salariale procède par colinéarisation, l’objectif étant de forcer l’alignement du vecteur d, figurant le désir de l’individu, sur le vecteur D, le désir-maître, tel que fixé par l’entreprise / patron / actionnaires. Nous observons donc un détournement, géométriquement représentable, de notre puissance d’être. Mais LORDON de signaler que « Lorsque les deux efforts sont orthogonaux, l’angle que font d et D est droit, son cosinus est nul et la déperdition est totale: le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître ».

A gauche: alignement (partiel) de d sur le vecteur D (désir-maître), plus l’angle α est faible, plus le désir est aligné sur le désir-maître. A droite: perpendicularisation, le cosinus de l’angle alpha (colinéarité) est nul. (Schéma adapté de LORDON, Capitalisme, désir et servitude).

Dévoyant quelque peu cette analyse, nous nous permettrons de la reformuler dans le contexte de notre relation au système des objets. Ce qui n’est pas sans rapport bien entendu, la relation salariale (formalisée par un contrat de travail ou en mode dégradé si vous bossez comme livreur chez Ubereat ou comme ouvrier du bâtiment au Quatar) étant, dans une société capitaliste, l’unique médiation possible entre désir et système des objets (le don, le troc, l’échange, le prêt, la jouissance partagée et autres infantilismes pouvant s’assimiler à des perversions résiduelles à réduire). L’exacerbation des passions, caractéristique, nous l’avons vu, du système des objets, consiste à forcer l’alignement du désir de l’individu sur le désir-maître, c’est-à-dire la perpétuation et le développement à l’infini du système des objets (assurant la rente du capital).

Comment sortir de cet alignement ?, c’est la question à se poser dans nos réflexions sur une économie du désir. LORDON nous propose des « devenirs perpendiculaires », par l’invention et l’affirmation de nouveaux objets de désir, que nous situerions en-dehors du système des objets, de nouvelles directions dans lesquelles s’efforcer, autres que celles indiquées par le vecteur D. Notre aliénation est celle d’un fixation étroite, rétrécie, nous aveuglant à tout ce qui serait situé au-delà de ce champ étroit. L’émancipation à laquelle nous invite LORDON est une défixation. Non pas moins de désirs, ou moins intenses, mais orientés différemment, hors du champs étroit convenu par le système des objets et son infrastructure.

Éloge de la sobriété

Nous nous sommes longuement étendus au cours des premiers chapitres sur la boucle désir / objet. Il nous est apparu que si le désir fait entrer la quête puis l’objet dans notre existence, l’objet ensuite appelle le désir (si rapidement renaissant après l’assouvissement), l’objet appelle l’objet (entretien), l’objet enfin et peut-être surtout s’insère dans un système fonctionnel, social et sémiotique dans lequel il nous entraîne, précipitant notre aliénation. Celle-ci opère souvent avec un effet de cliquet: chaque étape que nous franchissons dans l’asservissement aux objets constituera un obstacle à l’inversion du processus.

(source inconnue)

La désaccoutumance des objets, la désaccoutumance de la possession plus généralement, a un nom : la sobriété. Il ne nous sera pas possible aujourd’hui de nous étendre sur un concept qui, après la doctrine du Bouddha, mériterait lui aussi bien mieux que quelques lignes, d’autant qu’il y est souvent fait recours d’une manière superficielle et/ou peu conséquente. Le terme, on en conviendra, n’est guère sexy. Il ne fait pas rêver. Et c’est bien là qu’est l’os dans la mesure où il nous faudrait partir reconquérir/libérer les imaginaires. GAUTAMA, le Bouddha, nous propose de chercher dans le détachement la cessation de la souffrance et donc la joie. S’affranchir de l’emprise du système des objets, s’alléger dans la non possession, nous rend bien plus disponibles pour développer notre effort d’existence (pour reprendre une terminologie spinozienne). J’ai narré ailleurs comment nous ressentons un accroissement de liberté et de dynamisme lorsque nous arrivons à nous extraire pour un bref laps de temps du système des objets, comme dans une longue traversée en solitaire en haute montagne. Et j’ai dressé tout autant le constat de la rapidité avec laquelle nous redescendons (de notre trip d’émancipation) dès que nous redescendons (de la montagne). Celles et ceux qui ont depuis longtemps débarrassé leur existence de la prégnance de l’objet témoigneront d’une joie et d’une libération de puissance plutôt que d’un manque ou d’une désolation.

Une sobriété vécue telle une libération enthousiasmante plutôt que comme une perte, voilà l’un des pans de notre imaginaire en construction. En le branchant tout autant sur une vision spinoziste que sur le chemin proposé par le bouddha. D’autres voies encore, certainement, restent à découvrir.

Il y a donc du pain sur la planche. Les quelques pistes que nous venons d’explorer relativement à ce que je dénommais une économie du désir nous ouvrent tant de perspectives susceptibles de nous hisser hors de nos ornières, de faire tomber quelques une des œillères que nous portons avec nous. Nous mesurons tout autant la difficulté du chemin à parcourir. Laissons le soin de nous délivrer quelques encouragements à Raoul VANEIGEM dont le parler épicurien, radical, poétique et libertaire porte une énergie créative communicative.

Il s’agit non seulement de nous ressaisir mais de nous reconstruire à chaque instant d’une existence qui nous condamne comme êtres de désirs et prétend nous sauver comme produits de l’économie.

Nous qui désirons sans fin.

Tout désir de vie est un désir sans limite.

Idem.

L’émancipation et l’affinement des désirs disposent par leur gratuité d’une arme absolue contre l’économie. Ce que je veux vivre n’a pas de prix.

Idem.

Il est évident qu’aucune conclusion ne trouverait place ici tant le sujet est vaste et complexe bien entendu mais également au regard des nombreuses ouvertures suscitées par nos réflexions, vers de futurs développements. Il y a donc en vue plus de perspectives que de conclusions, et c’est sans nul doute très bien ainsi.




Bande 2 kons

Les graffitis et autres tags nous en apprennent beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons. Ils sont en effet un condensé d’expressions, généralement d’expressions refoulées ou ne pouvant aisément trouver un exutoire à la hauteur de leur intensité. Certains peuvent être très artistiques mais, quelle que soit la qualité de la facture, il en est qui nous percutent de manière sensible alors que d’autres nous laisseront indifférent.

Une invective singulière

Figure dans la première catégorie une invective singulière relevée sur la route nationale 63, non loin de Liège, en Belgique. Je ne sais ce qui me frappa le plus en la voyant, en dehors du caractère inévitable de son emplacement, l’énoncé ou la situation du message, ou encore la relation entre les deux. Et voilà que me prend l’envie de décortiquer le phénomène. S’il suscite chez moi des remous un peu confus certes mais que je pressens plutôt féconds, son exploration serait peut-être susceptible de nous en apprendre quelque peu relativement à notre monde d’humains, espèce communicante par excellence.

« Bande 2 kons », peint en lettres capitales grand format, surplombe cet axe routier très fréquenté, à hauteur de deux zones commerciales bien garnies (un hypermarché, deux supermarchés, diverses moyennes surfaces spécialisées, restauration rapide, hôtel, dancing, station service, la totale). C’est d’ailleurs la passerelle piétonne reliant ces deux zones situées de part et d’autre de la nationale qui fut élue par l’auteur (1) pour y apposer son message. Précision intéressante : outre l’accès aux surfaces commerciales, l’axe est principalement parcouru par les banlieusards rejoignant le matin l’agglomération et leur emploi, et retour en fin de journée. Notons que le texte est disposé d’un seul côté, visible pour le flux quittant la banlieue. Banlieue plutôt verte et cossue d’ailleurs.

Première grille de lecture : émetteur, récepteur, média

Dans toute situation de communication (2), très classiquement, nous pouvons identifier l’émetteur, le récepteur et le média. Commençons donc notre travail de ‘décorticage’ par cette première approche.

Que nous apprend de l’émetteur une étude aussi attentive que possible du message ?

