J’ai tout faux !

Reconnaître s’être trompé constitue généralement un moment narcissiquement délicat. Mais pas toujours. Ainsi, c’est avec un étonnement auquel ne se mêlait pas la moindre trace d’amertume que j’ai découvert le film documentaire de Denis Sneguirev: Retour à l’âge de glace. L’hypothèse de Zymov.

Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Les hommes sauvent la planète. Nous, on s’occupe du reste …

La belle-fille de Zymov.

Dans cette histoire (1) qui peut sembler incroyable, aux limites du délire parfois, la simplicité, l’intelligence, la farouche détermination de ces quelques bipèdes perdus dans le froid est époustouflante. Leur ‘ontologie’ réduit en miettes les considérations auxquelles je me suis livré dans les deux articles que j’ai écrit sur la douloureuse stase dans laquelle nous serions tous englués( ici d’abord, puis ici). Tous sauf quelques uns, visiblement.

Alors, le contre-exemple parfait ? L’exception qui confirme la règle ? Inutile d’en juger, nourrissons-nous de leur énergie altruiste. Le film est, au moment où je poste cet article, en accès libre sur la chaîne Arte.

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(1) En même temps qu’il nous rappelle cette bombe climatique que constitue le dégel du permafrost !




Bande 2 kons

Les graffitis et autres tags nous en apprennent beaucoup sur le monde dans lequel nous vivons. Ils sont en effet un condensé d’expressions, généralement d’expressions refoulées ou ne pouvant aisément trouver un exutoire à la hauteur de leur intensité. Certains peuvent être très artistiques mais, quelle que soit la qualité de la facture, il en est qui nous percutent de manière sensible alors que d’autres nous laisseront indifférent.

Une invective singulière

Figure dans la première catégorie une invective singulière relevée sur la route nationale 63, non loin de Liège, en Belgique. Je ne sais ce qui me frappa le plus en la voyant, en dehors du caractère inévitable de son emplacement, l’énoncé ou la situation du message, ou encore la relation entre les deux. Et voilà que me prend l’envie de décortiquer le phénomène. S’il suscite chez moi des remous un peu confus certes mais que je pressens plutôt féconds, son exploration serait peut-être susceptible de nous en apprendre quelque peu relativement à notre monde d’humains, espèce communicante par excellence.

« Bande 2 kons », peint en lettres capitales grand format, surplombe cet axe routier très fréquenté, à hauteur de deux zones commerciales bien garnies (un hypermarché, deux supermarchés, diverses moyennes surfaces spécialisées, restauration rapide, hôtel, dancing, station service, la totale). C’est d’ailleurs la passerelle piétonne reliant ces deux zones situées de part et d’autre de la nationale qui fut élue par l’auteur (1) pour y apposer son message. Précision intéressante : outre l’accès aux surfaces commerciales, l’axe est principalement parcouru par les banlieusards rejoignant le matin l’agglomération et leur emploi, et retour en fin de journée. Notons que le texte est disposé d’un seul côté, visible pour le flux quittant la banlieue. Banlieue plutôt verte et cossue d’ailleurs.

Première grille de lecture : émetteur, récepteur, média

Dans toute situation de communication (2), très classiquement, nous pouvons identifier l’émetteur, le récepteur et le média. Commençons donc notre travail de ‘décorticage’ par cette première approche.

Que nous apprend de l’émetteur une étude aussi attentive que possible du message ?

La même logique binaire que dans le post ‘Les papas papous’?
  • En premier lieu, à la base de la base, le message constitue une affirmation de son existence par l’auteur. Sans cette production, il n’existe pas, en tout cas dans la spécificité de ce message, aux yeux des récepteurs (3).
  • L’auteur prend l’initiative d’engager une relation avec ceux-ci. Son message crée une relation, qui jusque là n’existait pas. Cette démarche fondatrice prend une acuité particulière dans un contexte d’anonymat quasi-total, nous y reviendrons.
  • Il est anonyme, quasiment par définition.
  • Il est efficace et plutôt téméraire, un tel exercice d’écriture acrobatique n’étant pas à la portée de tout un chacun.
  • Il ne s’agit pas d’une adresse individuelle. Le recours au terme collectif de ‘bande’ est explicite. L’auteur se définit comme hors du troupeau, puisqu’il s’adresse à ses interlocuteurs comme à un agrégat homogène (en tout cas au regard d’un indicateur de la connerie), depuis l’extérieur de cet ensemble.
  • Il se considère comme en capacité (en droit?) de délivrer un jugement (sévère et radical) sur ses semblables, une partie d’entre eux à tout le moins.

Portons maintenant notre regard sur les récepteurs du message.

Il est d’emblée remarquable que les récepteurs, institués dans ce rôle par l’initiative de l’auteur, constituent une entité indifférenciée, homogène. On aurait pu imaginer un message de l’ordre, par exemple, de « ceux qui roulent en Mercedes … », ou « ceux qui vont bosser chaque matin … », suivi du verdict maintenant bien connu. Le récepteur, l’occupant de l’automobile circulant sur la nationale et interpellé malgré lui par le message, n’a pas la possibilité de se différencier, du moins en termes de communication (4).

Considérant les efforts qu’a dû représenter le graffitage qui nous occupe et les caractéristiques marquées de son implantation (voir plus loin), il me semble raisonnable d’estimer que l’auteur voulait s’adresser à un public-cible (homogénéisé par ses soins, ainsi que nous venons de le voir) que l’on pourrait grossièrement définir comme banlieusard, souvent économiquement à l’aise et parfois très aisé, disposant d’un emploi et d’un véhicule, occupé pour une grande majorité à se rendre au travail au moment où le message leur est signifié.

Et enfin, les pauvres récepteurs n’ont pas le choix de recevoir ou non ce message. Celui-ci leur est imposé par le positionnement de celui-ci et l’obligation (5) dans laquelle ils se trouvent d’emprunter quotidiennement cet axe routier.

