Au-delà des ruines.

Cet article constitue la suite du texte « Tous les désespoirs nous sont permis ».

source

Nous en étions arrivés à l’invitation à tirer, d’une main aussi ferme que possible, une ligne définitive aux fins de solder le compte de nos espoirs. Quel que soit le point cardinal où nous portons notre regard aujourd’hui, l’horizon se révèle fermé, totalement hermétique à nos attentes. Nous en avons très longuement disserté dans l’article précédent, relativement à ce qu’il est convenu d’appeler la crise écologique, même si, ainsi que nous l’écrivions, un tel exercice eut pu être mené sur d’autres terrains (IA, TIC, autoritarisme fascisant, militarisation, etc.) tout en nous amenant à un constat identique. Nous n’y reviendrons plus, l’exercice n’étant guère enthousiasmant, c’est clair, mais surtout parce qu’il n’est ici nullement question de convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit mais bien plus de poursuivre sans faiblir la ligne d’une réflexion entamée il y a un bon moment déjà.

Peurs et ruines.

Nous n’avons pas peur des ruines, nous portons un monde nouveau dans nos cœurs.

Yannis YOULOUNTAS

Ainsi s’expriment les protagonistes du récent film de Yannis YOULOUNTAS. La peur des ruines nous tétanise. Aussi longtemps que nous nous soumettrons à l’emprise de cette peur, que nous nous refuserons l’entrée en zone d’inconfort (mental, physique, social, intellectuel, émotionnel, tout!), que nous refuserons d’accepter la perte de tout ce à quoi nous tenons, nous resterons acteurs de notre propre impuissance.

Car c’est bien de notre puissance qu’il s’agit ici. Une puissance qui n’a rien à voir avec le courage. « Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La peur, la consolation ? Je n’en ai pas encore eu besoin. L’espoir ? Je ne peux vous répondre qu’une chose : par principe, connais pas ». C’est Gunther ANDERS qui s’exprimait de la sorte, dont la vie bien mouvementée, du régime nazi le poussant à l’exil en 1933, à la rudesse de la survie quotidienne en terre d’asile (France puis États-Unis), avant d’expérimenter les joies du stalinisme en RDA, exil à nouveau, pour in fine se retrouver pétrifié face à la menace nucléaire de la seconde moitié du XXème siècle (menace qui ne nous a pas vraiment quittés, d’ailleurs). Un tel parcours eut pourtant pu justifier des exhortations au courage, ou à l’espoir.

Si ce n’est de courage qu’il s’agit, devrions-nous dès lors convoquer l’utopie ? Fut-il distant, dans l’espace et/ou le temps, l’utopie est un projet. Qui convoque le désir, lequel prend forme, en quelque sorte, dans l’espoir. Pour notre (recon)quête de puissance, à l’utopie nous substituerons l’atopie (néologisme sans aucun rapport avec une affection dermatologique), une utopie totalement ouverte, à la limite sans contenu, mais qui révèle la dynamique du changement. Et cette atopie nous la nommerons espérance, nous allons tenter de voir pourquoi et comment.

Du dés-espoir à l’espérance.

Si nous soutenons que l’espérance ne peut germer que dans le terreau du deuil de l’espoir, nous n’ignorons pas qu’un tel distinguo, s’il est possible en français, n’est pas adopté par toutes les langues. Chaque langue possède ses spécificités, richesses, possibilités. C’est d’ailleurs un des intérêts du bilinguisme que de découvrir d’autres nuances langagières et donc culturelles. Ainsi, anglophones, germanophones ou néerlandophones, parmi bien d’autres, ne distingueront pas les termes ‘espoir’ et ’espérance’. La langue française nous le permet. Elle peut se révéler bien pauvre par ailleurs, ainsi lorsqu’il s’agit désigner la neige, là où langage Esquimau comporte pour celle-ci une bonne dizaine de mots (et non cinquante comme le colporte la légende urbaine) : molle, cristalline, fine, à la surface moutonnée ou glacée, etc. Lucien SCHNEIDER, Dictionnaire du langage esquimau de l’Ungava, Presse Universitaires de Laval, 1970).

Alors que l’espoir se définit couramment comme une disposition de l’esprit humain qui consiste en l’attente d’un futur bon ou meilleur (« J’ai l’espoir d’avoir réussi mon examen »), l’espérance serait un concept plus large que nous pourrions définir à ce stade comme une confiance naturelle, sans qu’elle doive nécessairement être soutenue par un argumentaire donc, en l’avenir (ou peut-être l’advenir?). Mais sans le côté plus ou moins prédictif des références à l’avenir (ainsi que discuté plus haut avec le néologisme ‘atopie’), sans contenu dirons-nous à ce stade.

Rien ni personne ne peut nous garantir que l’espérance ne constitue pas une impasse …(source). Ancienne voie d’entrée du charbonnage de l’Espérance à Saint-Nicolas, dans la banlieue de Liège en Belgique.

L’espoir est le prolongement du désir, dont nous avons longuement scruté les pièges, tenants et aboutissants dans un post antérieur. Il va au-delà d’un calcul de probabilité plus ou moins rigoureux, un peu comme si son objet nous était dû. On peut dès lors le voir comme une position égotique. Il suppose une certaine prévisibilité, comme s’il était en notre pouvoir d’apprivoiser le devenir des choses ou à tout le moins de conjurer l’avènement de nos appréhensions, relevant ainsi d’une volonté de maîtrise du destin. On mesurera peut-être mieux la spécificité de ‘l’être au monde’ (épistémique ?) sous-tendant ces notions en la confrontant au concept bouddhiste d’impermanence (Anitya). Collision frontale (sur laquelle nous pourrions revenir dans un prochain texte).

Supposant un degré minimum de certitude sur le lendemain, une continuité des événements, de l’existence, l’espoir nous limite aux avenirs prévisibles alors que l’espérance ouvre grande la porte des possibilités non encore connues. Nous explorerons un peu plus loin dans quelle dynamique cette ouverture nous est nécessaire.

Nous avons perdu l’épistémé, la position existentielle des auteur(e)s des peintures rupestres de Lascaux.

L’homme se transforme en même temps qu’il transforme le monde et les conditions de son existence. Il concrétise plus ou moins différents nexus / modes de ses capacités en fonction du contexte et de l’époque (possibilités / contraintes) et de la manière dont il interagit avec celles-ci. Si l’être humain d’aujourd’hui peut éventuellement s’offrir une escapade touristique à 200000 dollars dans l’espace (ainsi que le mode de pensée, les valeurs et la construction socio-politique qui vont avec), il se révèle bien incapable de produire les merveilles de Lascaux (idem). Une telle comparaison, reconnaissons-le, relativise la grandeur de l’’homo consumens’ (Erich FROMM) que nous sommes devenus.

Nous commençons à percevoir, derrière cette dualité espoir / espérance, ce que nous pourrions appeler des positions existentielles (nous reprendrons plus loin le terme de ‘topos psychique’) (sans rapport aucun avec les positions existentielles de l’Analyse Transactionnelle) radicalement distinctes. Une anecdote personnelle pourrait peut-être illustrer ce propos.

Mato (cible utilisée dans la pratique du Kyudo)(source)

L’archer franchit la ligne imaginaire qui délimite l’aire de tir, dans ce minuscule dojo installé sur la pente est de la montagne. Grandes dalles de granite et herbe rase. Une levée de sable protégée par une petite toiture de bois de cèdre supporte la mato, la cible. Elle se confond presque avec les énormes blocs rocheux et la forêt de fayards environnante. Léger souffle frais, lumière matinale, silence ponctué de quelques chants d’oiseaux. Dans un lent cérémonial, où chaque fraction de geste est codée, il s’est positionné face à la cible, de profil. L’arc dans la main gauche, les deux flèches dans la droite, le regard se porte vers la gauche, accrochant la mato. Elle est là, à 28 mètres de la ligne de tir et ses cercles concentriques noirs et blancs sollicitent le désir de l’archer. Expiration lente pendant que le regard revient vers la main droite qui lentement encoche la première flèche. Remontant le long de celle-ci, depuis l’empennage jusqu’à la pointe, le regard revient se porter sur la cible. Mais le regard ne regarde plus. Confusion des sens et clarté des gestes à la fois. Assuré d’un ferme ancrage au sol par les pieds, voilà que le grand arc s’élève, comme aspiré vers le ciel. Le bras gauche se déploie partiellement, l’arc se décentre, le coude droit s’écarte pendant que l’arc redescend, la flèche maintenant à hauteur des lèvres de l’archer, le regard toujours perdu dans la cible, qu’il traverse, comme allant au-delà. Tension extrême et relâchement dans un équilibre horizontal et vertical. Tout désir s’est éteint. Il n’y a plus ni temps ni espace (combien de seconde dure ce moment ? où se trouve la cible?). Et puis la flèche est partie. Sensation explosive, perception violente percutant l’esprit de l’archer, c’est tout autant la cible qui vient à la rencontre de la flèche que l’inverse. Les deux s’étant rejointes, l’archer ramène aux hanches les deux bras restés ouverts après le lâcher, s’incline légèrement dans un salut respectueux et quitte d’un pas lent et glissé l’aire de tir.

Tir à l’arc moderne en extérieur (source)

Discipline olympique, le tir à l’arc moderne recourt à un matériel sophistiqué, paramétré dans l’unique but de permettre au tireur d’atteindre la cible. Il s’agit de viser pour réussir, avec l’espoir de réussir. Voilà pour l’espoir. Une position existentielle dans laquelle l’égo porteur d’un désir tente, par un dispositif ad hoc, de forcer les éléments (arc, flèche, cible) à s’aligner dans la direction de son projet, percer le cœur de la cible.

Le kyudoka renonce à ce projet pour mieux l’atteindre. Il s’insère dans une relation complexe entre l’individu complet, relié (au sol, au cosmos, à sa respiration), l’arc, la flèche, la cible. Dans cette relation il n’est plus question de désir, projet ou espoir, mais d’une finalité, inéluctable aboutissement, du moment que l’ensemble a trouvé son équilibre. Nous pourrions peut-être dire qu’il apprivoise la cible, au sens de St Exupéry. «  Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre » dit le Renard au Petit Prince. Le tir du kyudoka est un geste d’espérance (*).

Vertu théologale, aux côtés de la foi et de la charité, l’espérance apparaît comme verticale alors que l’espoir serait horizontal. L’espérance est un acte de foi, sans qu’il s’agisse nécessairement de foi en Dieu, bien souvent d’ailleurs dans une perspective eschatologique. Foi messianique, en l’avenir, en la vie, nous pouvons aligner divers concepts derrière celui d’espérance. Dépendant peut-être de notre capacité à accepter la vacuité (espérance mystique).

Car l’espérance, qu’elle soit ou non orientée vers une quelconque divinité, est d’abord oubli de soi. Non qu’il s’agisse de négliger sa personne ou son individualité, c’est au niveau de l’égo que nous nous situons. Dans l’archerie moderne comme dans le Kyudo, l’objectif de l’archer est bien d’atteindre la cible. L’esprit zen qui sous-tend la discipline traditionnelle japonaise privilégie une pratique exigeante, destinée à favoriser chez le pratiquant un état de ‘non-pensée’. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre l’oubli de soi qui distingue l’espérance de l’espoir (celui-ci relevant, nous l’avons vu, même quand il porte sur autrui, de l’ordre du projet égotique).

« Quelque chose vient de tirer ! » s’écria-t-il (le Maître d’Eugen Herrigel), tandis que, hors de moi, je le dévisageais. Enfin, lorsque j’eus pleinement réalisé ce qu’il entendait par ces mots, cela provoqua en moi une explosion de joie que je fus incapable de contenir. « Doucement, dit le Maître, ce que je viens de vous dire n’a rien d’une louange, voyez-y une simple constatation qui ne doit pas vous émouvoir. Ce n’est pas non plus devant vous que je me suis incliné, car dans ce coup vous n’êtes pour rien. Cette fois, vous vous teniez complètement oublieux de vous-même, sans aucune intention dans la tension maxima, alors, comme un fruit mûr, le coup s’est détaché de vous. Et maintenant, continuez à vous exercer comme si rien ne s’était passé. »

Eugen HERRIGEL, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Dervy, 1993.

Enfin, pour qui ne l’aurait pas encore compris, l’espérance se distingue radicalement de l’optimisme, disposition à imaginer l’accomplissement de nos espoirs / désirs. L’utopie, et surtout l’atopie, ce n’est pas de la prospective. Il ne s’agit pas de ‘tirer des plans’ sur la comète’ (ou plutôt la planète). Elle ne ressemble en rien à l’attente de la venue du Messie ou du Grand Soir. « (…) l’espoir (…) n’est pas à confondre avec la confiance aveugle dans l’avènement d’un monde meilleur ou avec la confiance aveugle dans le progrès (…) ». Arno MÜNSTER, Principe responsabilité ou principe espérance ?, Le bord de l’eau, 2010, p.64

Last but not least, si nous n’avons rien à espérer, nous n’avons rien à perdre. Ne serait-ce pas un remède de premier ordre à la peur ?

Au-delà des principes espérance et responsabilité.

‘Rêver est la solution’ (source inconnue)

Dix années après la fin de la seconde guerre mondiale, Ernst BLOCH, philosophe allemand, publiait ‘Le Principe Espérance’ (rappelons qu’en langue allemande le terme ‘Hoffnung’ ne distingue pas, comme le fait la langue française, espoir et espérance). Juif, exilé dès 1935, il aura vécu dix années de racisme, fascisme, exil précaire aux USA, puis un conflit mondial terriblement destructeur, s’achevant avec l’entrée de l’humanité dans l’ère de la menace nucléaire permanente. Un itinéraire comparable à celui de son ami Günther ANDERS, que nous avons brièvement évoqué ci-avant. L’utopie comme sursaut face à la déréliction. « Par définition, (elle) ouvre le champ de l’imaginaire et donc des possibles. Bloch distingue ainsi la possibilité factuelle, liée à un état donné des connaissances à un moment donné, de la possibilité objective, qui se rapporte à la structure-même de l’objet, de la possibilité réelle, qui recouvre les potentialités futures d’un objet en devenir vers d’autres possibles » (source). Selon Michaël LÖWY, « Ernst Bloch renouvelle la théorie de la praxis marxiste en mettant en évidence le rôle décisif de la conscience anticipante. Il s’agit de rendre compte des potentialités utopiques immanentes, mais non-encore-réalisées, du monde. Son utopie concrète n’est pas un système fermé, mais une réflexion ouverte à l’expérimentation et à l’imagination créatrice du « rêve éveillé » » (source). 

Juif allemand ayant lui aussi vécu un parcours très dur durant ces années marquées par le nazisme, Hans JONAS publie vingt ans plus tard une thèse destinée à répondre et réfuter les conceptions de BLOCH. ‘Le Principe Responsabilité’ (on voit bien dans l’analogie des titres la volonté de confronter ces deux thèses) connaîtra un très large succès et influencera les décideurs de nombreux pays ainsi que les milieux écologistes réformistes. On considère que cette thèse est à l’origine du Principe de Précaution porté sur les fonts baptismaux lors du Sommet de Rio (1992) et pierre angulaire du concept de ‘développement durable’. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». Un principe qui suppose la primauté d’une ‘permanence ontologique’ de l’être humain sur la technique. L’ouvrage central de JONAS est d’ailleurs sous-titré ‘Une éthique pour la civilisation technologique’. C’est la peur qui doit nous mobiliser, nous dit le philosophe, une peur suscitée par les capacités destructrices croissantes de l’humanité, qui appellerait un devoir, une obligation, à l’égard des générations futures (et actuelles).

JONAS visait explicitement les décideurs, ainsi que les parents, auxquels il proposait une éthique de la responsabilité. Une démarche aux antipodes de la prospective utopique de BLOCH. Sans doute abusé par les quelques bénéfices de la social-démocratie telle qu’elle était encore perçue jusqu’à la fin du XXème siècle dans les milieux bourgeois, socialement et économiquement favorisés, une toute petite parenthèse dans le temps long (trois décennies, au milieu du siècle dernier) et dans l’espace (en gros, le monde occidental), JONAS ne voit pas l’intérêt de la démarche utopique mais préfère prodiguer des conseils d’éthique aux gens de pouvoir et aux pères de famille. Au contraire il voit dans l’utopie le danger du fanatisme et de la violence tout en refusant de considérer sa portée en termes de changement. BLOCH appelle à la levée exaltante (potentiellement inquiétante aussi d’ailleurs) d’un ‘novum humanum’, un être humain nouveau, tandis que JONAS, frileusement, conforte les institutions et mécanismes de pouvoir en place en appelant à les raisonner par quelques principes éthiques.

On ne peut que rester perplexe devant la pusillanimité dont font preuve ces deux doctes personnages. Des risques et limites de la philosophie académique ! JONAS pratique l’illusion délirante qu’il suffirait d’éduquer (éthiquement) les décideurs, notamment à un usage ‘responsable’ de la ‘technique’. Rappelons-nous comment nous avons constaté précédemment la vacuité du concept de ‘développement durable’. Il semble délibérément ignorer les rapports de genre, de classe et de pouvoir, tout autant que la primauté absolue de l’accumulation capitalistique. En face, un BLOCH qui donne l’impression parfois du rêveur éveillé romantique et dont le finalisme ( téléologie?) marxiste obère quelque peu la clarté de la démarche utopique. Nous nous félicitons d’avoir adopté plus tôt le terme d’’atopie’. BLOCH c’est l’optimisme militant (qualifié de ‘métaphysique naïve et irréelle’ ou ‘espérantite’ (Hofferei) par Günther ANDERS), JONAS le réalisme réducteur/castrateur. Points communs à ces deux poids lourds de la philosophie allemande de la seconde moitié du siècle dernier : tous deux semblent n’avoir pas compris le statut spécifique de la ‘Technè‘ dans un monde capitaliste (thématique qui devient de plus en plus urgent d’aborder, peut-être dans le prochain post ?), sont très anthropo-centrés et occidentalo-centrés, très judéo-chrétiens, sans doute quelque peu bloqués sur une supposée singularité biblique. Mais qu’à cela ne tienne.

Et si nous disions que JONAS c’est le verre à moitié vide, et BLOCH le verre à moitié plein ? Tranchons avec Michaël LÖWY: «Sans le Principe Responsabilité, l’utopie ne peut être que destructrice, et sans le Principe Espérance, la responsabilité n’est qu’une illusion conformiste » (source). Profitons plutôt de ce débat de pensées (disputaison) pour avancer dans la compréhension du concept d’Espérance (à partir de ce point il semble que nous puissions user de la majuscule) tel que nous l’avons porté jusqu’ici.

Répétons-le, car c’est essentiel, nous ne sommes pas en capacité d’imaginer le monde qui pourrait advenir (car il faut bien voir qu’il s’agit toujours d’un faisceau de possibilités). « L’ontologie du non-encore-être que Bloch nous propose dans le ‘Principe Espérance’ est précisément construite sur cette hypothèse de l’existence, dans l’étant, d’un nombre infini de potentialités non encore découvertes, de déterminations du ‘possible’ non encore réalisées (…). Elle fonde son originalité (…) sur l’hypothèse de l’existence d’un lien dialectique permanent entre les affects d’attente (modes psychiques du ‘non-encore’), l’utopie et la praxis ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009, p.22.

‘Haut les cœurs’, une tentative à différents étages de comprendre notre paralysie.

Si cette ‘absence de contenu’ suscite l’angoisse, nous paralyse dans notre dynamique désir/projet/espoir, c’est essentiellement parce que nous n’osons pas lâcher prise, vivre sans l’espoir. Nous vivons une aporie, celle que Corinne PELLUCHON appelle si justement ‘la traversée de l’impossible’ (Rivages, 2023). La comparant à notre incapacité à appréhender notre propre mort, PELLUCHON décrit notre situation existentielle aujourd’hui comme « l’impossibilité d’une possibilité plutôt que la possibilité d’une impossibilité » (page 91). Dans le dernier chapitre de notre article, nous chercherons comment nous pourrions ‘sortir par le haut’ de cette impossibilité.

Porteurs de l’Espérance (atopie), nous pourrions nous trouver mieux armés pour aller vers ce qui peut advenir mais reste aujourd’hui sans contenu. L’espérance et l’atopie nous évitent d’avoir à nous projeter dans un à-venir échappant aux radars étroits et décatis de nos concepts, désirs, incohérences, angoisses et doutes d’aujourd’hui. Ce n’est pas pour autant, nous l’avons vu, que nous serions invités à nier/fuir le présent pour nous réfugier dans un vague optimisme hors sol. « (…) l’espérance n’est pas attente naïve. Elle est toujours en suspens. Elle est toujours, et jusqu’au tout dernier moment, assiégée par les catégories du danger. C’est la raison pour laquelle un quiétisme de l’espérance, fondé sur la garantie du succès, est si peu réel qu’inversement un quiétisme du désespoir total ; car tout est a priori en possibilité objective, et non pas en réalité ». Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, cité par Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce », nous proposait Corinne MOREL DARLEUX. Peut-être nous suggérait-elle de ne pas nous accrocher à nos espoirs tel le naufragé à sa bouée. Et si dès lors nous nagions droit devant ?… Mais il ne s’agit pas vraiment de nous précipiter n’importe où, porteurs de quelque inspiration. L’Espérance ne procède pas de l’aveuglement. « (…) L’espérance -comprise comme ‘docta spes’ (espérance érudite) – (…) vise la transformation concrète du monde et la guérison de ses maux, à partir d’une analyse critique et matérialiste des données réelles et des contradictions réelles de la société ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

Nous nous situons donc indubitablement dans une praxis. Ce qu’André GORZ dénommait « l’utopie concrète » de BLOCH. « Ainsi le noyau de la philosophie blochienne de l’utopie concrète et de l’espérance demeure une doctrine de la praxis émancipatrice, transformatrice des données objectives du monde, fondée sur la théorie d’une unité dialectique constructive possible de la subjectivité et de l’imagination créatrice des hommes avec les latences-tendances objectives d’un réel potentiellement orienté vers la manifestation des contenus utopiques immanents s’extériorisant dans l’union des contenus utopiques de la conscience anticipante avec ce qui est réellement et objectivement possible (…) ». Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009. Sur ces notions de ‘praxis émancipatrice’ et de ‘latences-tendances’ nous ne manquerons pas de revenir, tant elle apparaissent prometteuses, dans le chapitre suivant.

Impossible de clore celui-ci sans traiter la question de l’angoisse. Jusque là nous pourrions penser qu’un philosophe bonhomme, éclairé par un optimisme pouvant apparaître aujourd’hui comme suspect, voire criminel, nous invite à balancer nos angoisses (et toutes les souffrances qui vont avec, allant toujours croissantes d’ailleurs) dans un sac enterré bien profond et de passer à autre chose. Que nenni ! « Bloch, (…) situe toujours celle-ci (l’espérance) dans un rapport dialectique avec l’angoisse, si l’on comprend l’angoisse comme « réaction utile, honnête et morale à un monde précaire qui n’est pas bon et qui ne devrait pas rester inchangé » ».Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.

« Persister à voir un “Principe Espérance” après Auschwitz et Hiroshima me paraît complètement inconcevable» (1987 : Günther Anders antwortet : Interviews und Erklärungen, Elke Schubert (éd.), Éd. Tiamat, Berlin). On peut le comprendre. Nous avons, dans l ‘article précédant, montré toute la souffrance présente et à venir sur le chemin que prend aujourd’hui notre monde, inexorablement semble-t-il. A moins que de dépasser le couple tragique espoir / désespoir, voie dans laquelle nous allons tenter de progresser dans le dernier chapitre de notre disputaison du jour.

De la poïétique et de la lutte.

L’impuissance souffrante que nous expérimentons aujourd’hui et l’espoir sont des états siamois. Nous avons antérieurement décrit comment le ‘koan’ bouddhique permettrait en quelque sorte une sortie par le haut d’un tel blocage. Notre sortie par le haut à nous, c’est l’Espérance.

‘Paradoxe, koan et humour’ au menu du post ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints’.

Mais comment alors penser celle-ci dans la démarche ici poursuivie, à savoir la quête d’une hypothétique (c’est-à-dire posée comme hypothèse) ‘neguanthropie’ ? C’est donc à comprendre comment, dans un tel contexte, l’Espérance est susceptible d’affecter nos trajectoires individuelles et collectives que nous allons nous attacher avant de clore cet article.

Le philosophe marxiste Michael LÖWY  rappelle que pour Ernst BLOCH, « (…) la docta spes (espérance savante), (est) la science de la réalité, le savoir actif tourné vers la praxis transformatrice du monde et vers l’horizon de l’avenir. Contrairement aux utopies abstraites du passé qui se limitaient à opposer leur image-souhait au monde existant » (source).

Cette ‘docta spes’ qu’Arno MUNSTER définit comme «une science des possibilités concrètes de la transformation du monde, fondée sur l’analyse critique des situations concrètes » (Arno MÜNSTER, Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch, Hermann Philosophie, 2009.). Si l’Espérance relève d’abord d’une manière d’être au monde, d’un « topos psychologique », celui-ci se trouve foncièrement orienté vers la praxis. Nous éviterons donc de nous complaire dans le monde quelque peu éthéré de la philosophie académique.

Si en effet nous divaguons longuement sur les sentiers de la compréhension, au gré des lectures et des concepts, il ne s’agit certainement pas d’une fuite dans un univers intellectuel plus ou moins confortablement détaché des épreuves que nous traversons. La démarche qui est la nôtre se nourrit au contraire d’un enracinement quotidien, impliquant, dans les processus en cours. Depuis ces territoires situés aux marches de l’Empire ou au cœur des Cités, qu’importe. De rencontres, de combats, de la confrontation à nos limites, d’échecs, de déceptions, de la vie dans sa complexité et ses errements, d’où seule peut jaillir, au point de rencontre de la lutte et de l’analyse, la compréhension, bien souvent intuitive au départ d’ailleurs, ou l’intuition compréhensive (au sens anglo-saxon) du monde qui se fait et se défait. Gardons nous de ressembler à l’intellectuel cyniquement décrit par François BEGAUDEAU comme celui à qui s’impose « la mission de mutualiser sa clairvoyance », avant de conclure « Puisque les gens sont embrouillés par l’embrouille, il expliquera l’embrouille aux embrouillés ». (Boniments , Éditions Amsterdam, 2023, p 209).

Nous avons plus d’une fois évoqué la nécessité de nous ouvrir à d’autres imaginaires, mythes, représentations du monde. « Ce qui tue aujourd’hui et avant tout , c’est notre manque d’imagination. L’art, la littérature, la poésie sont des armes de précision. Il va falloir les dégainer » s’exclame avec force Aurélien BARRAU, appelant de ses vœux une « épiphanie philosophique et symbolique », mieux encore, « une révolution poétique, politique et philosophique » (Il faut une révolution politique, poétique et philosophique : Entretien par Carole Guilbaud, Editions Zulma, 2022). Bien. Et puis quoi ?, on attend que des tours d’ivoire descendent les flux de la clairvoyance qui irrigueront nos esprits simples et nous permettront de faire, enfin, la révolution en question … ? Ne conviendrait-il pas plutôt que chacun(e) explore sa part d’imagination, de créativité, apprenne à libérer l’intuition, à considérer institutions, normes, règles et usages au mieux comme une superstructure temporaire, une construction conjoncturelle. Philosophie, littérature, art, poésie, imaginaire ne sont pas des propriétés privées réservées aux intellectuels de haut vol. Et le courant ascendant, bien enraciné dans la praxis, apparaît amplement préférable au descendant. De la poïétique à la lutte, et réciproquement.

‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’, dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’.

La pratique d’une poïétique, c’est-à-dire l’expérimentation « des potentialités inscrites dans une situation donnée pour déboucher sur une création nouvelle » constitue le socle génératif de l’Espérance telle qu’entendue ici. « Est-on encore capable d’articuler spontanément nécessité et liberté, système et invention, c’est-à-dire de ne percevoir aucune contradiction entre le constat de notre impuissance et l’affirmation de nos capacités à nous en libérer ? » s’interroge un collectif d’auteurs dans un article au titre éloquent : « Yes, we can’t » (source).

Notre difficulté tient pour une part sans doute à notre incapacité à appréhender le temps long, la ligne temporelle dépassant, en amont et en aval, notre durée de vie. Nous sommes une étoile filante, un scintillement, une brève trajectoire. Aussitôt disparue. Vue de loin, de l’on ne sait où. Considérées de mon point de vue d’être vivant, par contre, ces quelques décennies emplissent la totalité de ma perspective. Prenant par ailleurs en compte les valeurs et pratiques d’une époque cultivant l’immédiateté, qu’il s’agisse de la livraison du traiteur chinois ou du retour sur investissement, l’angle se réduit plus encore, La praxis évoquée plus haut ne peut s’inscrire dans une fenêtre aussi étroite. Il nous revient de nous décentrer de notre propre existence à durée limitée, une autre manière d’expérimenter l’oubli de soi que nous avons évoqué plus haut. Au final, le plus difficile à saisir pour des esprits cartésiens jusqu’à la moelle comme les nôtres, c’est probablement que l’espérance n’est pas un état mais un mouvement, une tension vers, une dialectique. Jamais acquis, toujours à reprendre. Nous l’avons déjà dit, le Grand Soir est une fable délétère. Laissons parler le poète, qui l’exprimera bien mieux que nous ne le pourrions.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous, nous serons morts, mon frère
Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Raymond LEVESQUE, Quand les hommes vivront d’amour (1956).

Pierre de la faim sur l'Elbe. Texte gravé "Wenn du mich siehst, dann weine" - Si tu me vois, alors pleure.
Voir aussi le post ‘Semences et terreaux’.

L’effort de la praxis est un mécanisme d’émancipation. C’est le refus de se retrouver coincé dans un monde qui a décrété « la fin de l’Histoire », la mort clinique de l’utopie, le règne sans partage du « there is noalternative ».« Exister, c’est résister » clamait vaillamment Jacques ELLUL, formule-choc dont nous pourrions nous emparer si nous reconnaissons la résistance comme un ‘aller vers’ plutôt que ‘contre’. « L’espérance n’est (…) pas un désir qui s’oppose à une réalité toujours décevante, elle n’est « pas seulement une protestation dictée par l’amour » comme le souligne Gabriel MARCEL , mais elle est une affirmation aimante du monde, de la présence et de la vie » (source). Si, comme le souligne Gunther ANDERS « notre travail est un combat » (La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, 2006), si l’exercice de notre puissance (empuissantement?) est d’abord une résistance (qui commence bien souvent par mettre un terme à toute sur-obéissance), l’Espérance se veut avant tout présence cré-active au monde. Produisons et semons à tout vent graines et semences, sans trop savoir où Éole les emportera, dans quel terreau elles échoueront et peut-être prendront racine, qui les cultivera et moins encore à quoi ressemblera la plante.

« A bon moulin, tout peut faire farine », expression sans doute vieillotte mais que nous reprendrons à notre compte pour signifier que tout est bon à prendre qui augmenterait notre puissance d’exister, notre ‘conatus’ spinozien. Ce que nous dénommions dans un texte antérieur « tension vers un accomplissement ». Car ce que nous apprend Baruch SPINOZA, c’est que de tout ce qui augmente notre puissance suscite en nous un affect de joie. Ne serait-ce pas là un remède radical au carcan de l’abattement et de l’angoisse ?

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(*) Merci à C.P. qui m’a indiqué ce rapprochement.




Tous les désespoirs nous sont permis

D’après le titre d’un roman de Anne BRAGANCE, ‘Tous les désespoirs vous sont permis’, Flammarion,1973.

L’ampleur de la matière considérée ici tout autant que la difficulté à suivre les méandres parfois piégeux de l’écrit en création (et tout particulièrement la boucle vertuo-vicieuse et généralement kilométrique que celui-ci forme avec la lecture) ont une nouvelle fois entraîné la scission en deux parties d’un texte initialement unique. Nous voici dans la première, au titre bornant aisément le contenu. En guise d’apostille, nous amorcerons les considérations qui devraient constituer la substance du second texte. Les deux parties étant apparues quasiment indissociables à l’auteur, celui-ci s’efforcera dès lors de hâter la parution du second texte.

Les crises que nous connaissons aujourd’hui précipitent et nous font voir crûment ce que le temps long rendait nettement moins perceptible. A l’automne 2021, nous entamions la série de quatre posts ‘Haut les cœurs’, un cheminement où nous nous sommes essayés à comprendre le décalage entre les manifestations du délitement (abordées dans deux textes publiés plus tôt dans l’année: Apocalypse now ? puis la suite et fin, le premier recourant même au point d’interrogation, précaution apparaissant bien dérisoire aujourd’hui) et la sidération sociale régnante. Nous voici deux années plus tard seulement, et l’éclairage implacable des événements de tous ordres paraît quelque peu dissiper la torpeur des esprits. Plus vraiment K.O. debout mais groggy quand même, au travers des lambeaux de la brume qui s’effiloche, nous apercevons la mécanique en place. Dans le même mouvement nous prenons la mesure de l’inertie de l’ensemble, de la difficulté éprouvée à modifier nos trajectoires. Après une phase marquée par l’indifférence, nous voici maintenant en situation pré-traumatique pour certains, négationniste pour d’autres (voir ici et ici). Ce que nous avons antérieurement (provisoirement ?) dénommé anthropie, la difficulté que nous éprouvons à saisir les mouvements en cours (ici et ici), à mobiliser nos énergies.

Black is black
Black is black (source inconnue)

Un peu comme la banquise, nous voyons fondre un par un nos espoirs, « le fonds de l’air est à la dépression ». Pas suffisamment encore, peut-être ?

Mais prenons d’abord la mesure des dégâts. Dresser un inventaire (nous l’avions déjà esquissé au début de cette année, néanmoins la vitesse à laquelle se produisent les changements et l’intensité des coups de béliers que nous recevons justifient à nos yeux une mise à jour en bonne et due forme) ne relève pas d’un masochisme malsain. La lucidité étant notre première arme (en avons-nous d’autres?), sa pratique constitue un devoir. Tenons-nous bien droit debout, plutôt que la tête dans le sable. Il en résultera sans nul doute une marmite débordante d’un brouet indigeste au parfum écœurant. Tant pis ! L’usage plus fréquent des illustrations peut-être allégera-t-il celui-ci.

Les dégâts, quels terribles dégâts !

Nous ferons donc notre menu des profondes altérations tant de la physiologie et de l’anatomie du seul écosystème connu susceptible de permettre la vie humaine que de la qualité de vie et du vivre ensemble des presque 8 milliards d’humains qui l’habitent, altérations que pour la plupart nous connaissons depuis un moment déjà et qui aujourd’hui ne trouvent plus leur place sous le tapis.