La même logique binaire que dans le post ‘Les papas papous’?
  • En premier lieu, à la base de la base, le message constitue une affirmation de son existence par l’auteur. Sans cette production, il n’existe pas, en tout cas dans la spécificité de ce message, aux yeux des récepteurs (3).
  • L’auteur prend l’initiative d’engager une relation avec ceux-ci. Son message crée une relation, qui jusque là n’existait pas. Cette démarche fondatrice prend une acuité particulière dans un contexte d’anonymat quasi-total, nous y reviendrons.
  • Il est anonyme, quasiment par définition.
  • Il est efficace et plutôt téméraire, un tel exercice d’écriture acrobatique n’étant pas à la portée de tout un chacun.
  • Il ne s’agit pas d’une adresse individuelle. Le recours au terme collectif de ‘bande’ est explicite. L’auteur se définit comme hors du troupeau, puisqu’il s’adresse à ses interlocuteurs comme à un agrégat homogène (en tout cas au regard d’un indicateur de la connerie), depuis l’extérieur de cet ensemble.
  • Il se considère comme en capacité (en droit?) de délivrer un jugement (sévère et radical) sur ses semblables, une partie d’entre eux à tout le moins.

Portons maintenant notre regard sur les récepteurs du message.

Il est d’emblée remarquable que les récepteurs, institués dans ce rôle par l’initiative de l’auteur, constituent une entité indifférenciée, homogène. On aurait pu imaginer un message de l’ordre, par exemple, de « ceux qui roulent en Mercedes … », ou « ceux qui vont bosser chaque matin … », suivi du verdict maintenant bien connu. Le récepteur, l’occupant de l’automobile circulant sur la nationale et interpellé malgré lui par le message, n’a pas la possibilité de se différencier, du moins en termes de communication (4).

Considérant les efforts qu’a dû représenter le graffitage qui nous occupe et les caractéristiques marquées de son implantation (voir plus loin), il me semble raisonnable d’estimer que l’auteur voulait s’adresser à un public-cible (homogénéisé par ses soins, ainsi que nous venons de le voir) que l’on pourrait grossièrement définir comme banlieusard, souvent économiquement à l’aise et parfois très aisé, disposant d’un emploi et d’un véhicule, occupé pour une grande majorité à se rendre au travail au moment où le message leur est signifié.

Et enfin, les pauvres récepteurs n’ont pas le choix de recevoir ou non ce message. Celui-ci leur est imposé par le positionnement de celui-ci et l’obligation (5) dans laquelle ils se trouvent d’emprunter quotidiennement cet axe routier.

L’analyse du média auquel recourt l’auteur, troisième et dernier item de cette première approche, délivre elle aussi quelques constats intéressants :

  • L’emplacement choisi est grandement efficace. Le message ne peut être ignoré, contrairement par exemple à un message qui serait peint sur le revêtement ou sur un panneau situé en bordure de route. On est loin de l’affichette de format A3 collée parmi cent autres au fond d’une rue peu fréquentée ou du texte hâtivement griffonné sur la cloison des toilettes du lycée.
  • Le graffiti, ainsi idéalement situé, s’impose, il est inévitable ; alors que le tract par exemple peut se refuser, la radio peut-être éteinte. En fait nous sommes proches ici de la situation de la publicité dans les espaces publics : elle s’impose à nous.
  • Le support et la qualité de réalisation semblent destiner le message à une existence perenne (6), contrairement à de nombreux graffitis dont la durée de vie parfois n’excède pas quelques jours. La difficulté d’accès complique la réalisation mais constitue aussi le gage d’une certaine durée d’existence vu la lourdeur de la démarche que représenterait probablement son effacement.
Monet ‘Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt’

Il me semble que cette première approche (l’analyse du triptyque émetteur / récepteur / média) nous a permis de faire apparaître, par de multiples petits traits de peinture, comme dans un tableau de Monet, une première image de la relation qui s’est créée entre l’auteur et les usagers de cette route nationale.

Je voudrais compléter celle-ci par une approche en termes d’axiomatique de la communication (7).

Que savons-nous de la relation entre l’auteur du graffiti et les récepteurs (obligés) de son message ?

Relation et communication sont indissociables. Comment établir ou entretenir une relation sans communiquer ? Comment concevoir une communication qui se situerait en-dehors de toute forme de relation ? L’axiomatique toute simple proposée par P. Watzlawick (8) dans une approche pragmatique de la communication me paraît toute indiquée pour approfondir notre compréhension de la relation qui s’est nouée autour de ce « Bande 2 kons ».

Je me propose de faire l’exercice d’appliquer à notre graffiti les cinq axiomes (9) énoncés dans cette approche. Il me faudra bien passer ici par une petite séquence didactique (10), ne pouvant supposer la connaissance de ceux-ci comme acquise par tout lecteur du présent article. Voici donc :

  1. L’impossibilité de ne pas communiquer.

On ne peut pas ne pas communiquer. Si, dans une relation (11), je m’efforce d’éviter toute communication verbale, tout mouvement, attitude, mimique susceptible de constituer un message, je communique de facto, sans que je sois en mesure de l’éviter, un (méta)message de l’ordre de « je ne veux pas communiquer ».

2. Toute communication définit la relation.

Non seulement je ne peux éviter de communiquer mais j’émets également une série d’« indices » communiquant à l’autre partie la manière dont je considère notre relation : posture (soumise, agressive, désinvolte, …), ton de la voix (obséquieux, cassant, angoissé, …), vêtements, etc.

3. Ponctuation de la séquence des faits.

Chacune des parties a tendance à considérer la séquence des événements intervenant dans la relation en termes de stimulus / réaction et sous un angle subjectif. Dans ma logique, le message que je communique est une réaction au stimulus que constitue pour moi la communication antérieure émise par l’autre partie. Pour celle-ci, à son tour, mon message constituera un stimulus auquel elle réagira par un nouvel éléments de communication

4. Distinction des modes digital et analogique.

L’activité verbale (dite ou écrite) constitue un mode de communication doté d’une logique très complexe et fine. Elle est souvent qualifiée de digitale car elle est arbitraire (il n’y a pas de relation entre le nom et la chose nommée (12)) et fonctionne sur le mode tout ou rien (1 ou 0) : le mot (‘arpenteur’ par exemple) définit un ensemble de choses nommées (les arpenteurs) à l’exclusion de toute autre (les comptables, les crapauds, les équations à deux inconnues ou les moines hindous). Dans cette mesure, ce mode de communication n’est pas le plus approprié à gestion de la relation.

Le mode analogique est constitué de tout le reste, tout ce qui est susceptible d’intervenir dans une communication à l’exclusion du verbe

5. Tout échange peut être symétrique ou complémentaire.

Dans un modèle relationnel basé sur l’égalité (au sens plutôt mathématique qu’éthique du terme), les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, qualifié de symétrique. Lorsque les comportements se complètent plutôt que de se ressembler, on parlera d’un échange complémentaire.

J’espère que le lecteur s’accroche toujours là. Je me rassure un peu en me disant qu’il a été dûment averti (voir la colonne située à gauche de ce texte).

Seconde grille de lecture

Appliquons maintenant cette seconde grille de lecture à l’objet de notre attention.

  1. Le message est présent. Mais il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas exister et cette modeste passerelle aurait continué à faire passer les piétons, sans plus. L’absence du message, néanmoins, constituait aussi une communication, même si un peu confuse. Quelque chose comme (vu du point de vue de l’auteur) « Je n’ai rien à vous dire », voire pire peut-être « Vous n’êtes pas une bande de cons ». Il semblerait que cette communication ait été insupportable pour l’auteur vu la détermination dont il a fait preuve pour dérouler sa prose dans ces conditions.

2. En empoignant pinceau et pot de peinture, l’auteur instaure une différence dans une communauté jusque là indistincte. Pour reprendre la terminologie dont nous avons usé dans la première partie de cette étude, il se pose dans le rôle d’émetteur et institue en tant que récepteur le flot des conducteurs défilant sous sa bannière. Première définition de la relation (13). En nous attachant maintenant au contenu du message, nous voyons apparaître de nouveaux éléments de définition de celle-ci. Le texte en effet fait apparaître que l’auteur définit un rapport où il s’arroge le droit de

  • considérer le(s) récepteur(s) comme un troupeau (voir ci-dessus)
  • porter sur ce collectif un jugement (voir ci-dessus)
  • celui-ci étant particulièrement dépréciateur (14).

