Semences et terreaux

Photo: pierre de la faim sur l’Elbe. Texte gravé « Wenn du mich siehst, dann weine » – Si tu me vois, alors pleure.

Crédit: Norbert Kaiser – Own work, CC BY-SA 3.0

Voici la quatrième et dernière partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’ avant ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’.

Vous devez être le changement que vous voulez voir en ce monde


Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

Citer Gandhi en cette époque où le cynisme semble érigé en mode existentiel me condamne, j’en suis conscient, à l’image du doux rêveur, promis – brebis égarée au milieu des loups – à un rapide atterrissage en catastrophe. Bref, un risque réel de discrédit, assumé.

Cette phrase pourtant contient une bonne part de ce qui nous manque, ainsi que nous l’avons petit à petit découvert au cours des trois premiers épisodes de notre saga. Impérative, face aux défis des temps que nous vivons. Incitant à l’action alors que nous pourrissons sur place. Convoquant l’utopie, une force susceptible de nous extraire de nos vieux habits.

Aujourd’hui, la figure du leader indien nous apparaît peut-être quelque peu désuète, voire bêlante. Mais Gandhi c’est aussi et avant tout le courage de la désobéissance et de ses conséquences, la remise en question de l’ordre patriarcal ou de castes, l’humilité face aux pouvoirs, la sobriété plutôt que l’accumulation frénétique.

Les défis fussent-ils collectifs, nous constituons, in fine, la matière première du changement, ainsi que nous l’avons amplement illustré dans les dernières publications du blog. Nullement à la manière du colibri de l’histoire (qui finit d’ailleurs bien plus mal que ne le laisse entendre Pierre RABHI), faisant tout son petit possible pour éteindre l’incendie sans jamais se demander s’il ne serait pas envisageable d’organiser ensemble la lutte ou de combattre les incendiaires tout autant que les flammes. Aussi est-ce dans la puissance de cette exhortation que nous aborderons la dernière partie de notre quadriptyque.

Titanic (mais sans Léonardo di Caprio)

Tous dans le même bateau ? Voir le post ‘Apocalypse now‘.

Cela fait tellement longtemps que nous sommes embarqués sur le Titanic que nous en avons perdu le souvenir. Maintenant que se font entendre les terribles grincements de l’iceberg déchirant la coque de notre paquebot, nous hurlons nos peurs et nos rages dans le constat de notre impuissance. Mais que faisons-nous sur ce navire, sur cette galère ?…

Le temps n’est plus à se lamenter sur les catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor technologique pourrait porter remède. Le sursaut salvateur ne peut venir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Le problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans nos relations à nous-même. 

Edgard MORIN.

Ces lignes, Edgard Morin ne les a pas écrites à l’occasion de la dernière COP inutile , ni même lors du Congrès de la Terre à Rio en 1992. Ce propos date de 1973, il y a cinquante ans en fait. Un demi-siècle nous sépare du constat de l’intellectuel avant-gardiste. Cinq décennies d’inertie. Et voici que l’iceberg déchire la coque.

L’opus qui s’achève ici (‘Haut les cœurs !‘, ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’, ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’) se sera, quant à lui, étiré sur plus d’une année. De l’intérêt de la lenteur, qui permet de voir les conjectures (durement) rattrapées par la réalité. Au plus ce mouvement s’accélère, au plus il semblerait néanmoins qu’il nous faille ici ralentir. Débarrassé de tout fantasme d’efficacité, de toute velléité utilisatrice, nous voilà bien plus libres. Réfléchir ‘pour la beauté du geste’, en quelque sorte ? Il n’appartient à personne en particulier de porter la lourde charge de sauver le Titanic, ne serait-ce qu’un tout petit peu y contribuer, ne serait-ce qu’en sauver une dérisoire parcelle.

Nous dépouiller de nos vêtements anciens ? Voir ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints‘.