L’analyse du média auquel recourt l’auteur, troisième et dernier item de cette première approche, délivre elle aussi quelques constats intéressants :

  • L’emplacement choisi est grandement efficace. Le message ne peut être ignoré, contrairement par exemple à un message qui serait peint sur le revêtement ou sur un panneau situé en bordure de route. On est loin de l’affichette de format A3 collée parmi cent autres au fond d’une rue peu fréquentée ou du texte hâtivement griffonné sur la cloison des toilettes du lycée.
  • Le graffiti, ainsi idéalement situé, s’impose, il est inévitable ; alors que le tract par exemple peut se refuser, la radio peut-être éteinte. En fait nous sommes proches ici de la situation de la publicité dans les espaces publics : elle s’impose à nous.
  • Le support et la qualité de réalisation semblent destiner le message à une existence perenne (6), contrairement à de nombreux graffitis dont la durée de vie parfois n’excède pas quelques jours. La difficulté d’accès complique la réalisation mais constitue aussi le gage d’une certaine durée d’existence vu la lourdeur de la démarche que représenterait probablement son effacement.
Monet ‘Soleil couchant sur la Seine à Lavacourt’

Il me semble que cette première approche (l’analyse du triptyque émetteur / récepteur / média) nous a permis de faire apparaître, par de multiples petits traits de peinture, comme dans un tableau de Monet, une première image de la relation qui s’est créée entre l’auteur et les usagers de cette route nationale.

Je voudrais compléter celle-ci par une approche en termes d’axiomatique de la communication (7).

Que savons-nous de la relation entre l’auteur du graffiti et les récepteurs (obligés) de son message ?

Relation et communication sont indissociables. Comment établir ou entretenir une relation sans communiquer ? Comment concevoir une communication qui se situerait en-dehors de toute forme de relation ? L’axiomatique toute simple proposée par P. Watzlawick (8) dans une approche pragmatique de la communication me paraît toute indiquée pour approfondir notre compréhension de la relation qui s’est nouée autour de ce « Bande 2 kons ».

Je me propose de faire l’exercice d’appliquer à notre graffiti les cinq axiomes (9) énoncés dans cette approche. Il me faudra bien passer ici par une petite séquence didactique (10), ne pouvant supposer la connaissance de ceux-ci comme acquise par tout lecteur du présent article. Voici donc :

  1. L’impossibilité de ne pas communiquer.

On ne peut pas ne pas communiquer. Si, dans une relation (11), je m’efforce d’éviter toute communication verbale, tout mouvement, attitude, mimique susceptible de constituer un message, je communique de facto, sans que je sois en mesure de l’éviter, un (méta)message de l’ordre de « je ne veux pas communiquer ».

2. Toute communication définit la relation.

Non seulement je ne peux éviter de communiquer mais j’émets également une série d’« indices » communiquant à l’autre partie la manière dont je considère notre relation : posture (soumise, agressive, désinvolte, …), ton de la voix (obséquieux, cassant, angoissé, …), vêtements, etc.

3. Ponctuation de la séquence des faits.

Chacune des parties a tendance à considérer la séquence des événements intervenant dans la relation en termes de stimulus / réaction et sous un angle subjectif. Dans ma logique, le message que je communique est une réaction au stimulus que constitue pour moi la communication antérieure émise par l’autre partie. Pour celle-ci, à son tour, mon message constituera un stimulus auquel elle réagira par un nouvel éléments de communication

4. Distinction des modes digital et analogique.

L’activité verbale (dite ou écrite) constitue un mode de communication doté d’une logique très complexe et fine. Elle est souvent qualifiée de digitale car elle est arbitraire (il n’y a pas de relation entre le nom et la chose nommée (12)) et fonctionne sur le mode tout ou rien (1 ou 0) : le mot (‘arpenteur’ par exemple) définit un ensemble de choses nommées (les arpenteurs) à l’exclusion de toute autre (les comptables, les crapauds, les équations à deux inconnues ou les moines hindous). Dans cette mesure, ce mode de communication n’est pas le plus approprié à gestion de la relation.

Le mode analogique est constitué de tout le reste, tout ce qui est susceptible d’intervenir dans une communication à l’exclusion du verbe

5. Tout échange peut être symétrique ou complémentaire.

Dans un modèle relationnel basé sur l’égalité (au sens plutôt mathématique qu’éthique du terme), les partenaires ont tendance à adopter un comportement en miroir, qualifié de symétrique. Lorsque les comportements se complètent plutôt que de se ressembler, on parlera d’un échange complémentaire.

J’espère que le lecteur s’accroche toujours là. Je me rassure un peu en me disant qu’il a été dûment averti (voir la colonne située à gauche de ce texte).

Seconde grille de lecture

Appliquons maintenant cette seconde grille de lecture à l’objet de notre attention.

  1. Le message est présent. Mais il n’est pas nécessaire ; il aurait pu ne pas exister et cette modeste passerelle aurait continué à faire passer les piétons, sans plus. L’absence du message, néanmoins, constituait aussi une communication, même si un peu confuse. Quelque chose comme (vu du point de vue de l’auteur) « Je n’ai rien à vous dire », voire pire peut-être « Vous n’êtes pas une bande de cons ». Il semblerait que cette communication ait été insupportable pour l’auteur vu la détermination dont il a fait preuve pour dérouler sa prose dans ces conditions.

2. En empoignant pinceau et pot de peinture, l’auteur instaure une différence dans une communauté jusque là indistincte. Pour reprendre la terminologie dont nous avons usé dans la première partie de cette étude, il se pose dans le rôle d’émetteur et institue en tant que récepteur le flot des conducteurs défilant sous sa bannière. Première définition de la relation (13). En nous attachant maintenant au contenu du message, nous voyons apparaître de nouveaux éléments de définition de celle-ci. Le texte en effet fait apparaître que l’auteur définit un rapport où il s’arroge le droit de

  • considérer le(s) récepteur(s) comme un troupeau (voir ci-dessus)
  • porter sur ce collectif un jugement (voir ci-dessus)
  • celui-ci étant particulièrement dépréciateur (14).