3. La séquence de communication soumise ici à notre examen critique est réduite au minimum par le format (graffiti) adopté par l’auteur. Nous pouvons néanmoins y distinguer deux points de vue dans la séquence :

  • ils défilent (comme des cons), dès lors j’écris mon message [l’auteur]
  • il écrit, dès lors … rien [les usagers de la RN – dans l’impossibilité radicale d’apporter une réaction].

Nous reprendrons au point 5 ci-dessous ce déséquilibre.

4. Au niveau digital, le message est extrêmement simple : trois mots, une apostrophe d’où une syntaxe minimaliste. Nous noterons la brutalité des deux substantifs composant l’énoncé :

  • « bande » : niant les individualités en les réduisant à la dimension de membre du troupeau
  • « con » : qualification méprisante, dépréciatrice.

Nous ne pouvons ignorer l’orthographe particulière adoptée par l’auteur pour deux termes (sur trois!):

  • de : écrit ‘2’
  • cons : écrit ‘kons’.

Nous y reviendrons plus loin, dans le cours des développements qui suivront l’étude formelle du message.

Sur le plan analogique, nous pouvons d’abord relever l’usage d’une police de caractère très rectiligne, tranchante, ainsi que le recours à la couleur rouge (utilisée en signalisation routière, donc dans un contexte identique, pour des avertissements impérieux ou des interdictions). Ces deux éléments ajoutant un supplément de violence au versant digital du message (ci-dessus).

Le contexte constitue également un élément de communication analogique (voir aussi ci-dessus les éléments d’analyse du média), en particulier le caractère inévitable du graffiti qui communique: « je vous impose cette sentence ».

5. Cette observation nous amène directement à relever le caractère déséquilibré et donc complémentaire de l’échange. D’un côté l’auteur imposant un jugement péremptoire. De l’autre les usagers de la nationale placés dans l’impossibilité radicale (15) de se manifester de quelque manière que ce soit (16) par leurs choix antérieurs (trouver un boulot, s’y rendre en voiture, etc).

Les deux parties se trouvent coincées dans un échange complémentaire rigide, dont nous percevons de plus en plus la violence :

  • je vous vois comme une bande de cons, et je vous le dis
  • (je) nous nous soumettons de facto à ce brocard et à l’autorité prise par l’auteur, soit avec mépris (mais dans l’impossibilité de le faire savoir, ni à l’auteur ni même à nos co-victimes (17)), soit en l’acceptant bon gré mal gré, soit en l’ignorant (mais il faut être très fort … ou très concentré sur son ordiphone).

Nous constatons dès lors que le jugement évoqué ci-dessus n’est pas seulement péremptoire, il est également sans appel.

En recourant à ces deux grilles de lecture, il me semble que nous avons pu, par petites touches, élargir le tableau autour de la situation de communication de départ. Dans cette démarche j’ai tenté de conserver une certaine rigueur d’interprétation. Plusieurs développements me paraissent possibles au départ du matériau ainsi rassemblé. Et là je pense que je vais un peu plus me laisser aller …

Anti-pub ou pub … ?
source: La Tribune de Lyon

Une telle appropriation brutale de la visibilité dans l’espace public ne peut avoir pour modèle que la publicité. La publicité qui de plus en plus envahit la totalité de l’espace public (18). D’ailleurs l’environnement immédiat du graffiti en est rempli. Avec un hypermarché, deux supermarchés, un bowling, divers supermarchés spécialisés (bricolage, etc), de nombreux restaurants, le lieu est même une véritable pépinière. A de nombreux égards, le dispositif publicitaire est analogue à celui adopté par l’auteur du message étudié : énoncé simple et percutant, aisément lisible en passant en voiture, positionné directement sur l’axe routier, etc. Notre message et le dispositif publicitaire se rapprochent également quant au ‘lieu d’où ils parlent’. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire en effet à une assertion qui nous explique ce que nous devrions être (moins con, quoi que cela puisse signifier, en l’occurrence mais cela peut aussi être : mieux rasé avec la crème x, meilleur parent – en cuisinant pour mes enfants les pâtes y, plus cool – avec les vacances z, etc, ad libitum).

Et pourtant n’importe qui est capable d’identifier le message que nous étudions comme n’étant pas une pub. Les moyens mis en œuvre, en effet, d’évidence diffèrent amplement tandis que l’énoncé ne se caractérise pas vraiment pas son caractère racoleur (19).

Notre message flirte donc avec les limites de l’exercice publicitaire. Il en épouse le caractère efficace mais ne vise nullement l’agrément, encore moins l’acte d’achat. Dans cette mesure il porte peut-être une contestation de la toute puissance publicitaire absorbée jour après jour par ces mêmes automobilistes.

D-formation langagière

Nous avons noté, un peu plus haut, la transformation du ‘de’ (devenu ‘2’, à peu près équivalent au niveau sonore) et du ‘c’ de ‘cons’, remplacé par un ‘k’, à laquelle s’ajoute l’écriture en miroir du ‘2’ en question. Ces altérations ne modifient en rien la sémantique du message, ne nuisent nullement à sa compréhension, mais elles ne peuvent être ignorées. Il n’y a pas de hasard ou de fantaisie ici. Ces deux modifications introduisent à mon sens – par la distance prise avec l’orthographe et par une certaine familiarité dans le procédé – un méta-message de l’ordre de : « cet énoncé n’est pas à prendre comme du langage ordinaire ». L’auteur du graffiti prendrait-il soin de signaler au(x) récepteur(s) que son apostrophe n’est pas à considérer comme une insulte, ce qu’elle serait inévitablement dans une communication ordinaire ?

Vitupération vs anesthésie

Si nous ne sommes pas dans un échange ordinaire, peut-être sommes nous dans un autre mode de communication, de l’ordre du pamphlet. Pamphlet réduit au strict minimum certes, vitupération un peu vaine, peut-être, mais prise de position claire et affichée en tout cas, au milieu d’un univers auto / boulot / conso bloqué depuis des lustres en mode ‘répétition automatique’, liturgie partagée d’une population anesthésiée.

Michel Foucault, à une époque où l’expression publique de la pensée était sans doute moins frileuse et moins contrainte qu’aujourd’hui, intitulait son dernier cours au Collège de France (20) « Le Courage de la Vérité ». Ne tombons pas ici dans le piège d’une discussion mesquine des notions de ‘courage’ et de ‘vérité’ relativement à l’apostrophe qui nous occupe. Certes un écrit anonyme ne parait pas trop exemplatif du premier terme et la vérité de l’assertion qui nous occupe serait très difficilement établie. Mais, quelle importance ? Et qui sommes-nous pour porter un jugement ?

L’auteur, un jour, s’est levé et a affirmé sa pensée, c’est cela qui est digne de notre attention. Dans un univers dominé par le consensus mou, où règne un moralisme petit-bourgeois imprégné d’une méchante indigestion de slogans soixante-huitards, érigeant en règle ultime la relativisation de toute opinion, de toute valeur, dans une daube insipide. A défaut de quoi il nous faudrait, ô horreur, réfléchir par nous-même, prendre et tenir des positions, que nous discuterions pied à pied. Dans ce nauséeux brouillard que constitue l’arrière-plan conceptuel et éthique de notre époque, et de ce qu’il est convenu d’appeler ‘démocratie’, il/elle s’est levé(e). Peut-être s’agit-il de la seule observation qu’il faille retenir de cet article volumineux. Et ce mouvement, cette actualisation de la puissance (21) de l’individu, l’aura changé(e), aura radicalement modifié sa position dans le monde.

Le doigt montrant la lune

« Lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt » dit le dicton. Et si le message étudié était le doigt qui nous montre la lune ? Vers quoi donc pointe le doigt ? Vers un ensemble de phénomènes qui peut être considéré comme la quintessence d’un échantillon ce que notre monde fait de mieux.