…… (source inconnue)

Sera ici privilégiée (de manière non exclusive néanmoins, complexité oblige) l’entrée ‘changement climatique’, peut-être la plus parlante. Nous aurions tout aussi bien pu en choisir une autre. Ainsi, l’irruption brutale de l’Intelligence Artificielle, sortie il y a peu des labos siliconés où elle se trouvait jusque là confinée pourrait tenir un rôle comparable. Néanmoins, la compréhension du sujet et de ses enjeux apparaît à ce stade encore confuse et exigera de nous, sans aucun doute, une démarche de recherche telle qu’elle exploserait les limites du présent article. A plusieurs reprises évoquée sur ce blog, jamais réellement abordée, l’IA apparaît pourtant comme un phénomène susceptible d’impacter nos existence, notre vivre ensemble et peut-être plus encore notre ontologie avec une intensité et une profondeur peut-être comparables à ce que nous observons avec déjà un certain recul aujourd’hui en considérant les crises écologiques en cours. Cette nouvelle donne parait tout autant révélatrice des phénomènes que nous tentons d’appréhender sur ce blog. Nous y reviendrons un autre jour, Inch Allah, même si le chemin pour une compréhension intime et heuristique de l’IA et de ses retombées paraît bien ardu encore.

Ainsi vivons nous ce qui peut être défini comme une ‘polycrise’. (https://adamtooze.com/2022/06/24/chartbook-130-defining-polycrisis-from-crisis-pictures-to-the-crisis-matrix/ https://cascadeinstitute.org/earths-polycrisis-is-no-mere-illusion/ https://www.vox.com/future-perfect/23920997/polycrisis-climate-pandemic-population-connectivity). Nous tenterons dans les paragraphes suivants d’illustrer ce concept, abondamment, ad nauseam même, non pour faire étal de connaissances, mais plutôt par une espèce de cynisme machiavélique, aux fins de contribuer à l’extirpation, de notre étroit mental de privilégiés biberonnés à l’humanisme hors sol et à l’utopie libérale croissantiste, des petits espoirs avec lesquels, in fine, nous construisons notre cage. Prêt(e) à déguster ?… alors, à table !

Menu du jour

Entrée: salade fraîche de chiffres et courbes variées ou petite compotée d’indicateurs , sauce piment Naga Viper

Le budget carbone de la planète se solde à ce jour à 380 milliards de tonnes. Il s’agit, aux termes des travaux de la COP21 (« Accords de Paris ») de la quantité de dioxyde de carbone que nous pouvons rejeter dans l’atmosphère si l’objectif de 2° d’augmentation de la température du globe (par rapport aux niveaux préindustriels) à l’échéance 2100 devait être respecté. Au passage, il semblerait que les négociateurs de cet Accord aient visé 1,5° pour peut-être atteindre in fine 2° (rappelons-le, cet Accord n’est nullement contraignant). Pourtant, 1,5° ou 2°, c’est pas pareil ! Soit, nous verrons plus loin que nous n’en sommes plus là.

Au cours de l’année 2022 nous avons cramé quelque chose comme 58 milliards de tonnes sur ce budget, ce qui en gros nous laisse à peine six années à consommation constante, moins une pour 2023, qui vient de s’achever. Parmi d’autres (que nous examinerons un peu plus loin), il est un facteur qui vient considérablement réduire ce délai. En effet, la projection des données observées depuis 1990 permet de supposer avec une forte probabilité l’augmentation de la part de la population mondiale de personnes définies comme riches (arbitrairement définie dans l’étude ici évoquée par la possession d’un patrimoine de deux millions de dollars ou plus), qui passerait ainsi de 0,7 % en 2020 à 3,5 % en 2050 (voir plus loin le passage relatif à l’aggravation des inégalités économiques). La production de CO2 étant largement corrélée au niveau patrimonial, chaque individu de cette catégorie de la population mondiale rejetterait annuellement dans l’atmosphère 45 tonnes de dioxyde de carbone ce qui représenterait 286 gigatonnes sur trente ans, soit 72 % du solde en question. Les 96,5 % de la population situés sous le seuil de deux millions de dollars voudront bien se contenter des 28 % restants.

Plus le niveau économique est élevé, plus on consomme, plus on pèse sur la planète et ses habitants, présents ou à venir. Une vérité quasiment mécanique. Le tourisme spatial constitue évidemment un exemple limpide et caricatural de cette maxime mais elle se révèle tout aussi vraie pour le SUV électrique de deux bonnes tonnes, la résidence secondaire, les voyages d’agrément en avion, l’acquisition d’une montre connectée ou le remplacement annuel du smartphone, etc ... (voir ici p.ex.).

La France, république de plus en plus couronnée de grandes fortunes, est loin de démériter (voir illustrations ci-dessous).

Donc, déjà sur le plan du calendrier, ça craint. Alors cette entrée, ça passe bien ?… vous en reprendrez bien une louchette !

L’origine anthropique du changement climatique est avérée depuis 2007 , mais les politiques d’atténuation sont depuis restées amplement insuffisantes.

Plus le temps passe, plus la mise en œuvre des mesures nécessaires s’avère complexe, coûteuse et socialement problématique (ici et ici).

La fenêtre se referme, qui eut pu nous permettre de maintenir un monde pas trop éloigné de celui qui fût le nôtre. Nous entrons en territoire inconnu. Nous avons en effet dépassé la plupart des limites au-delà desquels les mécanismes du vivant et du climat se trouvent fortement altérés, altérations potentiellement non linéaires et/ou non réversibles, fréquemment interagissantes La limite la plus connue, souvent la seule retenue d’ailleurs, à savoir la production de C02, n’en constitue hélas qu’une parmi d’autres.

source : https://www.challenges.fr/classements/fortune/

Plat principal : utopie croissantiste sur son lit de désastres en cours

Les impacts économiques et sociaux de ces phénomènes, de plus en plus patents, exercent une pression croissante sur les conditions de vie de l’humanité (et si nous ne somme pas toutes et tous également responsables de l’origine de ces maux, nous ne les subissons pas non plus de manière égalitaire: voir p.ex. ici, ici et ici).

source ONU

Qui plus est, de manière patente, les instances dirigeantes s’emploient activement à retarder tout changement significatif du système qui les nourrit, ou développent des politiques dans la mauvaise direction: COP 28 dystopique (ici et ici), poudre aux yeux législative, poursuite des émissions problématiques, développement de la production de charbon et du transport aérien, etc.

Exemplatives, les initiatives visant au développement de la production d’énergie nucléaire, effectivement moins carbonée que pas mal d’autres, mais qui coche toutes les autres cases de la catastrophe (énormes besoins en eau, impossible gestion des déchets, modèle centraliste et hyper sécuritaire, fragilité des approvisionnements en uranium, etc.), nécessite une importante mobilisation de moyens financiers (qui ne seront dès lors plus disponibles ailleurs) mais aussi des délais de mise en œuvre qui se comptent en décennies, incompatibles avec les urgences qui nous occupent. Voir p.ex. ici, ici et ici.

L’extension continue de l’extractivisme confirme quotidiennement l’utopie d’une croissance illimitée dans un monde limité. Ou impose le développement de projets d’extension des territoires exploités (zones de pèche, arctique, fonds marins, planètes proches) accompagnés de leur cortège d’effets délétères (migrations humaines, pollutions du sol, de l’eau, de l’air à large échelle, contrôles et répression des populations, etc). Ainsi, parmi bien d’autres: oléoduc en Ouganda, dérégulation environnementale pour les matières premières critiques, importations massives de gaz de schiste, traité de la charte sur l’énergie, exploitation minière des fonds marins.

Les traités commerciaux de libre échange amplifient les problématiques sociales et environnementales en aggravant la privatisation des ressources communes, par la mise en concurrence de systèmes productifs (agricoles ou autres) extrêmement différents, en nivelant par le bas les normes, en augmentant les transports internationaux…. Qu’à ne cela ne tienne : maintenons-les et développons en d’autres ! Quelques exemples: surpêche, Zone de Libre Echange Continentale Africaine, Mercosur (ici et ici) et autres accords de libre-échange (ici et ici).

Bien sûr les effets de ces accords sur les populations fragilisées, souvent conjuguées aux effets de la crise climatique, jettent hors de chez eux les gens par millions. Certains ayant même le culot de s’avancer, au péril de leur vie, jusqu’aux marches de l’occident, celui-ci érige remparts et législations excluantes (ici, ici et ici, parmi bien d’autres).

Les populations directement ou indirectement concernées se rebiffent-elles ? L’extension monstrueuse des systèmes de surveillance et de la répression, en particulier à l’égard des militants écologiques, criminalisés, enfermés, blessés ou assassinés, y compris en usant de pratiques illégales mais aussi bien entendu le contrôle des médias (en particulier ceux qui n’appartiennent pas à l’un ou l’autre groupe financier), constituent visiblement les réponses adaptées.

Sur ce chapitre on peine réellement à sélectionner une série de références bibliographiques tant les évolutions récentes ont dépassé les pires prédictions. Voici donc, en vrac et parmi d’autres:

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cegrvimani/l16b1824-t1_rapport-enquete

https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_lois/l16b1864_rapport-information.pdf

https://www.nature.com/articles/s41893-019-0349-4

https://www.nature.com/articles/s41893-023-01126-4

https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/dec/22/2023-governments-climate-crisis-persecute-activists-silenced

https://www.ensp.interieur.gouv.fr/Actualites/L-ecoterrorisme-explique-aux-futurs-lieutenants-de-police

https://usbeketrica.com/fr/article/ariane-lavrilleux-on-risque-d-entrer-dans-une-ere-tres-sombre

https://www.politis.fr/articles/2023/10/soulevemenbts-de-la-terre-le-gouvernement-est-atteint-de-dissolutionite-aigue

ttps://lesaf.org/stigmatisation-explicite-refus-de-se-conformer-au-droit-europeen-et-politique-du-fait-divers-le-tierce-gagnant-du-ministre-de-linterieur

https://www.auposte.fr/cat/justice/proces-des-8-12

https://www.politis.fr/articles/2023/12/maintien-de-lordre-de-nouveaux-lance-grenades-de-40-mm

https://www.politis.fr/articles/2023/11/maintien-de-lordre-la-france-soffre-plus-de-78-millions-deuros-de-grenades

https://www.investigate-europe.eu/fr/posts/hardline-eu-governments-push-legitimise-surveillance-journalists-media-freedom-act

htttps://www.francetvinfo.fr/les-jeux-olympiques/paris-2024/avant-paris-2024-comment-la-surveillance-de-masse-est-devenue-une-discipline-olympique_5712473.html

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/14/videosurveillance-algorithmique-a-la-police-nationale-des-revelations-passibles-du-droit-penal/

https://disclose.ngo/fr/article/la-police-nationale-utilise-illegalement-un-logiciel-israelien-de-reconnaissance-faciale/

https://www.nextinpact.com/article/72799/les-navigateurs-web-devront-ils-accepter-certificats-securite-imposes-par-autorites

tps://www.vox.com/future-perfect/23952627/wayne-hsiung-conviction-direct-action-everywhere-dxe-rescue-sonoma-county-chicken

ttps://www.laquadrature.net/2023/11/09/une-coalition-de-6-organisations-attaque-en-justice-le-dangereux-reglement-de-lue-sur-les-contenus-terroristes/

ttps://disclose.ngo/fr/article/espionnage-des-journalistes-la-france-fait-bloc-aux-cotes-de-six-etats-europeens

Fichiers d’identité en France (source)

Dessert au choix : perspectives vertigineuses et son confit de conflits ou solutionnisme technologique, nappé de greenwashing

Hausse brutale de la valeur des actions des principaux groupes mondiaux d’armement dès le début du conflit à Gaza, en octobre 2023 (source: New York Times)

Les budgets d’armement partout dans le monde ont repris des profils de croissance rappelant le bon vieux temps de la guerre froide. Tensions géopolitiques, crises territoriales ou ethniques, concurrence acharnée pour les ressources, néo-colonisation … des concepts à l ‘obsolescence desquels nous aurions aimé croire, quand certains grands esprits nous annonçaient la fin de l’histoire et qui aujourd’hui, bien moins que demain sans doute, s’exposent en majesté sur les écrans télé. Des sommes faramineuses, rendues indisponibles pour des stratégies collectivement décidées, justes, et efficaces face aux enjeux écologiques et sociaux. Une collusion insupportable avec le monde politique. Des impacts socio-économiques, directs ou indirects, terriblement délétères. Sauf bien sûr pour les porteurs des capitaux investis dans l’industrie de l’armement. Ne l’oublions jamais : une école explosée à Gaza, ce sont des points de PIB en plus (la production des armements, depuis l’extraction de minerais jusqu’à la livraison, le fonctionnement des services de secours, les cérémonies funéraires, la reconstruction, … tout cela c’est du chiffre d’affaire pour quelqu’un, quelque part).

Fantôme de la menace nucléaire lors de la guerre froide, l’horloge de la fin du monde fait à nouveau résonner son tic tac glaçant.

Digestion et lucidité

Depuis le post ‘Apocalypse now‘, les signes avant-coureurs n’ont pas arrêté leur progression …

Voici pour le menu du jour, ou du moins un ‘best of’ des infos et analyses qui chaque jour s’accumulent. Ledit tableau, à n’en pas douter, se trouvera demain dépassé, à la vitesse à laquelle fonctionne la dégradation. Les signes avant-coureurs étaient bien présents, depuis des lustres. Les informations étaient accessibles, moyennant quelque effort (le premier étant sans aucun doute de balancer par la fenêtre le récepteur télé), même si le rythme soutenu des changements en altérait la visibilité. Nous avons vu antérieurement comment la perversion des éléments de langage, les pièges de l’information, tout comme les mythes sociaux concourraient à rendre insignifiant (dans le sens de ‘incapable de porter aucune signification) les processus en cours, ce qui, dès lors, participait à l’accroissement de l’angoisse et de la dépression.

Maintenant nous savons en gros où nous sommes …

« Le monde marche sur la tête », « Ils sont fous », entendons-nous alentour. Le spectacle des dévoiements, atermoiements, fuites en avant et autres ignominies est-il vraiment insensé, dans le double sens de déraisonnable, dénué de logique, mais aussi de l’impossibilité dans laquelle nous nous trouverions de découvrir un sens, une direction, aux événements ? Nous faisons l’assomption du contraire, d’autant plus aisément qu’en ces temps de radicalisation les pièces de décor tombent, les protagonistes sortent des coulisses, les mensonges chaque jour sonnent un peu plus faux, les doubles langages s’écartèlent, les enjeux apparaissent criants, les positions de pouvoir s’affirment. Bref, quand les phénomènes se décantent, apparaît la royale nudité …

A ce stade il serait agréable sans doute de se laisser envahir par une sorte de désespoir confus, la douce torpeur de la déprime en place de la rage, la tête collée à l’écran, au fond du trou prudemment creusé dans le sable. A moins que nous ne choisissions de ne pas choisir, tel(le)s celles et ceux qui ont bien compris que la transition est un code, une suite d’éléments de langage et de comportements sociaux (je trie mes déchets, j’utilise un vélo pour faire les courses dans le quartier, j’épargne l’eau de la douche, je compense par la plantation d’eucalyptus en Afrique mon dernier city-trip en avion) mais qu’en fait il s’agit de ne rien changer à ce qui fait notre assez confortable (pour certains, mais ils sont nombreux encore à ne pas trop souffrir … pour le moment) manière de vivre, nier le grand écart permanent entre notre compréhension d’une part et notre capacité à intervenir sur le monde ou simplement notre propre existence d’autre part. Et continuer à enfourner à pleines pelletées le charbon dans la chaudière de la machine qui bouffe tout.

Types de réponses d’un écosystème à un changement graduel de condition environnementale. A : Imaginons une condition environnementale qui varie graduellement dans le temps (e.g. quantité de précipitations, température ou apport en nutriments). B – D : Trois types de réponses d’un écosystème à ces changements. L’état de l’écosystème peut correspondre au nombre d’espèces ou à la surface de la couverture végétale par exemple. (B) Transition continue, graduelle : l’état de l’écosystème varie graduellement en réponse au changement de condition environnementale. (C) Transition continue, abrupte : la réponse de l’écosystème devient abrupte et donc moins prévisible mais demeure réversible. (D) Transition discontinue (ou transition catastrophique): l’état du système varie peu jusqu’à ce qu’une valeur seuil de la condition environnementale soit atteinte. L’écosystème bascule alors vers un autre état et donc un autre mode de fonctionnement (par exemple d’un état clair à turbide pour un lac, ou d’un état vert à désertique pour un écosystème aride).source
Explication intuitive d’une transition catastrophique. A. Mathématiquement, ce phénomène peut être décrit et expliqué avec des modèles simples. On parle de bifurcation “fold” ou “saddle-node”, ou encore de transition sous-critique en mathématiques. Ce type de transition se produit lorsque deux états stables d’un écosystème (sain et dégradé) coexistent pour une série de valeurs de la condition environnementale. Ces états stables sont séparés par un équilibre instable (ligne grise) qui marque la limite des bassins d’attraction des deux équilibres stables (lignes noires). B. Paysages de stabilité de l’écosystème (ou « potentiels » en physique) à différents points (a-f) le long du gradient de condition environnementale. Il y a deux façons de passer d’un état à l’autre et donc d’effectuer une transition catastrophique : par modification du paysage de stabilité (flèches vertes) ou par perturbation de l’état de l’écosystème (flèches oranges).source

Nous prenons ici le parti de la lucidité. Et pourquoi ? Et pourquoi pas ? Il s’agit d’un parti-pris. Nous pourrions presque parler à ce propos d’une position existentielle, ou ontologique. Nous y reviendrons plus loin dans la dernière partie de ce texte. Celles et ceux qui nourriraient quelque crainte pour leur confort moral et intellectuel pourront toujours clore cet onglet de leur navigateur et aller voir sur Netflix si la solution ne s’y trouve pas. Armés de la sorte, équipés d’une loupe, nous allons tenter de saisir au plus près la dynamique socio-politique autour de la thématique du changement climatique telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui.

Ainsi tout va mal semble-t-il au terme de notre liste à la Prévert. Mais il nous reste l’espoir que les décideurs aient enfin compris la gravité du moment et mettent en œuvre, mieux vaut tard que jamais, les mesures destinées à éloigner de nous autant que faire se peut ces épées de Damoclès. Enfin, c’est ce qu’ils disent, même si ce n’est pas toujours limpide. Et si, plutôt que d’écouter leurs dires, nous nous intéressions à leurs actes. Et, pour faire sens, si possible dans une analyse diachronique et compréhensive.

Climat : tout bouleverser pour que rien ne change.

Il y a quelques mois, c’était encore le scénario-épouvantail, celui qu’il fallait se donner les moyens d’éviter à tout prix : 4 degrés (ou plus) de réchauffement à l’horizon 2100. Et tout le bordel qui va avec car bien évidemment il ne s’agira pas juste de faire avec quatre degrés supplémentaires. Nous l’avons vu, les interactions à l’intérieur de et entre les systèmes naturels qui interviennent dans la formation du climat nous font déjà voir quelques beaux emballements (fonte du permafrost, déjà débutée d’ailleurs, acidification des océans, blabla), de très jolies hystérésis, des inondations ou sécheresses à répétition, les déplacements de population qui les accompagnent, les conflits armés suscités par la compétition pour les ressources raréfiées, etc, etc. Et tout le toutim social et politique qui s’ensuit et que nous apprenons également à bien connaître : accentuation de la pauvreté, conflits sociaux, autoritarisme, surveillance (bientôt un passe carbone?), répression, etc. Un épouvantail franchement plus inquiétant que quelques frusques attachées à un bâton au milieu du champs, mais néanmoins, jusque là au moins, considéré comme évitable. S’il s’avère en fait que plus grand monde ne croyait à l’objectif des 2° (récemment dénoncé comme irréaliste par une part du monde scientifique), des engagements (non contraignants) pris à la COP21 fort peu ayant été tenus, l’atténuation néanmoins restait un projet largement partagé. Entre admettre que les objectifs de l’Accord de Paris ne sont plus vraiment à notre portée et renoncer à des stratégies pertinentes et ambitieuses d’atténuation, il y a plus que des nuances.

A la croisée des chemins.

Bref, nous étions en quelque sorte à la croisée des chemins, un carrefour sociétal, civilisationnel. Il nous fallait collectivement débattre, peser, faire des choix et puis (se) contraindre, accepter que pas mal de choses que nous avions considérées comme des ‘libertés’ naturelles n’étaient que des artefacts d’un monde qui s’était cru hors sol, prendre en considération les externalités négatives de nos existences survoltées, apprendre d’autres satisfactions que celles des désirs sans fin. En bref, vivre autrement que dans le productivisme, le toujours plus (vite, loin, haut, riche, beau) et dès lors inévitablement mettre en péril la machinerie à extraire du profit et à concentrer celui-ci dans les canaux financiers aboutissant dans les escarcelles de quelques un(e)s d’entre nous.

Source Ademe
Le regard tourné vers un avenir lointain (les jumelles), mais qui s’intéresse au présent ?

Il était même admis qu’existaient différentes voies pour arriver à un tel résultat, choix qu’il se serait agit de mettre en débat. De nombreux travaux de qualité, émanant d’instances officielles ou d’ONG ont été produits à ce propos. Ainsi l’ADEME réalisait en 2022 un gros (plus de 600 pages) travail de scénarisation de quatre démarches de transition distinctes, toutes – à leurs dires – compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris (COP 21) : ‘Transitions 2050’ fut dénommé l’exercice, complété du sous-titre ‘Choisir maintenant, agir pour le climat’.

Considérons un moment l’éventail des scénarios transitionnels relevés par l’Agence. « L’ADEME a souhaité soumettre au débat quatre chemins “types” cohérents qui présentent de manière volontairement contrastée des options économiques, techniques et de société pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Imaginés pour la France métropolitaine, ils reposent sur les mêmes données macroéconomiques, démographiques et d’évolution climatique (+2,1 °C en 2100). Cependant, ils empruntent des voies distinctes et correspondent à des choix de société différents » énonce la page web de présentation du projet. ‘Génération frugale’, ‘Coopération territoriales’, ‘Technologies vertes’ et ‘Pari réparateur’ sont les petits noms charmants des quatre voies ainsi scénarisées. Si le travail effectué paraît considérable, il est assez aisé de mettre en évidence les à priori, biais et limites de l’exercice. Tout d’abord cette étude, pour ambitieuse qu’elle soit, ne prend pas en compte des problématiques pourtant directement connexes comme la perte de biodiversité et ses conséquences, pas plus d’ailleurs que les transports internationaux, tout cela constituant deux limites sérieuses, voire susceptible de faire peser un vrai doute sur les résultats présentés, d’autant qu’il est évident que ces deux bémols (parmi d’autres) ne s’appliqueront pas de la même manière aux différents scénarios. On regrettera également que le caractère aventureux dirons-nous de la transition en question ne soit pas annoncé. Le terme en effet est trompeur, ne laissant pas voir à quel point nous avons devant nous une démarche jamais accomplie par l’humanité. Jusqu’ici nous n’avons jamais vraiment connu la transition d’une énergie à une autre mais plutôt l’addition d’une nouvelle source d’énergie à celles qui fonctionnaient jusque là (p.ex. le pétrole ne s’est pas substitué au charbon à la moitié du siècle dernier, au niveau mondial s’entend, sa consommation est venue s’ajouter à celle du charbon). Il importerait pourtant que nous comprenions toutes et tous à quel point les enjeux sont cruciaux et la démarche sans nul doute lourde et difficile. Avançons néanmoins.

Victor Court -Évolution de la consommation mondiale d’énergie primaire, 1850–2019. À noter qu’on peut trouver des estimations différentes en fonction des conventions de calcul retenues pour convertir l’électricité provenant du nucléaire, des barrages hydrauliques, des éoliennes et des panneaux photovoltaïques en équivalents primaires. Production de l’auteur à partir des données de Etemad & Luciani (1991) numérisées par The Shift Project (2019), Smil (2016), et British Petroleum (2020)CC BY-NC-ND

Le premier scénario, de toute évidence, est destiné aux gentils écolos à la barbe fleurie. Pas sérieux, utopique, du balai. Les seconds et troisième récits semblent récolter les faveurs des beaux bobos de l’Ademe. Des projets ‘réalistes’, faisant la part belle aux institutions verticales et à la technologie. Le quatrième, on sent bien qu’il les inquiète un peu. Ce n’est pas pour rien qu’ils l’ont intitulé ‘pari’ !, quand on parie on ne gagne pas à tous les coups. Dans celui-ci, résument les auteurs, « les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique : la société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières pour conserver un monde vivable. Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Mais le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement.» Mais, oups !, à regarder de près cette dernière voie, il apparaît que ce scénario du ‘pari réparateur’ illustre en fait la trajectoire que nous sommes occupés à suivre depuis quelques temps (sans que, bien entendu, dans le monde réel, celui que nous expérimentons quotidiennement, sensiblement différent de celui rêvé semble-t-il par les experts de l’Agence, il ne soit nullement question de choix collectivement mûri).

Le pari.

Principales caractéristiques du scénario ‘pari réparateur’ de l’ADEME. Source

Laissons à l’Agence le soin de synthétiser en tableau (ci-contre) les principales caractéristiques de ce scénario du ‘pari réparateur’. Il n’est pas indispensable à notre propos du jour d’analyser en détail ce projet. C’est la comparaison de celui-ci avec les trois autres pistes, qui semblent bien aujourd’hui de facto (dans les faits donc, les discours n’étant en général que brouillard et tours de passe-passe) en bonne part voire totalement délaissées, qui nous intéresse. Le point commun aux trois premiers parcours imaginaires de l’ADEME est que, chacun à sa manière, ils imposent des contraintes à l’activité économique. Ils contrarient la règle d’or du capitalisme moderne à savoir la liquidité des investissements. Bien entendu une part des investissements se dirigera vers des activités produisant de la décarbonation, tout en restant dans une logique de primauté absolue de la rente (un champs d’éoliennes p.ex.) mais, nous l’avons vu dans notre dur inventaire en début de texte, l’essentiel des ressources restent et resteront fléchées vers les échanges mondialisés, l’extractivisme, l’intensification des productions agricoles (à des fins alimentaires ou énergétiques), l’armement et les énergies fossiles. On sait pourtant que l’adaptation sera sensiblement plus coûteuse que les stratégies d’atténuation mais qui se soucie de calculs économiques à l’échelle des décennies quand les politiques surfent sur les sondages hebdomadaires et que les seuls retours qui intéressent un fonds de placement sont ceux calculés à l’échéance semestrielle. Sans oublier que pour un investisseur un champs de ruines est un gisement à exploiter. Rappelons nous à quel prix se sont vendus masques et respirateurs il y a deux ans (au cours d’une pandémie indubitablement liée à l’extension des pratiques agro-industrielles et à la globalisation) et dans quelle proportion ont grimpé les dividendes délivrés à leurs actionnaires. Mais aussi qui a financé, via les impôts, taxes diverses, les innombrables réductions de prestations publiques, les mesures (inconditionnelles) de soutien aux entreprises pour qu’ensuite une bonne part de ces sommes suivent les chemins connus vers quelques escarcelles.

C’est cela le pari réparateur : on parie que l’on peut poursuivre la trajectoire actuelle mais que la technologie va nous sauver et que nous pourrons protéger les plus faibles. Sauf que, si nous voyons bien en regardant alentour comment se met en place le ‘pari’, et donc les risque qui l’accompagnent, de ‘réparateur ’hélas on ne distingue pas grand-chose. Les dites ‘technologies vertes’ sur lesquelles repose le concept ont pour intérêt premier de créer pour les entreprises de gigantesque marchés fructueux. Elles ont pour inconvénients de n’être encore que des projets éventuellement concrétisables à échéance d’une ou deux décennies (alors que le GIEC nous adjure de ne pas attendre 2025 pour réduire drastiquement les émissions), de mobiliser des ressources financières énormes qui ne seront plus disponibles ailleurs, de ne faire bien entendu l’objet d’aucun choix collectif et … de ne probablement pas fonctionner ! Quant aux mécanismes de protection civile et sociale censés atténuer / réparer les impacts subis directement (maladies, destructions de terres ou d’habitats, augmentation drastique des coûts d’accès aux ressources de base comme l’eau, l’alimentation et l’énergie p.ex.) ou indirectement (perte d’emploi, déplacement de résidence forcé, etc) par les populations et surtout les plus fragiles (qui sont déjà aujourd’hui de plus en plus nombreuses) nous voyons chaque jour comment ils se trouvent malmenés par les gouvernements : fragilisation des systèmes de santé, réduction de la protection au travail, report de l’âge de la retraite, restrictions diverses à l’accès aux aides sociales, etc. Pas plus que de se donner les moyens d’une réduction drastique des émissions, on ne prendra en compte l’explosion des besoins en matière de sécurité d’existence et de protection sociale générés par les externalités négatives du productivisme.

Capitulation sans condition.

En France, après avoir été maintes fois tancé pour son inaction sur le plan climatique par diverses instances (dont la Cour des Comptes), le gouvernement annonçait il y a peu un plan d’adaptation à un changement climatique massif (+4°) intégrant notamment une consultation publique, ce qui ne manque pas de piquant quand on se rappelle le sort réservé aux travaux remarquables de la Commission Consultative pour le Climat qui, en 2019-2020 (une autre époque déjà!), énonçait 150 propositions qu’il aurait été bien utile d’appliquer sans retard et qui finirent majoritairement aux oubliettes. Sur fonds d’angoisse savamment distillée jour après jour par les médias, c’est notre résilience qu’il nous faudrait accroître, c’est-à-dire, dans leur langage, notre capacité à rentrer la tête entre les épaules afin d’encaisser les coups. Il n’est plus question de chercher à atténuer, collectivement, il ne reste plus qu’à s’adapter, individuellement.

On peut considérer positivement la lucidité du gouvernement face à sa propre incurie et admettre qu’il s’agit là d’un progrès en matière de cohérence mais cela ressemble quand même furieusement à un refus de combattre. Refus de combattre la dégradation généralisée de nos conditions d’existence mais pas les hérauts/héros appelant, de plus en plus fortement puisque les appels restent sans suite, au sursaut.

France Stratégie, « service du Premier ministre, chargé de concourir à la détermination des grandes orientations pour l’avenir de la nation et des objectifs à moyen et long terme de son développement économique, social, culturel et environnemental, ainsi qu’à la préparation des réformes » (source) en France n’a pas coutume de se distinguer par des position très critiques à l’égard de l’Etat. Pourtant, au moment où le gouvernement nous faisait part de son renoncement, cet organisme publiait un opus de plus de 150 pages traitant des ‘Incidences économiques de l’action pour le climat’ qui définissait la période que nous vivons comme une fenêtre réduite appelant à des actions immédiates, à « faire en dix ans ce que l’on a peiné à faire en trente », s’inquiétant des effets macroéconomiques des politiques en cours. Après avoir rappelé combien l’empreinte carbone, même au sein d’un même pays, tel la France, est directement liée au niveau de vie, le rapport soulignait l’impératif d’équité et rappelait les conditions d’une transition juste. Au regard de ces 150 pages, le renoncement gouvernemental n’apparaît pas comme le constat d’un défaut d’analyse ou d’un manque de moyens d’action au niveau national, mais révèle plutôt la duplicité d’un pouvoir qui refuse de pouvoir (agir), qui se lave les mains, laissant le champs libre au marché et aux lobbies, fermant les yeux sur la multiplication des victimes. Le voici exposé sans fards, ce fameux pari dans lequel nous sommes engagés.

Qui sème l’angoisse …

Mais ce sont des mots, des raisonnements, des chiffres tout cela, à qui cela parle-t-il ? Ce que veulent les médias, qui sont là pour faire notre éducation, c’est de l’émotion. Le dernier rapport du GIEC, évoqué plus haut, a-t-il fait l’objet d’un traitement médiatique un peu plus marqué que le précédant ? Certes, mais nullement pour en expliquer la teneur, à savoir essentiellement les enjeux et les choix techniques, politiques et sociétaux qui s’offrent à nous. Pas plus que pour traduire pour le grand public le message impérieux d’incitation à des actions et des choix forts, sans retard, pourtant criant dans ce document. La lessiveuse médiatique, qui tourne à l’audimat (garant des revenus publicitaires), se plie aux exigences des actionnaires (voir illustration) et s’étend volontiers aux pieds du pouvoir, a accouché d’un message d’angoisse et de détresse. L’angoisse est une ADM, une arme de dissuasion massive.

Le Monde Diplomatique / Acrimed
source

Conclusion : devant ces choix cruciaux, nous avons sauté le stade ‘débat’ collectif, esquivé tant par les gouvernants que par les médias, dont le rôle est crucial. Aiguillage bloqué, la locomotive continue allègrement sur sa lancée. Les gouvernements nous montrent quasi quotidiennement, à titre individuel ou une fois réunis (COP), que ce n’est pas d’eux que viendra l’inflexion décisive, soit qu’ils soient contraints par des échéances électorales calées sur le très court terme, soit qu’ils soient plus ou moins inféodés aux pouvoirs économiques et financiers. Là où les gouvernements ne sont pas à la hauteur des enjeux, peut-être pourrions-nous attendre mieux des instances internationales ?

L’ONU à Davos : la vérité toute nue.

Antonio GUTTEREZ à Davos en janvier 2023.
Le secrétaire général de l’ONU, en baissant son pantalon, nous fait entrevoir …

Minés par l’anxiété, baladés d’annonces tonitruantes en consultations bidons, constatant le ferme choix de nos gouvernants de n’assumer aucun choix susceptible d’altérer substantiellement les conditions actuelles de répartition des pouvoirs et de distribution des revenus de l’activité économique, nous serions en droit de nous interroger : mais alors, qui décide ?… Les crises, même déclinées différemment sur le plan local, étant d’ordre planétaire, on s’attendrait à voir l’ONU assurer le leadership sur ces questions. Qu’en est-il ? Et bien ici aussi les choses se décantent bien ces derniers temps. En janvier 2023, lors du Forum Économique Mondial de Davos, Antonio GUTERRES, secrétaire général de l’organisation, prenait clairement le leadership, celui de l’indignation en tout cas. Après avoir dénoncé « l’état déplorable de notre monde », « la culture de la désinformation » et le greenwashing, « une myriade de défis et de problèmes interdépendants », la spirale de la dette, les guerres, évoquant une « réaction en chaîne », Monsieur GUTERRES n’hésitait pas à admonester l’élite économique mondiale et même à s’en prendre frontalement à l’industrie pétrolière. Sans omettre néanmoins d’émailler ses remontrances de nombreux « my dear friends ».