Cette année de travaux (ponctués de ci de là de quelques égarements) aura fait émerger, pour l’auteur et – c’est à espérer – également quelque peu dans ces pages, un paysage neuf, un entrelacement de sentes plus ou moins nettes, plus ou moins éclairées, mais toutes également fascinantes par leurs promesses d’un dépassement de l’inertie. Précision essentielle : il ne s’agit surtout pas de répondre aux inévitables « que faire alors ? » ou « quelles solutions proposer ? ». Ce n’en est pas le lieu et l’auteur de ces lignes n’en a ni la compétence ni la moindre envie. Le paysage réflexif évoqué ne ressemble en rien à une boite à outils, encore moins une trousse de secouriste. Il s’agirait plutôt de cheminer nus en terre inconnue, dépouillés de nos vêtements anciens comme de tous nos artificiels rassurements. Si nous avons tout à apprendre, il semblerait néanmoins que des pionnier(e)s aient déjà posé quelques jalons. Le moment venu nous ouvrirons les yeux.

Dans quelle direction nager ?

Naufragés, nous ignorons vers où nous diriger. Avant, c’était bien pratique, on allait tout droit, le plus vite, le plus loin possible, sans se poser de questions. Et maintenant ? Et ici ? Quid en effet de l’opportunité de ce blog ? L’écriture constitue bien sûr une forme de natation. ‘Nager’ cependant, dans le vocabulaire courant, possède un double sens puisqu’il peut être synonyme de s’embourber, patauger, se perdre. Le danger qui nous guette.

Le blog constitue un format qui ne se prête en rien à l’action en tant que telle. Il peut, ou non, inciter à l’action. Il peut éventuellement intégrer le couple action / non-action dans sa réflexion. Mais il se limite de facto à un certaine expression de la pensée. Si je suis ici occupé à écrire (ou à lire) cette note, je ne suis pas ailleurs, à éventuellement développer telle ou telle action.

Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

« Couler en beauté plutôt que flotter sans grâce »  suggère Corinne MOREL DARLEUX. Il ne s’agit pas de barboter n’importe comment en effet, dans l’espoir plus ou moins inconscient de se maintenir à flot dans la catastrophe. Notre démarche s’initie sur un renoncement. Le Titanic a pris une telle gîte qu’il n’est à son égard aucune illusion à se faire. Et nous avons appris à ne pas le regretter.

A quelle profondeur ?

Toute réflexion sur l’état du monde et sur les possibilités d’y intervenir, si elle commence par admettre que son point de départ est, hic et nunc, un désastre déjà largement accompli, bute sur la nécessité, et la difficulté, de sonder la profondeur de ce désastre là où il a fait ses principaux ravages : dans l’esprit des hommes. Là il n’y a pas d’instrument de mesure qui vaille, pas de badges dosimétriques, pas de statistiques ou d’indices auxquels se référer. C’est sans doute pourquoi si rares sont ceux qui se hasardent sur ce terrain. On grommelle bien ici ou là à propos d’une catastrophe « anthropologique », dont on ne discerne pas trop s’il faudrait la situer dans l’agonie des dernières sociétés « traditionnelles » ou dans le sort fait aux jeunes pauvres modernes, en conservant peut-être l’espoir de préserver les unes et d’intégrer les autres

René RIESEL et Jaime SEMPRUN, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).

Réflaction

Voir ‘Les papas papous‘, ou commencer penser hors dichotomies (source).

« Mais que faire ? » interpellait un lecteur de ce blog dans un commentaire suivant la publication du post ‘Apocalypse Now‘. Seuls les adeptes du ‘après moi les mouches’ (ils ne sont pas si rares!) réussissent à éviter cette question qui pourtant s’impose à nous en permanence. N’y a-t-il pas une part d’inconscience criminelle, voire de lâcheté, à se vautrer ainsi dans les stupres de la pensée alors que l’orchestre du navire qui prend l’eau de toute part a entamé les premières mesures de ‘Plus près de toi mon Dieu’ ? Nous examinerons cette question le moment venu. Il serait trop simple en effet d’en rester à une manifestation de plus de la dichotomie corps / esprit. A ce stade nous nous satisferons d’une démarche à rebrousse poil de la résignation, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la déploration ou à l’indignation mais analyser, comprendre, cerner les limites, explorer les portes de sortie.