Expérience des Français avec le burnout – source: Statista

Des flots de véhicules occupés à saper jour après jour le fragile équilibre du seul éco-système dans lequel les êtres humains sont capables de survivre, chaque matin, chaque soir. Emportant leur lot de fatigue, stress, ambitions, dégoût de soi et/ou des autres, craintes du lendemain ou du petit chef mesquin et autres affects plus ou moins tristes. Vers des boulots très bien, peu, ou très mal rémunérés mais qui à coup sûr dévorent l’existence de nombre d’entre eux (22), pour une finalité souvent loin d’être individuellement ou collectivement désirable, voire même perceptible (23).

Des banlieues, ici vertes, privilégiées, dortoirs plus ou moins luxueux conçus pour abriter les fonctions reproductrices de l’existence, en toute ségrégation sociale, d’où chaque matin le travailleur se projette dans un auto / boulot / dodo enduré à grands renforts de chimie (24).

Quelques dizaines d’hectares (anciennement pâtures, à l’époque où les animaux se nourrissaient sur ce magnifique dispositif transformant naturellement la lumière solaire en lait ou en steaks) où béton et goudron se font concurrence pour éliminer tout ce qui pourrait ressembler à une vie organique. Couvert de bâtiments industrialo-commerciaux hideux, standardisés, normés, grands consommateurs de ressources pour leur fabrication, leur éclairage, leur refroidissement ou réchauffement, soigneusement camouflés derrière logos, marques et slogans écœurants, insultant toute forme de beauté de leurs couleurs criardes. A l’intérieur desquels, dans une opulence sordide, sous des éclairages hypocrites, s’accumulent des montagnes de biens frelatés préparés à l’autre bout de la planète, rendus insupportablement désirables à grands coups de pubs débilitantes, entre lesquels se croisent sans se voir des zombies décérébrés agripés à des chariots surdimensionnés. Tentant vainement d’apporter une réponse à cette question sans cesse renouvelée, perchée au sommet de nos interrogations existentielles : « avoir ou ne pas avoir ?… ».

Last but not least, l’enfermement de chaque individu dans sa bulle motorisée, dans l’incapacité radicale de communiquer avec ses alter ego circulant à quelques mètres, devant, derrière, troupeau bien dressé reprenant chaque matin le chemin de l’abattoir, sans même qu’il ne soit nécessaire au chien de pincer quelques jarrets ou au berger de lancer ses appels stridulents. Sur le bitume de la nationale, c’est la métaphore de notre non-vivre ensemble, de notre sur-vivre, qui défile sinistrement sous les fourches caudines du cruel graffiti, chacun connecté sans contact, virtualisé.

Quel est donc le sage qui, en écrivant ce message, a si durement pointé du doigt les souffrances de son frère humain, se soumettant à la torture en même tant qu’il détruit autour de lui la vie ? Un graffiti explosant nos mythes, les histoires que nous nous racontons pour éviter de voir que nous sommes aujourd’hui à genoux.

Postface : 4500 !
Quatre mille cinq cent mots pour en commenter trois ! Non il ne s’agissait pas de triompher dans je ne sais quel pari idiot lancé au comptoir du bar du village. Pas plus que de satisfaire une quelconque manie d’intellectuel excessivement porté sur le verbiage. Ce qui est tenté ici, c’est le dépassement du rire gêné, empreint d’un malaise certain, que suscite généralement la photo en tête d’article. C’est ce rire gêné qui m’a décidé à tenter l’exercice, tant il m’a paru constituer l’indice d’un non-dit partagé, piste idéale pour en apprendre plus sur nous et notre vivre ensemble. Un effort pour lever le couvercle recouvrant nos esprits, lourdement maintenu en place par les gros cailloux du confor(t)-misme posés dessus.

__________

(1) Pour la facilité de la lecture, tout autant que de l’écriture, j’évoque l’auteur du message en recourant au masculin singulier. Ceci ne préjuge en rien du fait que l’ouvrage est éventuellement collectif et peut être le fait d’une ou de plusieurs femmes.

(2) Vaste sujet que la communication, des sophistes de l’antiquité grecque à Noam Chomsky, en passant par Gregory Bateson , Ferdinand de Saussure ou Michel Foucault. A commencer par la définition du terme, loin de faire unanimité. Ayant en tête plusieurs projets d’articles dans ce champ d’analyse, j’y reviendrai donc certainement plus tard, me dispensant dès lors de discuter le concept aujourd’hui. Et hop, esquivé ! A ce stade, je me permets d’utiliser le terme ‘communication’ tant comme terme générique (la communication) que dans le sens spécifique (cette communication-ci), le contexte étant suffisant à distinguer les deux usages du terme.

(3) Contrairement à la convention stipulée – à propos de l’auteur du message – en note (1) ci-dessus, j’opte ici pour le pluriel puisque aucun récepteur ne peut être individuellement identifié et que le message, de par son implantation, ne peut manquer d’être perçu par un grand nombre de personnes. Comme dans la note (1), je recours par facilité (shame on me!) au masculin tout en sachant pertinemment que le public concerné est bien évidemment composé d’individus du genre féminin comme du genre masculin (et autres si l’on veut).

(4) Il est évident qu’il en a par contre la possibilité ‘in petto’ ou en s’adressant à son ou ses co-voitureur(s) éventuel(s), mais nous sortons de la structure de communication mise en place par l’auteur.

(5) Il reste vrai bien souvent qu’une marge de choix étroite aujourd’hui résulte de choix posés (consciemment ou non) antérieurement.

(6) Question à suivre évidemment. Au moment où s’écrit ce texte, le message étudié est en place depuis deux années au moins.

(7) Développée au départ des travaux de l’école de Palo Alto, croisant – dès les années soixante – des approches cybernétique, anthropologique et psychiatrique de la communication.

(8) Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(9) Terme à comprendre ici comme « élément d’une axiomatique ». ·

(10) Cette très brève présentation de l’axiomatique de Palo Alto est à considérer comme minimaliste. Pour une compréhension plus fine de celle-ci, le présent blog ne me paraissant pas avoir vocation à ce type de présentation, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage cité en note (8) ci-dessus.

(11) Je recours ici au terme de relation dans son acception la plus ordinaire de rapport, liaison entre deux individus ou groupes d’individus (et non tel qu’il a été défini par tel ou tel autre système philosophique).

(13) Notons qu’une telle définition de la relation se caractérise par sa rigidité puisque le conducteur est dans l’incapacité pratique d’y répondre et donc éventuellement d’apporter sa réponse à la définition de la relation (voir le point 5 de la même liste).

(14) Voir ici et ici. Il semblerait que le terme devenu insulte, désignant originellement le sexe féminin, se réfère à celui-ci comme symbole de l’impuissance et de la passivité. Voir plus loin dans le texte de cet article le développement auquel je me livre sur cet aspect.

(15) Une « impotentia multitudinis » en quelque sorte, comme en miroir au concept spinoziste de « potentia multitudinis ».

16) Quoi que … ?! On pourrait très bien imaginer un commando rassemblé sur une page Facebook ou un hashtag sur Twitter (#Bande2konsToimeme), prenant d’assaut la passerelle lors d’une nuit de pleine lune et éliminant le message, voire le remplaçant par un autre, ce qui nous enverrait directement dans une séquence symétrique. Mais un tel développement, hautement intéressant, n’a pas (encore) eu lieu.

(17) Point crucial dans notre avancée : les bulles qui empêchent les individus de communiquer entre eux constituent le ‘détail’ qui rend la situation si dure

(18) L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Vivant dans un territoire ‘zéro pub’ (parc national), il se trouve littéralement agressé par les écrans publicitaires une fois que lui prend l’idée saugrenue de s’éloigner de son arbre.

(19) Si la pub constitue bien souvent un condensé écœurant de nos consensus, elle ne se refuse pas de temps à autre une petite incursion (toute aussi révélatrice des normes d’ailleurs) du côté des interdits. Le délicieux petit frisson provoqué par ceux-ci fait vendre, les indignations des réseaux sociaux (leur grande spécialité!) assurent la renommée (un ‘bad buzz’ c’est du ‘buzz’ quand même).