3. La séquence de communication soumise ici à notre examen critique est réduite au minimum par le format (graffiti) adopté par l’auteur. Nous pouvons néanmoins y distinguer deux points de vue dans la séquence :

  • ils défilent (comme des cons), dès lors j’écris mon message [l’auteur]
  • il écrit, dès lors … rien [les usagers de la RN – dans l’impossibilité radicale d’apporter une réaction].

Nous reprendrons au point 5 ci-dessous ce déséquilibre.

4. Au niveau digital, le message est extrêmement simple : trois mots, une apostrophe d’où une syntaxe minimaliste. Nous noterons la brutalité des deux substantifs composant l’énoncé :

  • « bande » : niant les individualités en les réduisant à la dimension de membre du troupeau
  • « con » : qualification méprisante, dépréciatrice.

Nous ne pouvons ignorer l’orthographe particulière adoptée par l’auteur pour deux termes (sur trois!):

  • de : écrit ‘2’
  • cons : écrit ‘kons’.

Nous y reviendrons plus loin, dans le cours des développements qui suivront l’étude formelle du message.

Sur le plan analogique, nous pouvons d’abord relever l’usage d’une police de caractère très rectiligne, tranchante, ainsi que le recours à la couleur rouge (utilisée en signalisation routière, donc dans un contexte identique, pour des avertissements impérieux ou des interdictions). Ces deux éléments ajoutant un supplément de violence au versant digital du message (ci-dessus).

Le contexte constitue également un élément de communication analogique (voir aussi ci-dessus les éléments d’analyse du média), en particulier le caractère inévitable du graffiti qui communique: « je vous impose cette sentence ».

5. Cette observation nous amène directement à relever le caractère déséquilibré et donc complémentaire de l’échange. D’un côté l’auteur imposant un jugement péremptoire. De l’autre les usagers de la nationale placés dans l’impossibilité radicale (15) de se manifester de quelque manière que ce soit (16) par leurs choix antérieurs (trouver un boulot, s’y rendre en voiture, etc).

Les deux parties se trouvent coincées dans un échange complémentaire rigide, dont nous percevons de plus en plus la violence :

  • je vous vois comme une bande de cons, et je vous le dis
  • (je) nous nous soumettons de facto à ce brocard et à l’autorité prise par l’auteur, soit avec mépris (mais dans l’impossibilité de le faire savoir, ni à l’auteur ni même à nos co-victimes (17)), soit en l’acceptant bon gré mal gré, soit en l’ignorant (mais il faut être très fort … ou très concentré sur son ordiphone).

Nous constatons dès lors que le jugement évoqué ci-dessus n’est pas seulement péremptoire, il est également sans appel.

En recourant à ces deux grilles de lecture, il me semble que nous avons pu, par petites touches, élargir le tableau autour de la situation de communication de départ. Dans cette démarche j’ai tenté de conserver une certaine rigueur d’interprétation. Plusieurs développements me paraissent possibles au départ du matériau ainsi rassemblé. Et là je pense que je vais un peu plus me laisser aller …

Anti-pub ou pub … ?
source: La Tribune de Lyon

Une telle appropriation brutale de la visibilité dans l’espace public ne peut avoir pour modèle que la publicité. La publicité qui de plus en plus envahit la totalité de l’espace public (18). D’ailleurs l’environnement immédiat du graffiti en est rempli. Avec un hypermarché, deux supermarchés, un bowling, divers supermarchés spécialisés (bricolage, etc), de nombreux restaurants, le lieu est même une véritable pépinière. A de nombreux égards, le dispositif publicitaire est analogue à celui adopté par l’auteur du message étudié : énoncé simple et percutant, aisément lisible en passant en voiture, positionné directement sur l’axe routier, etc. Notre message et le dispositif publicitaire se rapprochent également quant au ‘lieu d’où ils parlent’. Dans un cas comme dans l’autre, nous avons affaire en effet à une assertion qui nous explique ce que nous devrions être (moins con, quoi que cela puisse signifier, en l’occurrence mais cela peut aussi être : mieux rasé avec la crème x, meilleur parent – en cuisinant pour mes enfants les pâtes y, plus cool – avec les vacances z, etc, ad libitum).

Et pourtant n’importe qui est capable d’identifier le message que nous étudions comme n’étant pas une pub. Les moyens mis en œuvre, en effet, d’évidence diffèrent amplement tandis que l’énoncé ne se caractérise pas vraiment pas son caractère racoleur (19).

Notre message flirte donc avec les limites de l’exercice publicitaire. Il en épouse le caractère efficace mais ne vise nullement l’agrément, encore moins l’acte d’achat. Dans cette mesure il porte peut-être une contestation de la toute puissance publicitaire absorbée jour après jour par ces mêmes automobilistes.

D-formation langagière

Nous avons noté, un peu plus haut, la transformation du ‘de’ (devenu ‘2’, à peu près équivalent au niveau sonore) et du ‘c’ de ‘cons’, remplacé par un ‘k’, à laquelle s’ajoute l’écriture en miroir du ‘2’ en question. Ces altérations ne modifient en rien la sémantique du message, ne nuisent nullement à sa compréhension, mais elles ne peuvent être ignorées. Il n’y a pas de hasard ou de fantaisie ici. Ces deux modifications introduisent à mon sens – par la distance prise avec l’orthographe et par une certaine familiarité dans le procédé – un méta-message de l’ordre de : « cet énoncé n’est pas à prendre comme du langage ordinaire ». L’auteur du graffiti prendrait-il soin de signaler au(x) récepteur(s) que son apostrophe n’est pas à considérer comme une insulte, ce qu’elle serait inévitablement dans une communication ordinaire ?

Vitupération vs anesthésie

Si nous ne sommes pas dans un échange ordinaire, peut-être sommes nous dans un autre mode de communication, de l’ordre du pamphlet. Pamphlet réduit au strict minimum certes, vitupération un peu vaine, peut-être, mais prise de position claire et affichée en tout cas, au milieu d’un univers auto / boulot / conso bloqué depuis des lustres en mode ‘répétition automatique’, liturgie partagée d’une population anesthésiée.