Mais à Davos on n’est pas réunis pour débiter des contes pour enfants. Extrait de ce discours, dans la langue originale, car l’expression en est plus percutante encore : « In many ways, the private sector is leading. Governments need to create the adequate regulatory and stimulus environment to support it ». Au sein du Forum, lorsque l’on parle du secteur privé, on n’évoque pas la boulangerie du quartier ou l’entreprise de plomberie de votre beau-frère mais les multinationales et les fonds financiers. Le leader est désigné, c’est le capitalisme mondialisé. Aux gouvernements de leur ouvrir la route et de pourvoir aux incidents.

source + source

Résumons-nous. L’ONU est une institution internationale créée en 1945, au sortir des ravages mondiaux que l’on sait, et regroupant près de 200 états. Elle constitue « la garantie du droit international et dispose de pouvoirs spécifiques tels que l’établissement de sanctions internationales et l’intervention militaire » (source). Le Forum Économique Mondial « est une fondation à but non lucratif et organisation de lobbying créée en 1971 » dont la mission « est (d’)améliorer l’état du monde (« Improving the state of the world ») mais Davos est en pratique connu comme un haut lieu de lobbying, de business, et de fête » (source). Et c’est dans cette enceinte que le plus haut dirigeant de l’instance supranationale la plus élevée vient chouiner d’abord (« c’est vilain ce que vous faites ») puis implorer ces dirigeants de haut vol, au sein desquels pas mal de charognards (ici ou ici, parmi mille autres), de bien vouloir faire quelque chose (« parce que tout part en couilles et moi je peux rien y faire »). Au terme de cet exercice de lucidité, que répondre à la question « Il est où le vrai pouvoir, en fait ?…. ». A la botte d’une nébuleuse de pouvoirs économiques et financiers, pas toujours cohérents ni univoques d’ailleurs, mais qui n’a aucun intérêt à réduire la voilure du vaisseau productiviste et doit faire le calcul que leur puissance les mettra à l’abri des retours de flamme. Et non ils ne sont pas fous ou inconscients, ils savent très bien où ils vont. Une telle vision n’est nullement complotiste, mais tropistique (c’est-à-dire qui procède d’un tropisme) (nous y reviendrons peut-être dans un prochain article), personne n’a la main.

Épitaphe : à nos chers espoirs disparus.

Nous avons dépassé six seuil (limites planétaires) sur neuf, nous avons consommé au cours des seules trois dernières années 50 % du budget d’émission de carbone qui nous était ‘alloué’ par les objectifs de la COP 21, et nous constatons que les manettes ne se trouvent ni dans les mains de ceux que nous voyons comme nos dirigeants, ni dans les hémicycles des instances internationales mais dans des cénacles où les préoccupation relatives à votre sort, au mien et plus encore celui des générations à venir passent bien loin derrière la question de la rémunération du capital au cours des six prochains mois. Voilà qui devrait nous permettre pas mal de désespoirs …

Nous n’allons pas cumuler plus avant les raisons de désespérer. D’autant que, rappelons-le, le même exercice de décantation appliqué à d’autres thématiques que le changement climatique – I.A., eau, agriculture (ici, ici ou ici), etc. – aboutirait grosso modo à des constats identiques. Nous touchons le fond, c’est bien l’exercice le plus décapant que nous puissions faire que de reconnaître que l’espoir est vain. Si jusque là nous étions plutôt tentés par exhortation « Allons enfants de l’apathie ! », il semble que nous en soyons réduits en ce jour à entonner « Aux larmes, Citoyens ! ». Bienvenue dans l’immonde d’après …

Déréliction.

Quelles que soient nos réticences à le reconnaître, et plus encore à en assumer les conséquences, nous vivons une situation de déréliction. Nous n’y sommes nullement préparés. Nos mythes modernes, l’homme maître et possesseur de la nature, la belle ligne ininterrompue du Progrès, nos ‘Droits de l’Homme’, direction les oubliettes. Nous sommes empêtrés dans des valeurs, représentations, et attentes, d’un monde qui déjà n’est plus. Avec les addictions et les taches aveugles qui vont avec. Au plus nous conserverons quelque espoir, au plus dure sera la confrontation inévitable et au moins nous pourrons trouver en nous les forces et les ressources qu’il nous faut bien rechercher. Et si le caractère effroyable du tableau que nous avons longuement dressé ci-avant ne fait aucun doute, notre déréliction nous place, paradoxalement peut-être à première vue, dans la configuration optimale pour ce faire. Car l’individu ne se réduit pas à des pratiques et croyances, qu’elles soient personnelles ou collectives. Tourner le dos à nos espoirs, c’est accepter/reconnaître la disparition/l’obsolescence de nos anciens cadres des référence, schémas d’analyse/compréhension du monde et de nos expériences, de nos fantasmes projetés sur le monde (le Grand Soir p.ex .), etc. Et donc se mettre en capacité de recréer une vision du monde et de l’individu au sein de celui-ci, d’engager une révolution poétique, de refonder même notre pensée. Ce à quoi nous ne pouvons pas renoncer, par contre, c’est à notre condition essentielle de vivant, notre appartenance à l’extraordinaire aventure de l’existant, d’exception au néant.

Notre déréliction peut être vue tout autant comme une libération que comme une perte dramatique. C’est ce que nous tenterons de développer dans le prochain post. Nous irons à la rencontre de l’espérance car la confrontation à l’impossibilité de l’espoir nous ouvre la voie de l’espérance. L’espoir est le refus du présent, l’espérance est intemporelle. L’espoir est porteur d’un désir personnel, l’espérance ne se réduit pas à un contenu. L’espoir relève d’une position égotique, l’espérance constitue une position existentielle. A suivre donc, nous verrons bien où nous mène cette quête …

Ce texte se poursuit avec l’article « Au-delà des ruines ».




Pourquoi les cerises ….?

Pourquoi les cerises les plus brillantes, les plus joufflues, les plus désirables, sont-elles toujours situées à l’extrémité des hautes branches et non à portée de main du cueilleur alléché ? Cette interrogation va bien au-delà de l’aimable divertissement intellectuel. Elle nous interpelle sur le désir. Dans un premier temps, le constat dépité du gourmand serait susceptible de nous conduire à formuler deux hypothèses explicatives. Soit il existerait un ordre supérieur (divin?) disposant les plus belles cerises aux endroits les plus inaccessibles. Soit, à l’inverse, ce serait la difficulté d’accéder aux fruits qui, exacerbant notre désir, parerait des plus beaux atours cerises, pommes ou mûres lointaines. Nous poursuivrons sous peu cette réflexion mais, quoi qu’il en soit de cette alternative, l’auteur de ces lignes peut témoigner de ce que le résultat d’efforts acharnés pour atteindre les emplacements les plus difficiles se révèle presque toujours décevant. Voire même frustrant lorsqu’il s’agit de mûres hautement perchées au fond d’un roncier épais, pour l’acquisition desquelles on se sera profondément labouré mollets et avant-bras. Nonobstant l’influence du rayonnement solaire sur les fruits bien exposés, il s’avère généralement que, une fois rejoint le seau ou le panier, la récolte fait bien plus grise mine, paraissant déterminée à ne pas tenir les promesses qu’elle nous faisait tout là-haut, dans la belle lumière du matin. Ce n’est pas la lumière qui a changé, c’est notre regard sur l’objet du désir.

Tout se réduit en somme au désir et à l’absence de désir. Le reste est nuance.

Emil Michel CIORAN

Le désir se situe au cœur de la dynamique humaine. L’humain serait-il un animal désirant ?, une interrogation qui nous renvoie à notre récent parcours de réflexion, où nous avons vu l’humain, animal parmi les animaux, vivant au sein du vivant, se définir également par des spécificités, que nous avons entrepris de mettre au jour. L’animal en effet connaît le besoin et non le désir, même si nous apporterons plus loin quelques nuances à cette affirmation. Nous voilà donc embarqués dans une suite du précédent épisode, mais pas que. Car si nous établissons le désir comme spécificité humaine, la préoccupation conséquente ne serait-elle pas de connaître l’origine de nos désirs. A qui appartiennent nos désirs ? Le succès du neuromarketing suffirait déjà à valider l’intérêt de la question mais nous tenterons de ne pas en rester à ce seul constat. Devons-nous nous considérer comme esclaves de désirs qui nous seraient en quelque sorte ‘imposés de l’extérieur’ ? On le voit, c’est la question de l’autonomie de l’individu qui se profile derrière le sujet du jour. Enfin, et clairement last but not least, nous n’éviterons pas la question qui tue : ce monde du désir exacerbé dans lequel nous évoluons depuis quelques générations et qui aujourd’hui exhibe largement ses limites en termes tant d’insoutenables externalités que de rareté des ressources, comment nous a-t-il transformés, façonnés, amputés ? Et comment y échapper, si tant est qu’il soit possible de fuir ?…

Besoin vs désir

Le désir constitue en quelques sorte le fond de commerce de la psychanalyse. Sur ce terrain, les spécialistes se livrent depuis toujours, en tout cas depuis l’an 01 de l’ère freudienne, à des exégèses multiples, querelles de clochers, chicaneries et guerres fratricides … dans lesquelles nous les laisserons volontiers mariner. Nous en resterons dès lors au constat qui semble leur être commun, énoncé à propos des conceptions de Jacques LACAN: «(…) le besoin et le désir doivent se voir sur deux niveaux. Le premier, le besoin, est un héritage animal de l’Homme, qui, comme tout animal, éprouve des nécessités biologiques, vitales. Au second niveau, le désir, est propre à l’espèce humaine, et ce désir va au-delà de la recherche du simple bien-être organique. Selon l’approche lacanienne, la demande se situe entre le besoin et le désir, entre la nécessité biologique du besoin et la « contingence » toute relative du désir (source). Pour le monde de la psychanalyse, l’humain semble donc bien être un animal désirant. Il apparaît dès lors prometteur de nous attacher dans un premier temps à la confrontation de ces deux concepts:besoin et désir.

D’une façon très générale, le besoin se définit comme une « situation de manque ou (la) prise de conscience d’un manque ». Un terme bien relatif donc puisque la définition du manque peut amplement varier selon les époques, cultures ou individus, voire chez le même individu selon les circonstances (les 18 degrés qui règnent dans la maison ensoleillée le matin paraîtront tout à fait confortables alors que la même température, au cours d’une soirée pluvieuse, paraîtra manquer de confort thermique – besoin – et suscitera le désir d’une belle petite flambée). D’aucuns ont tenté de mettre un peu d’ordre dans cette relativité, nous le verrons au paragraphe suivant. Scientifiques, écrivains et philosophes ont disserté ad nauseam sur le sujet. S’il nous faut à notre tour l’aborder, ce serait, nous l’avons dit, dans la logique de la distance entre besoin et désir. La définition du désir comme « action de désirer; aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente », même si elle se révèle quelque peu pléonastique, nous interpelle néanmoins en ce qu’elle attire notre attention sur les deux éléments constitutifs du désir, à savoir la tension (attente) et l’objet (qui peut être pris au sens très large du terme puisque l’objet du désir peut être un(e) partenaire sexuel(le), la dernière liseuse ou montre connectée ou encore le poste situé juste au-dessus du mien dans la hiérarchie professionnelle). Nous reviendrons un peu plus loin sur ces composantes essentielles du désir.

La pyramide des besoins d’Abraham MASLOW (source)

Le sens commun, dualiste invétéré, considère le besoin comme relevant de la nature, tandis que le désir serait d’ordre culturel. Le besoin serait une sorte de nécessité naturelle commune, vulgaire, tandis que le désir ressortirait du luxe, de la distinction spirituelle. Dès lors le besoin pourrait en quelque sorte être décrit comme innocent et limité (satiété) tandis que le désir ne connaîtrait aucune limite et se prêterait dès lors aussi bien au mal qu’au bien (perversions, désir de l’interdit, etc), nécessitant par conséquent d’être traité d’un point de vue moraliste. Parangon en la matière, la pyramide de Maslow instaure une hiérarchie des besoins dont le caractère relatif, contingent, saute aux yeux, énonçant clairement les limites de l’exercice. Cette pyramide semble plutôt nous renseigner sur les valeurs partagées par l’entourage social d’Abraham MASLOW dans les années 1960 !

Laissons donc les psychologues dits humanistes à leur positivité sirupeuse. Si le sens commun nous paraît une nouvelle fois trop proche du plus petit dénominateur (très relativement) commun, peut-être pourrions-nous chercher satisfaction (de notre désir de compréhension) chez les anciens, en particulier ceux qui ont constitué l’épine dorsale de la pensée humaniste ?

Mais il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie.

René Descartes, Correspondance avec Elisabeth

En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est pas précisément à diminuer nos désirs ; car s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables : mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que toutes les forces étant en action l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

Jean-Jacques Rousseau, Émile, Livre II.

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux


Jean-Jacques Rousseau : Julie ou La Nouvelle Héloïse, VI° Partie, Lettre VIII.

Nous ne progressons pas vraiment, hélas. Il semble que dans cette direction nous allions droit vers la petite morale humaniste ordinaire, confite de myopie intéressée, d’entre soi satisfait revêtu des habits d’une tolérance hypocrite et de juste milieu mielleux. Nous allons bien vite nous ennuyer à mourir, je le sens ! Et si nous hissions notre réflexion à un niveau logique supérieur ? En effet, dans cette quête relative à notre désir, nous nous sommes penchés sur le terme ‘désir’, mais avons du coup zappé l’adjectif possessif ‘notre’. Sommes-nous si certains que nos désirs sont bien nos désirs ?

A qui appartiennent nos désirs ?

Portail artisan coutelier
Comment voyons-nous une voiture ? Comme nous avons appris à la voir. Dans le post ‘Tomber dans les étoiles‘.

Dressons d’abord le constat que, s’il est un domaine où s’exerce l’expertise du désir, plus particulièrement de l’appropriation du désir d’autrui, c’est bien l’activité commerciale, puisqu’il s’agit à la base d’offrir à une demande une réponse monnayable. Une demande, donc un désir. Un désir qui se révèle grandement à la merci du porteur de l’offre. Depuis le bonimenteur de foire jusqu’aux algorithmes publicitaires de Google, toute possibilité de persuader un être humain qu’il ne pourra trouver la paix de l’esprit tant qu’il n’aura pas acquis tel objet (au sens le plus large du terme, ainsi que nous l’avons déjà précisé), auquel il ne songeait peut-être pas deux minutes plus tôt, voire dont il n’aurait jamais soupçonné l’intérêt ni peut-être même l’existence auparavant d’ailleurs, aura été recherchée, analysée, exploitée.

Nous sommes dès lors tentés d’examiner le désir à la lumière de l’objet sur lequel il se porte. Gardons-nous d’abord de considérer l’objet (dans son rapport au désir) comme un existant autonome rationnellement défini. Jean BAUDRILLARD, dans les années 70, a méticuleusement décrit et analysé ce qu’il a dénommé ‘le système des objets, pour en conclure que ceux-ci constituent un système cohérent basé sur leur fonctionnalité, étant entendu que la fonctionnalité de l’objet « ne qualifie nullement ce qui est adapté à un but, mais ce qui est adapté à un ordre, à un système ». Dans celui-ci, « la matérialité des objets n’est plus directement aux prises avec la matérialité des besoins » mais passe par la médiation de la fonctionnalité, donc de leur intégration au système. Ce système détermine la fonction sémiotique de l’objet, qui se substitue à sa valeur propre. C’est ainsi que l’objet devient objet de consommation. « Pour devenir objet de consommation, il faut que l’objet devienne signe » (Le système des objets, Gallimard, 1968).

Déroulant nos existences dans un monde saturé d’objets, nous sommes immergés dans les signes, donc dans des relations entre émetteur et récepteur du message. Nous rejoignons ici René GIRARD, pour qui tout désir est imitation du désir d’un autre. Agrégeant la propension humaine à l’imitation (la mimesis d’Aristote) et le schéma freudien du désir, René GIRARD introduit le concept de désir mimétique, celui-ci se définissant comme « (…) l’interférence immédiate du désir imitateur et du désir imité. En d’autres termes, ce que le désir imite est le désir de l’autre, le désir lui-même ». (source)

L’influence mimétique se trouvera surdéterminée lorsque l’autre sera revêtu d’un certain prestige (économique, culturel, hiérarchique, etc.). C’est bien le fondement du concept d’« influenceur/ceuse » sévissant sur les réseaux sociaux puisqu’il s’agit d’exercer une influence sur nos désirs. Emprise ô combien puissante puisque, nous le verrons plus loin, le versant narcissique du désir de l’objet trouve un écosystème idéal dans ces dispositifs conçus aux fins d’exploitation des failles égotiques de l’individu. Autre exemple, le rituel du shopping, dont le caractère collectif est évident, mêlant hésitations, allers-retours et usage intensif du smartphone, illustre le désir du partage du désir, celui-ci se substituant à l’objet comme but.

représentation schématique: espace social, capital culturel et capital social, orientation des choix de consommation (désirs) au regard des catégories sociales (à l’époque!). (source)

Le désir, par le biais de la consommation, organise les groupes sociaux, traçant les limites qui les séparent, établissant des hiérarchies. « Porter un tailleur en tweed, conduire un 4×4 ou opter pour les couches lavables plutôt que jetables est plus qu’une simple question de « choix » ou de niveau de revenu. Ces pratiques renvoient à des obligations sociales, des normes de consommation propres à chaque groupe auxquelles les individus se conforment ou cherchent à s’émanciper » (Hélène DUCOURANT, Comment la consommation contribue à fabriquer des groupes sociaux, janvier 2023). Le jugement que nous portons sur l’objet, son caractère plus ou moins désirable à nos yeux, contribue à la distinction des classes sociales avertissait déjà le sociologue Pierre BOURDIEU il y a quarante ans dans ‘La distinction. Critique sociale du jugement‘.

Ayant glissé du désir à l’objet du désir, l’objet, nous devons également brosser le tableau (qui nous permet de mesurer à nouveau la centralité du thème du désir dans nos questionnements) de l’effet-retour de notre désir, à savoir dans quelle mesure et à quelle profondeur nous sommes impactés par les objets désirés.

Ce que nous font les objets

Le diable introduisant au paradis terrestre le désir de l’objet / de la connaissance. Max Beckmann, Adam und Eve (1917). Public domain, via Wikimedia Commons

Rappelons d’abord cet énoncé, formulé dans l’article précédant au départ d’une approche systémique des interdépendances entre êtres vivants. « Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Par analogie à la notion d’empreinte écologique, nous pourrions évoquer l’empreinte de l’objet, la trace qu’il imprime en advenant, non seulement de par les ressources qu’ils est nécessaire de mobiliser pour le concevoir, le produire, assurer son fonctionnement, gérer ses externalités, et enfin sa fin de vie, mais également de par son poids dans la structuration de nos existences, dans nos relations avec nos semblables, les valeurs que nous partageons, nos émotions, nos attentes et in fine l’orientation toujours renouvelée de nos désirs.

Constatons ensuite qu’il se trouve des objets-cliquets ou objets déterminants, des objets dont l’adoption rendra toute marche arrière très délicate et/ou déterminera nécessairement l’adoption d’autres objets, structurera (directement ou indirectement) les modes de vie individuels ou collectifs, voire déterminera divers choix sociétaux. Ivan ILLICH a bien mis en évidence ces déterminations, en parlant de monopole radical (d’un type d’objet et donc, généralement, d’un secteur économique).

Source inconnue.

Ainsi, au cours de la seconde moitié du XXème siècle, d’où nous parle Ivan ILLICH, l’automobile non seulement s’est emparée de la majeur partie des besoins en déplacement (ce qu’il appelle ‘le transit’), mais a tout autant modelé l’organisation tant de l’espace – en accroissant considérablement les distances à parcourir dans les activités quotidiennes (distances entre lieu de résidence, de travail, de loisir, écoles, centres commerciaux) que du temps (surcharge d’activités à réaliser sur une journée, cumul de plusieurs emplois à temps partiel), de manière telle, si radicalement donc, que ce remodelage empêche ‘de facto’ (ou en tout cas rend extrêmement difficile) toute révision de choix. Il est effectivement devenu impossible de réaliser sur une journée, à pied ou à vélo, un ensemble de tâches quotidiennes programmées dans le cadre d’une existence basée sur la disponibilité d’une voiture. L’abandon de celle-ci au profit d’un autre mode de transit exigerait donc une remise à plat de nombreux choix de vie (individuels mais aussi collectifs : construction d’infrastructures par exemple).

Nous pouvons nous livrer à ce même exercice à propos de l’emprise de l’ordiphone (dit ‘smartphone’) sur nos existences, remplaçant en quelques années (dès 2014), non seulement le téléphone fixe ou le portable classique (gsm) mais également d’autres outils (carte géographique, répertoire, etc. remplacés par les applications dédiées) au point que le 6 février est devenu la ‘journée sans portable’ , qu’il s’avère en pratique très difficile de vivre sans cet appareil, ne serait-ce que pour accomplir des démarches bancaires ou administratives (on voudra bien se rappeler comment notre ordiphone avait été détourné par le gouvernement comme outil d’apartheid durant la pandémie de covid) et que la vie sociale de la plupart de nos congénères connaîtrait un terrible collapsus (pour quelques jours sans doute) si d’un instant à l’autre le smartphone devait disparaître de leur existence.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus: il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical.


Yvan ILLICH, Énergie et équité

Diagnostic radical, solution définitive. (source inconnue)

Ces exemples nous amènent à penser que les objets nous possèdent au moins autant que nous les possédons, non seulement du fait de leur prégnance sur notre dynamique psychique, ainsi que nous l’avons vu précédemment, mais tout autant par l’influence déterminante qu’ils peuvent exercer sur la structuration, y inclus sur le long terme, de notre existence.

Des mythes et du mythe’, une première réflexion dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge’.

L’objet reste aujourd’hui encore, bien évidemment, un sujet d’intérêt pour sociologues, anthropologues et philosophes. Sa centralité dans le monde contemporain et ses impacts sur notre imaginaire, notre vision du monde, nos mythes ou notre rapport à l’autre (humain et non-humain), suscitent une production dont je n’envisagerai même pas de rendre compte. Deux ouvrages parus récemment me permettront de faire l’impasse sur un tel pensum. Après Manuel CHARPY et Gil BARTHOLENS (L’étrange et folle aventure du grille-pain, de la machine à coudre et de ceux qui s’en servent, Premier Parallèle, 2021) d’un côté, de Jeanne GUIEN (Le consumérisme à travers ses objets, Éditions Divergence, 2021) de l’autre, nous mettrons en évidence trois fonctions latentes (c’est-à-dire non constitutives de notre désir) de l’objet. Le terme de ‘fonction’ n’est pas à considérer dans un sens téléologique (l’objet x n’a pas été instauré pour susciter l’effet y) mais plutôt comme une « activité déterminée dévolue à un élément d’un ensemble ou à l’ensemble lui-même », un effet structurant et auto-entretenu en quelque sorte. Nous noterons en guise de liminaire que les objets n’apparaissent pas sur le marché seulement parce qu’ils sont devenus techniquement réalisables mais d’abord parce qu’ils s’intègrent dans un environnement socio-économique (une intégration déjà évoquée plus haut dans le système des objets de Jean BAUDRILLARD). Ainsi, le gobelet jetable s’insère dans la modification des comportements alimentaires (fast-food), l’évolution des rapports entre vie privée et vie professionnelle, etc

Les fonctions latentes de l’objet

La première fonction de l’objet que nous retiendrons de ces études est celle de l’opacification de notre relation à l’autre (humain et non-humain) et au monde. Celle-ci se joue d’abord sur le volet technique de l’objet. On ne le voit pas, caché derrière un design hermétique, on le comprend moins encore, mais cette opacité est généralement déguisée en une ergonomie rendant l’usage de l’objet d’une facilité minimaliste : presser le bouton ‘on’. Nous avons affaire à une boîte noire ; nous ne sommes en fait pas si éloignés de la magie. La poubelle, jusqu’à l’avènement de l’ère du tri, faisait miraculeusement disparaître le déchet, qui cessait d’exister une fois avalé par la boite à ordures. Aujourd’hui nous trions les déchets, ou plutôt nous nous en débarrassons dans un système de traitement dont nous ignorons tout, dans l’auto-illusion d’un recyclage pourtant peu probable (voir graphique ci-dessous), ce qui finalement ne représente pas une grande différence en termes de pensée magique.

Selon les chiffres du Ministère de la transition écologique et du développement des territoires, moins de 15 % des déchets ménagers sont recyclés ou compostés (source).
Le supermarché, avec sa structure et ses codes spécifiques, amplifie l’aliénation consumériste portée par l’objet. (Nicolas VIGIER)

Cette opacification porte également sur l’origine, le parcours de l’objet, avant qu’il n’arrive à portée de notre désir. Il semblerait en effet que de nombreux objets tombent du ciel. Deux exemples. La brique de lait s’est auto-produite dans le rayon du supermarché, où je la découvre. S’il n’y avait le dessin de la vache (forcément sympathique) sur la face avant, on aurait pu croire que c’est le rayon qui en aurait en quelque sorte nuitamment accouché. Cette montre connectée est mystérieusement apparue dans ma boîte aux lettres quelques jours après avoir cliqué sur un bouton sur le site d’Amazon. La tronche du livreur, ou son accent , sans parler de ses horaires ou de sa rémunération ?… n’existent pas. Les forçats du travail qui, en Chine ou au Vietnam, ont assemblé et emballé l’appareil … n’existent pas. Les machines hyper sophistiquées produisant les microprocesseurs et les enjeux géostratégiques autour de cette filière … n’existent pas. Les monstrueux ravages environnementaux, les maladies, les déplacements de populations liés à l’extraction des minerais … n’existent pas. La mafia des transports maritimes, la logistique mondiale avec ses millions de conteneurs, ses infrastructures portuaires géantes, ses milliards de kilomètres parcourus par des poids lourds … n’existent pas. Une opacité des objets donc, à l’aune de laquelle nous pouvons mesurer le côté irrationnel et autonome du désir.

Désir parfois contesté (ici de par les souffrances engendrées par la production de l’objet) en adoptant les codes de communication propres à la publicité. Protest outside the new Apple Store in Hong Kong for ignoring its suppliers‘ severe labor abuse issues (source: SACOM).

L’objet, ensuite, exerce une fonction de renforcement des structures socio-économiques en place. D’une part il accentue bien souvent la division genrée des tâches domestiques (l’exemple classique – mais qui fonctionne toujours- de la perceuse pour monsieur et de l’aspirateur de table pour madame). Mais il suscite également diverses formes de dépendance et d’aliénation, ainsi que nous l’avons vu un peu plus tôt avec la voiture ou le smartphone. L’objet nous force à nous acquitter de diverses dépenses liées à son acquisition, son entretien ou à son fonctionnement, alimentant ainsi la machine économique destinée à produire toujours davantage de plus-values financières, dirigées vers un nombre restreint de bénéficiaires, dont il accroît dès lors la puissance (augmentant conséquemment la capacité de peser sur nos choix, et c’est reparti). La relation entre désir et système capitaliste nécessiterait bien d’autres développements, auxquels il ne nous est pas possible de nous livrer ici. Une matière pour un prochain article.

L’objet, enfin, opère une hétéronomisation des individus et des groupes. Cet énoncé apparaît en contradiction avec le concept d’objet libérateur : ma voiture c’est ma liberté, le gps me rend plus libre de circuler, le lave-vaisselle me libère du temps pour vivre. Mais la voiture me force d’abord à dégager des moyens financiers importants, m’incluant d’office dans un système coercitif d’emploi, crédit, etc. Elle exige la mise en place de stratégies de rangement (parking, garage), de nettoyage, d’entretien, de contrôle technique. Elle suscite la création de lieux interdits aux transits non mécanisés (autoroute, parking). Le gps contrairement à la carte ne m’offre qu’une vision microscopique du territoire dans lequel je me déplace, complètement digitale, virtuelle (toute analogie avec le territoire ayant disparu), des images affichées en permanence remplaçables et remplacées. Le territoire se réduit à un espace traversé en allant du point A au point B, le gps me privant de toute relation à celui-ci, de toute possibilité d’enrichissement. Une fois hors service (panne, couverture satellitaire défaillante), il m’abandonne au milieu d’une terra incognita.

Il est jusqu’à nos démarches d’émancipation qui peuvent se trouver perverties par l’objet et son désir. Aurions-nous, par exemple, le souhait de nous assurer une certaine autonomie alimentaire en cultivant un potager ? Aussitôt surgit une offre inépuisable d’objets qui bien vite nous apparaîtront comme désirables : terreau, semences, plants, outils manuels, outils motorisés, brouettes, bâches, filets, films, voiles de forçage, serres, couches, piquets, tuteurs, produits de protection contre les maladies ou les nuisibles, etc.

Karl MARX// évoquait le fétichisme de la marchandise. Nous sommes peut-être allés plus loin encore en montrant l’aliénation profonde que représente le désir. Nous bouclons la boucle en quelque sorte, qui nous ramène à l’individu.

Désir narcissique

Désirer avoir c’est désirer être : être celui que je ne suis pas, c’est-à-dire moi + l’objet, une fantasmatisation d’un moi ‘meilleur’, ‘augmenté’ dirions-nous, soulagé de ses angoisses, valorisé socialement. Libéré aussi, temporairement du moins, de la tension du désir en cours. Une fois le désir éteint, le fantasme se dégonfle en général assez rapidement et l’on se retrouve avec l’objet dépouillé de l’aura dont on l’avait inconsciemment entouré, et surtout une frustration de type narcissique donc, une tension qui très vite se portera sur un autre objet et grandira avec le désir de celui-ci. Le désir, une stratégie de l’ego ? Désirer avoir ne serait pas l’amour de l’objet mais la tension vers un soi plus aimable (dans le miroir, le selfie ou le regard de l’autre). Une attitude particulièrement sollicitée dans un monde où l’individu narcissisé est érigé en modèle.

C’est à peu près ce que nous disait, René GIRARD « Tout désir est désir d’être » (Quand ces choses commenceront…, Paris, Arléa, 1994). Le père de la théorie mimétique, à laquelle nous nous sommes intéressés un peu plus haut, souligne ainsi l’aspect métaphysique du désir et l’on comprend mieux l’impossibilité qu’il y aurait à satisfaire définitivement celui-ci.

Désir et désir d’existence

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez


Raoul Vaneigem Nous qui désirons sans fin.

Serions-nous occupés ici à instruire à l’envers du désir un dossier exclusivement à charge ? A considérer celui-ci comme le mal absolu dont il nous faudrait, si d’aventure la chose s’avérait faisable, nous défaire ? Les développements auxquels nous nous sommes livrés dans une bonne part de cet article pourraient le laisser croire. On sent confusément pourtant que le désir c’est aussi la vie, l’absence totale de désir constituant une sorte d’état de mort psychique.

Creusant au plus profond, nous découvrons en effet un désir fondamental, le désir d’exister. Pas seulement le désir de vivre plutôt que de mourir, mais le désir en quelque sorte de déploiement de notre existence en tant qu’être vivant. Sur un plan lexical, si le terme de désir se définit en premier, c’est le chemin que nous avons suivi jusqu’ici dans l’article, par l’attirance de l’objet (« aspiration profonde de l’homme vers un objet qui réponde à une attente »), il existe une seconde acception du terme, vu alors comme une « aspiration instinctive de l’être à combler le sentiment d’un manque, d’une incomplétude ». Ici nulle mention de l’objet mais on se réfère par contre à l’instinct, donc à une composante fondamentalement innée (ce qui n’est vraisemblablement pas le cas de l’attrait suscité par le nouvel iPhone SE). Le manque évoqué serait d’un ordre plus existentiel. Une telle aspiration peut être explorée selon divers éclairages et innombrables sont les écoles philosophiques, religions ou pratiques commerciales qui se sont donné pour mission de répondre à l’incomplétude dont il est question, avec des bonheurs on ne peut plus variables. Dans l’esprit où se construit ce blog, cette aspiration devrait nous inspirer lorsqu’il s’agira de comprendre quelle est la force qui, du plus profond de notre être, nous pousse à résister à la catastrophe.

S’il est un système philosophique qui intègre intimement cette notion du désir d’existence, c’est bien celui développé au milieu du XVIIème siècle par Baruch SPINOZ, lequel a forgé le concept de ‘conatus’, que l’on peut définir par l’effort (de l’individu) de persévérer dans son être.

Proposition 6 : Toute chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être.

Proposition 7 : L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza, Éthique, 3ème partie (1677)

On voit que l’absence d’une telle tension, de ce désir existentiel fondamental, équivaut à la négation de l’existence, à la mort. Le désir dont il est question ici est consubstantiel de l’existence même, il est partie intégrante du principe de vie. Ainsi nous parle Raoul VAN EIGEM dans la citation qui introduit le présent chapitre. C’est la captation par l’objet du désir de développer nos existences, sous des formes et selon des processus divers, ainsi que nous l’avons longuement détaillé dans les chapitres qui précèdent, qui nous introduit dans l’aliénation.

« L’énergie qui fait existence. C’est cette énergie qu’il nous faut retrouver, développer, partager » – dans l’article ‘L’énergie qu’il nous faut‘.

Le terme ‘effort’ doit être considéré avec attention. Nous avons évoqué jusque là le désir, et voici que SPINOZA convoque l’effort. Ne serait-ce pas contradictoire ? Il nous faut comprendre que le désir de persévérance dans l’être ne s’écoule pas aisément comme l’eau du ruisseau, dans le sens de la pente. Si cette aspiration est consubstantielle à notre existence, elle se heurte néanmoins à de multiples obstacles, tant extérieurs (contraintes physiques, géographiques, sociales, etc) qu’intérieures, en particulier l’énergie qu’il faut déployer aux fins de persévérer dans son être. La métaphore énergétique d’ailleurs, celle qui pollue toujours nos imaginaires depuis la machine à vapeur, est sans doute inadaptée à l’exploration de tel processus. Nous tenterons peut-être d’autres approches dans un prochain article.