Ne pas céder au besoin de la rédemption du faire. Penser c’est aussi panser. Réfléchir c’est déjà agir. Ou, ainsi que l’énonce avec éloquence une connaissance, « C’est pas parce que le monde part en couilles qu’il faut rester là à se les gratter! »

Mission d’entreprise

Exercices natatoires dans une métaphore, découvertes d’un paysage inconnu dans l’autre, ces pratiques devraient constituer la trame des prochains articles à paraître sur ce blog. ‘Comme par hasard’ il semble se former un réseau d’intérêts, de questionnements, d’intuitions, qui in fine composent une image de ce que en son temps j’avais dénommé tout à fait intuitivement « neguanthropie » sans trop savoir que fourrer dans le sac ainsi étiqueté. Une démarche intéressante en perspective.

Comment lutter contre l’anthropie ambiante ? Telle pourrait être, au stade où nous en sommes arrivés aujourd’hui, la définition de la ‘mission d’entreprise’ (pour recourir avec une ironie certaine à un concept managérial qui fait encore florès aujourd’hui) de ce blog. A force de fouiner dans toutes les directions, il se pourrait que nous ayons trouvé l’amorce de notre chemin …

Résumons-nous

Post après post, nous avons constaté à quel point nous sommes partie prenante d’une machine, un système auto-organisé. Il nous faudra ultérieurement d’ailleurs bien préciser ce concept, ses tenants et aboutissants. Précisons d’emblée néanmoins qu’il ne s’agit nullement de comprendre le terme ‘système’ à la sauce Matrix ou complotiste. Cette machine nous ne la voyons pas car elle est en nous (un peu à la manière des fractales) et nous en faisons partie tout à la fois. Nous ne pouvons en connaître que les manifestations, les effets qui, en ces temps de crises multiples et multiformes (image ci-dessous) , de plus en plus, s’imposent à nous, à nos existences , accroissant nos souffrances sans que nous puissions les comprendre, leur donner sens.

Crédit: Adam Tooze

Au cours des articles qui ont précédé, nous avons tenté d’en explorer un certain nombre de mécanismes. Mais à mesure qu’avancent nos analyses, il semble que nous soyons amenés à creuser plus profondément. Et c’est peut-être là que le concept de néguanthropie pourrait trouver de quoi constituer sa substance.

Il est proposé au lecteur d’accompagner cette démarche néguanthropique au cours des articles qui viendront. L’itinérance en question a tout pour me plaire : aucun chemin balisé, pentes escarpées, échappatoires interdites, aucune place pour la facilité ou le confort. Aucune garantie d’arriver où que ce soit, aucune idée de finalité même, le but nous échappant puisque situé en-dehors de notre champs de vision (au double sens de ‘ce qui s’offre à la vue’ mais aussi de ‘représentation mentale’).

Où aller chercher ‘L’énergie qu’il nous faut‘ ?

Est-ce à dire que nous allons dorénavant douillettement voyager dans le monde des idées pures et de l’esthétique des concepts ? Que nenni. La souffrance de mes contemporains m’apparaît chaque jour plus intolérable, il est exclu de s’en désolidariser. Les constats dressés antérieurement, que je vous invite à lire ou relire aujourd’hui, sont toujours valables, à moins que, pour une bonne part d’entre eux, ils n’aient empiré. Retranché loin de tout, je n’ai rien à perdre, rien à gagner, tout à dire. Ne reste qu’à trouver chaque matin le courage de secouer les vieux oripeaux. Nos arpentages continueront à se nourrir du monde tel qu’il se donne à voir, sans filtre.