Michel Foucault, à une époque où l’expression publique de la pensée était sans doute moins frileuse et moins contrainte qu’aujourd’hui, intitulait son dernier cours au Collège de France (20) « Le Courage de la Vérité ». Ne tombons pas ici dans le piège d’une discussion mesquine des notions de ‘courage’ et de ‘vérité’ relativement à l’apostrophe qui nous occupe. Certes un écrit anonyme ne parait pas trop exemplatif du premier terme et la vérité de l’assertion qui nous occupe serait très difficilement établie. Mais, quelle importance ? Et qui sommes-nous pour porter un jugement ?

L’auteur, un jour, s’est levé et a affirmé sa pensée, c’est cela qui est digne de notre attention. Dans un univers dominé par le consensus mou, où règne un moralisme petit-bourgeois imprégné d’une méchante indigestion de slogans soixante-huitards, érigeant en règle ultime la relativisation de toute opinion, de toute valeur, dans une daube insipide. A défaut de quoi il nous faudrait, ô horreur, réfléchir par nous-même, prendre et tenir des positions, que nous discuterions pied à pied. Dans ce nauséeux brouillard que constitue l’arrière-plan conceptuel et éthique de notre époque, et de ce qu’il est convenu d’appeler ‘démocratie’, il/elle s’est levé(e). Peut-être s’agit-il de la seule observation qu’il faille retenir de cet article volumineux. Et ce mouvement, cette actualisation de la puissance (21) de l’individu, l’aura changé(e), aura radicalement modifié sa position dans le monde.

Le doigt montrant la lune

« Lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt » dit le dicton. Et si le message étudié était le doigt qui nous montre la lune ? Vers quoi donc pointe le doigt ? Vers un ensemble de phénomènes qui peut être considéré comme la quintessence d’un échantillon ce que notre monde fait de mieux.

Expérience des Français avec le burnout – source: Statista

Des flots de véhicules occupés à saper jour après jour le fragile équilibre du seul éco-système dans lequel les êtres humains sont capables de survivre, chaque matin, chaque soir. Emportant leur lot de fatigue, stress, ambitions, dégoût de soi et/ou des autres, craintes du lendemain ou du petit chef mesquin et autres affects plus ou moins tristes. Vers des boulots très bien, peu, ou très mal rémunérés mais qui à coup sûr dévorent l’existence de nombre d’entre eux (22), pour une finalité souvent loin d’être individuellement ou collectivement désirable, voire même perceptible (23).

Des banlieues, ici vertes, privilégiées, dortoirs plus ou moins luxueux conçus pour abriter les fonctions reproductrices de l’existence, en toute ségrégation sociale, d’où chaque matin le travailleur se projette dans un auto / boulot / dodo enduré à grands renforts de chimie (24).

Quelques dizaines d’hectares (anciennement pâtures, à l’époque où les animaux se nourrissaient sur ce magnifique dispositif transformant naturellement la lumière solaire en lait ou en steaks) où béton et goudron se font concurrence pour éliminer tout ce qui pourrait ressembler à une vie organique. Couvert de bâtiments industrialo-commerciaux hideux, standardisés, normés, grands consommateurs de ressources pour leur fabrication, leur éclairage, leur refroidissement ou réchauffement, soigneusement camouflés derrière logos, marques et slogans écœurants, insultant toute forme de beauté de leurs couleurs criardes. A l’intérieur desquels, dans une opulence sordide, sous des éclairages hypocrites, s’accumulent des montagnes de biens frelatés préparés à l’autre bout de la planète, rendus insupportablement désirables à grands coups de pubs débilitantes, entre lesquels se croisent sans se voir des zombies décérébrés agripés à des chariots surdimensionnés. Tentant vainement d’apporter une réponse à cette question sans cesse renouvelée, perchée au sommet de nos interrogations existentielles : « avoir ou ne pas avoir ?… ».

Last but not least, l’enfermement de chaque individu dans sa bulle motorisée, dans l’incapacité radicale de communiquer avec ses alter ego circulant à quelques mètres, devant, derrière, troupeau bien dressé reprenant chaque matin le chemin de l’abattoir, sans même qu’il ne soit nécessaire au chien de pincer quelques jarrets ou au berger de lancer ses appels stridulents. Sur le bitume de la nationale, c’est la métaphore de notre non-vivre ensemble, de notre sur-vivre, qui défile sinistrement sous les fourches caudines du cruel graffiti, chacun connecté sans contact, virtualisé.

Quel est donc le sage qui, en écrivant ce message, a si durement pointé du doigt les souffrances de son frère humain, se soumettant à la torture en même tant qu’il détruit autour de lui la vie ? Un graffiti explosant nos mythes, les histoires que nous nous racontons pour éviter de voir que nous sommes aujourd’hui à genoux.

Postface : 4500 !
Quatre mille cinq cent mots pour en commenter trois ! Non il ne s’agissait pas de triompher dans je ne sais quel pari idiot lancé au comptoir du bar du village. Pas plus que de satisfaire une quelconque manie d’intellectuel excessivement porté sur le verbiage. Ce qui est tenté ici, c’est le dépassement du rire gêné, empreint d’un malaise certain, que suscite généralement la photo en tête d’article. C’est ce rire gêné qui m’a décidé à tenter l’exercice, tant il m’a paru constituer l’indice d’un non-dit partagé, piste idéale pour en apprendre plus sur nous et notre vivre ensemble. Un effort pour lever le couvercle recouvrant nos esprits, lourdement maintenu en place par les gros cailloux du confor(t)-misme posés dessus.

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(1) Pour la facilité de la lecture, tout autant que de l’écriture, j’évoque l’auteur du message en recourant au masculin singulier. Ceci ne préjuge en rien du fait que l’ouvrage est éventuellement collectif et peut être le fait d’une ou de plusieurs femmes.