En attendant, nous comprenons déjà que l’actualisation de cette aspiration profonde de notre être nous coûtera. Mais nous pressentons tout autant qu’en faire l’économie reviendrait à la négation de ce que nous sommes, au refus d’embarquer dans le flux de l’existence. Les termes du choix s’éclaircissent. Au cours d’ une errance solitaire sur l’ Ighil M’Goun, m’était venue cette sensation, presque physique telle que vécue là-haut, de la nécessité de ‘voir grand’, d’une ambition. « Le terme inquiète ? Effectivement, ambition et démesure sont les deux mamelles des pires fourvoiements humains. Mais j’use ici du terme, souvent péjoratif donc, dans une acception  secondaire, au sens du « désir d’accomplir, de réaliser une grande chose, en y engageant sa fierté, son honneur ». Fierté et honneur étant un peu trop narcissiquement connotés à mon goût, la définition des « grandes choses » étant plus que relative, le terme de « désir », simple à première vue, me paraissant nécessiter de futures explorations soutenues, j’userai donc du terme ‘ambition’ comme d’une « tension vers un accomplissement ». » Nous y sommes aujourd’hui, dans cette « exploration soutenue » qu’à l’époque j’appelais de mes vœux. Il ne s’agit donc nullement d’une ambition d’ordre économique ou social, il ne s’agit pas non plus de la réalisation d’un soi narcissique, inépuisable fonds de commerces pour coaches et psys, nous avons dit « tension vers un accomplissement ». Nous y reviendrons certainement une autre fois.

« Une tension vers un accomplissement » dans l’article ‘Voir grand‘.

A mi-parcours

Partis d’un distinguo entre l’animal et l’homme, nous avons tenté un essorage des concepts de besoin et de désir. Nous nous sommes ensuite aperçus que le désir n’appartient pas à l’individu x comme lui appartient sa rate ou sa rotule droite. Nous touchons maintenant du doigt les questions du libre arbitre ou de la liberté, voire de l’individuation. Ces thèmes sont inévitables dans la recherche engagée, mais nous poserons ici la limite de notre investigation du jour sur cette face de la montagne. A poursuivre dans un prochain article donc. Néanmoins, nous comprenons déjà que le désir exerce sur notre existence un pouvoir déterminant mais aussi qu’il n’est pas strictement nôtre mais socialement, culturellement et économiquement orienté, fléché. Enfin nous avons appris à distinguer désir d’objet (rappelons le, bien plus large et bien plus impliquant qu’une simple aspiration à la possession) et désir d’être, ou plus précisément désir de persévérer dans son être, afin de différencier celui-ci du volet narcissique du désir de l’objet. Nous avons observé l’articulation de ces deux concepts.

Après une approche plutôt statique du désir, au moyen d’une analyse de type sémantique pourrions nous dire, plus structuraliste et même métaphysique ensuite, il pourrait se révéler profitable de tenter une démarche plus dynamique de celui-ci, ses mouvements, ses transformations. A quoi pourrait ressembler une ‘économie’, un ‘ordonnancement’ du désir ? Penchons-nous sur la trace de celles et ceux qui nous ont précédés dans cette voie.

Ordonnancements du désir, un équilibre instable entre manque et puissance

La plupart de nos désirs sont à réinventer. Tout l’art consiste à les rapporter à la vie, en sorte qu’ils reprennent leur cours sans que les barrages ordinaires les fassent refluer sous le signe de la mort.

Raoul VANEIGEM (ibidem)

“Jouissez sans entraves”, Henri Cartier-Bresson, mai 1968, Rue de Vaugirard (source)

Réinventer nos désirs ? Le militant situationniste a bien connu mai 68, lorsque les murs invitaient à jouir sans entraves. Jouir sans entraves, assouvir nos désirs sans entraves. La rigidité du carcan social et moral de l’époque pourrait expliquer la radicalité du slogan mais il n’est pas inintéressant d’en saisir la (petite) histoire. En 1966 paraît le fascicule ‘De la misère en milieu étudiant’ publié par l’internationale situationniste, à laquelle participait déjà le philosophe belge. L’opuscule s’étale sans complaisance sur la situation misérable des étudiants et leurs avenirs touts tracés de ‘petits chefs’ au service du capitalisme. Et de conclure en appelant à une révolution prolétarienne festive. « Le jeu est la rationalité ultime de cette fête, vivre sans temps mort et jouir sans entraves sont les seules règles qu’il peut connaître ». Même si ce n’était nullement le propos des situationnistes, il semblerait que cet appel ait surtout été compris sur le plan sexuel par des étudiants issus pour la plupart (c’était la règle à l’époque) d’une moyenne et petite bourgeoisie aux mœurs étriquées et à la morale austère. Après s’être épuisés au lit (ou ailleurs) ou lors d’assemblées générales foutraques et interminables, lancé quelques pavés vers des CRS qui feraient bien rigoler les ‘robocops’ que nous connaissons aujourd’hui, s’apercevant finalement qu’ils remettaient en question des privilèges sommes toutes bien appréciables, un avenir finalement plutôt confortable, une fois le printemps passé, se trouvant fort dépourvus lorsque la bise fut venue, la plupart d’entre eux enquilla bien sagement l’ornière de papa et maman et s’en alla bosser pour le patron, à moins que, veste retournée, toute honte bue, ils ne se reconvertissent, tel Dany-le-rouge, en chantres du libéralisme. Ainsi que l’écrit Serge LATOUCHE « Il est apparu par la suite que la liquidation des racines, des identités et des interdits (…) à la suite de Mai-68 était , pour une large part, conforme au programme ultra-libéral de destruction des liens sociaux et des collectifs , qui a triomphé avec l’accession au pouvoir de Margaret TATCHER, en 1979, ce qui explique que certains ex-soixante-huitards se soient parfaitement reconvertis dans le business »(Remember Baudrillard, Fayard, 2019). Margaret TATCHER, rappelons le, c’est « There’s no such thing as society. There are individual men and women and there are families ».

Réinventer nos désirs n’est donc pas une mince affaire et dépasse largement le niveau des coucheries. Libérer le refoulé n’est pas réinventer nos moteurs. Nous percevons à quel point la colonisation de nos imaginaires nous maintient au sein d’une boucle dans laquelle le désir joue le rôle de la locomotive lancée à toute bringue sur le circuit miniature circulaire de notre existence. Quelle(s) forme(s) pourrai(en)t prendre, non pas une soustraction à, mais peut-être une émancipation du désir ?

Le désir du Bouddha

« Les quatre nobles vérités à l’origine du bouddhisme sont : la vérité de la souffrance ou de l’insatisfaction inhérente, la vérité de l’origine de la souffrance engendrée par le désir et l’attachement, la vérité de la possibilité de la cessation de la souffrance par le détachement, entre autres, et finalement la vérité du chemin menant à la cessation de la souffrance, qui est la voie médiane du noble sentier octuple« .(wikipedia). Siddhartha GAUTAMA, édictant ces quatre nobles vérités lors du premier sermon qui suivra son éveil, désigne bien le désir comme l’origine de la souffrance. S’affranchir du désir pour supprimer cette souffrance en s’efforçant de se détacher de celui-ci constitue une démarche qui entre en collision frontale avec ce que nous avons compris, avec l’aide de SPINOZA, du désir de déployer son existence, propre à tout être (conatus). Il nous faudrait suivre la voie médiane, dont la dénomination ne doit pas laisser à penser qu’il s’agirait de ce qu’un esprit occidental ‘mainstream’ considérerait comme un ‘juste milieu’. Il ne nous est évidemment pas possible de rendre justice ici à ces thèses par une présentation détaillée. A côté du détachement du désir, l’absence de soi et l’impermanence constitueraient les premiers pas dans le noble sentier.

source inconnue

Imaginons-nous interrogeant un quidam dans la file devant le camion du boucher sur le marché. Notre objectif consiste à évaluer autour de nous le degré de compréhension du message du Bouddha. Premier interlocuteur : « C’est zen le bouddhisme et c’est cool d’être cool (de plus la teinte safran de la robe du moine s’accorde vachement bien à la peau cuivrée de son crâne brillant). Degré zéro. Interlocuteur suivant: « J’ai compris que ma souffrance provient de mes désirs, il me faut éliminer le désir ». Degré un. Dernier interlocuteur : « Mon désir d’éliminer le désir étant lui-même un désir je suis pris dans un f*****g paradoxe ! ». Degré deux. A chacun d’entre nous maintenant de découvrir les troisième, quatrième … xème degrés. Le dense héritage que nous laisse GAUTAMA ne pourra jamais se réduire à un ‘howto’. Pas de didacticiel ici, mais une démarche personnelle nécessairement très impliquante. La pertinence de cette pensée pour le sujet qui est le nôtre aujourd’hui, au regard de nos visées à moyen ou long terme également, ne fait à mes yeux aucun doute. Nous y reviendrons donc certainement lors du traitement d’autres problématiques. Passons maintenant à une proposition d’économie du désir ressortant d’une toute autre inspiration, une approche rationnelle, tout en contrastes avec celle du Bouddha. Mais n’est-ce pas de la différence que naît la compréhension ?

Recouvrer et élargir notre puissance d’être

Voir ‘Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté’ dans l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘.

La relecture fouillée de Baruch SPINOZA et son œuvre d’un formalisme quasiment mathématique par un économiste contemporain brillant et philosophe pointilleux, Frédéric LORDON, nous assure une moisson de développement percutants. S’intéressant au contexte spécifique de la relation salariale (qui dépasse largement le seul salaire), LORDON nous explique (dans Capitalisme, désir et servitude, La Fabrique, 2010) comment celle-ci permet un enrôlement du conatus par le désir-maître patronal, selon une large palette de stratégies, celles-ci ayant évolué au cours de l’histoire du salariat pour en arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui de mobilisation totale de l’individu, y compris dans ses affects joyeux, l’alignement complet du conatus sur le désir-maître. L’exploitation des passions contenue dans la relation salariale procède par colinéarisation, l’objectif étant de forcer l’alignement du vecteur d, figurant le désir de l’individu, sur le vecteur D, le désir-maître, tel que fixé par l’entreprise / patron / actionnaires. Nous observons donc un détournement, géométriquement représentable, de notre puissance d’être. Mais LORDON de signaler que « Lorsque les deux efforts sont orthogonaux, l’angle que font d et D est droit, son cosinus est nul et la déperdition est totale: le conatus est maximalement rétif et ne laisse aucune possibilité de capture au désir-maître ».

A gauche: alignement (partiel) de d sur le vecteur D (désir-maître), plus l’angle α est faible, plus le désir est aligné sur le désir-maître. A droite: perpendicularisation, le cosinus de l’angle alpha (colinéarité) est nul. (Schéma adapté de LORDON, Capitalisme, désir et servitude).

Dévoyant quelque peu cette analyse, nous nous permettrons de la reformuler dans le contexte de notre relation au système des objets. Ce qui n’est pas sans rapport bien entendu, la relation salariale (formalisée par un contrat de travail ou en mode dégradé si vous bossez comme livreur chez Ubereat ou comme ouvrier du bâtiment au Quatar) étant, dans une société capitaliste, l’unique médiation possible entre désir et système des objets (le don, le troc, l’échange, le prêt, la jouissance partagée et autres infantilismes pouvant s’assimiler à des perversions résiduelles à réduire). L’exacerbation des passions, caractéristique, nous l’avons vu, du système des objets, consiste à forcer l’alignement du désir de l’individu sur le désir-maître, c’est-à-dire la perpétuation et le développement à l’infini du système des objets (assurant la rente du capital).

Comment sortir de cet alignement ?, c’est la question à se poser dans nos réflexions sur une économie du désir. LORDON nous propose des « devenirs perpendiculaires », par l’invention et l’affirmation de nouveaux objets de désir, que nous situerions en-dehors du système des objets, de nouvelles directions dans lesquelles s’efforcer, autres que celles indiquées par le vecteur D. Notre aliénation est celle d’un fixation étroite, rétrécie, nous aveuglant à tout ce qui serait situé au-delà de ce champ étroit. L’émancipation à laquelle nous invite LORDON est une défixation. Non pas moins de désirs, ou moins intenses, mais orientés différemment, hors du champs étroit convenu par le système des objets et son infrastructure.

Éloge de la sobriété

Nous nous sommes longuement étendus au cours des premiers chapitres sur la boucle désir / objet. Il nous est apparu que si le désir fait entrer la quête puis l’objet dans notre existence, l’objet ensuite appelle le désir (si rapidement renaissant après l’assouvissement), l’objet appelle l’objet (entretien), l’objet enfin et peut-être surtout s’insère dans un système fonctionnel, social et sémiotique dans lequel il nous entraîne, précipitant notre aliénation. Celle-ci opère souvent avec un effet de cliquet: chaque étape que nous franchissons dans l’asservissement aux objets constituera un obstacle à l’inversion du processus.

(source inconnue)

La désaccoutumance des objets, la désaccoutumance de la possession plus généralement, a un nom : la sobriété. Il ne nous sera pas possible aujourd’hui de nous étendre sur un concept qui, après la doctrine du Bouddha, mériterait lui aussi bien mieux que quelques lignes, d’autant qu’il y est souvent fait recours d’une manière superficielle et/ou peu conséquente. Le terme, on en conviendra, n’est guère sexy. Il ne fait pas rêver. Et c’est bien là qu’est l’os dans la mesure où il nous faudrait partir reconquérir/libérer les imaginaires. GAUTAMA, le Bouddha, nous propose de chercher dans le détachement la cessation de la souffrance et donc la joie. S’affranchir de l’emprise du système des objets, s’alléger dans la non possession, nous rend bien plus disponibles pour développer notre effort d’existence (pour reprendre une terminologie spinozienne). J’ai narré ailleurs comment nous ressentons un accroissement de liberté et de dynamisme lorsque nous arrivons à nous extraire pour un bref laps de temps du système des objets, comme dans une longue traversée en solitaire en haute montagne. Et j’ai dressé tout autant le constat de la rapidité avec laquelle nous redescendons (de notre trip d’émancipation) dès que nous redescendons (de la montagne). Celles et ceux qui ont depuis longtemps débarrassé leur existence de la prégnance de l’objet témoigneront d’une joie et d’une libération de puissance plutôt que d’un manque ou d’une désolation.

Une sobriété vécue telle une libération enthousiasmante plutôt que comme une perte, voilà l’un des pans de notre imaginaire en construction. En le branchant tout autant sur une vision spinoziste que sur le chemin proposé par le bouddha. D’autres voies encore, certainement, restent à découvrir.

Il y a donc du pain sur la planche. Les quelques pistes que nous venons d’explorer relativement à ce que je dénommais une économie du désir nous ouvrent tant de perspectives susceptibles de nous hisser hors de nos ornières, de faire tomber quelques une des œillères que nous portons avec nous. Nous mesurons tout autant la difficulté du chemin à parcourir. Laissons le soin de nous délivrer quelques encouragements à Raoul VANEIGEM dont le parler épicurien, radical, poétique et libertaire porte une énergie créative communicative.

Il s’agit non seulement de nous ressaisir mais de nous reconstruire à chaque instant d’une existence qui nous condamne comme êtres de désirs et prétend nous sauver comme produits de l’économie.

Nous qui désirons sans fin.

Tout désir de vie est un désir sans limite.

Idem.

L’émancipation et l’affinement des désirs disposent par leur gratuité d’une arme absolue contre l’économie. Ce que je veux vivre n’a pas de prix.

Idem.

Il est évident qu’aucune conclusion ne trouverait place ici tant le sujet est vaste et complexe bien entendu mais également au regard des nombreuses ouvertures suscitées par nos réflexions, vers de futurs développements. Il y a donc en vue plus de perspectives que de conclusions, et c’est sans nul doute très bien ainsi.




Sommes-nous assez ‘bêtes’ ?

L’étude de l’évolution des espèces nous apprend que nous, humains, avons la même origine que la totalité des êtres vivants … il y a de cela un peu plus d’un milliard d’années. De son côté, la génétique observe que nous partageons 98 % de notre ADN avec le chimpanzé (de la lignée duquel le genre Homo s’est séparé il y a un peu plus de deux millions d’années).

Spécisme et anti

« The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food » dans le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

Au vu de ces données, sélectionnées au hasard parmi bien d’autres, nous sommes déjà pas mal ‘bêtes’. Et pourtant nous sommes spécistes. L’être humain se vit comme séparé du reste du vivant, jouissant d’un statut particulier, assorti éventuellement de divers droits à l’encontre de celui-ci, parmi lesquels celui d’exploiter ou de manger des micro-organismes (sélectionnés et cultivés pour la fermentation de denrées alimentaires par exemple), des végétaux (sélectionnés, croisés, génétiquement modifiés) tel le navet que je viens de ramener du potager, ou des animaux (traction, sacrifices, expérimentation scientifique, consommation de secrétions telles le lait ou le miel, consommation de la chair, usages multiples de la peau, des os ou des viscères). L’humain, lui, semble définitivement auto-référencé comme le ‘mangeur non mangeable’ de Baptiste MORIZOT (jusqu’à ce que -horrifié-il se voie tel un repas dans l’œil du crocodile, comme nous l’a narré Val PLUMWOOD dans un article précédant). Notons néanmoins que, à défaut de consommer la chair de ses congénères, l’exploitation économique de ses semblables ne semble pas poser de problème particulier à l’être humain.

Spécisme à rebours ! Ils n’ont pas vraiment tort … (source)

Mais revenons à nos moutons, si j’ose dire. D’Aristote à nos jours, en passant par la révolution française, l’histoire du spécisme est longue. Aujourd’hui ces questions resurgissent comme si elles étaient nées avec le siècle et généralement sous un angle d’approche assez obtus (pas vraiment au sens géométrique du terme), mélangeant allègrement confusions épistémologiques, sensibilités schizoïdes d’humains déconnectés de tout ce qui ne serait pas numérique ou virtuel, simplisme (j’aurais aussi bien pu écrire ‘gâtisme’) éthique, crise de l’identité existentielle et angoisses écologiques. Ainsi, ces dernières années, le spécisme a fait l’objet d’une (re-)découverte par le biais de l’antispécisme. Une telle circonstance ne me paraît guère propice à une recherche sérieuse à propos d’un questionnement pourtant hautement pertinent. Car notre relation aux animaux, au vivant en général ou au monde dans sa globalité, constitue une belle porte d’entrée alors que, après avoir passablement cerné les limites de l’ontologie désastreuse du monde qui s’achève (la série de quatre articles ayant débuté avec ‘Haut les cœurs’), nous nous interrogeons avidement: que mettre à la place ? Les questionnements actuels relativement à ce qui est dénommé Intelligence Artificielle , souvent abordés avec les mêmes biais d’ailleurs que la question animale, nous interpellent tout pareillement relativement à ce qui nous constitue en tant qu’être humain.

Dans mon dernier article, je défendais l’intérêt d’une démarche les deux pieds (et la tête) dans le monde en crise, aux antipodes d’un académisme éthéré. Nous creuserons donc ici la première de ces questions bien actuelles. Nous tenterons dans le billet du jour une approche plus heuristique de la question de nos rapports aux animaux (avec un petit détour par le vivant non humain), plus globale peut-être également (avant d’aborder – dans un post à venir – les interpellations de l’Intelligence Artificielle comme ‘individu technologique’).

(…) C’est la représentation que l’on a de soi-même, de la manière dont il convient de se comporter avec les autres et de ce qu’on peut attendre d’eux, des valeurs les plus fondamentales (« l’humanité») et même, parfois, de ce que l’on peut espérer de la vie voire de l’au-delà, qui se trouve être en jeu dans toute conception des relations entre l’homme et l’animal. 

Jean-Yves CHATEAU dans l’introduction à ‘Deux leçons sur l’animal et l’homme’ de Gilbert SIMONDON

Toujours dans le même article, nous avons approché cette question de la position de l’humain par rapport au reste du vivant (sans l’épuiser, loin s’en faut), en y recherchant l’empreinte du mythe ou, apport plus récent, de l’humanisme. Aujourd’hui nous constatons que « l’anti-spécisme, dans ce qu’il nous donne à voir ou à lire en tout cas, échoue fondamentalement à ramener l’homme dans la nature » (Étienne BIMBENET, Le complexe des trois singes, 2017). L’analyse de ces fourvoiements, dans les paragraphes qui suivent, devrait nous permettre d’avancer plus loin dans notre propos.

Je suis un animal mais qui suis-je ?’, une question politique

Savoir s’il faut distinguer ou non vie humaine et vie animale, jusqu’à quel point et comment, n’est,semble-t-il, pas une question à laquelle réponde directement aucune science.

Jean-Yves CHATEAU, idem.

L’antispécisme n’est évidemment pas une science mais, au départ, une militance qui, non seulement a attiré l’attention sur la question de la maltraitance animale, en particulier dans les pratiques industrielles d’élevage et d’abattage (L214), mais a eu le mérite insigne de relancer le débat sur notre relation à l’animal. Rappelons-nous tout d’abord, il est des évidences que nous finissons par oublier, que les temps ne sont pas si lointains (le milieu du XVIIIème siècle) où il était tout à fait convenable de s’interroger sur l’existence d’une âme chez le nègre (Montesquieu, dans ’De l’esprit des lois’, en fit un usage ironique). La pensée nazie niait l’appartenance de la ‘race juive’ à la communauté humaine. Une remise en cause de nos certitudes relativement à ce qui fait ou non notre humanité semble donc toujours bonne à prendre. L’approche antispéciste cependant a largement tendance à effacer toute distance entre animaux et espèce humaine. Constituons nous avec les animaux, au-delà de toute considération phylogénétique (voir plus haut), une seule et même classe ?

Effacer toute différence, autre que quantitative, entre l’homme et l’animal, représente une démarche lourde de conséquences, sur un plan conceptuel bien sûr mais tout autant social et politique, une attitude bien représentative de nos égarements actuels. Étienne BIMBENET, dans l’ouvrage déjà cité plus haut, identifie trois mécanismes à l’œuvre dans la réflexion antispéciste, mécanismes que nous allons examiner ci-après.

L’auteur interroge d’abord la prédominance dans notre société, dans notre vie quotidienne ou nos imaginaires, des savoirs, et donc des schémas explicatifs, naturels (biologie, génie génétique, neurosciences, …) sur les sciences de l’homme comme l’anthropologie, la sociologie ou la science politique. A ce prisme l’être humain peut être considéré essentiellement comme un animal, ou une mécanique dans le cas des neurosciences. Il s’agit donc d’une certaine forme de réductionnisme.

Le jugement moral antispéciste, ensuite, apparaît comme un sophisme qui voudrait que, puisque notre spécisme nous a conduit à la maltraitance ou à l’exploitation animale, alors le spécisme serait à rejeter. Au travers de ce travers de raisonnement, on perçoit l’incapacité à accepter la différence : nous ne pourrions accepter que l’animal soit différent de nous et en même temps le respecter. Ce rejet de la différence, nous le percevons dans bien d’autres aspects de notre vivre ensemble (nous y reviendrons sans doute dans un prochain article).

Sur un plan philosophique enfin, le retournement radical de la perspective métaphysique ou religieuse, de notre croyance en l’exception humaine nous laisse sans alternative. L’homme, depuis des siècles, se voyait assis sur le trône de la création, ou de la nature. Déchu, il semble incapable de se situer autrement que dans l’absence de spécificité. Une réelle perte d’identité qui semble-t-il nuit à notre clairvoyance (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).

Droits humains et non humains

La négation de ce qui différencierait l’humain de l’animal est à la source de thèses considérant les animaux (mais pas que) comme des sujets de droit. De droit humain bien entendu, puisqu’il ne peut exister de construction juridique que élaborée à l’aide du langage et sans un minimum d’institutions sociales, c’est-à-dire dans le monde des humains . Aucun droit ne nous appartient par nature ou plutôt par essence. Ce que nous appelons ‘droits’, c’est l’institutionnalisation de rapports de force et, comme tous rapports de force, ils sont changeants, relatifs, temporaires. Et si l’animal est complètement étranger à la notion de morale, donc de valeurs, ce sont bien des valeurs humaines, hautement contingentes qui plus est, qui devraient s’appliquer à l’animal. Et c’est là que l’aporie se boucle, nous allons en discuter tout bientôt.

Il existe pourtant de multiples situations ou un être vivant en utilise un autre pour se nourrir de sa chair (proie/carnassier), ou de ses exsudats (puceron/fourmi par exemple) quand il n’y a pas tout simplement parasitisme. Notre organisme lui-même héberge une quantité impressionnante d’hôtes désirés ou non (ainsi on compterait 3,9 exposant 10 bactéries dans le microbiote d’un adulte humain moyen) , dont certains vivent complètement à nos dépends voire sont potentiellement nuisibles à notre santé. Allons-nous négocier quelques droits avec eux ?

Sans oublier ce que les humains font à d’autres humains. Non seulement les guerres ou les situations d’oppression évidente. Mais il y a maintes formes d’utilisation de l’autre, présent ou à venir, en particulier économiques, desquelles d’ailleurs bien souvent nous nous accommodons plutôt aisément – au moins lorsque nous nous situons du bon côté du portefeuille – à moins que nous n’ayons pris la précaution de pratiquer cette gentille naïveté qui nous permet d’ignorer ce que nous préférons ne pas voir. Nous y reviendrons, c’est certain, nous ne sommes pas en capacité de développer aujourd’hui.

Vision systémique

Nous pouvons néanmoins déjà poser à ce stade qu’il nous est impossible d’exister en tant qu’humains sans nuire à d’autres humains. Nous pouvons par contre œuvrer à réduire cette empreinte. Pareillement, notre existence (la reproduction des conditions matérielles de notre existence, pour reprendre un concept classique de Karl MARX) pèse sur l’ensemble des vivants, humains donc mais non-humains également. Elle en nourrit d’autres également (organismes s’alimentant de nos déchets par exemple). Toute existence, le simple fait d’être présent à la vie, vu le système complexe dans lequel prennent place les relations entre vivants, que ce soit ici et maintenant ou ailleurs et/ou dans l’avenir, pèse sur d’autres existences, humaines ou non (à la limite : toutes les autres existences). Tout comme (toutes) les autres existences (humaines ou non) pèsent sur la mienne. Il nous faut donc voir un réseau de responsabilité dans lequel l’être conscient et empathique veillera à réduire autant que possible la souffrance de l’autre (pris au sens large). Une vision systémique, on le voit, s’impose, plutôt que de considérer isolément et arbitrairement la séquence ‘homme’ + ‘exploiter’ + ‘animal’.

Donner des droits à des vivants non humains ou à des dispositifs naturels (ainsi, la rivière Magpie, au Canada, a obtenu en 2021 le statut de « personnalité juridique » en vue de sa protection), n’est-ce pas également – sur un plan ontologique – atteindre à l’arrogance (et du même coup à l’aveuglement) suprême ? Le message en arrière-plan n’est-il pas « nous sommes d’un ordre logique supérieur à eux, nous savons ce qui est bon pour eux » ? Nouvel anthropomorphisme ou d’ailleurs l’anthropos se trompe sur lui-même. La posture morale est viciée de la base puisque c’est l’homme qui, unilatéralement, depuis une position rationnelle, installe une éthique. L’animal n’est demandeur de rien, il n’entre pas en considération dans cette démarche humaine qui s’attribue une telle ambition sur l’animal, le vivant. Comment mieux exprimer que l’on prétend parler depuis le dehors du reste du vivant ?

L’attitude qui entend dénoncer radicalement l’anthropocentrisme est radicalement anthropocentriste. Car aucune espèce naturelle ne respecte naturellement les autres espèces naturelles


Francis WOLFF, Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences, 2010

Histoire accélérée

Enjambons sans honte deux siècles d’histoire du droit des animaux. Prenant le contre-pied de René DESCARTES et son concept de l’animal-machine (dépourvu de conscience et de pensée), la loi Martin’s Act, dès 1822, interdit les actes de cruauté à l’encontre des animaux d’élevage. A l’aube de ce siècle, les initiatives législatives et juridiques se multiplient, avec l’attribution de droits aux animaux domestiques ou sauvages ou encore a des dispositifs naturels non vivants, tel un fleuve. Aujourd’hui, le droit animal est devenu une branche juridique à part entière (à différencier d’ailleurs du ‘droit des animaux’).

Tableau du procès de Bill Burns, le premier homme à avoir été condamné pour cruauté envers un animal par la loi de 1822. Il avait été vu en train de battre son âne.

La problématique des droits, humains ou non, naturels ou non, est ardue, bien touffue, mais elle représente également une belle piste à explorer. Nous tâcherons d’y travailler dans un prochain article, plus particulièrement la manière dont le traitement aujourd’hui réservé à ces questions serait susceptible de nous renseigner sur la trajectoire humaine de notre époque. Nous sommes moins intéressés par les droits formels que par ce que l’on dénomme le ‘droit animal’, en particulier ses évolutions récentes. Pour revenir sur notre propos, il me paraît que ces développements juridiques sont directement liés à l’apparition puis à la diffusion de plus en plus large de la notion de ‘sentience’, terme qui désigne la capacité de vivre des expériences subjectives conscientes, douleur incluse.

Francis WOLFF écrivait en 2009 (on mesurera la vitesse à laquelle évolue ce domaine du droit) « La définition de l’Animal en général comme « être sensible », qui commence à s’imposer dans certains codes des pays européens et tente de forcer l’entrée de notre code civil est en fait l’idée, remontant à Peter Singer, selon laquelle tous les êtres capables de souffrir ou d’éprouver du plaisir (« êtres sensibles » : sentience) doivent être considérés comme moralement égaux parce qu’ils ont un « intérêt égal » à ne pas souffrir : le malade cancéreux comme le poisson pris à l’hameçon du pêcheur à la ligne. Distinguer entre leurs souffrances serait faire de la discrimination injustifiée en faveur de notre espèce au détriment des autres, autrement dit faire preuve de « spécisme » (comme on parle de racisme, de sexisme, etc.). Ainsi, non seulement il ne faut pas faire de différence morale entre les animaux (dès lors qu’ils sont « sensibles ») mais, pour la même raison, il ne faudrait pas en faire entre les animaux et les hommes, puisque, au fond, l’Homme est un Animal comme les autres : n’est-il pas « sensible », lui aussi, et n’est-ce pas en tant qu’être sensible qu’on ne doit pas le faire souffrir ? ».

Sentience, empathie et compassion

La conscience animale, la conscience qu’a l’animal de son existence et de sa souffrance, même si des nuances importantes font l’objet de discussions, ne fait plus aucun doute aujourd’hui sur un plan scientifique, au moins chez certaines espèces et sous certaines formes. Une telle reconnaissance est essentielle dans l’épreuve de l’empathie et de la compassion, qui nous permettent de passer outre l’altérité, la différence. Mais ce n’est pas à l’empathie ou à la compassion que nous invite l’auteur coqueluche du moment sur cette thématique, Martin GIBERT. « Voir son steak comme un animal mort », c’est à dire un bout de chair arraché à un cadavre, à le considérer comme un truc dégueu. Un argument qui ne fonctionne pas sur le respect mais sur le dégoût !

Les alternatives au véganisme existent ! (source)

Au-delà de cette observation quelque peu anecdotique, il nous faut à nouveau relever une contradiction dans le discours antispéciste. Car si l’empathie appliquée aux animaux (au moins ceux reconnus comme pouvant faire preuve de sentience, cette question divisant d’ailleurs les antispécistes) nous amène à reconnaître et à prévenir activement la souffrance que nous occasionnons à l’autre non-humain, on peine à trouver dans le discours de ce courant de pensée une attitude comparable une fois qu’il s’agit de considérer les relations entre humains et humains. Il n’y est pas préconisé de prendre pleinement en compte la souffrance que, délibérément ou non, nous causons à autrui, ni de remédier à celle-ci. Nous l’avons évoqué plus haut (sous le titre ‘droits humains et non humains’), notre existence pèse sur celle d’autrui, humain ou non. Ce que semble peiner à reconnaître le courant antispéciste.

On pourrait m’expliquer que le droit constituerait précisément le dispositif destiné à prévenir ou à tout le moins tempérer les torts que l’on pourrait causer à autrui. Et que justement le droit appliqué aux êtres humains, puis étendu aux animaux, permettrait de circonscrire autant que possible le tort que nous pourrions faire à autrui, humain ou non. Ce serait omettre, hélas, de considérer le domaine de la violence économique, quasiment sans freins, ou celui de la violence de classe, de la violence culturelle ou de la violence symbolique, que nous peinons toujours à considérer. Le droit n’est pas un super-héro, sauveur de l’humanité, pas plus que de l’animalité. Quoi qu’il en soit, deux poids, deux mesures, une différence de traitement qui ne passe pas. Un tel angle mort, particulièrement pour une éthique qui se voudrait universaliste, me paraît mettre en péril l’édifice.

Prenons acte de cette différence de traitement et permettons-nous une interprétation. L’animal, dans la conception de la nature partagée par le courant antispéciste, une chose belle et pure, est à protéger de la cruauté humaine. A ma gauche, la bonne nature, à ma droite, la civilisation mauvaise, version début du XXIème siècle du fameux fantasme rousseauiste, un ring de boxe qui convient sans doute aux esprits perdus d’un monde de plus en plus virtualisé. Un dualisme affligeant.

Nous tâcherons de garder en mémoire ces considérations une fois que nous nous intéresserons (dans un autre texte) à l’intelligence artificielle, domaine où le concept de sentience a également pointé le bout du nez.

L’animal que donc je suis (*) … entre autres

Le rire n’est plus le propre de l’homme, contrairement à ce qu’a écrit François RABELAIS. Sans aucun doute l’apologiste de la paillardise ignorait-il les travaux de Davila-Ross et al., qui, parmi d’autres, témoignent de l’existence du rire chez le chimpanzé. Pas sûr néanmoins que les jeux de mots, calembours et ironies savantes du père de Gargantua auraient excité les zygomatiques des chimpanzés étudiés par les scientifiques. Examinons de plus près cette question.

En effet, tout au long des développements qui précédent, dans cet article, nous avons supposé l’irréductibilité de l’homme à l’animal. L’existence d’une singularité, de ce qui constituerait le propre de l’homme. Nous ne pouvons conclure l’étude du jour sans vérifier cette prémisse. Qu’est-ce qui différencie l’humain de l’animal ? Nous l’avons vu, l’homme est un animal autant que les autres formes de vie ressortant du règne animal. L’homme est un être vivant issu de la même logique ‘organique’ (le CHON) que le reste du vivant. Et ensuite ? Qu’est-ce qui fait des humains des humains, quelle est la différence ultime, la distinction décisive ?