(20) Il décèdera quelques mois plus tard.

(21) Au sens où l’entend Baruch Spinoza.

(22) Le phénomène du burnout comme indice, ou le suicide.

(23) Le concept ‘bullshit jobs’ du sociologue britannique David Graeber traduit en français par ‘boulots à la con’ (tiens donc, qui revoilà!) ou plus littéralement ‘boulots de merde’, définis par celui-ci comme un emploi dont le salarié lui-même ne perçoit pas l’utilité (40% des salariés selon Graeber, un français sur cinq selon ‘Le Figaro’, ce qui représente encore beaucoup de monde !).

(24) Les chiffres impressionnants de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs comme indicateurs:




Apocalypse (suite et fin)

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, cet article assez copieux a été divisé en deux parties. Dans une première partie nous avons confirmé que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus de la catastrophe est bien en cours. Après avoir réglé le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition, nous avons vu comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous avons enfin constaté l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, ainsi que les limites de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans cette seconde partie, nous nous demandons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller.

Nous voilà repartis dans un exercice de décodage. Parce qu’il faut bien user d’un vocabulaire pour initier la réflexion, j’ai privilégié jusqu’ici le terme de ‘catastrophe’, sans trop creuser la question. Mais les mots sont importants, aussi allons-nous vérifier la validité de ce choix.

Mettre des mots sur nos maux

Deux connotations sémantiques du vocable paraissent intéressantes là où nous en sommes. La neutralité d’abord, quant à l’origine, aux causes (1). Plus ou moins irréparable ou irréversible, ensuite. On ne se situe pas dans le même champs sémantique que le terme de ‘crise’, lequel suppose le caractère temporaire de la situation.

Le terme de ‘glissement’ (ou peut-être ‘délitement’) pourrait rendre compte d’une relative lenteur. On ne se réveille pas chaque matin dans un monde complètement différent de celui dans lequel on s’est endormi la veille, et pourtant tout change chaque jour. Si l’on regarde en arrière à l’échelle de 5 ou 10 ans disons, on est frappé par le nombre de changements radicaux intervenus, dont certains étaient difficilement imaginables à l’époque. Le glissement, qui plus est, parfois s’interrompt. Intervient alors un épisode éventuellement accompagné d’une certaine restructuration ou de réajustements, avant que le mouvement ne reprenne. Un phénomène d’éboulement ‘en escalier’, par étapes.

Il fallait un mot, en voici deux. ‘Catastrophe glissée’ alors ? Ou ‘glissement catastrophique’ ? Notons aussi le vocable de ‘catastrophe lente’ auquel recourt M. PUECH. Restons en là, évitons de nous perdre dans les discussions byzantines.

Une première exploration de ces quelques termes a déjà permis la mise en lumière de quelques enjeux et de constater la nécessité de se faire du phénomène une image aussi lucide que possible. Il me faut ici abattre sur la table mes cartes: mon souci est d’éviter le terme de ‘collapse’, tellement pratique , d’accord, et de plus en plus connu et reconnu, mais qui véhicule un implicite problématique, dans lequel nous allons de ce pas quelque peu fouiller.

Collapso = collabo ?

Un sous-titre outrancier ? Certes, j’assume. Une petite provocation de temps à autre évite le relâchement de l’attention et la présente ‘disputaison’ promet d’être longue encore. Mais aussi parce qu’il me semble qu’ici il serait opportun que l’arbitre donne un bon coup de sifflet et sorte le carton rouge. Hélas, ou non, point d’arbitre. Et si le concept a fait l’objet de nombreuses analyses critiques éclairantes (2) depuis qu’il a été introduit auprès du grand public francophone en 2015, alors qu’il était déjà pratiqué depuis un moment déjà par un certain nombre d’auteurs anglophones, en particulier depuis les travaux de Jared DIAMOND, il reste néanmoins ‘le’ terme incontesté des médias grand public et la garantie d’une vente assurée pour les ouvrages traitant le sujet, usité et mouliné dans divers milieux politiques et enfin accueilli avec intérêt par le monde des grandes entreprises (3).

Le caractère hautement suspect d’une telle hétérogénéité unanime donne furieusement envie de discuter l’indiscuté. Limitons-nous ici à considérer la portée du terme au regard de deux aspects apparaissant fondamentaux dans le dénonciation de ce qu’il faudra bien se décider à considérer comme une forfaiture. Les deux prémisses du discours collapso, quels que soient les auteurs sont les suivantes : un, nous serons tous impactés et deux, nous sommes tous responsables. En ce sens ils rejoignent le message véhiculé par le terme associé d’‘anthropocène’ (4), mais aussi le discours des pompiers Colibris (tout en aboutissant néanmoins à des perspectives sensiblement différentes de ceux-ci d’ailleurs). Examinons de plus près ces deux propositions.

Tous sur le même bateau
Vitrail (détail) – église Saint Étienne du Mont (Paris) – https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Jebulon

La substance du premier message est la suivante « nous sommes tous sur le même bateau ». Celui-ci, on l’imagine, peut-être celui qui nous porte d’une rive à l’autre (du monde d’avant au monde d’après, on a déjà connu ça !), ou la métaphore de notre société (qui avance, on le notera, sans trop savoir dans quelle direction certes, mais elle avance), ou encore, tiens oui, l’arche de Noé, qui va sauver de la catastrophe l’essentiel de la vie terrestre. C’est beau, c’est poétique, quasiment archétypal. Il nous faut néanmoins contredire formellement : non nous ne naviguons pas à bord du même navire. Ou plutôt : si nous devons partager la même destinée, parce que aujourd’hui (ni demain d’ailleurs) nous n’avons pas le choix de développer une existence ailleurs que sur une planète globalement impactée, nous ne la vivrons pas tous pareillement.

Embarqués sur le même vaisseau nous ne devons pas nous attendre à partager pour autant un sort identique. Un certain nombre d’entre nous s’active au pilotage de l’esquif, décide des directions à prendre, des icebergs à contourner ou non, porte de beaux uniformes, loge dans de luxueuses cabines climatisées et déguste le homard à la table des officiers. D’autres, plus nombreux, s’agitent à quelques tâches (dont on mesure difficilement l’utilité parfois) sur les ponts supérieurs mais passent le plus clair de leur temps à attendre l’heure de l’apéro étendus sur des chaises longues. Tandis que la grande masse, elle, se trouve coincée en soute (l’ascenseur social doit être en panne une fois de plus) sans voir la lumière du jour, à faire fonctionner une machinerie graisseuse et puante, à s’entasser pour dormir et à manger les restes de ceux d’en haut. A ces quelques nuances près, nous pouvons nous rejoindre, nous sommes embarqués à bord du même bateau.

De l’idée de solidarité induite par le partage du navire de la métaphore, on constate toutefois qu’il ne reste pas grand-chose (5). Un certain nombre d’indications nous laissent même penser que les mieux lotis projettent de quitter le navire en laissant se débrouiller les blaireaux des étages inférieurs, s’étant assurés d’un accès privilégié aux canots de sauvetage voire, pour les mieux dotés, ayant organisé un rendez-vous en mer avec leur yacht privé ou de se faire débarquer sur une île privée exclusive (6). Et sans attendre ce qui se passera demain, il n’est que de regarder comment aujourd’hui les prémisses de la catastrophe les voient s’accrocher plus encore à leurs biens et privilèges, mettre en place les coercitions qui assureront la pérennité de ceux-ci, endormir les soutards avec des histoires de princesse, criant haut et fort qu’ils ont la situation bien en main, soyez rassurés braves gens, tout en brouillant les signaux qui pourraient susciter quelque émoi là en-bas. Notamment en diffusant cette métaphore indue d’ailleurs.

Tout comme il est dangereux de confier le bouton déclenchant le feu nucléaire à quelqu’un qui croit en la vie éternelle, il est imprudent de laisser les commandes du navire à ceux qui ont déjà préparé leur accès exclusif aux canots de sauvetage.