(2) Vaste sujet que la communication, des sophistes de l’antiquité grecque à Noam Chomsky, en passant par Gregory Bateson , Ferdinand de Saussure ou Michel Foucault. A commencer par la définition du terme, loin de faire unanimité. Ayant en tête plusieurs projets d’articles dans ce champ d’analyse, j’y reviendrai donc certainement plus tard, me dispensant dès lors de discuter le concept aujourd’hui. Et hop, esquivé ! A ce stade, je me permets d’utiliser le terme ‘communication’ tant comme terme générique (la communication) que dans le sens spécifique (cette communication-ci), le contexte étant suffisant à distinguer les deux usages du terme.

(3) Contrairement à la convention stipulée – à propos de l’auteur du message – en note (1) ci-dessus, j’opte ici pour le pluriel puisque aucun récepteur ne peut être individuellement identifié et que le message, de par son implantation, ne peut manquer d’être perçu par un grand nombre de personnes. Comme dans la note (1), je recours par facilité (shame on me!) au masculin tout en sachant pertinemment que le public concerné est bien évidemment composé d’individus du genre féminin comme du genre masculin (et autres si l’on veut).

(4) Il est évident qu’il en a par contre la possibilité ‘in petto’ ou en s’adressant à son ou ses co-voitureur(s) éventuel(s), mais nous sortons de la structure de communication mise en place par l’auteur.

(5) Il reste vrai bien souvent qu’une marge de choix étroite aujourd’hui résulte de choix posés (consciemment ou non) antérieurement.

(6) Question à suivre évidemment. Au moment où s’écrit ce texte, le message étudié est en place depuis deux années au moins.

(7) Développée au départ des travaux de l’école de Palo Alto, croisant – dès les années soixante – des approches cybernétique, anthropologique et psychiatrique de la communication.

(8) Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972.

(9) Terme à comprendre ici comme « élément d’une axiomatique ». ·

(10) Cette très brève présentation de l’axiomatique de Palo Alto est à considérer comme minimaliste. Pour une compréhension plus fine de celle-ci, le présent blog ne me paraissant pas avoir vocation à ce type de présentation, je ne peux que renvoyer le lecteur à l’ouvrage cité en note (8) ci-dessus.

(11) Je recours ici au terme de relation dans son acception la plus ordinaire de rapport, liaison entre deux individus ou groupes d’individus (et non tel qu’il a été défini par tel ou tel autre système philosophique).

(13) Notons qu’une telle définition de la relation se caractérise par sa rigidité puisque le conducteur est dans l’incapacité pratique d’y répondre et donc éventuellement d’apporter sa réponse à la définition de la relation (voir le point 5 de la même liste).

(14) Voir ici et ici. Il semblerait que le terme devenu insulte, désignant originellement le sexe féminin, se réfère à celui-ci comme symbole de l’impuissance et de la passivité. Voir plus loin dans le texte de cet article le développement auquel je me livre sur cet aspect.

(15) Une « impotentia multitudinis » en quelque sorte, comme en miroir au concept spinoziste de « potentia multitudinis ».

16) Quoi que … ?! On pourrait très bien imaginer un commando rassemblé sur une page Facebook ou un hashtag sur Twitter (#Bande2konsToimeme), prenant d’assaut la passerelle lors d’une nuit de pleine lune et éliminant le message, voire le remplaçant par un autre, ce qui nous enverrait directement dans une séquence symétrique. Mais un tel développement, hautement intéressant, n’a pas (encore) eu lieu.

(17) Point crucial dans notre avancée : les bulles qui empêchent les individus de communiquer entre eux constituent le ‘détail’ qui rend la situation si dure

(18) L’auteur de cet article est bien placé pour le savoir. Vivant dans un territoire ‘zéro pub’ (parc national), il se trouve littéralement agressé par les écrans publicitaires une fois que lui prend l’idée saugrenue de s’éloigner de son arbre.

(19) Si la pub constitue bien souvent un condensé écœurant de nos consensus, elle ne se refuse pas de temps à autre une petite incursion (toute aussi révélatrice des normes d’ailleurs) du côté des interdits. Le délicieux petit frisson provoqué par ceux-ci fait vendre, les indignations des réseaux sociaux (leur grande spécialité!) assurent la renommée (un ‘bad buzz’ c’est du ‘buzz’ quand même).

(20) Il décèdera quelques mois plus tard.

(21) Au sens où l’entend Baruch Spinoza.

(22) Le phénomène du burnout comme indice, ou le suicide.

(23) Le concept ‘bullshit jobs’ du sociologue britannique David Graeber traduit en français par ‘boulots à la con’ (tiens donc, qui revoilà!) ou plus littéralement ‘boulots de merde’, définis par celui-ci comme un emploi dont le salarié lui-même ne perçoit pas l’utilité (40% des salariés selon Graeber, un français sur cinq selon ‘Le Figaro’, ce qui représente encore beaucoup de monde !).

(24) Les chiffres impressionnants de la consommation d’anxiolytiques et d’antidépresseurs comme indicateurs:




Vu du mur

Vu du mur ce blog me fait quelque peu ricaner. Vu du mur, le monde est fou, fou, fou. Tout y est tordu, compliqué, alors qu’ici « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté » (1). Il n’est que de poser l’une sur l’autre les pierres extraites du talus formé par l’ancien mur écroulé, en respectant quelques règles simples et logiques, une fois que l’on a compris que le mur en pierre sèche est le dispositif qui permet aux pierres de se retenir l’une l’autre. Seule la gravité retient le mur, érection elle-même destinée à contrer la gravité qui, à son rythme séculaire, fait descendre dans le torrent la montagne (2). Ni ciment, ni ferrailles, ni outillage motorisé. Nulle ressource gaspillée, nulle énergie dépensée si ce n’est musculaire et cérébrale. Savoir-faire, intelligence intuitive, obstination, rien d’autre.

Zénitude murale en vue

Le caractère véritablement jouissif de la pratique (sensiblement compromis il est vrai lorsque, par temps de pluie, l’on se retrouve les pieds dans la boue) est sans aucun doute lié à une remarquable combinaison de rationalité et d’intuition. A charge de la raison de veiller à respecter le fruit de l’ensemble ou la contre-pente des pierres disposées, à placer chaises et cordeaux déterminant l’alignement, à prévoir une épaisseur de mur suffisante au regard de sa hauteur et des masses retenues, à pourvoir aux recouvrements qui évitent les ‘coups de sabre’ ou à la mise en place de boutisses en suffisance. L’intuition pourvoira au reste.