Ces questions, nous l’avons vu, ne sont pas arrivées avec l’antispécisme que nous connaissons aujourd’hui. Et elles continueront longtemps à interpeller nos congénères. Néanmoins, sans faire abstraction du passé, il devrait être intéressant d’observer sous quelles formes ces questionnements ‘éternels’, ‘universels’, nous interpellent aujourd’hui, dans le contexte du ‘zeitgeist’ de notre époque. En avant pour un tour, sans aucun doute incomplet mais déjà bien dense nous verrons, des pionniers débroussaillant la problématique à la machette …

Un rhizome de l’évolution de l’humanité, qui fait modèle

C’est de la paléoanthropologie que je vois venir un premier éclairage sur le sujet. Établissant d’abord un constat proche de celui que nous avons développé dans le première article du présent post, Mathilde LEQUIN, philosophe, spécialiste d’épistémologie de la paléoanthropologie, écrit. « Au lieu de concevoir l’humain comme un être extra-naturel ou métaphysique, séparé des autres vivants, le tournant naturaliste qui marque la philosophie contemporaine s’est employé à naturaliser l’humain, c’est-à-dire à le réinscrire dans la nature, en s’appuyant sur les connaissances issues des sciences de la nature. La philosophie serait ainsi sommée de ne plus voir en l’humain qu’un animal comme les autres, en se pliant au « zoocentrisme » ambiant qui place l’animalité au centre de notre humanité » Elle poursuit « La paléoanthropologie apporte cependant des ressources qui permettent de contourner cette alternative, en abordant différemment la question de la démarcation entre humain et non-humain ».

La philosophe, ensuite, élargit son champs d’intérêt. Plutôt que de se centrer exclusivement sur la différence entre humain et non humain, pourquoi ne pas également étudier les différentes souches qui ont fait l’humanité (homininés) et leurs interactions ? Cet élargissement crée une toute autre vision de la ‘différence’ (et donc nuance fortement le concept de la singularité humaine!). « À travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, une nouvelle voie s’ouvre à nous pour définir l’humain en contournant les difficultés relatives à la recherche de « propres de l’homme ». Il s’agit de se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. »

Barrage sur la rivière Magpie (Canada) (source)

Au-delà du sujet du jour, Mathilde LEQUIN revient sur le type de modèle évolutionniste qui façonne notre imaginaire. « Ce changement de paradigme passe également par un changement de modèle, c’est-à-dire de la manière dont la paléoanthropologie représente son objet. L’histoire de cette science est marquée par le passage d’un modèle linéaire et graduel, lointain héritier de la scala naturae et de la chaîne des êtres, à un modèle buissonnant pour penser la parenté et l’évolution. Or cette substitution du buisson à l’échelle ne peut sans naïveté être conçue comme l’horizon indépassable du progrès scientifique. L’échelle et le buisson ne sont-ils pas en définitive tous deux issus du même modèle arborescent, enraciné dans la théorie aristotélicienne de la différence que formalise l’arbre de Porphyre, et encore prédominant pour penser la différence anthropologique ? Quel modèle imaginer alors pour appréhender la diversité des hominines ? Le concept de rhizome proposé par DELEUZE et GUATTARI peut ici fournir une piste. « Les schémas d’évolution ne se feraient plus seulement d’après des modèles de descendance arborescente, allant du moins différencié au plus différencié, mais suivant un rhizome opérant immédiatement dans l’hétérogène et sautant d’une ligne déjà différenciée à une autre ».

Un tel modèle défige la définition de l’homo sapiens. « Il se découvre et se représente lui-même comme variante dans un ensemble de formes variantes d’humanité. De manière inattendue au regard des frontières disciplinaires, la paléoanthropologie entre alors en résonance avec un certain courant de l’anthropologie culturelle contemporaine, qui aborde d’une manière nouvelle les variations de schèmes conceptuels entre les peuples. Ainsi, écrit Patrice MANIGLIER à propos de l’anthropologie d’Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, la méthode comparative qui la caractérise consiste-t-elle à « faire apparaître le sujet de la comparaison comme une variante de ce qu’il croyait être son objet » et « à découvrir que le type lui-même est une variante, ce qui veut dire qu’il est défini par sa position dans un ensemble de transformations tout à fait précises ». De la paléo nous sommes donc passés à la néo-anthropologie, mais la richesse du sujet ne sera pas épuisée aujourd’hui.

Là où nous en sommes, retenons que la diversité de l’humanité, tant aujourd’hui que dans la ligne du temps (très) lointain (sept millions d’années quand même!) nous amènerait à nous définir dans la variation des formes et dans les relations entre ces variantes tout autant, ou plus, que dans des standards homogènes. « Deux possibilités semblent ici s’offrir à nous » écrit ailleurs Mathilde LEQUIN. « La première consiste à définir l’humain en soi, en s’efforçant de repérer des « propres de l’homme » (comme la bipédie, la fabrication d’outils). Or la diversité non seulement morphologique, mais aussi potentiellement fonctionnelle et comportementale chez les homininés, conduit à considérer que ces caractéristiques uniques ont pu apparaître plusieurs fois, dans plusieurs lignées, et sous différentes formes. Mais il y a une autre possibilité, qui consiste à se demander comment l’humain se définit non pas en soi, par des propriétés uniques, mais en tant que variation dans une famille de formes apparentées et cependant différenciées. Dans cette perspective, l’humain se définit à travers la confrontation à l’altérité d’autres humanités, à un double niveau. Comment les diverses formes humaines du passé, dont certaines ont coexisté, ont-elles pu s’appréhender ? Et comment nous définissons-nous en tant qu’humains par rapport à ces lointaines humanités dont la paléoanthropologie nous donne connaissance ? ». Au point que des scientifiques peuvent s’interroger ‘combien y a-t-il d’espèce humaines’ ?

Un anthropocentrisme de plus en plus élargi

Pour BIMBENET, nous l’avons vu, il est vain d’attendre de l’approche étroite des sciences de la nature une définition de la singularité humaine. « On attend d’une humanité pétrifiée, projetée sur un plan d’extériorité où rien ne se vit ni ne se passe, qu’elle nous renseigne sur la socialité vécue. On escompte que le face-à-face abstrait de deux individus intéressés chacun à soi, et qui n’ira jamais plus loin qu’une réciprocité calculée, produira à la fin l’ultrasocialité humaine. On espère que le gène, le cerveau et le singe nous donneront magiquement l’humain, eux qui ne sont jamais que l’humain délesté de tout ce que fait et vit l’humain. » (Le complexe des trois singes). Et le philosophe de recommander de laisser entrer le fait culturel dans notre champ d’intérêt. « Une investigation à deux entrées, recueillant ce que la biologie évolutionniste, la primatologie et la psychologie cognitive ont à nous dire sur la socialité des homininés, mais par ailleurs accueillante à l’égard de ce que l’anthropologie sociale, la psychologie du développement ou la psycholinguistique peuvent nous apprendre sur un univers de culture, une telle investigation (en zigzag) dresse finalement le portrait d’un être double » (source).

Mais à qui me font-ils penser ?… (source inconnue) – le petit moment de détente

Nous comprenons qu’il nous faut (c’est d’ailleurs une inspiration présente du début dans ce blog me semble-t-il), tant dans nos réflexions rationnelles qu’au niveau de l’imaginaire, combiner sciences humaines et sciences de la nature. « On peut d’une part concevoir la société comme « un fait de nature qui a exercé, à l’échelle de la phylogenèse comme de l’ontogenèse, des pressions adaptatives sur le développement du cerveau humain »  D’autre part, en privilégiant cette fois l’entrée humaine, se fait jour une vie de représentations partagées, qu’on appellera non plus la société mais la culture (…). Ici la psychogenèse de l’attention conjointe et de l’apprentissage verbal, la sociologie des institutions, l’analyse ethnologique des mythes et des rituels se rejoignent pour donner à voir une vie détachée « de la situation hic et nunc », comme « des saillances perceptuelles et des impératifs pratiques immédiats ».

Si BIMBENET explore les limites de l’animalité, l’anthropologue Nastassja MARTIN quant à elle teste les frontières du vivant en explorant les rapports des humains avec les éléments (l’orage, la montagne). Les deux extrémités du spectre ontologique.

Nous en resterons là dans ce rapide panorama des tentatives d’ouverture, d’extension, de l’anthropos, telles que pratiquées aujourd’hui par diverses disciplines appartenant aux sciences humaines comme l’éthologie ou l’anthropologie, éventuellement appliquée aux périodes préhistoriques. Il me paraît judicieux de compléter celui-ci par quelques observations relatives au langage et aux capacités instrumentales des humains en tant que capacités singulières.

Imbrication de capacités

L’humain ne pouvait éviter de se comparer au singe avec lequel il partage de nombreux traits morphologiques et comportementaux (sans parler de l’équipement génétique, nous l’avons rappelé du début). Des dizaines d’années de recherches scientifiques tous azimuts, que nous ne sommes bien évidemment pas en capacité de reprendre ici. Empruntons au psychologue ayant longuement étudié le comportement des primates, David PREMACK, le constat que les capacités animales sont des adaptations limitées restreintes à un seul objectif. Ainsi, le caractère unique de la compétence humaine générale serait à comprendre en termes d’imbrication de capacités indépendantes sur un plan évolutif, une imbrication que l’on ne trouve que chez les humains. « (…) whereas animal abilities are limited adaptations restricted to a single goal, human abilities are domain general and serve indeterminately many goals » (source).

La main et le langage

Poursuivant son exploration de la singularité humaine, BIMBENET se tourne cette fois vers le langage, qu’il identifie comme un signe identifiant sans équivoque l’être humain. « Le langage est une propriété certes empirique des vivants humains mais qui, étrangement, donne lieu à une reconnaissance immédiate de l’autre homme, une reconnaissance qui court-circuite la voie longue de l’enquête empirique. C’est un fait (évolutivement et empiriquement apparu) ; mais c’est un fait qui fait droit, un fait qui force les faits : quelle que soit la figure ou l’aspect extérieur de celui que j’ai en face de moi, dès lors qu’il parle comme on parle (expliquant, commentant, posant des questions, etc.), il est humain comme moi, il appartient ipso facto à l’« horizon ouvert » d’une humanité définie, dit HUSSERL, comme « communauté du pouvoir-s’exprimer dans la réciprocité, la normalité et la pleine intelligibilité » ».

Et le philosophe de poursuivre. « Le langage idéalise ainsi l’expérience, allant tout droit à une humanité de droit, définie indépendamment de sa forme empirique donnée. L’estropié méconnaissable ou le bourreau sanguinaire, dès lors qu’ils parlent, ont droit au titre d’homme : le langage suspend tous les faits, même les plus manifestes ou les plus choquants. Il va même jusqu’à les forcer. Un aphasique ne parle pas, un enfant ne parle pas encore, un vieillard ne parle plus, et pourtant ils sont tous enrôlés de force dans la communauté des parlants, on s’adresse à eux, on fait les questions et les réponses, on invente toutes sortes de langages de substitution ». Le langage nous fait, en tant qu’humains, et tout autant comme communauté humaine.

M. MORI – The uncanny valley.

Nous noterons ici rapidement, cela me paraît crucial en effet, même si nous ne pourrons en poursuivre l’analyse aujourd’hui, que cette identification automatique du langage et de l’humain est bien ce qui crée un tel malaise lorsque l’être humain se trouve confronté à un robot doté de capacités langagières perfectionnées. Le dispositif est clairement identifié comme ‘non-humain’ (j’ai affaire à un robot, une intelligence artificielle, un dispositif numérique sophistiqué) mais en même temps ce dispositif artificiel dispose d’un langage à priori comparable à celui d’un humain et donc le désigne à mes yeux comme humain. Un trouble profond identifié dès 1970 par Masahiro MORI.

Nous pourrions poursuivre en cherchant à préciser comment chez l’humain la main fait le cerveau tandis que le cerveau fait la main, mais il me paraît préférable de clore ici une pérégrination déjà bien longue. Nous y reviendrons peut-être dans un article qui pourrait traiter du geste et de la conscience.

Boucle(s)

Nous en revenons finalement à transformer le vieux couple antagoniste nature vs culture en boucle récursive, à la manière d’Edgar MORIN:

Les quelques pionniers dont nous venons de parcourir les recherches nous auront sérieusement secoué les neurones. Il nous faudra du temps pour digérer tout cela. Nous percevons néanmoins de plus en plus clairement comment se nouent les liens subtils qui nous attachent.

Conclusions et perspectives

A la question posée dans le titre de l’article, la réponse est clairement négative. Non, nous ne sommes pas suffisamment ‘bêtes’. Nous l’avons vu, il reste bien du chemin à parcourir encore avant de nous considérer comme un animal tel les autres, même si nous ne nous réduisons pas à cette proximité. Un paquet de bornes à faire avant d’être capables de penser comme un arbre, ou comme une montagne, de nous ressentir profondément vivant au sein du vivant. Et au moins autant de distance à franchir pour porter sur nos semblables le même regard d’empathie, adopter la même attitude de respect, considérer tout autant son individualité et sa liberté, même s’il est différent de nous, même s’il n’est pas encore né. Une démarche nécessairement emplie d’humilité.

Dans son ‘Introduction à la psychanalyse‘, Sigmund FREUD suggérait que l’humanité, au cours des cinq derniers siècles, s’était vue infliger à trois reprises une leçon d’humilité, dans son vocable ‘blessures narcissiques’ puisque, Copernic d’abord, Darwin ensuite et puis lui-même (excusez du peu!) avaient fait perdre à sapiens sa place centrale dans l’univers, l’avaient ensuite réduit au rang d’une espèce animale comme une autre et finalement assujetti à son inconscient. On pourrait imaginer que la quatrième blessure narcissique viendrait avec le constat que « la spécificité de sujet ne serait pas réservée à l’animal humain » (Christine Quélier etsabelle Leroux).

Nous examinerons dans un prochain post l’hypothèse que l’Intelligence Artificielle qui, au même titre que l’animal, pourra sans doute à terme être considérée par ses créateurs ou ses utilisateurs non plus comme objet mais comme sujet, prenne elle aussi sa place dans cette remise en question de notre identité.

Si la perte du statut exclusif de sujet, c’est-à-dire dans le vocabulaire psychanalytique, d’être vivant individualisé, constitue bien une blessure narcissique affligée à l’humanité, il apparaît que cette dernière n’en a pas encore vraiment pris la mesure, qu’elle échoue à renoncer aux nombreux privilèges qu’elle s’accorde à cette occasion, tant nous avons pu observer que même le courant antispéciste situe l’homme au-dessus de la nature, entrepreneur d’une morale universelle à appliquer au vivant, à laquelle soumettre le vivant.

L’humanisme claudiquant Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ainsi que l’exprime BIMBENET, « l’animalité n’épuise pas l’humanité ». Nous savons qu’il nous faut descendre du socle sur lequel nous avaient posé (après bien d’autres) Les Lumières, nous sommes bien décidés à jeter aux orties une forme d’ humanisme qui aura pris sa part de responsabilité dans la tempête que nous traversons . Notre quête apparaît de plus en plus comme celle des constituants d’un nouvel humanisme en cours d’élaboration. Une forme de neguanthropie ?

Nous ne pouvons éviter d’observer que le regain d’intérêt manifeste pour les relations entre l’humain et l’animal, tel qu’il apparaît dans le discours antispéciste, intervient à un moment où la majeure partie de la population occidentale (celle en tout cas la plus susceptible de s’aligner derrière les considérations antispécistes) vit au sein d’un cosmos hautement artificialisé, largement déconnectée du milieu naturel, insérée dans des mécanismes économiques, sociaux et plus encore technologiques hautement complexes, voire compliqués, par lesquels elle se trouve dans l’obligation de passer non seulement pour accéder à la satisfaction ses besoins élémentaires d’être vivant (éliminer les excrétions, se nourrir et s’abreuver, maintenir des conditions de température vivables, voire … tout simplement respirer : épurateurs d’air, masques, VMC, …), mais tout autant pour communiquer avec ses semblables, bref en gros pour exister. On peut me semble-t-il s’interroger, si pas sur la légitimité, du moins sur la capacité d’appréhension et d’empathie avec le vivant de celles et ceux qui s’expriment depuis une position ainsi située à l’écart de celui-ci. Dieu est mort, l’humanisme claudiquant, il semble que se bricole là une nouvelle morale à bon compte, dont il faudra nous méfier. Une morale excluante qui plus est, les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. Menaçante également, « parce qu’ici croît un danger qui prend racine dans le ressentiment et la condamnation absolue d’une société jugée fondamentalement pernicieuse »(Marianne CELKA, L’animalisme face au meurtre animal, montrer et condamner la complicité par les images). Et, ainsi que l’écrit BIMBENET, « Que nous dit sur nous-mêmes cet énoncé qui confie à la vie simplement vivante (non parlante ou non politique) d’épuiser le sens d’une vie humaine ? » .

Si l’examen de l’antispécisme nous a permis de mieux cerner notre humanité et notre relation au non-humain, nous n’en exerçons pas pour autant un mouvement de repli sur l’humain. Un anthropocentrisme élargi se dessine, qui déjà brosse quelques traits, bien vagues encore, d’un humanisme largement renouvelé. « Plus loin (l’homme) va en direction des non-humains et plus il est humain » rappelle Bimbenet. Plus largement, si nous pouvons nous situer comme animaux singuliers, nous faisons peut-être nos premiers pas dans ce que j’appellerais une éthique compassionnelle de l’altérité. Une perspective que nous pourrons sans doute explorer dans d’autres articles.

Au-delà de l’éthique, nous avons également touché du doigt la question de l’identité, ou de l’individuation. Nous avons compris que se considérer comme un animal point barre, pratiquer la négation de la différence, équivaut à l’acceptation de voir biffée d’un trait notre identité en tant qu’individu spécifique, différencié, construit dans la relation, dans l’altérité. Une existence d’électron dans un vide infini.

Que signifie être (ou non) humain ? Rien ne permet de penser que l’on puisse faire l’économie d’un tel questionnement dans un monde vacillant. Tout, autour de nous, nous incite à poursuivre.

______________

(*) titre d’un ouvrage de Jacques DERRIDA




Semences et terreaux

Photo: pierre de la faim sur l’Elbe. Texte gravé « Wenn du mich siehst, dann weine » – Si tu me vois, alors pleure.

Crédit: Norbert Kaiser – Own work, CC BY-SA 3.0

Voici la quatrième et dernière partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’ avant ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’.

Vous devez être le changement que vous voulez voir en ce monde


Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948)

Citer Gandhi en cette époque où le cynisme semble érigé en mode existentiel me condamne, j’en suis conscient, à l’image du doux rêveur, promis – brebis égarée au milieu des loups – à un rapide atterrissage en catastrophe. Bref, un risque réel de discrédit, assumé.

Cette phrase pourtant contient une bonne part de ce qui nous manque, ainsi que nous l’avons petit à petit découvert au cours des trois premiers épisodes de notre saga. Impérative, face aux défis des temps que nous vivons. Incitant à l’action alors que nous pourrissons sur place. Convoquant l’utopie, une force susceptible de nous extraire de nos vieux habits.

Aujourd’hui, la figure du leader indien nous apparaît peut-être quelque peu désuète, voire bêlante. Mais Gandhi c’est aussi et avant tout le courage de la désobéissance et de ses conséquences, la remise en question de l’ordre patriarcal ou de castes, l’humilité face aux pouvoirs, la sobriété plutôt que l’accumulation frénétique.

Les défis fussent-ils collectifs, nous constituons, in fine, la matière première du changement, ainsi que nous l’avons amplement illustré dans les dernières publications du blog. Nullement à la manière du colibri de l’histoire (qui finit d’ailleurs bien plus mal que ne le laisse entendre Pierre RABHI), faisant tout son petit possible pour éteindre l’incendie sans jamais se demander s’il ne serait pas envisageable d’organiser ensemble la lutte ou de combattre les incendiaires tout autant que les flammes. Aussi est-ce dans la puissance de cette exhortation que nous aborderons la dernière partie de notre quadriptyque.

Titanic (mais sans Léonardo di Caprio)

Tous dans le même bateau ? Voir le post ‘Apocalypse now‘.

Cela fait tellement longtemps que nous sommes embarqués sur le Titanic que nous en avons perdu le souvenir. Maintenant que se font entendre les terribles grincements de l’iceberg déchirant la coque de notre paquebot, nous hurlons nos peurs et nos rages dans le constat de notre impuissance. Mais que faisons-nous sur ce navire, sur cette galère ?…

Le temps n’est plus à se lamenter sur les catastrophes écologiques. Ni à imaginer que, à lui seul, l’essor technologique pourrait porter remède. Le sursaut salvateur ne peut venir que d’un immense bouleversement de nos rapports à l’homme, aux autres vivants, à la nature. Le problème écologique nous concerne non seulement dans nos relations avec la nature mais aussi dans nos relations à nous-même. 

Edgard MORIN.

Ces lignes, Edgard Morin ne les a pas écrites à l’occasion de la dernière COP inutile , ni même lors du Congrès de la Terre à Rio en 1992. Ce propos date de 1973, il y a cinquante ans en fait. Un demi-siècle nous sépare du constat de l’intellectuel avant-gardiste. Cinq décennies d’inertie. Et voici que l’iceberg déchire la coque.

L’opus qui s’achève ici (‘Haut les cœurs !‘, ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’, ‘Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient atteints’) se sera, quant à lui, étiré sur plus d’une année. De l’intérêt de la lenteur, qui permet de voir les conjectures (durement) rattrapées par la réalité. Au plus ce mouvement s’accélère, au plus il semblerait néanmoins qu’il nous faille ici ralentir. Débarrassé de tout fantasme d’efficacité, de toute velléité utilisatrice, nous voilà bien plus libres. Réfléchir ‘pour la beauté du geste’, en quelque sorte ? Il n’appartient à personne en particulier de porter la lourde charge de sauver le Titanic, ne serait-ce qu’un tout petit peu y contribuer, ne serait-ce qu’en sauver une dérisoire parcelle.

Nous dépouiller de nos vêtements anciens ? Voir ‘Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints‘.

Cette année de travaux (ponctués de ci de là de quelques égarements) aura fait émerger, pour l’auteur et – c’est à espérer – également quelque peu dans ces pages, un paysage neuf, un entrelacement de sentes plus ou moins nettes, plus ou moins éclairées, mais toutes également fascinantes par leurs promesses d’un dépassement de l’inertie. Précision essentielle : il ne s’agit surtout pas de répondre aux inévitables « que faire alors ? » ou « quelles solutions proposer ? ». Ce n’en est pas le lieu et l’auteur de ces lignes n’en a ni la compétence ni la moindre envie. Le paysage réflexif évoqué ne ressemble en rien à une boite à outils, encore moins une trousse de secouriste. Il s’agirait plutôt de cheminer nus en terre inconnue, dépouillés de nos vêtements anciens comme de tous nos artificiels rassurements. Si nous avons tout à apprendre, il semblerait néanmoins que des pionnier(e)s aient déjà posé quelques jalons. Le moment venu nous ouvrirons les yeux.

Dans quelle direction nager ?

Naufragés, nous ignorons vers où nous diriger. Avant, c’était bien pratique, on allait tout droit, le plus vite, le plus loin possible, sans se poser de questions. Et maintenant ? Et ici ? Quid en effet de l’opportunité de ce blog ? L’écriture constitue bien sûr une forme de natation. ‘Nager’ cependant, dans le vocabulaire courant, possède un double sens puisqu’il peut être synonyme de s’embourber, patauger, se perdre. Le danger qui nous guette.

Le blog constitue un format qui ne se prête en rien à l’action en tant que telle. Il peut, ou non, inciter à l’action. Il peut éventuellement intégrer le couple action / non-action dans sa réflexion. Mais il se limite de facto à un certaine expression de la pensée. Si je suis ici occupé à écrire (ou à lire) cette note, je ne suis pas ailleurs, à éventuellement développer telle ou telle action.

Voir le post ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

« Couler en beauté plutôt que flotter sans grâce »  suggère Corinne MOREL DARLEUX. Il ne s’agit pas de barboter n’importe comment en effet, dans l’espoir plus ou moins inconscient de se maintenir à flot dans la catastrophe. Notre démarche s’initie sur un renoncement. Le Titanic a pris une telle gîte qu’il n’est à son égard aucune illusion à se faire. Et nous avons appris à ne pas le regretter.

A quelle profondeur ?

Toute réflexion sur l’état du monde et sur les possibilités d’y intervenir, si elle commence par admettre que son point de départ est, hic et nunc, un désastre déjà largement accompli, bute sur la nécessité, et la difficulté, de sonder la profondeur de ce désastre là où il a fait ses principaux ravages : dans l’esprit des hommes. Là il n’y a pas d’instrument de mesure qui vaille, pas de badges dosimétriques, pas de statistiques ou d’indices auxquels se référer. C’est sans doute pourquoi si rares sont ceux qui se hasardent sur ce terrain. On grommelle bien ici ou là à propos d’une catastrophe « anthropologique », dont on ne discerne pas trop s’il faudrait la situer dans l’agonie des dernières sociétés « traditionnelles » ou dans le sort fait aux jeunes pauvres modernes, en conservant peut-être l’espoir de préserver les unes et d’intégrer les autres

René RIESEL et Jaime SEMPRUN, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (2008).

Réflaction

Voir ‘Les papas papous‘, ou commencer penser hors dichotomies (source).

« Mais que faire ? » interpellait un lecteur de ce blog dans un commentaire suivant la publication du post ‘Apocalypse Now‘. Seuls les adeptes du ‘après moi les mouches’ (ils ne sont pas si rares!) réussissent à éviter cette question qui pourtant s’impose à nous en permanence. N’y a-t-il pas une part d’inconscience criminelle, voire de lâcheté, à se vautrer ainsi dans les stupres de la pensée alors que l’orchestre du navire qui prend l’eau de toute part a entamé les premières mesures de ‘Plus près de toi mon Dieu’ ? Nous examinerons cette question le moment venu. Il serait trop simple en effet d’en rester à une manifestation de plus de la dichotomie corps / esprit. A ce stade nous nous satisferons d’une démarche à rebrousse poil de la résignation, c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la déploration ou à l’indignation mais analyser, comprendre, cerner les limites, explorer les portes de sortie.

Ne pas céder au besoin de la rédemption du faire. Penser c’est aussi panser. Réfléchir c’est déjà agir. Ou, ainsi que l’énonce avec éloquence une connaissance, « C’est pas parce que le monde part en couilles qu’il faut rester là à se les gratter! »

Mission d’entreprise

Exercices natatoires dans une métaphore, découvertes d’un paysage inconnu dans l’autre, ces pratiques devraient constituer la trame des prochains articles à paraître sur ce blog. ‘Comme par hasard’ il semble se former un réseau d’intérêts, de questionnements, d’intuitions, qui in fine composent une image de ce que en son temps j’avais dénommé tout à fait intuitivement « neguanthropie » sans trop savoir que fourrer dans le sac ainsi étiqueté. Une démarche intéressante en perspective.

Comment lutter contre l’anthropie ambiante ? Telle pourrait être, au stade où nous en sommes arrivés aujourd’hui, la définition de la ‘mission d’entreprise’ (pour recourir avec une ironie certaine à un concept managérial qui fait encore florès aujourd’hui) de ce blog. A force de fouiner dans toutes les directions, il se pourrait que nous ayons trouvé l’amorce de notre chemin …

Résumons-nous

Post après post, nous avons constaté à quel point nous sommes partie prenante d’une machine, un système auto-organisé. Il nous faudra ultérieurement d’ailleurs bien préciser ce concept, ses tenants et aboutissants. Précisons d’emblée néanmoins qu’il ne s’agit nullement de comprendre le terme ‘système’ à la sauce Matrix ou complotiste. Cette machine nous ne la voyons pas car elle est en nous (un peu à la manière des fractales) et nous en faisons partie tout à la fois. Nous ne pouvons en connaître que les manifestations, les effets qui, en ces temps de crises multiples et multiformes (image ci-dessous) , de plus en plus, s’imposent à nous, à nos existences , accroissant nos souffrances sans que nous puissions les comprendre, leur donner sens.

Crédit: Adam Tooze

Au cours des articles qui ont précédé, nous avons tenté d’en explorer un certain nombre de mécanismes. Mais à mesure qu’avancent nos analyses, il semble que nous soyons amenés à creuser plus profondément. Et c’est peut-être là que le concept de néguanthropie pourrait trouver de quoi constituer sa substance.

Il est proposé au lecteur d’accompagner cette démarche néguanthropique au cours des articles qui viendront. L’itinérance en question a tout pour me plaire : aucun chemin balisé, pentes escarpées, échappatoires interdites, aucune place pour la facilité ou le confort. Aucune garantie d’arriver où que ce soit, aucune idée de finalité même, le but nous échappant puisque situé en-dehors de notre champs de vision (au double sens de ‘ce qui s’offre à la vue’ mais aussi de ‘représentation mentale’).

Où aller chercher ‘L’énergie qu’il nous faut‘ ?

Est-ce à dire que nous allons dorénavant douillettement voyager dans le monde des idées pures et de l’esthétique des concepts ? Que nenni. La souffrance de mes contemporains m’apparaît chaque jour plus intolérable, il est exclu de s’en désolidariser. Les constats dressés antérieurement, que je vous invite à lire ou relire aujourd’hui, sont toujours valables, à moins que, pour une bonne part d’entre eux, ils n’aient empiré. Retranché loin de tout, je n’ai rien à perdre, rien à gagner, tout à dire. Ne reste qu’à trouver chaque matin le courage de secouer les vieux oripeaux. Nos arpentages continueront à se nourrir du monde tel qu’il se donne à voir, sans filtre.

Dépassements des limites planétaires (source)

Les errements actuels (*), les multiples crises brutales et interagissantes (**) que nous affrontons aujourd’hui et que nous subirons plus encore demain, constituent notre vraie matière première, comme dans la majeure partie des articles du blog à ce jour. Et les matériaux ne manquent pas. Ainsi, sorti tout chaud au moment où se clôture le présent  texte, le dernier rapport d’Oxfam ou le World Inequality Report 2022 nous détaillent un monde où explosent les inégalités, notamment patrimoniales, que ce soit à l’échelle locale ou mondiale. Pour vous changer les idées: l’état des lieux, dressé par l’Organisation des Nations Unies, de l’incurie des états à affronter le changement climatique ou un rapport montrant l’extension continue du modèle suicidaire de l’agro-industrie, ou du gouffre des pertes de la biodiversité à moins que vous ne préfériez le constat de la faillite du modèle dit démocratique tel que pratiqué par les nations occidentale. Bonne digestion.

__________

( *) anti-spécisme, catastrophes écologiques, problématique des ressources (eau, énergie, minerais), néo-libéralisme, accaparement de l’attention par les dispositifs marketing, aliénation croissante du travail, fuites en avant technologiques tous azimuts (chimie, génétique, géo-ingénierie,….) , extension fulgurante et non contrôlée de la surveillance, accaparement des richesses par une minorité, explosion des dépenses militaires et sécuritaires, déconnexion des élites, poursuite de l’utopie du progrès, …..

(**) voir par exemple ici




« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints»

Titre: Jean de La Fontaine, Fables (1668-1694), Livre septième, Les animaux malades de la peste.

Cet article constitue la troisième partie d’une série qui a débuté avec le texte ‘Haut les cœurs !‘, suivi de l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

Ces derniers temps, nous nous sommes largement intéressés à la confusion informationnelle (Haut les cœurs !) puis ontologique (Pilule bleue ou pilule rouge?) dans l’espoir de saisir quelques éléments du ‘Zeitgeist’ et en particulier la stase ou la sidération que nous connaissons aujourd’hui alors que nous nous tenons le bout des doigts de pied au bord du gouffre.

Dans les dernières ligne du second volet de l’opus en cours (1) nous dressions le constat de l’individu coincé, inhibé, en panne d’énergie, dans un tableau symptomatique manifestement de type dépressif.

Le fond de l’air est à la dépression.

Étudiant l’évolution du concept de dépression tout autant que celle des molécules destinées à son traitement au cours de la seconde moité du XXème siècle, Alain EHRENBERG faisait voir, dans un ouvrage rédigé à la fin des années 90, comment celles-ci accompagnent une redéfinition de l’individu.

En moins d’un demi-siècle s’est produite une inflexion dans les modes d’institution de la personne. Nous avons été préparés par la première vague de l’émancipation qu’était la révolte de l’homme privé contre l’obligation d’adhérer à des buts communs, par ces évangiles de l’épanouissement personnel (…). Nous sommes aujourd’hui dans la deuxième vague, celle des tables de l’initiative individuelle, de la soumission à l’égard des normes de performance : l’initiative individuelle est nécessaire à l’individu pour se maintenir dans la sociabilité.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 288.

EHRENBERG montre d’une part une généralisation du concept de dépression et d’autre part un centrage psychiatrique sur la panne de l’action, l’inhibition, qui prend le pas sur la douleur ou le vécu de tristesse par exemple. Et l’auteur d’attirer notre attention :

La dépression est instructive sur l’expérience actuelle de la personne, car elle incarne la tension entre l’aspiration de n’être que soi-même et la difficulté de l’être.

A. EHRENBERG, La fatigue d’être soi. Dépression et société. Odile Jacob (2000, réédition 2017), p. 73

Et pendant ce temps, ‘Ma petite entreprise de A. BASHUNG (1994) ne connaît pas la crise … Le visionnage de cette vidéo est susceptible d’entraîner un dépôt de cookies de la part de l’opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e), lequel n’a pas nécessairement la même politique en la matière que le blog sur lequel vous vous trouvez actuellement.

Les années 80 voient l’essor fulgurant du néolibéralisme, popularisant la figure désirable du chef d’entreprise (Bernard TAPIE en constitua une superbe caricature), les services publics sont privatisés ou sommés d’obéir à la logique managériale du privé tandis que les entreprises privées se veulent ‘citoyennes’ (2). Le degré d’initiative de l’individu passe au premier plan des critères d’excellence. Le symptôme pathologique numéro un devient donc, fort logiquement, l’asthénie.

Depuis ces travaux, ces vingt dernières années donc, nous conviendrons que la tendance désignée par EHRENBERG n’a fait que s’accentuer. Il s’agit désormais pour le salarié de s’identifier à l’entreprise, de mobiliser à son service la totalité de ses capacités. Comme nous l’avons vu antérieurement (voir en particulier l’article Apocalypse Now) c’est l’individu également qui est désigné pour porter la responsabilité de la catastrophe en cours et se casser le dos à écoper. C’est sans doute la raison pour laquelle Dany-Robert DUFOUR évoque la dépression comme « une marque flagrante de la résistance du sujet à l’économie de marché généralisée » (3).

Signe des temps, le quotidien de référence (de révérence surtout) ‘Le Monde’ dont un éditorial s’interrogeait l’an dernier « Un ressort s’est cassé, jusqu’à quel point ? ».

Le métronome

Source inconnue.

Un dessin de presse aussi pertinent qu’un long discours. ‘Moi’, coincé entre deux énoncés apparemment contradictoires, s’imposant chaque jour, l’un après l’autre : ‘un monde meilleur est possible’ et ‘nous sommes bien baisés’.

En y regardant de plus près, en fait, il apparaît que ce n’est pas à une simple contradiction que nous avons affaire. Celle-ci se manifesterait plutôt en effet par une phrase de l’ordre de « we are in a deep shit » (nous sommes dans une merde profonde), en maintenant le style littéraire du texte original du dessin.