Mais si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, ne partageons-nous pas tous néanmoins à un titre équivalent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Tous coupables (et plus encore les ‘fucking boomers’).

A peine trois siècles d’orgie énergétique et autres, occidentale d’abord, nettement plus partagée ensuite, nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. On en a bien profité. « On  » ? Nos aïeux les plus récents et nous-mêmes serions-nous tou(te)s au même titre coupables, ayant tou(te)s batifolé dans la même consommation heureuse ?

A titre personnel déjà, il ne m’est pas possible d’accepter le verdict. J’avais à peine plus de vingt ans lorsque la lecture de René DUMONT (7), une révélation, m’a vacciné contre la maladie des trente glorieuses. Cette inspiration (bien d’autres ensuite ont pris le relai) m’a guidé jusqu’aujourd’hui, en permanence à contre-courant, même s’il reste vrai que à peu près personne à cette époque n’échappait vraiment à la folie consommatrice qui se mettait en place (8). Au quotidien, tous effectivement, nous avons peu ou prou participé à la gabegie. Après des années de guerre puis de reconstruction, de multiples privations et souffrances, tous les verrous traditionnels sautaient. Celles et ceux nés dans les années qui ont directement suivi la fin du conflit ont dès leur plus jeune âge baigné dans cette culture de consommation, et donc en percevaient difficilement les contours et surtout les limites. Le modèle de la consommation de masse et sans limites était né. Nous en sommes toujours là. Notre mode de vie aujourd’hui, quoi qu’on puisse aimer se donner à penser, perpétue le même modèle, à peine aménagé en surface.

‘Les vieux fourneaux’ de W. LUPANO et P. CAUUET

Comment peut-on reprocher aux ‘boomers’ de n’avoir rien tenté dans les années soixante ou soixante-dix ? Si effectivement quelques rares scientifiques ou activistes déjà lançaient l’alerte (on ne les appelait pas encore comme cela d’ailleurs), ils étaient très peu nombreux, mal (ou pas du tout) relayés voire ridiculisés par les médias. Mais en 2021, alors qu’il est devenu difficile de passer une journée sans se trouver exposé au mot collapse, à une conversation de couloir sur le changement climatique ou au xème reportage à la télé sur la fonte de la banquise, l’écrasante majorité de celles et ceux que je vois vivre autour de moi, jeunes générations comprises, n’apporte à ses comportements aucun changement drastique (ah si, pardon, aujourd’hui on trie ses déchets, on utilise des sacs en papier, on refait l’isolation de la maison pour 1 euro et on pense sérieusement à compenser les vacances en avion cette année) et cède avec le même plaisir douteux aux sirènes de la consommation. Une consommation de plus en plus cheap sans doute (9) pour nombre d’entre eux, mais une consommation quand même, avec la gabegie de ressources qui l’accompagne.

Si je semble prendre ainsi la défense de mes contemporains, alors que j’ai passé des décennies à les affronter, douloureusement parfois, sur ces terrains, ce n’est pas du fait de je ne sais quelle solidarité générationnelle intempestive, que nenni. La culpabilisation des ‘boomers’ s’inscrit dans une culture de la faute relativement aux pratiques qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui, approche qui constitue à mon sens une lourde erreur de perspective. Hier et aujourd’hui, jeunes et anciens, tous nous avons, à divers égards, une responsabilité dans la genèse de la catastrophe. Mais nous ne sommes pas pour autant coupables du monde dans lequel la majorité des populations occidentales a vécu les dernières décennies, l’accusé est ailleurs … Avant d’aller le chercher, quittons brièvement l’histoire contemporaine pour la géo.

Aujourd’hui la consommation énergétique d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle d’un Français
Consommation mondiale d’énergie (Source: Wikicommons – Bl4ck.c47)

Les trente glorieuses n’ont pas été une fête pour tout le monde, loin s’en faut. Une bonne part de l’humanité en effet n’est en rien concernée par les allégations de gaspillage irresponsable que nous venons de traiter. Aujourd’hui encore la consommation énergétique annuelle d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle du Français, qui elle-même se situe à la moitié du niveau de l’Etats-Unien moyen. Et si la Chine, depuis quelques années, a pris la tête du classement des émissions de CO2 par pays, c’est moins pour rencontrer une demande intérieure (croissante néanmoins) que pour extraire, transformer, produire (et donc consommer minerais et énergie) à notre place.

La belle bâtisse de terre séchée de mes amis du Haut-Atlas (10), pourtant plutôt bien dotés dans le village, ne dispose d’aucun dispositif de chauffage (à 1700 mètres d’altitude, même à cette latitude, la neige et le gel ne sont pas rares durant l’hiver), la cuisine se fait grâce aux quelques fagots ramassés dans la montagne, la cuisinière témoignant à ce faire d’un art de l’économie carrément impressionnant, les déplacement de longue distance se font uniquement au moyen de transports collectifs (sur courte distance on ira ‘pedibus cum jambis’ ou sur l’âne ou la mule), la plupart des aliments consommés auront parcouru en tout et pour tout la distance du champs situé un peu plus bas dans la vallée à la cuisine. Difficile dans ces conditions de considérer que leur responsabilité vaut la mienne. Surtout après avoir fait pour les rejoindre la distance en avion !

Si on ne peut se plaindre ni des ‘boomers’ ni d’une bonne moitié de l’humanité qui n’a pas eu et n’a toujours pas les moyens de déconner autant que nous, on s’adresse à qui alors ? Un petit détour lexical, une fois de plus, devrait nous mettre sur la piste …

Anthropocène

La même culture de la responsabilité humaine universelle et indéterminée sous-tend le recours au terme ‘anthropocène’ pour désigner la période dans laquelle nous sommes entrés, celle où la biosphère se trouve principalement déterminée à tous les niveaux (atmosphère, hydrosphère, litosphère) par l’activité humaine. En ce sens le terme lui non plus n’est sans doute pas anodin. Raison pour laquelle il m’apparaît pertinent de le traiter ici en parallèle au vocable ‘collapsologie’.

La culpabilisation, cela fonctionne plutôt bien. Si nous avons péché, il nous faut nous repentir. Et surtout pas remettre à plat l’histoire et rechercher quels sont les facteurs déterminants des folies exponentielles de l’époque. C’est une telle démarche pourtant qui a amené certains analystes à proposer le néologisme alternatif de ‘capitalocène’ (11). On peut voir en effet que l’influence croissante de l’activité humaine sur les éco-systèmes, outre le poids de la croissance démographique (12), est directement liée à l’avènement puis au développement d’un capitalisme thermo-industriel couplé à un système politique qui dénie aux citoyens la capacité à s’organiser collectivement pour remettre en cause celui-ci. Porter le regard sur l’anthropos d’un côté ou sur le capital de l’autre détermine évidemment une lecture toute autre de l’histoire, suggérant, quant aux mesures susceptibles de nous sauver de là, des pistes bien différentes.

faux (res-)semblants: granite et fayard

En termes d’économie politique l’analyse me paraît pertinente et dans cette mesure j’y souscris.

Anthropologiquement et/ou ontologiquement elle me paraît gravement méconnaître ce que l’on pourrait décrire comme une tendance à la démesure (hubris) caractéristique de notre espèce, dans ses versions les plus récentes (à l’échelle géologique) du moins. . Icare ignorait tout du capitalisme et du libéralisme, il connaissait la démesure. Ce que certains aujourd’hui, dans une approche plutôt étroite et mécaniste, appellent le ‘bug humain’ prête à discussion mais ne peut être ignoré lorsque l’on s’interroge sur notre destin en cette époque charnière. J’aimerais pouvoir en traiter dans un prochain article.

Tous responsables alors ?

Nous avons vu les limites, dans le temps et dans l’espace, d’un énoncé en termes de responsabilité individuelle. Mais, au-delà de ce constat, rappelons-nous que, fondamentalement, responsable n’est pas coupable. La responsabilité suppose la reconnaissance des actes posés (ou non posés), implique éventuellement la notion de réparation, mais exclut la faute, définie comme « acte ou omission constituant un manquement, intentionnel ou non, à une obligation contractuelle, à une prescription légale ou au devoir de ne causer aucun dommage à autrui.