Le hasard ne peut satisfaire au choix de la pierre qui viendra harmonieusement compléter les précédentes puisque ni le matériau ni par conséquent la construction en cours ne présentent de formes ou gabarits standards. Nous sommes bien loin des produits industriels qui ont depuis longtemps envahi la totalité du champ de la construction, transformant du coup ceux qui œuvraient comme artisans en techniciens assembleurs de spécialités industrielles. Ici, la pierre attendue est unique par ses dimensions, ou ce décrochage à angle droit qui permettra de bien la caler avec sa voisine de palier, ou encore cette pente de la face inférieure qui compensera un excès de celle qu’elle doit recouvrir, etc. Combinaisons sans fin. Combien de fois pourtant la main du maçon n’est-elle pas allée chercher sans hésitation telle ou telle pièce dans la masse en attente à côté du mur, comme appelée par l’élue. Avant, une fois celle-ci posée, toujours en pilotage automatique, d’ajuster la pierre, par quelques subtils mouvements des mains ou du poignet, dans la position la plus stable et complémentaire du bâti.

La zénitude murale est atteinte. La moitié du cerveau à l’œuvre en totale autonomie intuitive a donné son dimanche au cerveau rationnel qui n’en pouvait mais, sans pourtant avoir osé se plaindre. Hissé sur le fougueux destrier de cette liberté toute fraîche, celui-ci peut alors s’engager dans des chemins neufs, à moins qu’il ne se mette à jardiner quelque intuition fraîchement éclose. Telle celle qui hier apportait sur un plateau d’argent le titre et l’accroche de cet article …

Ces notes écrites dans l’unique but de faire vibrer la vallée silencieuse

Aucun méta quelque chose n’a cours en ce lieu. Nulle exégèse n’y a sa place. Jouissance des sens du coup, débridés par le passage au second plan de la rationalité consciente. Bruit de fond des flots bousculés du torrent dévalant 100 mètres plus bas, appel un brin angoissé du pivert, babil plus insouciant des mésanges, reines de ce petit bosquet de cèdres tout proche, composent le tissu sonore drapant la scène. Et lorsque la colline de l’autre rive renvoie presque intact le son du burin entaillant la pierre ou celui de la massette forçant le passage pour la cale qui stabilisera le montage, il semblerait que ces notes aient été écrites à l’unique fin de faire vivre et vibrer la vallée silencieuse. Lorsque les doigts aveugles se glissent derrière ou sous la pierre afin de prendre la mesure de l’espace resté libre, c’est un monde complet de sensations plus ou moins froides, humides, ou rugueuses, qui se construit avec la représentation tridimensionnelle de l’espace à combler. Les senteurs terrestres comblent les poumons. Les pieds s’enracinent dans le sol.

Bien vite tout ce monde de sensations envahit les membres et l’esprit du maçon. La main de l’artisan, interface unique où s’estompe la différence entre dedans et dehors …

Quand survient la paix, méprisant les invitations et suppliques de sa hautaine déité, c’est que chaque élément a trouvé sa place. Les pensées : exilées sur quelque galaxie lointaine. Le désir : réduit à l’accomplissement de l’acte en cours. Parfois, raffinement distingué, une ritournelle ancienne ou un air entêtant passé de mode depuis un bon moment se glisse entre les lèvres du maçon, sifflé doucement. Ça y est, le mur et le maçon ne font plus qu’un. Bien malin qui pourrait dire qui construit l’autre en effet …

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(1) C. BAUDELAIRE, Les fleurs du mal / L’invitation au voyage

(2) Entropie (texte perso – 2014)

Plus bas le torrent tourmenté fait vibrer alentour un air saturé de fines gouttelettes. Lichens et mousses tentent vainement d’adoucir ma minéralité puissante.
Par la seule grâce des pierres accouplées, sans ferrailles ni ciment, usé par tant d’années d’obsolescence mais les hanches larges, le bassin bien campé, je reste là, debout.
Les mains qui m’ont érigé, connaisseuses des détours du schiste, depuis longtemps se sont croisées. Parti le paysan labourant la terre que je supporte, disparus les troupeaux broutant à mes pieds.
Oublié de tous, amèrement je demeure, cherchant un sens à ma stabilité. Un jour je le sais, quand
mes pierres perdront le goût de l’une l’autre se tenir, comme tant de mes frères je m’écroulerai éventré, enfin soulagé.




Les camions

Il en est de toutes sortes : des grands formats ou de petits discrets, bordéliques ou proprets, affichant l’une, l’autre ou toutes le couleurs de l’arc-en-ciel, certains bien âgés déjà, d’autres plus encore, qui semblent même avoir connu les temps ante-diluviens de ma jeunesse, plus ou moins chargés de bipèdes mais aussi, bien souvent, de quelque quadrupède.

La machine spatio-temporelle.

Le peuple des camions ne semble guère se mélanger au reste des humains. Peut-être parce que, désargenté sans complexe, il ne fréquente pas les lieux de consommation où ceux-ci passent le plus clair du temps libre dérobé aux écrans. Du temps justement ils semblent disposer à leur guise, comme si celui coulait librement au lieu d’avancer au rythme nerveux, staccato, de notre programme quotidien : les courses au supermarché, assurer le fil twitter, le compte facebook ou instagram, conduire les enfants ici ou là, l’émission télé à ne pas louper, le club de sport, … L’espace aussi semble leur appartenir : aujourd’hui ici, demain ailleurs, tout sauf la chèvre au piquet. Isolés ou rassemblés à quelques uns, toujours en marge.

Le camion, c’est la machine spatio-temporelle qui permet à ses occupants de vivre dans le monde ordinaire, mais décalé de celui-ci. Sans doute ont-ils compris combien se révèle périlleux l’exercice consistant à tenter de rester soi-même tout en pratiquant ses semblables en leur hyper-système.

Ils
sont donc à la fois dedans et dehors, ambiguïté créatrice.