Comparons ces deux couples antagonistes  légèrement distincts:

A. Énoncés du dessin

A1. Un monde meilleur est possible

A2. Nous sommes bien baisés

B. Énoncés contradictoires

B1. Un monde meilleur est possible

B2. Nous sommes dans une merde profonde.

B1 et B2 constituent des assertions contradictoires. Les deux énoncés se situent au même niveau logique : une description du monde vécu au temps ‘t’ par ‘moi’ (me). Les énoncés A1 et A2 sont dans une situation différente, dans la mesure où A2 porte sur la qualification de l’émetteur et est donc en quelque sorte auto-référentiel, ce qui n’est pas le cas de B2. A2 constitue une méta-communication qui disqualifie l’émetteur. On pourrait dire que la conséquence du modèle B (contradictoire) serait de l’ordre de la scission du ‘moi’ (me), ainsi écartelé, tandis que le modèle A aboutit à une explosion de celui-ci.

Caricaturale, cette analyse l’est autant que le dessin. Oui, nous restons dans la caricature. Mais celle-ci nous permet d’entrevoir le caractère ‘paradoxal’ de l’esprit du temps (zeitgeist) traduit ici (4). Un petit détour par cette notion de paradoxe me paraît propice à éclairer quelque peu notre lanterne.

Paradoxe, Kōan, humour

M.C. ESCHER, Mains dessinant (1948)

Dans son acception ordinaire, le terme ‘paradoxe’ est utilisé pour désigner une « affirmation surprenante en son fond et/ou en sa forme, qui contredit les idées reçues, l’opinion courante, les préjugés. »(CNRTL). Ce n’est pas ce sens mais plutôt le paradoxe de type logique () qui nous intéresse ici, et plus particulièrement dans sa forme pragmatique.

Nous considérerons donc le paradoxe comme « une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses consistantes » (5). Nous excluons dès lors les erreurs de raisonnement et les sophismes (raisonnements invalides en termes de logique formelle). Nous excluons aussi de notre champs d’investigation les antinomies sémantiques ou définitions paradoxales, par lesquelles je voudrais néanmoins faire un bref détour destiné à mieux comprendre l’objet de mon attention, le paradoxe pragmatique.

‘Bande 2 kons’. Essai d’analyse d’un discours pamphlétaire …

L’exemple classique de l’antinomie sémantique est l’énoncé « Je suis un menteur », qui ne peut être vrai que s’il est faux, et inversément. Cet énoncé diffère essentiellement d’un énoncé comme, par exemple, « Je suis heureux », déclaré par une personne présentant un aspect nettement dépressif. Dans un tel cas nous avons affaire à une simple contradiction entre les niveaux digital et analogique du langage (voir une présentation de ces concepts d’analyse de la communication dans l’article ‘Bande 2 kons . L’énoncé « Je suis un menteur », de par son caractère auto-référentiel, contient en fait deux propositions : l’une dans le langage objet et la seconde au niveau métalingusitique (le discours sur le discours). Mais le message en métalangue étant un énoncé, il est lui-même concerné par son propre contenu qui porte sur l’ensemble des énoncés. Pour un logicien il s’agit simplement d’un discours dénué de sens (la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes) mais dans la pragmatique de la communication, c’est-à-dire notre vie quotidienne, concrète, nous restons avec un malaise, un peu comme le sentiment de s’être fait avoir …

Comme nous ne sommes pas logiciens mais que nous avons entamé une démarche de compréhension de phénomènes éminemment pratiques, examinons les conséquences du paradoxe sur le comportement, au départ de notre métronome, avant de nous pencher sur les variantes intéressantes au regard de nos intérêts du jour que sont les ‘kōan’ bouddhistes, susceptibles d’induire aussi bien l’éveil que l’égarement, ainsi que l’humour.

Mécanique du métronome

Revenons à notre métronome pour en examiner de plus près la mécanique, à l’éclairage de la notion de paradoxe pragmatique :

« Arrêtez le monde, je veux descendre ». Issue sans aucun doute illusoire. Mafalda de Quino
  • nous sommes dans une situation vitale et inévitable (comme Mafalda, ci-contre !) ;
  • l’énoncé A1 (voir plus haut) nous invite à nous intéresser à une issue positive ;
  • l’énoncé A2 (idem) constitue une disqualification de l’énonciateur en tant qu’acteur et donc notamment susceptible de mettre en œuvre des stratégies visant à atteindre cette issue positive : ‘être baisé’ pouvant être considéré comme le niveau maximum de passivité, n’incluant même pas nécessairement le consentement ;
  • il n’existe aucune possibilité de méta-communiquer, c’est-à-dire d’user d’un mode discursif décrivant la mécanique ci-dessus, ne laissant éventuellement comme ‘issue’ que l’expression émotionnelle (colère, indignation, etc.) : d’une part nous avons documenté dans les deux premiers articles de cette série à quel point nous sommes dans la confusion et d’autre part il n’existe en effet en pratique aucune réelle voie d’expression accessible au commun des mortels – si ce n’est le Café du Commerce – et celles qui sont présentées comme possibles ont à suffisance démontré leur inanité (niveaux records d’abstention aux élections ou Convention Citoyenne pour le Climat (6), par exemple).

Nous venons de faire connaissance avec la double-contrainte. Issu du champs psychiatrique, ce concept fut étendu ensuite à de nombreux domaines de l’activité humaine, tels la sociologie, la géopolitique ou l’économie.

La double contrainte peut être décrite comme suit (7):

  • deux ou plusieurs personnes (ou groupes sociaux) sont engagées dans une relation de grande valeur (émotionnelle, vitale, économique ou autre)
  • dans ce cadre, un message est émis qui
    • affirme quelque chose
    • affirme quelque chose sur sa propre affirmation
  • ces deux affirmations s’excluent
  • le récepteur est dans l’incapacité de quitter la situation ou de méta-communiquer.
D. ERON, Biennale de peinture murale, Dozza – Bologne (Italie), 2008. Le peintre dessiné sur un mur efface son propre graffiti.

Une situation comparable à celle étudiée dans les travaux de l’école pavlovienne sur le conditionnement au début du siècle dernier avec la notion de ‘névrose expérimentale’(8). Un chien entraîné à distinguer le cercle de l’ellipse (9). En élargissant progressivement l’ellipse, on rend impossible à l’animal cette distinction. L’animal développe alors des comportement considérés comme ‘pathologiques’, stupeur ou agressivité et manifestations physiologiques d’angoisse. Que s’est-il passé ? On a créé une situation dans laquelle cette discrimination s’avère vitale pour l’animal (son alimentation) puis on a rendu impossible toute discrimination.

Kōan

Unmon zenshi zō (「雲門禅師像」) – source

Le ‘kōan’ bouddhiste, c’est en quelque sorte la version créatrice du paradoxe pragmatique, celui qui nous coince pour mieux nous libérer. Là où le second apportera souffrance ou inhibition de l’action, le premier doit nous aider à découvrir une issue à une situation au premier abord bloquée. « Le kōan se présente comme un paradoxe, (…) impossible à résoudre de manière intellectuelle. Le méditant doit délaisser sa compréhension habituelle des phénomènes pour se laisser pénétrer par une autre forme de connaissance intuitive »(wikipedia). Le kōan, et c’est important, prend place dans une relation spécifique, celle du maître à l’élève.

Deux mains applaudissent et il y a un bruit. Quel est le son d’une main ?

Hakuin Ekaku (1686-1769)

Le monde est si vaste ! Et vous répondez à l’appel d’une cloche ! Et vous vous habillez de robes de cérémonies !

Wumen (1183-1260), La barrière sans porte.

Stimulant l’intuition, aidant à dépasser les contraintes et rigidités du langage (linéarité entre autres), le kōan me paraît proche cousin de l’humour. Mais c’est là une autre histoire (4). Tout comme l’humour en tout cas il facilite le ‘lâcher prise’ et permet de dépasser la rationalité et l’emprise de l’ego.

Ce que nous montre le détour que vient de constituer cette analyse , c’est bien que nous ne pouvons pas tenter de concilier l’inconciliable. Espérer que le vieux monde soit en train de changer, de s’amender. Nous imaginer que au fond quelque part tout pourrait redevenir plus ou moins ‘comme avant’. Qu’un quelconque moyen terme adviendrait, qui constituerait une sorte de nouvel état d’équilibre.

Que nenni. Ter-mi-né.

Jusqu’à l’os

Nous sommes arrivés à l’os. Après avoir gratté et gratté toute chair le voilà qui apparaît. Et ça racle. Nous en sommes au fondement, l’individu, la question ‘qui suis-je’ ? (10). Un individu contingent, ballotté au gré des aléas, un temps c’est bon, un temps c’est dur ? Ou alors puis-je me retrouver dans ce déshabillage intégral et me reconstruire dans un monde qui tangue dangereusement ?

Dans la seconde partie de ce texte, j’interrogeais :

Mythe et ontologie au menu dans ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?’

« Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour le moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la matrice ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ? ».

Sortir du paradoxe c’est abandonner ce ‘moi’ (me) explosé, qui n’a plus à nous offrir qu’une existence de ‘zombie ontologique’ (voir l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?‘).. Nous dépouiller de ces vêtements anciens comme la mante religieuse abandonne sa mue. Avancer sans nous retourner de crainte d’être changé en statue de sel. Je ne distingue aucune autre voie.

Nostalgie

J’aurais préféré qu’il en soit autrement. En ouvrant ce questionnement initié deux textes en arrière (et pas mal de temps) déjà, j’ignorais où j’allais. C’est le jeu : un thème, une question me travaille ? J’explore, je gratte, j’avance, et je vois où j’arrive. A côté de l’inquiétude, c’est une forme de tristesse, ou une nostalgie plutôt, que je ressens à l’instant. Car il me faut faire mes adieux au monde que j’ai connu, que nous avons connu, bien imparfait mais où en quelque sorte j’avais mes pantoufles (existentielles) et mon rond de serviette (intellectuel), pour employer une expression bien désuète mais que j’aime bien. Ce monde qui m’a fait aussi, qui a participé à la construction de mes valeurs, de mes projets, de ma famille. Nous ne sommes plus, j’en fais le constat, dans le registre de la réflexion intellectuelle mais bien dans celui du vécu.

Néanmoins, si j’ai voulu le titre ‘Haut les cœurs’ en débutant cette recherche, c’est bien que je ressentais déjà confusément que, non, rien ne serait facile et que, oui, il nous faut tenir droite la tête.

Le nouveau monde est déjà là (11), bien différent. Nos anciens vêtements et pantoufles ne nous sont plus d’aucune utilité, que du contraire. Au fil de la préparation puis de l’écriture de ces textes j’en ai acquis la conviction. Il nous faut lâcher prise, accepter la nudité, faire le deuil. En explosant le paradoxe accepter la mort du monde ancien, celui où l’on croyait à l’Homme, aux Droits, au Progrès, à l’Avenir, avec toutes les majuscules. Et découvrir …

Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute

Emil Cioran, La chute dans le temps (1964).

Comment on fait ?

La seule chose qui soit certaine c’est que rien ne l’est. Il n’y a pas de mode d’emploi (12), pas de filet de sécurité. La vie, quoi.

Chaque époque historique affronte, à un moment ou un autre, son seuil mélancolique. De même, chaque individu connaît cette phase d’épuisement et d’érosion de soi. Cette épreuve est celle de la fin du courage. C’est une épreuve qui ne scelle pas le déclin d’une époque ou d’un être mais, plus fondamentalement, une forme de passage initiatique, un face-à-face avec l’authenticité.

Cynthia Fleury, La fin du courage, Fayard, 2010.

Nous ne partons pas de rien, néanmoins. Des pistes existent, tentées par des pionnier(e)s. Nous tâcherons d’en explorer quelques unes dans le quatrième et dernier article de cet opus: ‘Semences et terreaux’ (à venir sous peu ?).

___________

(1) qui devrait en compter quatre au total.

(2) ce qui ne doit pas l’empêcher « d’assumer ses profits« , ouf !

(3) référence manquante

(4) Voir la note relative à l’humour sur la page ‘Écriture‘. Nous reviendrons sans doute plus tard (probablement dès la dernière partie de ce texte en quatre volets) sur les notions d’humour, intuition, rationalité, etc.

(5) Paul WATZLAWICK, Janet H. BEAVIN, Donald D. JACKSON, Une logique de la communication, 1967, Seuil, 1972, page 188. Notons que le titre en anglais était (une fois de plus) beaucoup plus clair que celui choisi par l’éditeur français puisqu’il s’agit de ‘Pragmatics of Human Communication’ (Norton, 1967).

(6) https://basta.media/Convention-citoyenne-pour-le-climat-150-propositions-loi-lobbys-industriels-Emmanuel-Macron ou https://www.lejdd.fr/Politique/info-jdd-inscription-de-lobjectif-ecologique-dans-la-constitution-macron-enterre-le-referendum-4043848?Echobox=1620512281#utm_medium=Social&xtor=CS1-4&utm_source=Twitter

(7) Ce passage résume le chapitre ‘double contrainte’ de l’ouvrage de P. Watzlawick, J. Helmick-Beavin et D. Jackson, Une logique de la communication, Seuil, 1972

(8) p.ex. https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1967_num_3_1_1192

(9) L’animal reçoit une portion de nourriture dans les instants qui suivent la présentation d’un motif elliptique et ne reçoit rien lorsque le motif présenté est un cercle. Après un certain nombre de répétitions de cette situation, on constate que le chien salive dès l’apparition de l’ellipse mais pas lorsque c’est le cercle qui apparaît.

(10) Un chantier qui apparaît comme de plus en plus central concerne la notion d’individu et d’individuation. L’individu comme monade n’intéresse que le néo-libéralisme. Nous étudierons prochainement ces questions …

(11)  » Il n’y a pas de solution au changement climatique  » – Jean-Pascal van Ypersele | LIMIT

(12) Si certains en proposent un, il y a pas mal de bonnes raisons de se méfier. Je pense notamment aux prédicateurs(trices) éco-évangéliste (la bonne nouvelle) aux regard sombre et à l’air sévère ou au contraire illuminés, comme transportés, tout autant qu’aux pétainistes verts.




Pilule bleue ou pilule rouge ?

Cet article constitue la suite du post ‘Haut les cœurs !’

Où en étions nous restés ? A essayer de comprendre pourquoi, à la séance de clôture de la COP26, le président, Alok SHARMA, n’a pu retenir ses larmes devant les caméras du monde entier ? Ou pourquoi le voisin sympa, qui vote écolo se dit-il, vient de s’acheter un nouveau véhicule d’une bonne tonne et demie ? (ah oui, hybride, pardon). Ou pourquoi les Amish refusent la 5G ? Ou pourquoi ce pays vient encore de perdre quelques milliers d’hectares de terres agricoles destinées à installer de nouveaux lotissements rémunérateurs au milieu de nulle part, à créer de nouveaux contournements routiers ou à construire des centres logistiques gigantesques (les seconds justifiant sans doute les premiers). Pourquoi plus d’un million de personnes supplémentaire, toujours dans ce même pays bien doté, connaissent le privilège de faire la file dans le froid devant les Restos du Cœur ou les centres de distribution de surplus alimentaires (1) ? Ou pourquoi le trafic commercial international a encore augmenté de quelques millions de tonnes cette année ? Pourquoi le dernier rapport du GIEC a eu droit a moins d’audience encore que le précédent, qui n’avait pourtant guère brillé dans les médias ? Pourquoi il devient presque banal maintenant de parler de sixième extinction de masse des espèces vivantes ? Bref, pourquoi continue la lente glissade (de moins en moins lente semble-t-il) qui nous laisse comme tétanisés.

Nous avons essayé de comprendre en quoi les mécanismes de l’information et de la cognition participaient à cette stase. Mais il ne faudrait pas que ces recherches nous dispensent d’une remise en question plus fondamentale. En clôturant la première partie de ce texte, je me proposais de poursuivre par une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité. La voici en partage (2).

Stockholm, 23 août 1973

Deux braqueurs se retranchent durant six jours avec leurs otages dans la chambre forte d’une banque, avant qu’une intervention de la police ne mette fin à l’aventure. Lors de leur libération cependant, les otages se rangent du côté des malfrats, auxquels ils témoignent leur affection. Lors du procès plusieurs d’entre eux prendront la défense des deux comparses. Même si certains éléments du récit ont été contestés par la suite, l’histoire est devenue un concept, le ‘syndrome de Stockholm’, le modèle d’une situation où la victime se trouve forcée dans un destin commun avec l’agresseur, dont elle dépend pour son quotidien comme pour son destin et développe, tel un mécanisme psycho-social de survie, une identification aux intérêts et valeurs de celui-ci.

Le monde dans lequel nous vivons, bien que menaçant gravement nos existences et celles de nos descendants, celui dont nous dépendons pour la satisfaction du moindre de nos besoins, qui nous inculque chacun de nos désirs, sommes-nous réellement désireux d’en voir la fin ? Ne sommes-nous pas plutôt plus ou moins inconsciemment décidés à l’accompagner, fut-ce à reculons, fut-ce aux dépends de nos intérêts fondamentaux et de ceux de nos enfants, dans sa criminelle fuite en avant ? Sommes-nous prêts, voire même tout simplement désireux de le faire, à quitter la ‘matrice’ ? Ou du moins pouvons-nous nous y préparer ?


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Renoncer à la Matrice ? (3)

Nous aurions tort de sous-estimer les chocs que nous subissons, comme nous allons le voir dans quelques lignes. La matrice, maintenons un moment la métaphore du titre, se trouve fortement ébranlée. Ce sont des pans entiers de notre identité individuelle et collective qui partent à la dérive, comme la banquise se dissout en icebergs. Mais peut-être nous est-il encore possible de fermer les yeux. Nous pouvons, comme dans le film Matrix, à la pilule rouge qui confère le douloureux don de lucidité, préférer la pilule bleue qui nous garantit, au moins pour un temps, une vie de confortable ignorance.

Le paradis terrestre, version Silicon Valley.

Il est frappant d’ailleurs de constater que le dilemme en question a largement évolué depuis la sortie du premier film, à la fin des années 90. Vingt ans plus tard, nous sommes immergés dans les réseaux sociaux, nous nous vautrons dans la surveillance et le traçage (applications sanitaires et autres, bases de données gigantesques, puces RFID, etc), avant de nous précipiter dans le prochain metavers où nous attend une nouvelle ‘réalité’ bien plus joyeusement consumériste que celle qui se profile à l’horizon. Nous y reviendrons plus loin.

Nous sommes engagés dans un voyage sans retour en territoire inconnu

C. CASSOU (4)

J’ai tenté d’analyser ailleurs comment les premières manifestations de la catastrophe écologico-économique en cours nous impactent lourdement, tant individuellement que socialement. La pandémie de la Covid19 fait plus que simplement y ajouter une couche (5). Elle nous interpelle profondément, chacun et collectivement. Quels impacts constatons-nous ?

Premier impact : la révélation de notre réelle fragilité. Même nous, même les occidentaux privilégiés, nous ne sommes pas à l’abri du statut de victime. Ce type de catastrophe n’arrive donc pas qu’aux autres, ceux qui vivent au loin, dans le cadre étroit et contrôlé de l’écran de la télé ! Nous le constatons chaque jour depuis deux ans : nous sommes terriblement exposés.

Ensuite, deuxième choc, nous avons pu constater avec quelle inefficacité et au prix de quelle fulgurante montée en régime du contrôle et de l’autoritarisme notre système a réagi à ce coup de boutoir … Qu’en sera-t-il des suivants ?!

L’atomisation sociale (6) croissante dans nos sociétés post-modernes, ensuite, s’est vue démultipliée par les diverses restrictions de circulation et de rassemblement (confinement, passe sanitaire), la numérisation de nombreuses interactions, voire la terreur même du rapprochement physique, y compris parfois en milieu familial. Ces dispositifs ont créé ou accentué les fractures sociales, responsabilisé à outrance l’individu et ses comportements.

Nos corps aussi écopent, ne l’oublions pas. La maladie propagée altère le corps. Mais le contrôle des déplacements et des accès est avant tout un contrôle s’exerçant sur les corps(7). Nous sommes physiquement impliqués dans ce qui se passe, c’est une nouveauté.

Une anecdote enfin pour achever ce rapide passage en revue des impacts profonds de la pandémie. « Ce que je ne comprends pas » me disait un ami, sur un ton où l’humour semblait prêt à céder le pas à une profonde mélancolie, « c’est que la nature continue sans nous ». Nous étions confinés pour la première fois. Et, oui, nous qui nous pensions gestionnaires indispensables du monde, nous constations en regardant par la fenêtre, quelque peu secoués, que les oiseaux continuaient à chanter, les nuages à parcourir le ciel et les chevreuils à s’entêter à brouter mon potager. Nous expérimentions très concrètement l’existence d’une terre sans nous

Nous en prenons plein la figure, je ne vois pas manière plus efficace de l’exprimer. Nous vacillons mais le sol sous nos pied tremble également. Le mythe social (8), qui structure notre ‘être au monde’ et notre ‘vivre ensemble’ est mis à mal dans nombre de ses fondements.

Je subodore l’intérêt de disséquer quelque peu ces ébranlements. Scalpel ?, allons-y …

Des mythes et du mythe

L’anthropologie et la sociologie recourent depuis plus d’un siècle (G. SOREL, 1903) (9) aux concepts de mythe et de mythe social. Une approche qui apparaît incontournable pour pénétrer sous la surface de notre sujet. J’éprouve néanmoins quelques réticences à user de ce terme, tant la notion de mythe peut paraître large, aux contours indéfinis, susceptible d’embarquer avec elle pas mal de connotations parasites, qui plus est extrêmement variables d’un individu à l’autre. J’en veux pour preuve l’analyse proxémique du champs sémantique de ce terme, telle qu’on peut la trouver par exemple dans les travaux du CNRTL.

Visualisation 3D du champs proxémique du terme ‘Mythe (CNRTL)

Porte de sortie : si selon ces travaux le terme compte dix-huit synonymes (de ‘légende’ à ‘tradition’, par ordre décroissant d’occurrence), il ne connaît par contre qu’un seul antonyme : ‘réalité’. Nous pourrions donc grossièrement définir la notion de mythe comme ‘ce qui ne se rapporte pas à la réalité’. Cela reste encore énorme mais nous avons quelque peu avancé. Et dans la bonne direction me semble-t-il, puisque ce qui nous intéresse aujourd’hui n’est pas la manière dont nous accédons à la ‘réalité’ (10) (perception, cognition), nous nous sommes déjà livrés à cet exercice dans la première partie de cet opus (Haut les cœurs!), mais bien tout ce qui se cache derrière, la façon dont nous nous représentons notre ‘réalité’, notre ‘être au monde’ (11). D’autant que celle-ci oriente ou biaise notre appréhension du monde.

C’est donc sans hésitation sous un angle ontologique (12) que j’entreprends de traiter l’ébranlement contemporain des fondations tant de notre existence que du ‘vivre ensemble’, ou la question de l’explosion (implosion?) en plein vol du mythe social.

Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

« Un mythe est une construction imaginaire qui se veut explicative de phénomènes cosmiques ou sociaux et surtout fondatrice d’une pratique sociale en fonction des valeurs fondamentales d’une communauté à la recherche de sa cohésion . Il est porté à l’origine par une tradition orale, qui propose une explication pour certains aspects fondamentaux du monde et de la société qui a forgé ou qui véhicule ces mythes : la création du monde (cosmogonie) ; les phénomènes naturels ;le statut de l’être humain, et notamment ses rapports avec le divin, avec la nature, avec les autres individus (d’un autre sexe, d’un autre groupe) ; la genèse d’une société humaine et ses relations avec les autres sociétés ». (wikipedia)

Tombe de Ramses III (détail). Crédit: kairoinfo4u

« Oui mais bon », objectera un esprit critique, « c’est bien beau tout cela mais ces pratiques concernent les peuples primitifs, l’antiquité, ou le moyen-âge. L’homme moderne est un esprit rationnel. Il a, depuis les Lumières, délaissé la mythologie pour la science. » En apparence peut-être, pourrais-je rétorquer. S’il est vrai que nous ne fréquentons plus trop les divinités aux allures animales ou autres, aux personnalités fantasques et susceptibles, nous n’en sommes pas pour autant indemnes des formes modernes de la mythologie : du roman national au discours politique, en passant par les religions ou le scientisme, nous pouvons constater que nous continuons à avoir besoin de nous raconter des histoires sur nous-mêmes et nos fêlures. Même s’il a formidablement progressé dans sa connaissance du ‘réel’ que nous évoquions plus haut, à nombre d’égards l’être humain ne se comporte pas du tout en dispositif logique et rationnel (13). Et les Lumières ont enfanté l’Humanisme, que nous pouvons aujourd’hui considérer comme le dernier avatar en date des discours mythiques (14).

La Genèse

Depuis des millénaires, notre imaginaire est nourri d’une vision unique. La terre nous appartient, il nous revient de l’exploiter. Nous, êtres d’exception, avons été formés à l’image de(s) dieu(x). Sapiens, le seul à posséder conscience et intelligence, constitue le sommet de la pyramide des espèces (ou de la création, c’est selon).

Synthétisé de la sorte, le portrait peut apparaître caricatural. Évidemment les scientifiques montrent quotidiennement le contraire. Bien entendu vous comme moi estimons avoir pris quelque distance intellectuelle avec un tel modèle, on nous a enseigné Darwin à l’école, tout de même ! Il n’empêche que ce récit s’est constitué en toile de fond tant de notre quotidien individuel ou collectif que de la structure de notre imaginaire et de nos activités. Il continue d’imprégner l’image que nous avons de notre monde, notre relation à l’autre (humain ou non-humain), notre culture, nos savoirs et notre organisation socio-économique (15).

L’humain, ordinateur organique ? Source.

Après le mouvement de la Renaissance, l’Humanisme des Lumières se donne pour vocation d’en finir avec l’obscurantisme (16). Descartes déclare l’homme maître et possesseur de la nature (17). Dangereuse utopie. Nous en sommes toujours là aujourd’hui, peut-être avec quelques scrupules d’ordre intellectuel mais c’est ce qui se vérifie dans la pratique de nos existences à tous les niveaux. Nous continuons à confirmer dans la plupart de nos actes le mythe d’une croissance infinie dans un monde fini. Nous persistons à opposer culture et nature, comme si nous étions situés ‘quelque part’ à l’extérieur de celle-ci, masculin et féminin, soi et les autres, corps et esprit, raison et émotion. Nous nous prosternons devant les dieux cruels de l’économie, sans prêter attention à la démonstration de leur vacuité (18). Nous nous représentons l’être humain comme une machine. Non plus le mécanisme d’horlogerie qu’y voyaient les penseurs humanistes du XVIIème siècle mais un dispositif cybernétique, tel un ordinateur organique. Et nous avons démentiellement développé la religion de l’objet désirable, à laquelle nous consacrons le plus clair de notre temps, de notre attention, de nos affects et attachements (19).

Raison dominatrice et réductrice

Dualism has formed the modern political landscape of the west as much as the ancient one. In this landscape, nature must be seen as a political rather than a descriptive category, a sphere formed from the multiple exclusions of the protagonist-superhero of the western psyche, reason, whose adventures and encounters form the stuff of western intellectual history. The concept of reason provides the unifying and defining contrast for the concept of nature, much as the concept of husband does for that of wife, as master for slave. Reason in the western tradition has been constructed as the privileged domain of the master, who has conceived nature as a wife or subordinate other encompassing and representing the sof materiality, subsistence and the feminine which the master has split off and constructed as beneath him. The continual and cumulative overcoming of the domain of nature by reason engenders the western concept of progress and development.(20)


Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature

En quoi sommes-nous ‘embarrassés’, contraints par un tel héritage ? L’historien J. Baschet identifie (21) trois dimensions essentielles du mythe humaniste, dont il nous faudrait sortir :

  • le Naturalisme qui, ainsi que nous venons de le rappeler, a sorti l’humain de la nature et ainsi créé le concept de nature excluant l’humain (22);
  • l’Individualisme moderne (23), que Baschet distingue de la reconnaissance universelle de l’individu comme entité empirique, individualisme qui se construit autour du ‘cogito’ de Descartes puis de l’individu pré-existant au lien social de J. Locke: après qui la conscience de soi devient le fondement de l’identité individuelle (l’individu auto-fondé)(24) ;
  • l’Universalisme enfin, qui non seulement se révèle être un ‘universalisme’ très relatif puisque essentiellement occidental et de genre masculin, mais surtout impérialiste dans le sens où ce récit est destiné à occuper la totalité du champ mythique, effaçant à mesure les imaginaires particuliers (25).

Cette réflexion nous permet de mesurer, me semble-t-il, à quel point nous sommes imprégnés de ces prémisses fondamentales et donc, dans cette mesure, souffrant d’une tache aveugle, de facto fermés à une autre vision du monde. Nous manque dès lors la capacité de développer d’autres imaginaires, d’autres visions, d’autres manières d’être « humains au monde » que celles qui nous ont menés là où nous en sommes en ce jour et qui se dérobent en même temps que s’impose à nous l’évidence paralysante de leur faillite.

Le modèle est en nous

Récit collectif partagé, le mythe social se trouve en quelque sorte intégré en chacun de nous dans une dimension ontologique. C’est dans le sens où il est utilisé en anthropologie (26) que le concept me paraît ici particulièrement fécond.

Du point de vue de l’anthropologie, le concept d’ontologie se décline assurément au pluriel et fait référence aux théories de la réalité et de l’être-dans-le-monde. L’ontologie réfère ainsi à la nature de la réalité, à la nature des choses (êtres humains et non-humains, et objets) et à la nature de leurs relations (incluant leur existence, leur enchevêtrement et leur devenir communs) telles que conçues, vécues et mises en actes par les acteurs culturels / agents sociaux.

(S. POIRIER, Anthropen)

La plupart du temps en mode inconscient nous introjectons les contraintes et codes de notre monde. Nous portons depuis si longtemps ces habits, ils nous vont si naturellement, que la plupart du temps nous les oublions.

Si ces vêtements nous collent ainsi à la peau, on peut comprendre qu’il n’est pas aisé d’en changer. Et c’est pourtant une expérience de ce type que j’aimerais narrer ici tant son caractère exceptionnel devrait nous permettre de mieux saisir à quel point, en-dehors de telles ‘ruptures catastrophiques’ (ou changements de paradigme), le modèle ontologique peut se confondre, à un niveau anthropologique, avec notre existence, notre ‘je’.

L’œil du crocodile

This wasn’t happening, couldn’t be happening. The world was not like that! The creature was breaking the rules, was totally mistaken, utterly wrong to think I could be reduced to food. As a human being, I was so much more than food.(27)

V. PLUMWOOD, The Eye of the Crocodile

Dur comme fer !...
Un récit Incomparablement moins dramatique :
Tomber dans les étoiles.

Au cours d’une sortie solitaire en kayak dans un estuaire australien fréquenté par le plus grand crocodile au monde, le Crocodile marin (Crocodylus porosus), Val Plumwood (28), philosophe éco-féministe australienne (que j’ai d’ailleurs citée plus haut sous le titre ‘raison dominatrice et réductrice’) est attaquée par l’un de ceux-ci, précipitée à l’eau, sérieusement blessée à plusieurs reprises. Elle échappe de justesse à la mort. Aventure effroyable bien évidemment mais dont la victime tire en quelque sorte la ‘substantifique moelle’ en mettant en cause son arrogance d’humaine surplombant la chaîne alimentaire, dégringolant instantanément de son trône pour voir, dans l’éclat de l’œil du crocodile, sont sort peu désirable mais néanmoins incontestable de repas. Sort funeste auquel elle réchappa, donc, ce qui lui permet de partager cette expérience et les réflexions qui l’ont suivi. Partage difficile s’il en est, tant est singulière l’expérience. Mais également explosion de notre ontologie, de notre suffisance humaine, de notre anthropocentrisme, non pas par la réflexion ni même l’intuition, mais par la perception im-médiate (sans médiation) et absolument vitale du décalage entre celle-ci et notre position dans un système naturel duquel tout privilège ou artifice est exclu. Comme il semble lointain notre univers de domination bien ordonnée. Combien fragilement relative nous apparaît notre construction du monde faite de droits individuels et de justice (29) .

Nous pouvons à la fois être prédateur et proie, manger et être mangé. Voir le texte ‘ Les papas papous‘.

La logique dualiste ‘humanité vs nature’ a conféré au monde occidental d’abord, a une bonne part de l’humanité ensuite, un avantage ontologique extraordinaire dans l’exploitation de celle-ci. A quel prix ! Bien sûr ce même paradigme, toujours aussi ‘efficacement’ à l’œuvre, se fait fort de surmonter les crises actuelles ou à venir, climatiques, écologiques , sanitaires et autres, par plus de contrôle encore de l’humain sur la nature (et sur les humains également d’ailleurs, la logique du contrôle ne connaissant pas de limite). De la même manière que PLUMWOOD, par suffisance humaine, est allée se jeter dans la gueule du crocodile, nous pagayons tout droit vers la gueule de la catastrophe en cours, trajectoire que rien ne semble émouvoir. Quant à l’œil du crocodile qui nous indiquerait la fausse route, nous refusons tout simplement de le reconnaître dans les multiples signaux d’alarme (30) qui jalonnent notre route folle.

Nous faut-il inévitablement passer par une telle violence déstructurante pour sortir du paradigme dominant ? Nous avons vu combien celui-ci, malgré son obsolescence délétère, continue à nous lier au quotidien.

Ontologies et politiques

Les ontologies imprègnent également les rapports de pouvoir, c’est-à-dire le politique. 

L’adhésion à la réalité peut, certes, prendre des formes diverses, où tiennent une place variable l’impératif de survie, le miroitement des modèles d’ascension sociale, les séductions addictives de la consommation, les petits privilèges d’une vie un tant soit peu confortable, les pièges d’une logique concurrentielle qui nous fait obligation de croire qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde, la peur de perdre le peu que l’on a et le sentiment d’une insécurité méticuleusement entretenue. Même une bonne dose de scepticisme, voire une solide capacité critique ne portent guère atteinte, le plus souvent, à cette adhésion à un système qui a peut-être renoncé à nous convaincre de ses vertus pour se contenter d’apparaître comme la seule réalité possible, hors du chaos absolu, ainsi que le résume la sentence emblématique de François Furet : « Nous sommes condamnés à vivre dans le monde dans lequel nous vivons. » Il n’y a pas d’alternative: telle est la conviction que les formes de domination actuelles sont parvenues à disséminer dans le corps social. Au-delà des opinions de chacun, telle est la norme de fait, en vertu de laquelle l’agir se conforme à une implacable logique d’adéquation à la réalité socialement constituée.