Dépassements des limites planétaires (source)

Les errements actuels (*), les multiples crises brutales et interagissantes (**) que nous affrontons aujourd’hui et que nous subirons plus encore demain, constituent notre vraie matière première, comme dans la majeure partie des articles du blog à ce jour. Et les matériaux ne manquent pas. Ainsi, sorti tout chaud au moment où se clôture le présent  texte, le dernier rapport d’Oxfam ou le World Inequality Report 2022 nous détaillent un monde où explosent les inégalités, notamment patrimoniales, que ce soit à l’échelle locale ou mondiale. Pour vous changer les idées: l’état des lieux, dressé par l’Organisation des Nations Unies, de l’incurie des états à affronter le changement climatique ou un rapport montrant l’extension continue du modèle suicidaire de l’agro-industrie, ou du gouffre des pertes de la biodiversité à moins que vous ne préfériez le constat de la faillite du modèle dit démocratique tel que pratiqué par les nations occidentale. Bonne digestion.

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( *) anti-spécisme, catastrophes écologiques, problématique des ressources (eau, énergie, minerais), néo-libéralisme, accaparement de l’attention par les dispositifs marketing, aliénation croissante du travail, fuites en avant technologiques tous azimuts (chimie, génétique, géo-ingénierie,….) , extension fulgurante et non contrôlée de la surveillance, accaparement des richesses par une minorité, explosion des dépenses militaires et sécuritaires, déconnexion des élites, poursuite de l’utopie du progrès, …..

(**) voir par exemple ici




Les papas papous

Il y a les papas et les pas papas.

Dans les papas, il y a les papas papous (1) et les papas pas papous.

Dans les papas papous, il y a les papas papous à poux et les papas papous pas à poux.

Dans les papas papous à poux, il y a les papas à poux papas (2) et les papas à poux pas papas.

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Voilà. Nous venons de réaliser une jolie description, un modèle plus ou moins satisfaisant de l’humanité (bon, ici je n’ai délibérément considéré que la moitié masculine de celle-ci, je n’aurais pas voulu lasser trop vite le lecteur en allongeant mon petit exercice par son double féminin (3)). Sur base d’un critère distinctif binaire – 1 ou 0 – à chaque étape, nous pouvons penser avoir progressé dans la compréhension du monde. Effectivement, maintenant que je relis cet exercice, je vois bien comment le monde se divise. Il n’y a aucune place pour le flou ou le doute. Aaaahhhh !

Des modèles ou tout simplement des modes de pensée de cet acabit, on en trouve à la pelle, tous les jours, dans notre existence: les Blancs et les Blacks bien sûr, les Musulmans et les Laïcs, les Français et les Étrangers, mais aussi Nous, c’est-à-dire Celles et Ceux du village, du quartier, de la ville, du club de foot, de l’entreprise, du mouvement politique, etc. et Les Autres, … ad nauseam. Pratique: on colle sur le front du congénère quelques étiquettes ad hoc, ensuite il n’y a plus qu’à laisser s’appliquer le simple principe stimulus / réaction. Cela fonctionne très bien chez l’amibe, pourquoi pas chez l’être humain, même décérébré par des cohortes d’éditorialistes télé, marchands de rêves, peoples plus ou moins bling bling ou politiciens et hauts fonctionnaires rompus à l’exercice de la novlangue ? Merveilles de la dichotomie !

S’attacher, au contraire, à considérer les choses dans leur complexité n’est guère confortable. Cela peut même représenter une performance. A l’heure de la captation / exploitation systématique de l’attention par les écrans, des bulles de filtre créées par les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche et de l’immédiateté de l’information, la perception constitue déjà une première étape ardue, la diversité un horizon lointain.

Persistons-nous ?… Ô stupeur, que voyons-nous ? Notre entourage, le monde, est constitué d’une myriade d’individus aussi complexes que nous, tout autant traversés par des tensions parfois contradictoires, aussi perméables que nous le sommes aux émotions et sentiments, aussi influençables et auto-limités, aussi … humains, en fait !

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(1) Je crois utile de préciser que je ne parle pas ici des papous en tant qu’ethnie ou population, d’autant qu’ils vivent présentement des moments difficiles.

(2) J’ai vérifié, il y a bien des papas chez le Pediculus humanus capitis.

(3) Sans parler des nombreuses exceptions catégorielles au critère (genré) mâle / femelle: LGBTQ… etc. (j’ai perdu le décompte, désolé). Signe perturbant de ce que la complexité semble avoir pour propriété perverse de se réinsérer dans l’analyse la plus simpliste !