Un dispositif de filtrage sophistiqué.

L’épaisse couche de poussière recouvrant généralement pare-brise et fenêtres de ces véhicules constitue un dispositif de filtrage sophistiqué, extrêmement salutaire aux fins d’éviter ces terribles accès de dépression que ne peut manquer de susciter la traversée de zones industrielles bétonnées où, faute de coquelicots, fleurissent les témoins architecturaux du sens affirmé de l’esthétique et de la convivialité dont témoigne notre monde. Ou de ces zones commerciales, monstrueux pièges à glu où viennent s’agglutiner en masse compacte des myriades de voitures collées au noir bitume dégageant au soleil ses fumets d’hydrocarbures, tant leurs occupants ne semblent pouvoir s’arrêter de goinfrer leur ennui et mal-être. A moins qu’il ne s’agisse de masquer les immense étendues, tristes à pleurer, de terres agricoles laminées, ponctuées ça et là d’un fantôme squelettique (oh, un arbre !), parcourues de machines énormes pilotées au GPS, sur le sol desquels jamais aucun paysan ne mettra le pied, saturées d’engrais et pesticides, là où rien que le terme biodiversité frise déjà l’indécence. Ou au passage de ces ponts lancés au-dessus des rubans de goudron s’étendant à l’infini, sur lesquels circulent de longs serpents métalliques bruyants et puants. Ou encore à la traversée de ces bourgades plus ou moins oubliées du monde, désertées de toute vie active, dortoirs ou mouroirs, la différence n’étant finalement qu’une question d’échelle temporelle, auxquelles un urbanisme normé impose sa standardisation lénifiante faite de mobiliers urbains ikéatisés, de candélabres sinistrement industriels ou d’un exotisme de pacotille, de surfaces pelées, dallées de béton, sur lesquelles bien courageux serait le badaud qui oserait s’aventurer et encore moins y faire la sieste .

Un petit sourire complice.
Le doigt sur la couture du pantalon (copie d’écran) site de propagande gouvernemental)

Un jour sans doute ils/elles quitteront leur camion. Pour investir une ZAD ou enfiler un costard cheap peut-être. Mais je veux croire qu’ils/elles ne pourront jamais oublier cette existence décalée. Qu’ils retiendront que nul n’est – à ce jour – forcé de s’aligner en rentrant le menton, l’index sur la couture du pantalon. En lieu et place du SNU, le camion !

Ainsi, un petit décalage dans le temps et l’espace semble suffisant à mettre en échec, temporairement tout au moins, le rouleau compresseur de l’assimilation. Ils ne détruisent rien mais leur seule existence fissure déjà nos mythes. Ils ne construisent rien, si ce n’est quelques chemins de traverse. Ils ne cherchent nullement à convaincre, seulement à exister, et leur existence est une conviction.

Je
les regarde donc passer avec un petit sourire complice.

Je dédie ces lignes à ces jeunes grimpeurs (en camion) qui ont, un temps, très agréablement secoué mon ordinaire …




Tous banals et superflus

Nous sommes toutes et tous banals et superflus. Notre disparition ne ferait (fera) pas plus de vagues qu’une mouche tombant à l’eau. Même Newton ? Même Newton: les pommes continueraient à tomber tranquillement au début de l’automne si Newton n’avait pas existé ou avait eu des pensées lestes sous le pommier, à propos de l’attraction des corps, plutôt que de se laisser distraire de ce tropisme essentiel par des réflexions parasites relatives à l’attraction terrestres. Qui plus est, la science économique a documenté et démontré le fourvoiement de ses théories puisqu’il est bien établi maintenant que les flux économiques, bien loin de ruisseler vers le bas de la pyramide de verres comme le laisseraient prévoir les thèses newtoniennes, siphonnent en fait les pauvres verres de la base, aux trois quarts vides, pour tout remonter vers le niveau supérieur, qui se gave !

Même Flemming. Déjà que les antibiotiques n’y peuvent que dalle contre le Coronavirus ! Et puis voyons où nous a menés l’usage inconsidéré des antibiotiques: souches bactériennes multi-résistantes, maladies nosocomiales, etc. Enfin, relativisons: combien pèsent les vies humaines sauvées par les antibiotiques à côté des existences sacrifiées à la bagnole, à la guerre, aux accidents au travail, à l’un ou l’autre Dieu, à la rémunération des dividendes, à l’extractivisme, à la haine raciale, et tutti quanti ?…

Même Hitler. Cet homme a changé la face du monde, dira-t-on: extermination raciale, villes et campagnes ravagées, prédominance des USA dans l’ordre mondial, début de la fin des empires coloniaux européens, etc. Erreur, ce n’est pas lui tout ça ! Le type à l’origine de ces catastrophes, ou plutôt la femme d’ailleurs, la recherche historique l’établit sans hésitation (1), c’est Frau B., couturière dans le petit village de Wiesmaiern en Autriche, qui, le 4 septembre 1884 aux alentours de 11 heures, envoya son mari chercher à pied quelques fournitures à la ville proche de Braunau am Inn. K., le mari, assoiffé par cette performance sportive, rentra d’un pas décidé dans l’estaminet qui jouxtait la quincaillerie où il s’était rendu pour le compte de son épouse et y rencontra le jeune F, fils de l’un de ses amis, avec lequel il eut une longue et agréable discussion, bien arrosée. F. en oublia le rendez-vous galant qu’il avait avec une jeune fille de son quartier, Klara Pölzl, qu’il avait depuis quelques temps entrepris de courtiser. Klara ne le lui pardonna jamais cet affront et épousa peu de temps après un certain Aloïs Hitler. Ils eurent six enfants, dont Adolf. CQFD ! La cause de tous ces malheurs est bien Frau B., car, n’eut elle pas envoyé son mari distraire à la bière le malheureux F., celui-ci aurait épousé la belle Klara et, paf, pas d’Adof Hitler ! On ne rit pas. Enfin si, allons-y, pourquoi pas ? mais mon raisonnement ‘reductio ad absurdum’ n’en est pas pour autant risible. L’Histoire souvent retient quelques noms et dates hors de vastes et complexes mouvements de paramètres, plus ou moins observables, dont résulte la mise en exergue d’un certain nombre d’événements et de personnes. Mais il est incorrect d’attribuer aux uns ou aux autres un statut strictement causal. Adolf Hitler, en tant que personne, est dispensable à l’Histoire. Et pas sûr que celle-ci aurait été fondamentalement différente si Frau B. avait mieux anticipé ses besoins en fournitures.