J. Baschet, Adieux au capitalisme, La Découverte, 2016.

Nous éprouvons la résistance du monde

Pour Gunther ANDERS qui, dès le milieu des années 1950, introduisait les notions de matrice et de reproductibilité, le monde nous va ‘comme un gant’, comme un vêtement coupé pour nous. Nous l’avons forcé, tailladé, excavé, explosé, saturé de molécules exogènes, afin de l’adapter à nos attentes. Nous nous sommes persuadés qu’il était là pour répondre à nos besoins, fussent-ils toujours croissants, de plus en plus déraisonnables. C’était notre monde. Il y a presque soixante-dix ans.

Aujourd’hui, alors que le milieu dans lequel nous évoluons a été en grande part ‘anthropocènisé’ en quelque sorte (31) , nous expérimentons la résistance du monde. Nous constatons qu’il ne se comporte pas docilement telle une matière première standardisée dans un processus industriel. Nous nous apercevons qu’il semble obéir à une autre logique, à un destin autre que celui que nous nous étions imaginés. Nous vacillons sur le piédestal sur lequel nous nous étions naïvement hissés.

Nous ne sommes plus en capacité de lire le fil de notre histoire

Écartons nous quelque peu de la perspective anthropologique que nous avons adoptée dans les développements antérieurs pour nous intéresser à notre histoire ou plutôt la façon dont nous nous racontons notre histoire.

L’Histoire constitue elle aussi un discours bien rôdé. Elle fait l’objet d’une réécriture constante ,par les vainqueurs et les dominants généralement. En particulier les manuels scolaires qui intéressent fortement les idéologues. L’Histoire nous est servie telle une belle histoire. L’humanité a progressé grâce à la science et à la technologie, non seulement sanitairement parlant, ou techniquement, mais aussi socialement. La démocratie, telle que l’entendent les nations occidentales, constitue le point d’aboutissement ultime de l’évolution sociale. Le libéralisme en est le ferment économique, la main invisible des marchés guidant nos activités et la répartition des biens produits vers un état d’efficacité optimale. Et, surtout, surtout, il n’existe aucune alternative (32).

source: INA

Il n’y a pas si longtemps, Francis FUKUYAMA nous avait même expliqué que nous étions en somme arrivés à la fin de l’Histoire. Je pense même qu’il y croyait, à l’époque ! Le bloc soviétique s’était effondré, nous étions donc arrivés au bout du bout, le sommet de l’évolution sociale et économique, une espèce de paradis libéral adossé à quelque chose comme la social-démocratie sur le plan politique. Et puis nous avons vu cette social-démocratie partir elle aussi en quenouilles pour nous apparaître pour ce qu’elle avait toujours été : une parenthèse spatio-temporelle qui s’était ouverte notamment par la conjonction de circonstances historiques (la crainte de la ‘contagion communiste’ durant une bonne part du XXème siècle et la puissance du mouvement ouvrier juste avant et dans les années qui suivirent la seconde guerre mondiale). Artefact bien plus visible encore depuis qu’un coronavirus a donné à nos élites la possibilité de renforcer encore le triptyque ‘contraindre, surveiller, punir’. Nous avons vu le capitalisme approfondir sa mue néo-libérale (33), accentuant par là même l’évolution autoritariste et policière de l’état, drainant plus efficacement encore la richesse produite vers un nombre extrêmement réduit de bénéficiaires du système (34), aggravant encore les conditions d’existence de la majorité d’entre nous, y compris dans les pays occidentaux où la petite classe moyenne gratte le fond des tiroirs et où l’on a de nouveau, de plus en plus chaque année, faim et froid. Bref nous avons vu réapparaître au grand jour les antagonismes, notamment sociaux, si délicatement passés sous le tapis par le balais de l’Histoire et ses aimables servants, tel FUKUYAMA.

Et là nous ouvrons les yeux et constatons, quelque peu hébétés, que notre belle histoire a perdu une bonne part de son sens dans nos têtes et que les lendemains qui s’annoncent ont l’air de chanter faux ! Mais nous n’avons rien sous le coude pour remplacer cette histoire de pacotille, ce qui nous laisse bien démunis.

Le concept de progrès, enfin, qui bon gré mal gré nous servait de boussole depuis des siècles, nous apparaît pour ce qu’il est, une gigantesque ‘fake new’, il nous faut l’abandonner, ou le réinventer (35).

L’humain qui ne peut disposer d’une grille pour lire et saisir le sens de son histoire est perdu, en chute libre dans le puits du temps, d’autant que l’avenir se présente lui aussi sous la forme d’un épais brouillard.

Les thèses effondristes (voir l’article ‘Apocalypse Now ?‘), à l’œuvre depuis une quinzaine d’années, achèvent cet ouvrage de déconstruction dans la mesure où elles aussi, à leur manière, annoncent la fin de l’Histoire, notre avenir nous ayant échappé, nous laissant foncer droit dans le mur. Il ne reste plus qu’à croiser les bras et attendre aussi peu inconfortablement que possible que cela se passe …

Colonisation mentale du capitalisme, imaginaire corseté

(titre inspiré de celui de l’ouvrage de D. MUHLMANN, Capitalisme et colonisation mentale, PUF, 2021)

Jérôme Bosch et atelier, Le prestidigitateur (vers 1502). Source.

Dans un essai au titre évocateur (‘Baise ton prochain’)(36), Denis-Robert DUFOUR montre très bien comment les prémisses éthiques du capitalisme, remontant au début du XVIIIème siècle, ont profondément imprégné notre système de valeur. Dernière évolution du capitalisme, le modèle néolibéral fonctionne sur une internalisation de la concurrence (37) comme valeur et comme modèle comportemental, voire comme définition de notre identité (38). Nous sommes supposés nous identifier à l’entreprise, développer une mentalité collective de ‘startup nation’, valoriser notre capital humain, maximiser le rendement de notre épargne sur les marchés financiers, préparer nos enfants à affronter l’existence ‘un contre tous’, cultiver le fétichisme de la marchandise. Le désir pour unique doctrine et l’objet comme seule quête, tel serait notre horizon existentiel. Trois siècles d’hégémonie (TINA), trois cent ans de colonisation du mental occidental. Dans cette tyrannie, nous sommes supposés devenir notre propre tyran en introjectant ces consignes.

Pour la plupart de nos contemporains, il est plus facile d’imaginer la fin de la planète que celle du capitalisme

J. MORE, R. PATEL, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité.

Le terrain sans doute n’est pas encore intégralement conquis. Une anecdote éloquente et amusante (sourions un peu !) qui nous est contée par A. Burlaud, A. Popelard et G.Rzepski (39). Décembre 2020. Une somme de 200 millions d’euros est mise en jeu par la loterie Euromillions et la présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On fait quoi avec tout cet argent si l’on gagne ? — On commence par le logement, avec cet hôtel particulier à 31 millions d’euros dans le 16e arrondissement, 1 300 mètres carrés, trente-deux pièces », répond Pierre Kupferman, le titulaire de la chronique Éco. Il conseille pour les loisirs « cette villa à 34 millions d’euros au bord du lac Léman et puis un château provençal du XIIIe siècle, avec 84 hectares dont 48 hectares de vignes ». Pour rallier ces propriétés, « le fleuron de Dassault, le jet Falcon 8X, à 48 millions d’euros » et « la voiture la plus chère du monde, une Bugatti à 17 millions d’euros ». Après quoi, « il vous reste 62 millions d’euros à placer à 4 % de rendement, ça vous dégage un revenu mensuel de 207 000 euros ». Quelques jours plus tard, surprise, le gagnant du pactole annonce qu’il veut en consacrer une grande partie à la création d’une fondation pour aider les hôpitaux. Ce chanceux ne doit pas regarder la télé et ses experts. Les médias dominants, distillent goutte à goutte les valeurs qu’il nous advient de faire nôtres, ainsi que le montre parmi tant d’autres une belle analyse de S. GONTIER sur ACRIMED.

On finira bien par convaincre les Amish des bienfaits de la 5G … Source.

Résistent donc encore quelques ‘villages gaulois’. Désignés à la vindicte populaire comme dangereux marginaux, mauvais citoyens, Amish, et autres quolibets. Celles et ceux qui ont entrepris une démarche de sevrage sérieux, que ce soit en jetant aux orties la télé ou le smartphone, et avec eux une bonne part de la propagande et de la pub ingurgitées au quotidien, en réduisant leurs revenus ou quelque autre stratégie, ceux-là donc savent qu’il n’est pas simple de combattre ces valeurs ou automatismes gravés de longue date dans notre cerveau. Ils apprennent peu à peu à regarder le dernier modèle Peugeot comme un tas de ferrailles et matériaux produits, extraits, à grands renfort d’énergie et de souffrance humaine. A la recherche du papier de toilette, ils traversent le supermarché tel un univers baroque bourré de signaux colorés illisibles. Un déconditionnement.

« Mais si on ne rêve pas du dernier modèle Peugeot, à quoi pouvons-nous rêver alors ? » s’écrieront ceux qui adoreraient m’accuser de prôner une vie ascétique, morne et sans joie. Sans désir ? On ne pourra que remarquer à quel point le fait même de s’interroger de la sorte démontre combien notre imaginaire est saturé par tous ces objets qu’il nous faut impérieusement désirer, et les statuts et pouvoirs qui les accompagnent. Me revient-il vraiment de vous dire à quoi vous pourriez rêver ?…

Pas de miel pour ‘faire passer la pilule’

On l’a bien constaté depuis les confinements : pour que les choses changent vraiment, il ne suffira pas d’applaudir aux fenêtres ‘nos’ (insupportable possessif social) héros, de redécouvrir les promenades en forêt ou de faire son pain bio au levain. Nous ne pourrons plus non plus faire semblant de croire les promesses de reconversion formulées par les élites dirigeantes, la main sur le cœur (ou sur le portefeuille ?) et les yeux emplis d’une belle émotion responsable (à moins que ce ne soit la cocaïne ?).

Alors, pilule bleue ou pilule rouge ? Cette question, ce n’est pas un personnage de cinéma a l’air énigmatique qui nous la pose, l’un et l’autre installés dans un salon confortable. On s’attend presque à voir apparaître une boite de Habanos ou un flacon de spiritueux tiré de derrière les fagots. Non, cette question, nous ne pouvons l’éviter ni au lever en préparant le café, ni en embrassant les enfants, pas plus qu’en pénétrant dans le parking du supermarché ou en montant dans le RER qui nous amène au boulot. Et jamais nous ne sommes en mesure évidemment d’y répondre de manière définitive. Et à chaque fois elle nous interpelle de notre fondement à l’épiderme. Et selon les moments la réponse sera sans doute plutôt rouge ou plutôt bleue. Mais nous savons confusément que notre ‘choix’, quel qu’il soit, ne nous protégera de rien. 

Nous sommes en quelque sorte coincés dans une existence largement intriquée dans celle des autres, limitée par des structures sociales reflétant et entretenant les rapports de pouvoir, contraints par les choix et les non-choix antérieurs. Ainsi que, nous l’avons il me semble amplement documenté dans ce texte, par les croyances partagées qui structurent nos rapports sociaux et nos représentations. Le vrai confort ne serait-il pas celui du conformisme plutôt que celui procuré par l’ignorance ? Conformisme encore plus attendu de chacun en période de crise où l’on se doit, selon le discours si souvent ressassé ces derniers temps, aux dissonances individuelles préférer l’alignement de tous derrière le chef.

Nous nous retrouvons dès lors à devoir composer avec d’une part une lucidité dont la conquête est une lutte, nous l’avons vu aujourd’hui, et d’autre part une impuissance, une incapacité d’agir. Le tigre tourne en rond jusqu’à épuisement dans sa cage au jardin zoologique. Colère, indignation, et autres manifestations émotionnelles finissent par nous épuiser.

Les Trois Singes de la Sagesse. Source; Michael Maggs

La philosophie orientale classique connaît les trois ‘singes de la sagesse’ : « Ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal ». À celui qui suit cette maxime, il n’arriverait que du bien » (wikipedia). Aujourd’hui nous en sommes arrivés à ce constat que, si l’ignorance du ‘Mal’ constitue un luxe de moins en moins accessible, nous ne sommes pas non plus en capacité de conceptualiser ce qui nous enchaîne et moins encore quels seraient les moteurs de stratégies d’échappement. Nous pouvons comprendre combien une telle fragilisation se révèle profonde, se manifestant par une « perturbation du dynamisme de la vie psychique, qui se caractérise par une diminution plus ou moins grave de l’énergie mentale, une certaine pente de l’affectivité qui est marquée par le découragement, la tristesse, l’angoisse ». Symptomatologie qui correspond à la définition de la dépression (CNRTL).

Ce qui devrait nous amener à la troisième partie de notre long périple, dans l’article « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient atteints ».

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(1) https://www.oxfamfrance.org/rapports/dans-le-monde-dapres-les-riches-font-secession/

(2) Après un long interlude : voir l’article En poussant en avant l’autre jambe

(3) C’est bien entendu au film Matrix que renvoie cette métaphore, ou comme l’alternative pilule bleue / pilule rouge. Bien antérieur, l’usage du terme par Günther ANDERS remonte à 1954, dans un texte intitulé « Le monde comme fantôme et comme matrice », sur lequel je reviens un peu plus loin dans cet article.

(4) Directeur de recherche CNRS au Centre européen de recherche et de formation avancée en calcul scientifique (Cerfacs), et membre du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Source.

(5) La pandémie, une des premières manifestations à l’échelle mondiale de la catastrophe en cours, agit comme révélateur, ainsi que le montre le documentaire de Alain de Halleux. Pour J. BASCHET « Le covid19 est une maladie du Capitalocène » (Le Monde du 2 avril 2020). Même le WWF monte au créneau politique !

(6) Perte progressive du ‘tissu conjonctif’ constitué par les différents milieux et groupes créant des liens entre individus.

(7) Et là nous rejoignons les travaux de Michel FOUCAULT (et successeurs) sur la biopolitique. Pour l’anecdote, notons quand même que Foucault a développé ce concept au départ d’une comparaison historique du traitement de la lèpre (au moyen-âge) et de la peste (aux XVIIème et XVIIIème siècles) !

(8) Ne nous méprenons pas. Le mythe n’est pas l’apanage des cultures antiques. Nous ne pouvons être présent au monde, et plus encore collectivement, qu’en intégrant un ensemble complexe de récits et de valeurs que nous avons tètés avec le lait maternel, jusque dans nos actes ou échanges quotidiens aujourd’hui.

(9) « Sorel (…) restera dans l’histoire des idées comme le fondateur de la notion de mythe – « réseau de significations » et « dispositif d’élucidation qui nous aide à percevoir notre propre histoire » (Jules Monnerot, Inquisitions, Corti, 1974). C’est en 1903, dans l’Introduction à l’économie moderne, que le mot, avec tout son sens, apparaît pour la première fois dans son œuvre. Et c’est alors que Sorel commence à énoncer sa « théorie des mythes sociaux ». (Metapedia)

(10) Que je définirais ici comme « Ce qui existe indépendamment du sujet, ce qui n’est pas le produit de la pensée. » (CNRTLl)

(11) Si on peut se représenter le mythe comme une « histoire que nous nous racontons », il faut éviter de le voir comme un discours conscient et conséquent. « Le mythe n’est donc sûrement pas une formulation conceptuelle, mais plutôt un système symbolique dans lequel sont intégrés des éléments émotionnels ». D. TRIERWEILER.

(12) Partie de la philosophie qui a pour objet l’élucidation du sens de l’être considéré simultanément en tant qu’être général, abstrait, essentiel et en tant qu’être singulier, concret, existentiel. (CNRTL)

(13) Deux exemples de l’ordre de l’anecdotique, mais significatifs, avant de passer un peu plus loin au plat de résistance :

(14) A développer dans un prochain article. Peut-être plus tout à fait le dernier en fait avec le transhumanisme ou posthumanisme (à moins de considérer ceux-ci comme des évolutions / perversions du discours humaniste ?). Voir par exemple les publications de s. GOSSELIN et D. BARTOLI.

(15) « L’homme, créature promue créateur, pense qu’il peut tout et qu’il pourra toujours surmonter ce qui se place en travers de ses désirs, de ses aspirations, de ses recherches. Sans cesse, il tente de repousser ce qu’il considère comme les limites de sa maîtrise. » Fabriquer le vivant – Ce que nous apprennent les sciences de la vie pour penser les défis de notre époque, Miguel Benasayag, Pierre-Henri Gouyon, Margot Korsakoff, La Découverte, 2012.

(16) Le « désenchantement du monde » de Max Weber.

(17) Descartes appelle de ses vœux « une [philosophie] pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui [est…] à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices ».  Discours de la méthode  [1637], 6e et dernière partie.

(18) Par exemple la démonstration de Steve KEEN (L’imposture économique, Éditions de l’Atelier, 2014) – l’un des rares économistes à avoir très clairement prévu et annoncé le crash de 2007/2008 – qui démontre mathématiquement l’irrationalité de la doxa économique dominante, celle qui chaque jour un peu plus gouverne nos existences et dont la remise en cause est strictement interdite.

(19) Un grand classique p.ex. : R. BARTHES, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957 ou sur le site de l’INA.

(20) « Le dualisme a façonné le paysage politique moderne de l’Occident autant que l’ancien. Dans ce paysage, la nature doit être vue comme une catégorie politique plutôt que descriptive, une sphère formée des multiples exclusions du protagoniste-super-héros de la psyché occidentale, la raison, dont les aventures et les rencontres forment la matière de l’histoire intellectuelle occidentale. Le concept de raison fournit le contraste unificateur et déterminant pour le concept de nature, tout comme le concept de mari le fait pour celui d’épouse et celui de maître pour l’esclave. La raison dans la tradition occidentale a été construite comme le domaine privilégié du maître, qui a conçu la nature comme une épouse ou une subordonnée englobant et représentant la matérialité douce, la subsistance et le féminin que le maître a clivés et disposés à son avantage. Le dépassement continuel et cumulatif du domaine de la nature par la raison engendre la conception occidentale du progrès et du développement. » (traduction personnelle).

(21) J. BASCHET, Basculements, La Découverte, 2021.

(22)  « La nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non- humains qui est née par une série de processus, de décantations successives de la rencontre de la philosophie grecque et de la transcendance des monothéismes, et qui a pris sa forme définitive avec la révolution scientifique. La nature est un dispositif métaphysique, que l’Occident et les Européens ont inventé pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer dont on essaye de comprendre les lois ».P. DESCOLA.

(23) Peu importe, à ce stade de la réflexion, à quelle époque, dans quelles circonstances et à quels processus à l’œuvre les historiens font remonter l’émergence de celui-ci. La question reste néanmoins posée, à discuter plus tard ?…

(24) Nous y reviendrons sans doute dans un prochain article.

(25) Dans un premier temps les cultures locales et/ou socialement non valorisées, ensuite les cultures non occidentales.

(26) « Dans sa mission traditionnelle, l’anthropologie a pour but d’interpréter une ontologie donnée pour la rendre accessible à la science, universelle. Blaser précise cela en avançant l’idée des ontologies comme pratiques : elles sont par exemple politiques et éthiques, donc allant au-delà d’une dimension simplement théorique ou métaphysique. Poirier complète cette idée en disant que les ontologies sont « des théories que des groupes humains ont élaborées afin de définir le réel, le déploiement du monde ainsi que les relations et les enchevêtrements entre l’humain et le non-humain, soit-il animal, végétal, minéral, ancestral, divin ou autre » 1. De plus, quelques auteurs, comme Blaser et Poirier, mais aussi Clammer et Schimmer argumentent que la modernité est la cause d’une crise des ontologies, puisque les différentes visions du monde n’arrivent plus à cohabiter sereinement, en raison d’incompréhensions et de rapports de pouvoir ». (wikipedia)

(27) « Cela n’arrivait pas, ne pouvait pas arriver. Le monde n’était pas comme ça ! La créature enfreignait les règles, se trompait lourdement, avait complètement tort de penser que je pouvais être réduite à de la nourriture. En tant qu’être humain, j’étais tellement plus que de la nourriture. « (traduction personnelle)

(28) La fiche wikipedia en anglais est bien plus complète.

(29) À traiter également dans un prochain article. Je ne peux m’empêcher de citer encore …citations de PLUMWOOD: « So who was I to deny the crocodile the food of my body? In the logic of the Heraclitean universe the food of my body, representing the body as energy– matter, never belonged to me. It always belonged to the ecosystem. Its belonging to me is a fundamental illusion in the Heraclitean universe—an illusion that is imported from the other universe. And it was this illusion from the individual justice universe I had just been grabbed out of that underlay my disbelief and outrage ».

(30) Le dernier en date:

(31) Un exemple, parmi des milliers: le poids de l’humain (anthropomasse) pèse désormais plus lourd que l’ensemble de la vie sur terre ; le poids du plastique dépasse à lui seul l’ensemble du règne animal.

(32) TINA: there is no alternative, formule martelée partout et toujours depuis la première ministre conservatrice britannique des années 80, Margaret TATCHER.

(33) Il existe de nombreuses définitions du néo-libéralisme. Il me paraît que l’approche qu’en fait BOURDIEU est particulièrement éclairante.

(34) Par exemple: https://multinationales.org/Pres-des-deux-tiers-du-CAC40-ont-battu-leurs-records-historiques-de-profits-en

(35) Peter WAGNER, Sauver le progrès, Comment rendre l’avenir à nouveau désirable, La Découverte, 2016.

(36) Baise ton prochain. Une histoire souterraine du capitalisme. Actes Sud, 2019.

(37) La concurrence est à distinguer de l’émulation. A développer dans un prochain texte …

(38) http://revueperiode.net/definir-ma-propre-oppression-le-neoliberalisme-et-la-revendication-de-la-condition-de-victime/#identifier_10_6611

(39) A. BURLAUD, A. POPELARD, G. RZEPSKI ‘dir.). Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale. Éditions Amsterdam, 2021




Haut les cœurs !

Il est pour le moins peu enthousiasmant de porter le regard sur un quotidien et un vivre ensemble chaque jour un peu plus dégradés, un peu plus dystopiques. Derrière l’agitation confuse du moment, les tendances de fond néanmoins se confirment, que j’ai développées ailleurs (il y a un an déjà !).

Apocalypse Now, un effort de décodage tant sur un plan socio-politique (première partie) que sémantique (seconde partie).

La crise écologique (climat, biodiversité) pouvait encore apparaître comme diffuse et lointaine aux populations privilégiées que nous constituons. L’irruption puis l’installation dans nos existences d’une pandémie annoncée (1) mais inattendue (les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles, Ebola ou autre, on le voit bien à la télé, c’est pour ces pauvres gens à la peau sombre là-bas, au sud) et enfin le traitement politique et social de celle-ci ont mis en évidence pour nombre d’entre nous -malgré la fantastique confusion entretenue en temps réel par les actes et le langage des dirigeants et des médias – l’incapacité foncière de nos institutions à aborder efficacement des problématiques complexes, la déconnexion intégrale des ‘élites’, la montée fulgurante du contrôle et de l’autoritarisme, la réduction des stratégies à un solutionnisme technologique sourd et aveugle qui jour après jour exhibe ses limites et plus encore ses effets délétères sur l’individu et le social, la large prévalence enfin des retours sur investissement sur le bien commun. Mais, une période de crise(s) aiguë(s) – ne nous leurrons pas, c’est bien là où nous en sommes rendus – ce sont aussi de nouveaux concepts, des émergences sociales et culturelles, des opportunités ou ouvertures inédites, inattendues, dans un système qui entame de profondes transformations.

Les larmes du président de la séance de clôture de la COP 26 en disent long sur notre incapacité à prendre les décisions nécessaires à faire face à la situation (capture d’écran)

L’épiphénomène Covid-19 (2) ainsi que le cortège de machins technologiques, dispositions réglementaires en lasagne et altérations substantielles et répétées des rapports sociaux qui l’accompagne, s’il imprègne fortement nos existences aujourd’hui, ne doit pas nous empêcher de tenter de saisir l’essence du moment. Comme on pouvait s’en douter (3), le monde d’après (4) ressemble furieusement au monde d’avant, en bien pire encore (5) et l’urgence d’agir n’a bien évidemment fait que croître. Les non-décisions (6) tout autant que les décisions qui sont prises aujourd’hui nous engagent, nous et nos descendants, engagent l’humanité pour des générations.

Haut les cœurs, donc !

Or rien ne se passe. Ou plutôt si, les situations complexes évoluent très rapidement, à un rythme dont l’accélération se révèle d’ailleurs interpellante, mais personne ne semble avoir la main sur rien, ne rien pouvoir arrêter ou contrôler. … Le présent texte explorera diverses pistes, plus ou moins complémentaires, de compréhension de cette stase critique. Hélas, entamé dans une certaine insouciance, l’exercice s’est très vite révélé d’une complexité qui n’a fait que stimuler l’intérêt, et dès lors la prolixité, de l’auteur. L’habitude semble devoir être prise pour de telles disputaisons de scinder le texte en plusieurs parties afin d’éviter un écart excessif avec le format ‘blog’ (je ne suis pas censé écrire un essai, là !). Mais aussi de permettre à l’auteur de souffler (et travailler à la suite) durant la pause. Le gâteau s’appréciera sans doute mieux, dégusté en plusieurs tranches, plutôt que goinfré vite fait au dessert. En voici la première portion.

Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers !

Voltaire, La Mort de César, 1736.

Pris dans le faisceau des phares, le chevreuil se fige

C’est exactement là où nous en sommes: cette sidération quasiment onirique où l’on se sent glisser sur une pente dangereuse sans pouvoir intervenir de quelque manière que ce soit à moins que nous n’ayons les pieds englués dans une substance épaisse qui ralentit considérablement notre fuite de ce danger confus auquel nous tentons d’échapper (7).

Si le stress apparaît comme incontestable, nous verrons plus loin à quel point nous ‘encaissons’ aujourd’hui, il serait regrettable de limiter nos réflexions à la surface des choses. Le déroulé des événements de l’époque réintroduit par la porte de derrière la question du sens et du non-sens dont nous pensions nous être débarrassés en la jetant par la fenêtre de la consommation. D’un point de vue phénoménologique, « Le trauma n’est pas seulement effraction, invasion et dissociation de la conscience, il est aussi déni de tout ce qui était valeur et sens et il est surtout perception du néant, mystérieux et redouté, ce néant dont nous avons l’entière certitude qu’il existe, inéluctablement, mais dont nous ne savons rien et que nous avons toute notre vie nié passionnément »(8).

Cette stase dans laquelle nous sommes comme immergés nous voit donc tou(te)s (9), peu ou prou, en réelle et profonde souffrance. Pouvons-nous mettre en mots celle-ci ? Pouvons-nous contextualiser, relier, donner sens  à cette souffrance ? Pouvons-nous imaginer en sortir ‘par le haut’ ? Nous verrons cela tout bientôt. Il nous faut au préalable dénoncer quelques impasses de la réflexion.

Dire « les gens sont cons », c’est con (10)

Une autre version de l’expression ‘les gens sont cons’ (source: Framablog)

Interdisons-nous d’emblée une bien trop confortable porte de sortie. Lorsqu’au détour d’une conversation surgit le vocable ‘les gens’, nous sommes déjà mal barrés. Angle de vision très étroit excluant bien entendu (c’est même son premier intérêt) le locuteur et éventuellement celle ou celui qui lui fait face, la survenue du terme permet déjà d’anticiper avec une quasi-certitude la pauvreté des opinions qu’il précède. Voici d’ailleurs un exercice salutaire qui m’a été inspiré par un amie : soutenir une conversation animée sans recourir à l’expression « les gens ». C’est pas mal sportif, vous verrez, mais surtout inspirant (11). Nous ne sommes que trop contaminés par une vision étroite et exclusive dont il importe de nous débarrasser afin de saisir un peu mieux la complexité des choses. Avantage collatéral : on évite de se tromper d’ennemi.

On passe à un stade ultérieur encore lorsque les termes ‘les gens’ sont suivis de la sentence définitive ‘sont cons’. Mérite insigne de la formule : régler définitivement la question. L’assertion en effet tient du principe explicatif ultime. Il ne reste plus ensuite grand-chose à dire, voire même à réfléchir. Et c’est bien là qu’est l’os !

Seconde conséquence de cette péremptoire affirmation, si les gens sont vraiment cons, on ne doit donc pas en attendre grand-chose : bosser, consommer, faire des gosses, c’est déjà pas mal. Réfléchir, analyser, comprendre ou pire encore débattre, élaborer ensemble, décider, sont évidemment des ambitions largement hors de portée des cons. Laissons donc penser et décider pour nous les gens sérieux, les décideurs ou les influenceurs, en gros ceux qui passent à la télé (12 )

« L’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens » (Molière, Le malade imaginaire, 1673)

D’aucuns (13) ont avancé ici le concept de procrastination. En somme nous serions incapables de réagir pour cause de procrastination. Un peu comme les vertus dormitives de l’opium, quoi.

La première étape de notre démarche (qui devrait me prendre deux articles quand même !) nous verra tenter l’examen des mécanismes à l’œuvre et des principales contraintes et chausse-trappes du terrain sur lequel nous évoluons. Si nous avons la prétention de dépasser le niveau des conversations de comptoir, il nous faut à tout le moins dresser un premier inventaire des thèses susceptibles de nous éclairer dans notre recherche, inventaire que je classerai, un peu arbitrairement sans doute, en deux champs d’investigation distincts. Voici le premier, qui fait l’objet du présent article.

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Première partie: information et cognition

L’individu n’est pas une machine parfaite opérant des choix rationnels au départ d’une information totalement disponible (14). En particulier en situation de risque (15). Dans le monde réel, l’information est bien souvent dissimulée, tronquée, vidée de son sens par défaut de contextualisation. Notre cognition est lacunaire, biaisée, empreinte de nos affects. Notre libre arbitre (16) est contingent, nos capacités d’abstraction limitées, notre cerveau extrêmement influençable. Dans la thématique du jour, ces multiples limitations se donnent à voir à de plusieurs niveaux. Voyons cela.

Six mille tweets par seconde

Chaque seconde, 29000 Gigaoctets (vingt-neuf mille milliards d’octets) d’information sont publiés dans le monde (17). 184 milliards de tweets sont expédiés chaque année (18). 30.000 au moins sont partis durant le temps qu’il vous a fallu pour lire cette dernière phrase. Cette saturation, que d’aucuns ont dénommée ‘Apocalypse cognitive’ (19), constitue un bruit de fond empêchant tout élément nouveau de se constituer en véritable information. Gregory BATESON définit l’information comme « une différence qui crée une différence » (20). Mais la différence que constitue l’information (prenons par exemple la modification du régime des pluies en Cévennes depuis une trentaine d’années (21) ou le présent texte) ,dispose de peu de chances d’émerger du colossal bruit de fond que j’ai évoqué plus haut. Dans cette mesure une telle différence n’existe pas en tant qu’information.

L’ours polaire et le Burkini

dessin de Khalid ALBAIH

Il est remarquable que ce bruit de fond pourra être sciemment entretenu, voire considérablement développé. En balançant à tout crin du Burkini ou du Woke, le cercle politico-médiatique suscite un bruit de fond supplémentaire, admirablement amplifié par les réseaux sociaux (22), reléguant au statut de sous-information ce qui pourrait véritablement faire débat entre nous (23).

L’actualité pipeulisée ou les algorithmes captateurs des réseaux sociaux noient notre capacité d’attention sous des tonnes de Messi (24) alors que la courbe des recherches sur Google relativement au dernier rapport (catastrophique) du GIEC s’effondre quelques jours après la publication (graphique ci-dessous) de celui-ci. La popularité de l’ours polaire fond aussi rapidement que son bout de banquise.

source: Google Trends

Les scientifiques se relaient depuis des années, que dis-je des décennies, pour produire de retentissants appels dont l’écho inexorablement résonne dans le vide (25).

On pourrait donc dire, en paraphrasant BATESON (voir plus haut) avec quelque ironie, que nous observons ici une différence qui crée l’indifférence. L’info tue l’information.

Dissonance cognitive

La situation que nous explorons aujourd’hui me paraît en quelque sorte constituer un cas d’école pour le concept de dissonance cognitive (26). «La dissonance cognitive est la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions) d’une personne lorsque plusieurs d’entre elles entrent en contradiction l’une avec l’autre. Le terme désigne également la tension qu’une personne ressent lorsqu’un comportement entre en contradiction avec ses idées ou croyances » (wikipedia).

Ce qui nous intéresse tout particulièrement ici, c’est le phénomène de ‘réduction’ de la dissonance. L’écart entre les éléments cognitifs (nous sommes dans la merde) d’une part et notre système de croyance d’autre part (business as usual) est source d’une tension psychique représentant un inconfort réel (même si celui-ci est en bonne partie inconscient ou noyé sous des considérations plus superficielles), qu’il importe de réduire. Les stratégies de réduction de la tension et donc de la dissonance sont susceptibles de prendre des formes variées : négation d’éléments de cognition, réinterprétation délirante (complotisme), focalisation sur des détails marginaux (le kangourou apeuré dans l’incendie), rationalisation, modification de l’univers relationnel, superstition, hypocrisie, etc … (27).

Ainsi des chercheurs ont étudié la réaction de personnes vivant habituellement à proximité d’un danger potentiel, dans ce cas les habitants de villages de montagne susceptibles de se trouver directement impactés par une avalanche (28). Cette étude a mis en évidence divers types de stratégies de réduction de la dissonance :

minimiser le risque couru, par exemple en le relativisant par rapport à des catastrophes survenues ailleurs ou par rapport aux problèmes rencontrés quotidiennement, en lui conférant au contraire un caractère exceptionnel (une façon de dire que la probabilité d’être touché est très faible), en lui posant des limites, vraies ou supposées;

chercher à justifier son comportement, par exemple en invoquant les contraintes de propriété ou d’exploitation agricole, et en se libérant ainsi de la responsabilité de sa situation, en invoquant des préférences de site, et en justifiant ainsi son choix de localisation par une pesée des arguments, en invoquant la confiance dans les experts ou les promoteurs, et en se déchargeant ainsi sur eux de sa responsabilité;

minimiser la dissonance, par exemple par la connaissance du danger et donc la possibilité de l’éviter (le sentiment de maîtriser l’exposition au risque par son comportement est un facteur essentiel), par le fatalisme, ou au contraire la bravade, par l’humour et la dérision.