Mon opinion est qu’il n’y a pas faute personnelle dans la mesure où nos choix individuels s’inscrivent dans un collectif qui développe règles, structures et discours aux fins d’orienter les choix individuels dans le sens qui lui convient. Sur cette planète nous ne sommes pas sept milliards d’individus vivant chacun sur sa petite île autonome, usant des pratiques de leur choix. Et depuis deux ou trois siècles nos choix individuels sont de plus en plus fortement orientés par les stratégies en constante évolution développées par le modèle économique dominant, que l’on pourrait désigner par le terme de capitalisme, qui s’est dans un premier temps mis en place en occident avant de gagner la totalité de la planète. Donc, oui, chacun de nous a brûlé dans sa vie un gros paquet de pétrole. Mais si la voiture individuelle, par exemple, s’est imposée depuis le milieu du XXème siècle, c’est en bonne part grâce à l’aménagement du territoire dans lequel se redéployait après guerre le système économique, éloignant les gens de leur lieu de travail, des commerces, de leurs relation sociales. Au point de rendre la voiture de facto indispensable. De quelle faute pourrions-nous accuser celui ou celle qui tous les jours ébranle une bonne tonne de ferraille puante aux fins de déplacer quatre vingt kilos de tissus organiques ? Partout l’épicier du coin, la quincaillerie ou la boulangerie du quartier ont disparu. Il faut faire 20 ou 30 kilomètres pour rejoindre le boulot. Plus d’école au village, elle a déménagé au bourg. Les transports en commun, à l’exception des agglomérations urbaines, ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur des enjeux ou ne sont conçus que comme substituts à la voiture pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de la financer (13) .

Le camion comme détournement: voir l’article ‘Les camions’

Il ne reste que la voiture individuelle pour rejoindre le taf ou le méga centre commercial situé en périphérie. Sans compter que l’heureux propriétaire dudit véhicule aura le privilège de dépenser chaque année 4300 euros (de l’ordre de 20% du revenu médian d’un ménage) pour financer le carrosse hélas nécessaire malgré lui. La voiture électrique est destinée à ne modifier en rien cette situation. Autre exemple. Si nous nous transformons une fois par semaine en larves cupides accrochées à un gigantesque chariot de courses, le cerveau juste capable encore de déclencher le réflexe d’achat au passage devant le produit qui aura défilé des dizaines de fois sur l’un ou l’autre écran croisés durant la journée, n’est-ce pas in fine parce que (14) la rémunération du capital exige une croissance sans limite de la consommation ?

Tant collapsologues que tenants simplistes du vocable d’anthropocène se trompent de cible lorsqu’ils mettent l’accent sur l’individu. Et dans la mesure où nous acceptons, voire intériorisons, ce discours, nous nous privons des moyens de comprendre les processus en cours et d’agir utilement là où c’est encore possible.

Apocalypse et catharsis

Last but not least, le récit collapso suscite un malaise qui dépasse encore les considérations ci-dessus. Ces prophètes et leurs disciples paraissent en effet témoigner d’une attirance douteuse pour l’apocalypse, au sens biblique du terme. Au point d’y suspendre les guirlandes lumineuses d’un ‘happy collapse’.

Il nous est extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’imaginer que le monde persiste après notre mort. D’où sans doute cette tendance universelle à anticiper une fin généralisée. Il s’agit d’une faiblesse narcissique banale, mais acceptons-nous vraiment d’y céder au point de laisser celle-ci piloter nos choix ? Un cran plus loin. Ces fantasmes de fin du monde ne sont-ils pas teintés d’un zeste d’eschatologie ? Les meilleurs, ceux qui ont cru à la révélation et se sont préparés survivront. Tandis que disparaîtront incrédules et obstinés de la croissance. Nous ne sommes pas bien loin du jugement dernier là. Passons un cran plus loin encore. Le monde d’après le collapse ainsi fantasmé apparaît pur, débarrassé des scories accumulées par l’humanité siècle après siècle. Le collapse serait alors l’épuration, la catharsis, dont émergerait une humanité neuve et brillante, débarrassée (on se demande bien comment) de ses tares anciennes.

On a tous droit aux fantasmes mais il nous faut reconnaître qu’ils sont ici bien mal placés et polluent grandement un concept dont nous avons pu constater les limites et effets pervers.

En guise de non-conclusion

On s’interdira ici de conclure évidemment, c’est sans aucun doute prématuré, alors que nous tentons bravement de tenir la tête hors de l’eau. De l’exercice auquel nous nous sommes livrés retenons peut-être quelques ‘leçons’ provisoires.

• Inspirés peut-être par le roman fantastique (15) ou par l’une ou l’autre de nos faiblesses endémiques, nous sommes suspendus dans l’attente d’une grande implosion! perte de notre avenir projeté, perte de sens (matérialisme, croissance). Le mythe dominant part en vrilles avec la perspective d’une involution plutôt que d’évolution.

• Nous avons éprouvé la puissance du mythe partagé, chaque jour renforcé par la propagande (16). Même la prise de conscience ne suffit pas (dissonance cognitive). Reconstruire collectivement un autre discours sur l’homme, sur nous, nos limites et nos appétits, notre intégration dans le bios, notre vivre ensemble et notre sacré. Le chantier du nouveau récit est en cours. Nous avons repéré quelques unes des images employées et éléments de langage auquel il recourt.

• Il n’y aura pas une chute brutale suivie d’un lendemain qui chante mais une lente glissade, par à coups suivis sans doute de nombreux matins sombres . Et aujourd’hui nous sommes déjà dans ce processus.

• Le discours dominant sur la catastrophe (collapsologie, anthropocène, individuation et culpabilisation à tout crin) suscite la stupeur plutôt que de mobiliser nos forces, nous dépossède de notre vie aujourd’hui et nous évite de voir quels sont les pouvoirs à l’œuvre.

• La dégradation, suivant une progression exponentielle, des conditions de l’existence humaine (et autres) sur notre planète radicalise les pouvoirs en place et rigidifie le système social. Mais réduit également jour après jour le champs des choix possibles, des décisions à prendre et de la manière dont elles seront prises, le pouvoir se réduisant de plus en plus à des cénacles restreints, non-élus, opaques, techniciens et autoritaires.

Que peut-on espérer encore ?

Il m’est impossible de clôturer un texte, déjà bien long pourtant, sans évoquer l’espoir, l’inévitable question arrivant à tout coup au terme de semblables considérations : « Mais que peut-on espérer encore ? ». Il ne sert à rien d’espérer. L’espoir est la flamme qui nous attire et nous brûle. Nous grandissons lorsque nous nous efforçons de dépasser le couple désespoir / espoir et cherchons, découvrons, inventons le sens dans le ‘vivre’ (et l’on aimerait ajouter : ‘tout simplement’).

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(1) Cause non exclusivement naturelles donc, et là on se réfère à la signification du terme par extension, plutôt que la signification première qui, elle, renverrait plutôt à un phénomène d’origine ‘naturelle’.

(2) Par exemple :
https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/
https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir
https://revuegerminal.fr/2020/11/11/que-vaut-la-collapsologie/
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35111
https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable-une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/
https://www.revue-ballast.fr/depasser-les-limites-de-la-collapsologie/

(3) Les entreprises mondialisées ne sont pas en reste, ayant recyclé le concept (et d’autres, transhumaniste notamment) dans le projet de ‘Great Reset’.

(4) C’est ainsi, par exemple, que l’ouvrage fondateur de la collapsologie francophone, écrit par P. SERVIGNE et R. STEVENS en 2015, est sorti au Seuil dans la collection ‘Anthropocène’.

(5) « La société du risque ne cesse de menacer et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou nationales […]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à l’avènement de la grande harmonie face aux risques croissants provoqués par la civilisation. Car c’est justement dans la façon de réagir aux risques qu’apparaissent de nombreuses différenciations sociales et de nombreux conflits d’un type nouveau » (Ulrich BECK , La Société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs/Flammarion, 2001 (1986), p. 84.