Allons donc, aucun de nous ne vaut rien. Parce qu’aucune échelle de valeur ne s’impose d’elle-même. La gloire ? l’intelligence ? la richesse ? la sagesse ? la beauté ? Nous le savons, même s’il est préférable de nous comporter comme s’il n’en était pas question, tout cela finit en ruines et poussières.

Cette pensée me nettoie et me vivifie. Parce que, du coup, je ne dois rien à personne, et je ne me dois rien à moi-même.

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(1) à moins qu’il ne s’agisse plutôt de mon imagination en fait …




Les papas papous

Il y a les papas et les pas papas.

Dans les papas, il y a les papas papous (1) et les papas pas papous.

Dans les papas papous, il y a les papas papous à poux et les papas papous pas à poux.

Dans les papas papous à poux, il y a les papas à poux papas (2) et les papas à poux pas papas.

Dans les papas pas papous, il y a les papas pas papous à poux et les papas pas papous pas à poux.

Dans les papas pas papous à poux, il y a les papas papous à poux papas et les papas pas papous à poux pas papas.

Dans les pas papas, il y a les pas papas papous et les pas papas pas papous.

Dans les pas papas papous, il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Dans les pas papas papous à poux , il y a les pas papas à poux papas et les pas papas à poux pas papas.

Voilà. Nous venons de réaliser une jolie description, un modèle plus ou moins satisfaisant de l’humanité (bon, ici je n’ai délibérément considéré que la moitié masculine de celle-ci, je n’aurais pas voulu lasser trop vite le lecteur en allongeant mon petit exercice par son double féminin (3)). Sur base d’un critère distinctif binaire – 1 ou 0 – à chaque étape, nous pouvons penser avoir progressé dans la compréhension du monde. Effectivement, maintenant que je relis cet exercice, je vois bien comment le monde se divise. Il n’y a aucune place pour le flou ou le doute. Aaaahhhh !

Des modèles ou tout simplement des modes de pensée de cet acabit, on en trouve à la pelle, tous les jours, dans notre existence: les Blancs et les Blacks bien sûr, les Musulmans et les Laïcs, les Français et les Étrangers, mais aussi Nous, c’est-à-dire Celles et Ceux du village, du quartier, de la ville, du club de foot, de l’entreprise, du mouvement politique, etc. et Les Autres, … ad nauseam. Pratique: on colle sur le front du congénère quelques étiquettes ad hoc, ensuite il n’y a plus qu’à laisser s’appliquer le simple principe stimulus / réaction. Cela fonctionne très bien chez l’amibe, pourquoi pas chez l’être humain, même décérébré par des cohortes d’éditorialistes télé, marchands de rêves, peoples plus ou moins bling bling ou politiciens et hauts fonctionnaires rompus à l’exercice de la novlangue ? Merveilles de la dichotomie !

S’attacher, au contraire, à considérer les choses dans leur complexité n’est guère confortable. Cela peut même représenter une performance. A l’heure de la captation / exploitation systématique de l’attention par les écrans, des bulles de filtre créées par les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche et de l’immédiateté de l’information, la perception constitue déjà une première étape ardue, la diversité un horizon lointain.

Persistons-nous ?… Ô stupeur, que voyons-nous ? Notre entourage, le monde, est constitué d’une myriade d’individus aussi complexes que nous, tout autant traversés par des tensions parfois contradictoires, aussi perméables que nous le sommes aux émotions et sentiments, aussi influençables et auto-limités, aussi … humains, en fait !

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(1) Je crois utile de préciser que je ne parle pas ici des papous en tant qu’ethnie ou population, d’autant qu’ils vivent présentement des moments difficiles.

(2) J’ai vérifié, il y a bien des papas chez le Pediculus humanus capitis.

(3) Sans parler des nombreuses exceptions catégorielles au critère (genré) mâle / femelle: LGBTQ… etc. (j’ai perdu le décompte, désolé). Signe perturbant de ce que la complexité semble avoir pour propriété perverse de se réinsérer dans l’analyse la plus simpliste !




L’énergie qu’il nous faut !

L’homme avait attaqué la montagne de front, à la houe.  Cet outil à manche court, lourd mais efficace, utilisé un peu partout en Afrique du Nord, courbant durement le dos, mais procurant une grande puissance.  Pour défricher grossièrement ces quelques ares, il mettait une énergie incroyable, visible de loin, de là où je me trouvais, dans ce minibus Mercedes bringuebalant occupé à se traîner sur une piste poussiéreuse située sur le versant opposé de la vallée.  Nous étions en mars, ce paysan devait sans doute préparer le premier semis de froment ou d’orge.  Tout était sommaire: l’outil, le terrain, même pas une terrasse aménagée, juste la montagne, un peu en amont du village.  Et lui, seul face à la montagne.

Effondrement, anthropocène … des concepts qui nous parlent de nos mythes sociaux dans le post Apocalypse now ?

L’énergie du désespoir, ou de l’espoir …  L’énergie la plus brute, l’espoir le plus primitif: nourrir sa famille.  L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager. 

Faisant fi des constats lamentables, des analyses certes intellectuellement séduisantes mais, in fine, paralysantes.  Refuser la science de l’inéluctable, peut-être même inconsciemment souhaité (le fantasme cathartique), dite ‘collapsologie‘.  Ne pas nous laisser tenter par la douce amertume du saudade‘. 

Parce que vivre ce n’est que cela, combattre contre la grande glissade …  Et quand nous aurons fini de combattre, c’est que nous serons morts.

Exister, c’est résister

Jacques ELLUL, l’illusion politique, 1965.