(6) voir la note 13 de la première partie de ce texte.

(7) Voir par exemple cette interview où René DUMONT aborde, en 1973, la problématique de l’épuisement des ressources. A la même époque, avec une approche sensiblement différente, le rapport MEADOWS remettait en question la thèse de la croissance infinie.

(8) Une anecdote me revient en tête en écrivant ces lignes, qui me paraît exemplative des mentalités et du mode de vie de l’époque. Elle est livrée ici pour l’érudition des jeunes générations. L’histoire m’a été racontée par un ami arrivé en 1968 dans ces collines désertées par les paysans et qui se repeuplaient de barbus aux cheveux longs débarqués des villes. Il est arrivé quelques fois, me racontait-il, que lors d’une soirée prolongée entre copains, le bar-tabac du village fermé à la nuit tombante, si les ‘clopes’ venaient à manquer, il y avait toujours bien l’un ou l’autre de ces jeunes occupés à rebâtir un monde meilleur pour monter dans une voiture et faire deux fois les quarante bornes séparant ce trou perdu de la petite ville la plus proche afin de s’acheter le paquet de Gitanes. L’essence ne coûtait rien, quant au reste …

(9) La croissance de la part de la population disposant de très bas revenus, croisée avec l’exacerbation permanente du désir de consommer dans laquelle nous baignons, crée des opportunités de marché bien vite exploitées. Copier sur un mode dégradé les formes de vie et les objets de consommation des catégories sociales plus aisées constitue un appel à des gammes au rabais et images de marques clinquantes.

(10) Voir divers articles sur ce blog, en particulier ceux de la catégorie ‘Haut-Atlas 1’.

(11) De nombreux auteurs, en fonction de leur angle d’analyse privilégié, ont suggéré divers termes alternatifs à celui d’’anthropocène’ (ce qui peut donner lieu à d’amusants petits jeux d’ailleurs). Ainsi du vocable de ‘Plantationocène’ employé par les courants de pensée influencés par la penseuse éco-féministe Donna HARAWAY.

(12) Sujet extrêmement difficile, tabou bien souvent, et pourtant incontournable. Il n’est pas certain que la question démographique gagne à être considérée comme un ‘problème’ auquel il faudrait apporter des ‘solutions’. Ce qui ne fait aucun doute par contre c’est que la plupart des défis qui se présentent à nous sont à des degrés divers aggravés par la taille de la population humaine.

(13) Il suffit de constater la couleur de peau des personnes qui attendent le bus ou le métro, en-dehors des centres urbains gentrifiés ou des quartiers d’affaires.

(14) Une approche en termes de causalité ne me paraît pas heuristique. Je tente de privilégier une étude de relations et de processus. Les différents avatars du capitalisme depuis sa naissance peuvent être vus, me semble-t-il, comme des formes évolutives d’exploitation d’un déséquilibre humain plus ou moins sensible selon les époques (voir le dernier paragraphe en sous-titre ‘Anthropocène’ du présent article). A explorer plus tard …

(15) La fantasmatisation du ‘monde d’après’ chez les auteurs de littérature fantastique constitue un sujet passionnant. Ainsi par exemple la lecture de deux grands classiques du genre, ‘Ravages’ de René BARJAVEL et ‘Le Fléau’ de Stephen KING mais aussi du ténor français contemporain, Alain DAMASIO (‘Les furtifs’ en particulier), met à jour des délires patriarcaux, communautaristes, religieux et/ou franchement fascisants.

(16) Il ne m’est plus possible de me souvenir qui a dit que le propagandiste a réussi quand son discours est devenu le sens commun.




Les camions

Il en est de toutes sortes : des grands formats ou de petits discrets, bordéliques ou proprets, affichant l’une, l’autre ou toutes le couleurs de l’arc-en-ciel, certains bien âgés déjà, d’autres plus encore, qui semblent même avoir connu les temps ante-diluviens de ma jeunesse, plus ou moins chargés de bipèdes mais aussi, bien souvent, de quelque quadrupède.

La machine spatio-temporelle.

Le peuple des camions ne semble guère se mélanger au reste des humains. Peut-être parce que, désargenté sans complexe, il ne fréquente pas les lieux de consommation où ceux-ci passent le plus clair du temps libre dérobé aux écrans. Du temps justement ils semblent disposer à leur guise, comme si celui coulait librement au lieu d’avancer au rythme nerveux, staccato, de notre programme quotidien : les courses au supermarché, assurer le fil twitter, le compte facebook ou instagram, conduire les enfants ici ou là, l’émission télé à ne pas louper, le club de sport, … L’espace aussi semble leur appartenir : aujourd’hui ici, demain ailleurs, tout sauf la chèvre au piquet. Isolés ou rassemblés à quelques uns, toujours en marge.

Le camion, c’est la machine spatio-temporelle qui permet à ses occupants de vivre dans le monde ordinaire, mais décalé de celui-ci. Sans doute ont-ils compris combien se révèle périlleux l’exercice consistant à tenter de rester soi-même tout en pratiquant ses semblables en leur hyper-système.

Ils
sont donc à la fois dedans et dehors, ambiguïté créatrice.

Un dispositif de filtrage sophistiqué.

L’épaisse couche de poussière recouvrant généralement pare-brise et fenêtres de ces véhicules constitue un dispositif de filtrage sophistiqué, extrêmement salutaire aux fins d’éviter ces terribles accès de dépression que ne peut manquer de susciter la traversée de zones industrielles bétonnées où, faute de coquelicots, fleurissent les témoins architecturaux du sens affirmé de l’esthétique et de la convivialité dont témoigne notre monde. Ou de ces zones commerciales, monstrueux pièges à glu où viennent s’agglutiner en masse compacte des myriades de voitures collées au noir bitume dégageant au soleil ses fumets d’hydrocarbures, tant leurs occupants ne semblent pouvoir s’arrêter de goinfrer leur ennui et mal-être. A moins qu’il ne s’agisse de masquer les immense étendues, tristes à pleurer, de terres agricoles laminées, ponctuées ça et là d’un fantôme squelettique (oh, un arbre !), parcourues de machines énormes pilotées au GPS, sur le sol desquels jamais aucun paysan ne mettra le pied, saturées d’engrais et pesticides, là où rien que le terme biodiversité frise déjà l’indécence. Ou au passage de ces ponts lancés au-dessus des rubans de goudron s’étendant à l’infini, sur lesquels circulent de longs serpents métalliques bruyants et puants. Ou encore à la traversée de ces bourgades plus ou moins oubliées du monde, désertées de toute vie active, dortoirs ou mouroirs, la différence n’étant finalement qu’une question d’échelle temporelle, auxquelles un urbanisme normé impose sa standardisation lénifiante faite de mobiliers urbains ikéatisés, de candélabres sinistrement industriels ou d’un exotisme de pacotille, de surfaces pelées, dallées de béton, sur lesquelles bien courageux serait le badaud qui oserait s’aventurer et encore moins y faire la sieste .

Un petit sourire complice.
Le doigt sur la couture du pantalon (copie d’écran) site de propagande gouvernemental)

Un jour sans doute ils/elles quitteront leur camion. Pour investir une ZAD ou enfiler un costard cheap peut-être. Mais je veux croire qu’ils/elles ne pourront jamais oublier cette existence décalée. Qu’ils retiendront que nul n’est – à ce jour – forcé de s’aligner en rentrant le menton, l’index sur la couture du pantalon. En lieu et place du SNU, le camion !

Ainsi, un petit décalage dans le temps et l’espace semble suffisant à mettre en échec, temporairement tout au moins, le rouleau compresseur de l’assimilation. Ils ne détruisent rien mais leur seule existence fissure déjà nos mythes. Ils ne construisent rien, si ce n’est quelques chemins de traverse. Ils ne cherchent nullement à convaincre, seulement à exister, et leur existence est une conviction.

Je
les regarde donc passer avec un petit sourire complice.

Je dédie ces lignes à ces jeunes grimpeurs (en camion) qui ont, un temps, très agréablement secoué mon ordinaire …