Un tel descriptif peut parfaitement s’appliquer aux diverses stratégies que nous mettons en place aux fins de réduire la dissonance entre les données relatives aux périls écologiques et socio-économiques en cours de développement d’une part et nos comportements dans tous les aspects de notre existence d’autre part. Pensons donc à fermer le robinet durant notre prochain brossage de dents vespéral, nous n’en dormirons que mieux.

Biais cognitifs

Modèle Algorithmique: John Manoogian III (jm3) Modèle Organisationnel: Buster Benson. Source: wikipedia

Le traitement cognitif d’une information peut se trouver soumis à distorsion. On parlera alors de biais cognitif. On en répertorie des dizaines, agissant à l’échelle de l’individu ou au niveau social. Le biais de confirmation, tel que décrit ci-après, apparaît tout à fait pertinent à notre propos.

« Pour évaluer un risque, toutes les possibilités devraient être envisagées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Or, nous privilégions les issues qui nous paraissent les plus souhaitables, celles qui sont conformes à nos attentes et à nos schémas antérieurs (Wason, 1960, 1981). Cette tendance à chercher des informations qui confirment nos idées (ou préjugés) est connue sous le nom de biais de confirmation. Ce biais nous pousse à interpréter des informations de manière qu’elles corroborent nos opinions et nos hypothèses. Inconsciemment, nous éliminons celles qui les infirment et retenons ou donnons un poids important à celles qui les confirment (Hogarth, 1987 ; Klayman et Ha, 1987 ; Skov et Sherman, 1986). Ce biais de confirmation peut nous faire persévérer dans l’erreur sans tenir compte des indices qui contredisent notre opinion, car reconnaître que nous avons été défaillants, que nous avons mal jugé une situation et que nous nous sommes entêtés est trop destructeur pour l’image de soi. »(29)

Au regard de recherches en sciences sociales, « entre 85 % et 90 % des personnes ne voudraient pas être au courant des événements négatifs à venir  »(30). Un résultat que les chercheurs interprètent comme une forme d’évitement d’affects négatifs anticipés.

On peut difficilement ici ne pas évoquer le syndrome de Cassandre. « Le syndrome ou complexe de Cassandre désigne les situations où on ne croit pas ou ignore des avertissements ou préoccupations légitimes. » (wikipedia). Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui avait reçu d’Apollon le don de prédiction, fut condamnée par celui-ci à n’être crue par personne pour avoir refusé ses divines avances. Les cognitivistes voient ici à l ‘œuvre, plus pragmatiquement, un biais de normalité ou biais de status quo.

J’y pense puis j’oublie

Certaines circonstances peuvent modifier notre sensibilité, notre degré d’ouverture à des informations qui prennent alors sens et peuvent sembler en mesure d’exercer une influence sur nos attitudes et nos choix (31). Quitte à disparaître des radars avec le temps ou l’évolution du contexte. Ainsi, durant le confinement du printemps 2020, les deux-tiers des Français estimaient qu’il était nécessaire de mettre un sérieux bémol au productivisme et à la recherche de rentabilité. Nous observons aujourd’hui , moins de deux années plus tard, des niveaux de consommation comparables à ceux observés avant l’irruption de la pandémie. Les mêmes qui, après s’être émerveillés de la chute des émissions dans l’atmosphère lors des confinements, se consacrent aujourd’hui avec une belle ardeur à reprendre la courbe de la croissance et ses moultes externalités délétères. Le moment romantique est passé, retour à la dure loi de la survie au quotidien.

Si nous avons vu que tant la surexposition aux informations de tous ordres que notre équipement cognitif ou la rareté des circonstances où nous serions plus ouverts au changement constituaient de lourdes limites à notre appréhension de ce qui se passe aujourd’hui, nous devrions également nous inquiéter de la question des intérêts et des pouvoirs en jeux dans la disponibilité des informations. C’est ce que nous allons examiner dans les paragraphes suivants.

De la cigarette au gasoil

La manipulation de l’information au gré de leurs intérêts économiques par les grandes entreprises ne date pas d’hier (32). C’est ce que d’aucun ont appelé ‘La fabrique de l’ignorance’ (33) ou agnotologie. Impacts du glyphosate sur la biodiversité, impact cancérigène de l’amiante, rôle des pesticides dans le déclin des populations d’abeilles, bisphénol A, etc, les exemples ne manquent pas. Très bien documenté (34), le cas d’école nous est fourni par l’industrie du tabac qui, en pleine conscience de la nocivité de ses produits, a manipulé durant des décennies politiciens et médias afin de minimiser ou retarder les contraintes législatives s’opposant à leurs intérêts économiques. Même schéma du côté du secteur pétrolier dont il est maintenant établi (35) qu’il avait identifié dès les années 70 la problématique de l’accumulation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère terrestre liée à l’activité humaine et en particulier au recours aux énergies fossiles, constat à la suite duquel furent mises en œuvre diverses stratégies dilatoires à destination du monde politique et scientifique mais également des médias, au fil des décennies. Jusqu’il y a peu, alors que la problématique de l’extraction des ressources fossiles ne pouvait plus être contournée, avec le basculement de la communication du secteur vers le ‘greenwashing’ (36).

Médias sous influence

Source: Le Monde Diplomatique (version déc. 2020 – mise à jour régulière)

En France aujourd’hui une bonne part de la presse écrite et plus de la moitié des médias télévisuels sont contrôlés par une dizaine de milliardaires (37), dont on peut supposer qu’ils n’ont pas réalisé ces acquisitions dans un grand geste humaniste désintéressé. Être propriétaire de médias d’envergure constitue une puissante position d’influence (38).

Il existe bien entendu des médias minoritaires dont la parole est bien plus libre. Mais il est remarquable que, une fois une idée ou une formule imposée par le discours dominant, sa réfutation nécessite le recours à des moyens argumentaires et autres bien supérieurs à ceux qu’auront nécessité sa mise en place (loi de Brandolini).

Le coup du pouce

Dérivant en droite ligne du marketing (39), les techniques d’’accommodation’ de l’individu se sont, depuis une quinzaine d’années, amplement diffusées dans la sphère de la gouvernance publique (40) et auprès du personnel politique. Richard THALER, professeur d’économie comportementale à l’Université de Chicago et Cass SUNSTEIN de l’Université de Harvard, auteurs du concept de nudge (41), en sont les représentants les plus connus du public.

source: wikipedia

Qui ne connaît pas l’anecdote de cette mouche peinte au fond des urinoirs, qui réduit considérablement les tâches de nettoyage, l’exemple classique du nudge ? « Pour l’instigateur de cette démarche, l’intérêt est de pouvoir agir sur différents leviers relatifs au processus décisionnel d’un consommateur, dans le but de le faire changer de comportement pour un coût très faible. » (Wikipedia). Le nudge est destiné à se substituer aux contraintes et interdictions. Il suppose une éthique de ‘bienveillance’. Un concept qui ne parait guère opérationnel, et l’on se rappellera à quel point le ‘big brother’ de G. ORWELL se définit lui aussi dans un esprit de bienveillance.

Les géniteurs du concept, libertariens déclarés (42), partent d’une position idéologique de détestation des règlements et interdits. Ce qui pourrait bien les rendre sympathiques, au premier abord. Mais, si tous deux abhorrent le contrôle étatique, le libertarien diffère du libertaire en ce que le premier prône une liberté purement individuelle (et, dans la pratique, nettement plus soucieuse de la propriété privée que des impacts sur autrui de l’exercice de sa propre liberté) alors que le second conçoit la liberté individuelle dans un contexte social et économique égalitaire.

La mouche au fond de l’urinoir, la cigarette géante dans un hall de gare, l’escalier déguisé en clavier de piano, etc, des ‘astuces’ qui au premier abord s’avéreraient plutôt aimables. On ne peut nier leur intérêt et leur efficacité lorsqu’il s’agit de petits gestes de la vie quotidienne. Cette approche apparaît sous un tout autre éclairage toutefois lorsqu’elle est appliquée à beaucoup plus grande échelle, dans une combinaison inédite d’informations biaisées, d’incitations perverses, de contrôle et de coercition telle que celle réalisée sous le vocable de Pass Sanitaire. Des pratiques qui, des plus simples aux plus orwelliennes, se montrent à l’évidence sous-tendues par une conception d’un individu hétéronome et isolé, inapte à gérer ses choix et devant donc faire l’objet d’une guidance ou de coups de pouce (la traduction littérale du terme anglais ‘nudge’) comportementaux (43). Cela paraît plus facile à réaliser effectivement que de chercher à accroître la compétence ou l’esprit critique des citoyens, ou de les amener à élaborer ensemble des solutions adaptées à leur milieu de vie (44). En d’autres termes, une forme d’infantilisation, bien en phase avec le paternalisme (généralement condescendant, parfois injurieux(45)) de nos gouvernants (46). Une conception de l’être humain donc en accord avec l’hétéronomisation croissante et qui témoigne de sa génétique marketing. Et, j’y arrive, une pratique renforçant notre passivité, notre docilité, notre non prise en charge des enjeux en cours.

« Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? » (47)

Enquête sur les mots pour dire la catastrophe, dans l’article ‘Apocalypse Now’, 2ème partie

Les mots auxquels nous recourrons pour comprendre (les catégories p.ex.) ou communiquer structurent notre pensée. Ils occultent ou au contraire éclairent les éléments de notre monde. Au-delà des euphémismes (‘technicienne de surface’ pour femme de ménage ou ‘hôtesse de caisse’, assise sur le tabouret de la caissière), révélateurs néanmoins d’une volonté d’occultation de statuts sociaux, il y va de la compréhension de notre être au monde et de la structuration de celui-ci. Si le terme ‘classe sociale’ est quasiment absent de notre univers langagier (catégories socio-professionnelles c’est quand même moins communisant, pardon, plus chic), c’est notre compréhension des phénomènes socio-économiques en cours qui s’obscurcit, avec la dépolitisation des rapports sociaux. Tandis que l’invention de termes comme ‘Transition’ ou la perversion d’autres, tel que ‘résilience’ encadrent, réduisent nos capacités à penser les phénomènes.

Si certains(48) considèrent les mots comme une arme, c’est donc qu’il faut s’en méfier, et d’abord reconnaître leur rôle décisif là où nous en sommes en ce jour.

De fait, comme dans la dystopie orwellienne, déployer une pensée critique est rendu d’autant plus difficile que les mots pour l’élaborer et pour l’exprimer ont été subvertis.

T. GUENOLE Le Comptoir 2018

La faute au bug ?

Article « phrenology » dans le dictionnaire Webster – circa 1900 (source: wikimedia)

« Face au changement climatique, notre cerveau est-il notre pire ennemi ? » s’interrogeait il y a peu un quotidien généraliste (49), faisant référence aux recherches neurologiques démontrant l’influence de certains circuits neuronaux sur nos conduites qualifiées de ‘irrationnelles’. De là à estimer que notre incapacité à agir efficacement face aux menaces climatiques serait due à des dispositifs cérébraux, hérités d’une phylogenèse complexe et aujourd’hui inadaptés, il n’y a qu’un pas, qui ne demande qu’à être allègrement franchi par des auteurs en mal de succès médiatiques ou de librairie. Et bien sûr une majorité de journalistes emboîte le pas sans moufter.

Notre amour des explications simples et des consignes étroites (voici un autre champs d’investigation pour les neurologues !) suffit sans doute à expliquer le succès de tels raccourcis intellectuels. Aujourd’hui les éditeurs peuvent compter sur une motivation d’achat supplémentaire dans la mesure où la souffrance liée à la stase actuelle nous pousse à rechercher toute forme de réassurance ou même simplement d’explication déresponsabilisante (50).

Le débat scientifique autour de l’influence du cerveau, et en particulier de ses composants archaïques, sur le comportement humain n’est pas une affaire récente (51). Ces questions nous reviennent, dans l’actualité du changement climatique, avec l’ouvrage vulgarisateur de S. BOHLER (52) dont l’intitulé ‘Le bug humain: pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher’ augure bien du caractère outrageusement simplificateur de l’analyse. Voici la thèse de l’auteur  (ainsi résumée par l’éditeur) : « Sébastien Bohler docteur en neuroscience et rédacteur en chef du magazine Cerveau et psycho apporte sur la grande question du devenir contemporain un éclairage nouveau, dérangeant et original. Pour lui, le premier coupable à incriminer n’est pas l’avidité des hommes ou leur supposée méchanceté mais bien, de manière plus banalement physiologique, la constitution même de notre cerveau lui-même. Au cœur de notre cerveau, un petit organe appelé striatum régit depuis l’apparition de l’espèce nos comportements. Il a habitué le cerveau humain à poursuivre 5 objectifs qui ont pour but la survie de l’espèce : manger, se reproduire, acquérir du pouvoir, étendre son territoire, s’imposer face à autrui. Le problème est que le striatum est aux commandes d’un cerveau toujours plus performant (l’homme s’est bien imposé comme le mammifère dominant de la planète) et réclame toujours plus de récompenses pour son action. Tel un drogué, il ne peut discipliner sa tendance à l’excès. À aucun moment, il ne cherche à se limiter. Hier notre cerveau était notre allié, il nous a fait triompher de la nature. Aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi. ».

La soi-disante démonstration menée par S. BOHLER a fait l’objet d’un démontage en règle par le chercheur en neurologie développementale T. GARDETTE (53). Au niveau scientifique, les critiques formulées par le chercheur dénoncent les erreurs, approximations et généralisation coupables dans le volet neurologique des thèses de l’auteur : rôle exclusif de la dopamine, relation entre striatum et comportements addictifs, etc. Sur un plan plus épistémologique, T. GARDETTE met en évidence un axiome implicite dans l’approche évolutionniste adoptée par S. BOHLER, celui-ci ne retenant que la pression compétitive, évacuant sans discussion la logique de la coopération dans l’évolution (54). On retrouve ici le fondement quasiment idéologique de l’Evo-psy, l’évolutionnisme psychologique. Une approche qui a d’ailleurs valu à S. BOHLER de recevoir antérieurement de sévères critiques, assez comparables en fait à celles que suscite ‘Le bug humain’. (55).

Un second axiome implicite chez cet auteur est son recours systématique à la ‘nature humaine’ comme principe explicatif ultime. L’homme que nous connaissons aujourd’hui et son comportement ont été essentiellement façonnés par l’évolution de la ‘nature humaine’ (elle-même sous l’influence exclusive de la compétition, ainsi que vu ci-dessus). Le social, l’économique et le politique sont priés de s’éclipser discrètement par la porte de derrière, merci (56). On se croirait dans le monde sinistre de Y.N. HARARI !

Il y a plus que certainement un souci avec les circuits neuronaux de la récompense (entre autres) dans notre espèce. Mais ce ne sont pas de telles approches réductrices qui nous permettront d’y comprendre quoi que ce soit (57).

Modèle réduit

saisie d’écran

On peut tenter d’imaginer un modèle systémique de la cognition, tel celui proposé par Lammel (2014), affiché ci-contre. Au départ de recherches sociologiques menées dans différents pays et milieux, ces chercheurs du CNRS ont identifié ce qu’ils appellent les ‘limites de la cognition’ relativement au changement climatique :

  • les limites des mécanismes sensoriels humains (j’ajouterais ‘dans un contexte de surabondance d’information’)
  • le décalage entre la cause et l’effet (j’ajouterais ‘dans un contexte de désinformation ou de manipulation des médias’)
  • la sous-estimation systématique de la fréquence des événements rares
  • les distances spatiales, temporelles et sociales entre ‘auteurs’ et victimes’.

A ces limites identifiées par les chercheurs j’ajouterais, au regard des développements auxquels nous nous sommes livrés dans ce premier article:

  • les multiples détournements et asservissements du langage
  • la panoplie de biais neuronaux, sensoriels et sociaux, ainsi que leur exploitation en termes de marketing
  • l’influence des médias classiques et sociaux, éventuellement asservie à des intérêts économiques et/ou de pouvoir.

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J’en resterai là pour ce premier épisode, je n’ai sans doute que trop écrit déjà. Dans le deuxième, qui devrait trouver place ici sous peu, je vous proposerai de prendre un peu de distance pour mener une réflexion sur la question de savoir si nous sommes bien à la hauteur des choix qu’il nous faut faire. Si nous sommes prêts à assumer une amère lucidité.

A suivre donc, avec l’article ‘Pilule bleue ou pilule rouge ?

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(1) Event 201, organisé en octobre 2019 par le Johns Hopkins Center for Health Security, ou les rapports de l’OMS depuis 2015 (référence manquante)

(2) Épiphénomène lourdement pénalisant pour nombre d’entre nous c’est certain, mais épiphénomène quand même puisque cette pandémie se présente bien plus comme un révélateur que comme un élément de type causal (voir notamment le documentaire de A. de Halleux).

(3) L’infrastructure du système (et en particulier la concentration des pouvoirs) n’ayant pas fondamentalement changé entre le début de 2019 et aujourd’hui.

(4) Expression qui, à peine un an après avoir fait florès (tout comme à la même époque les applaudissements aux fenêtres à 20 heures, reconnaissance collective du travail à la limite du sacrificiel des travailleur(se)s du secteur hospitalier, aujourd’hui démissionnant en masse ou virés pour cause de refus de vaccination) apparaît déjà tellement désuète, tant au regard de la naïveté foncière du concept que dans la perspective de plus en plus probable d’une installation dans le long terme de cette épidémie-ci.

(5) J’ai pris la peine de rassembler dans un tableau divers constats des évolutions écologiques, sociales, économiques et politiques intervenues récemment, en gros depuis la rédaction de mon texte ‘Apocalypse Now’. Ce document, qui ne prétend en rien à l’exhaustivité, est néanmoins trop volumineux pour prendre place dans une note en bas d’article. Il est consultable ici.

(6) La COP26, dernier avatar de négociations visant à changer pour que rien ne change, en fait une nouvelle fois l’illustration. Voir p.ex. ici.

(7) La réaction de l’animal à une situation de stress aigu constitue un classique. D’autres modes de réaction au traumatisme, vécus individuellement et/ou socialement, se donnent à voir également aujourd’hui, tels le déni ou la dissociation (je fais un gros don annuel à Greenpeace et je commande sans complexe sur Amazone).

(8) Louis CROCQ, Traumatismes psychiques (2007).

(9) Ces éléments de constat, sans aucun doute, doivent être nuancés en ce qui concerne les jeunes, nés au cours du siècle présent. Je m’interroge. Cette génération a-t-elle pris la pleine mesure de l’héritage pourri qui leur est laissé ? Elle semble en tout cas tout autant impactée par le traumatisme. Est-elle plus réactive que ses aînés ? Quand se lassera-t-elle d’attendre gentiment que ceux-ci se bougent vraiment ?

(10) Le titre ainsi qu’une part du contenu de ce paragraphe sont inspirés de l’article de Nicolas FRAMONT « « Pourquoi dire « les gens sont cons », c’est con » (Frustration Magazine, 22.07.21).

(11) On peut également tenter l’exercice avec « Les papas papous » …

(12) https://www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Observatoire-de-la-diversite/Barometre-de-la-diversite-de-la-societe-francaise-resultats-de-la-vague-2019
https://www.frustrationmagazine.fr/meteo-neiges-television-de-riches-enquete-monopole-classes-superieures-a-television/
https://www.acrimed.org/Medias-de-classe-haine-de-classe

(13) https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/le-climat-au-risque-de-la-procrastination

(14) Même si ces hypothèses myopes constituent un des fondements de la théorie économique classique. J’espère avoir l’occasion de traiter ultérieurement de cette vision et des distorsions qu’elle impose tant à l’individu qu’au collectif.

(15) https://journals.openedition.org/vertigo/12125. Pour une revue de la littérature scientifique sur le sujet : https://www.researchgate.net/publication/247515228_The_influence_of_affect_on_higher_level_cognition_A_review_of_research_on_interpretation_judgement_decision_making_and_reasoning

(16) Ah, réfléchir au libre arbitre, Spinoza, etc … Un article de plus en gestation (à durée indéterminée).

(17) https://www.planetoscope.com/Internet-/1523-.html

(18) https://www.planetoscope.com/Internet-/1547-.html

(19) https://www.puf.com/content/Apocalypse_cognitive

(20) BATESON G., Mind and Nature: A Necessary Unity, Hampton (1979).

(21) https://theconversation.com/dans-les-cevennes-les-pluviometres-tombent-daccord-les-pluies-extremes-sintensifient-169142

(22) http://www.reputatiolab.com/2016/08/sest-propage-polemique-burkini-reseaux-sociaux/

(23) Malgré le matraquage médiatique, ou les fausses problématiques imposées par les politiques, les préoccupations des Français, et ils sont loin d’être les seuls dans le cas, semblent orientées vers des questions sociales, économiques ou écologiques bien plus que sur la taille d’un vêtement de plage, les prénoms culturellement corrects ou la recette du couscous. Voir p.ex. https://www.pewresearch.org/fact-tank/2020/10/16/many-globally-are-as-concerned-about-climate-change-as-about-the-spread-of-infectious-diseases/

(24) https://www.ladepeche.fr/2021/09/24/lionel-messi-le-loyer-exorbitant-de-sa-nouvelle-maison-pres-de-paris-9811324.php

(25) Voir par exemple les appels de scientifiques listés ici. Ou ce rappel historique.

(26) L. Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford university press (1957)

(27) La théorie de la dissonance cognitive :une théorie âgée d’un demi-siècle, David Vaidis
et Séverine Halimi-Falkowicz, 2007
.

(28) Schoeneich Philippe, Busset-Henchoz Mary-Claude. La dissonance cognitive : facteur explicatif de l’accoutumance au risque. In: Revue de géographie alpine, tome 86, n°2, 1998. pp. 53-62.

(29) Jacky Leneveu et Mireille Mary Laville, « La perception et l’évaluation des risques d’un point de vue psychologique », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Volume 12 Numéro 1 | mai 2012.

(30) Psychological Review 2017, Vol. 124, No. 2, 179 –196 Cassandra’s Regret: The Psychology of Not Wanting to Know, Gerd Gigerenzer Rocio Garcia-Retamero

(31) C’est le concept de la ‘Fenêtre d’Overton’

(32) Oreskes, N. et Conway, E. (2010). Merchants of Doubt: How a Handful of Scientists Obscured the
Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming. New York, Bloomsbury Press.

(33) Titre adopté par P. VASSELIN pour son documentaire (sorti en 2021) : https://boutique.arte.tv/detail/la-fabrique-de-lignorance.

(34) Voir par exemple le reportage de ‘Cash Investigation’ réalisé en 2015.

(35) https://www.climatefiles.com/ ou, plus proche de nous et tout récent: Alertes précoces et émergence d’une responsabilité environnementale : Les réactions de Total face au réchauffement climatique, 1968-2021, Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta, Global Environmental Change, 19 October 2021.

(36) https://www.greenpeace.fr/espace-presse/ag-de-total-greenwashing-vs-resolution-climat-total-ratera-t-il-encore-le-coche-de-la-lutte-contre-le-changement-climatique/

(37) Les médias publics ‘aux ordres’ sont très bien également en matière de propagande (p.ex. ici).

(38) https://www.acrimed.org/Les-grandes-manoeuvres-de-concentration#nb12 ou https://basta.media/Le-pouvoir-d-influence-delirant-des-dix-milliardaires-qui-possedent-la-presse

(39) Une approche du neuro-marketing peut-être dans un prochain article ?…

(40) https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique ou https://www.modernisation.gouv.fr/outils-et-formations/le-nudge-un-nouvel-outil-au-service-de-laction-publique

(41) Richard H. Thaler, Cass R. Sunstein, Etude (Poche), 2012

(42) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nudge_(livre)

(43) quand il ne s’agit pas tout simplement d’arrondir les angles du triptyque contraindre / surveiller / punir qui chaque jour envahit un peu plus notre paysage social et politique

(44) Les systèmes ‘réflexif’ d’une part et ‘automatique’ de l’autre, de THALER et SUNSTEIN.

(45) Un exemple pris au hasard dans un large florilège présidentiel: « Une gare c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien. » Un mépris de classe peut-être hérité d’un prédécesseur comme F. HOLLANDE et ses sarcasmes sur les ‘sans-dents’.

(46) Qui semble beaucoup plus apparent aux yeux d’observateurs étrangers que des médias hexagonaux.

(47) Georges ORWELL, 1984 (1949). La tirade complète: « Ne voyez-vous pas que le but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La liberté, c’est l’esclavage », alors que le concept même de liberté aura été aboli ? En fait, il n’y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non pensant, qui n’a pas besoin de pensée. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.« 

(48) S. DERKAOUI et N. FRAMONT, La guerre des mots, Le Passager Clandestin, 2020

(49) https://www.letemps.ch/societe/face-changement-climatique-cerveau-estil-pire-ennemi

(50) Voir plus haut, sous le titre ‘dissonance cognitive’

(51) https://www.franceculture.fr/emissions/les-passeurs-de-science-le-cerveau/petites-histoires-des-neurosciences

(52) Sébastien Bohler, Le bug humain : pourquoi notre cerveau nous pousse à détruire la planète et comment l’en empêcher, Paris, Robert Laffont, 2019

(53) https://bonpote.com/la-faute-a-notre-cerveau-vraiment-les-erreurs-du-bug-humain-de-s-bohler/

(54) Tiens cela me rappelle mes jeunes années et la sociobiologie de E.O. WILSON, qui a fini par partir en vrilles quelques années plus tard (voir p.ex. Misère de la sociobiologie : Patrick Tort (Ed.), Presses Universitaires de France, 1985) ! Déjà du vivant de DARWIN, les conceptions de celui-ci ont donné lieu à des dérives du même type, dénoncées par DARWIN lui-même. A titre d’alternative, voir p.ex. T. WARING et Z.T. WOOD, Long-term gene-culture coevolution and the human evolutionary transition, Proc. R. Soc. (2021).

(55) Voir les critiques de Odile FILLOT relativement à l’émission “Bohler : les hommes, les femmes, et nos cerveaux”, 16 novembre 2012, www.arretsurimages.net.

(56) Une déconstruction comparable du terme ‘anthropocène’ dans la seconde partie de mon article ‘Apocalypse Now’.

(57) Toujours bien en vue dans ma liste d’articles à venir, une réflexion approfondie sur cette question … Chaque jour j’apprends la patience.




Apocalypse (suite et fin)

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, cet article assez copieux a été divisé en deux parties. Dans une première partie nous avons confirmé que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus de la catastrophe est bien en cours. Après avoir réglé le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition, nous avons vu comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous avons enfin constaté l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, ainsi que les limites de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans cette seconde partie, nous nous demandons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller.

Nous voilà repartis dans un exercice de décodage. Parce qu’il faut bien user d’un vocabulaire pour initier la réflexion, j’ai privilégié jusqu’ici le terme de ‘catastrophe’, sans trop creuser la question. Mais les mots sont importants, aussi allons-nous vérifier la validité de ce choix.

Mettre des mots sur nos maux

Deux connotations sémantiques du vocable paraissent intéressantes là où nous en sommes. La neutralité d’abord, quant à l’origine, aux causes (1). Plus ou moins irréparable ou irréversible, ensuite. On ne se situe pas dans le même champs sémantique que le terme de ‘crise’, lequel suppose le caractère temporaire de la situation.

Le terme de ‘glissement’ (ou peut-être ‘délitement’) pourrait rendre compte d’une relative lenteur. On ne se réveille pas chaque matin dans un monde complètement différent de celui dans lequel on s’est endormi la veille, et pourtant tout change chaque jour. Si l’on regarde en arrière à l’échelle de 5 ou 10 ans disons, on est frappé par le nombre de changements radicaux intervenus, dont certains étaient difficilement imaginables à l’époque. Le glissement, qui plus est, parfois s’interrompt. Intervient alors un épisode éventuellement accompagné d’une certaine restructuration ou de réajustements, avant que le mouvement ne reprenne. Un phénomène d’éboulement ‘en escalier’, par étapes.

Il fallait un mot, en voici deux. ‘Catastrophe glissée’ alors ? Ou ‘glissement catastrophique’ ? Notons aussi le vocable de ‘catastrophe lente’ auquel recourt M. PUECH. Restons en là, évitons de nous perdre dans les discussions byzantines.

Une première exploration de ces quelques termes a déjà permis la mise en lumière de quelques enjeux et de constater la nécessité de se faire du phénomène une image aussi lucide que possible. Il me faut ici abattre sur la table mes cartes: mon souci est d’éviter le terme de ‘collapse’, tellement pratique , d’accord, et de plus en plus connu et reconnu, mais qui véhicule un implicite problématique, dans lequel nous allons de ce pas quelque peu fouiller.

Collapso = collabo ?

Un sous-titre outrancier ? Certes, j’assume. Une petite provocation de temps à autre évite le relâchement de l’attention et la présente ‘disputaison’ promet d’être longue encore. Mais aussi parce qu’il me semble qu’ici il serait opportun que l’arbitre donne un bon coup de sifflet et sorte le carton rouge. Hélas, ou non, point d’arbitre. Et si le concept a fait l’objet de nombreuses analyses critiques éclairantes (2) depuis qu’il a été introduit auprès du grand public francophone en 2015, alors qu’il était déjà pratiqué depuis un moment déjà par un certain nombre d’auteurs anglophones, en particulier depuis les travaux de Jared DIAMOND, il reste néanmoins ‘le’ terme incontesté des médias grand public et la garantie d’une vente assurée pour les ouvrages traitant le sujet, usité et mouliné dans divers milieux politiques et enfin accueilli avec intérêt par le monde des grandes entreprises (3).

Le caractère hautement suspect d’une telle hétérogénéité unanime donne furieusement envie de discuter l’indiscuté. Limitons-nous ici à considérer la portée du terme au regard de deux aspects apparaissant fondamentaux dans le dénonciation de ce qu’il faudra bien se décider à considérer comme une forfaiture. Les deux prémisses du discours collapso, quels que soient les auteurs sont les suivantes : un, nous serons tous impactés et deux, nous sommes tous responsables. En ce sens ils rejoignent le message véhiculé par le terme associé d’‘anthropocène’ (4), mais aussi le discours des pompiers Colibris (tout en aboutissant néanmoins à des perspectives sensiblement différentes de ceux-ci d’ailleurs). Examinons de plus près ces deux propositions.

Tous sur le même bateau
Vitrail (détail) – église Saint Étienne du Mont (Paris) – https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Jebulon

La substance du premier message est la suivante « nous sommes tous sur le même bateau ». Celui-ci, on l’imagine, peut-être celui qui nous porte d’une rive à l’autre (du monde d’avant au monde d’après, on a déjà connu ça !), ou la métaphore de notre société (qui avance, on le notera, sans trop savoir dans quelle direction certes, mais elle avance), ou encore, tiens oui, l’arche de Noé, qui va sauver de la catastrophe l’essentiel de la vie terrestre. C’est beau, c’est poétique, quasiment archétypal. Il nous faut néanmoins contredire formellement : non nous ne naviguons pas à bord du même navire. Ou plutôt : si nous devons partager la même destinée, parce que aujourd’hui (ni demain d’ailleurs) nous n’avons pas le choix de développer une existence ailleurs que sur une planète globalement impactée, nous ne la vivrons pas tous pareillement.

Embarqués sur le même vaisseau nous ne devons pas nous attendre à partager pour autant un sort identique. Un certain nombre d’entre nous s’active au pilotage de l’esquif, décide des directions à prendre, des icebergs à contourner ou non, porte de beaux uniformes, loge dans de luxueuses cabines climatisées et déguste le homard à la table des officiers. D’autres, plus nombreux, s’agitent à quelques tâches (dont on mesure difficilement l’utilité parfois) sur les ponts supérieurs mais passent le plus clair de leur temps à attendre l’heure de l’apéro étendus sur des chaises longues. Tandis que la grande masse, elle, se trouve coincée en soute (l’ascenseur social doit être en panne une fois de plus) sans voir la lumière du jour, à faire fonctionner une machinerie graisseuse et puante, à s’entasser pour dormir et à manger les restes de ceux d’en haut. A ces quelques nuances près, nous pouvons nous rejoindre, nous sommes embarqués à bord du même bateau.

De l’idée de solidarité induite par le partage du navire de la métaphore, on constate toutefois qu’il ne reste pas grand-chose (5). Un certain nombre d’indications nous laissent même penser que les mieux lotis projettent de quitter le navire en laissant se débrouiller les blaireaux des étages inférieurs, s’étant assurés d’un accès privilégié aux canots de sauvetage voire, pour les mieux dotés, ayant organisé un rendez-vous en mer avec leur yacht privé ou de se faire débarquer sur une île privée exclusive (6). Et sans attendre ce qui se passera demain, il n’est que de regarder comment aujourd’hui les prémisses de la catastrophe les voient s’accrocher plus encore à leurs biens et privilèges, mettre en place les coercitions qui assureront la pérennité de ceux-ci, endormir les soutards avec des histoires de princesse, criant haut et fort qu’ils ont la situation bien en main, soyez rassurés braves gens, tout en brouillant les signaux qui pourraient susciter quelque émoi là en-bas. Notamment en diffusant cette métaphore indue d’ailleurs.

Tout comme il est dangereux de confier le bouton déclenchant le feu nucléaire à quelqu’un qui croit en la vie éternelle, il est imprudent de laisser les commandes du navire à ceux qui ont déjà préparé leur accès exclusif aux canots de sauvetage.

Mais si nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne, ne partageons-nous pas tous néanmoins à un titre équivalent la responsabilité de la catastrophe en cours ?

Tous coupables (et plus encore les ‘fucking boomers’).

A peine trois siècles d’orgie énergétique et autres, occidentale d’abord, nettement plus partagée ensuite, nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui. On en a bien profité. « On  » ? Nos aïeux les plus récents et nous-mêmes serions-nous tou(te)s au même titre coupables, ayant tou(te)s batifolé dans la même consommation heureuse ?

A titre personnel déjà, il ne m’est pas possible d’accepter le verdict. J’avais à peine plus de vingt ans lorsque la lecture de René DUMONT (7), une révélation, m’a vacciné contre la maladie des trente glorieuses. Cette inspiration (bien d’autres ensuite ont pris le relai) m’a guidé jusqu’aujourd’hui, en permanence à contre-courant, même s’il reste vrai que à peu près personne à cette époque n’échappait vraiment à la folie consommatrice qui se mettait en place (8). Au quotidien, tous effectivement, nous avons peu ou prou participé à la gabegie. Après des années de guerre puis de reconstruction, de multiples privations et souffrances, tous les verrous traditionnels sautaient. Celles et ceux nés dans les années qui ont directement suivi la fin du conflit ont dès leur plus jeune âge baigné dans cette culture de consommation, et donc en percevaient difficilement les contours et surtout les limites. Le modèle de la consommation de masse et sans limites était né. Nous en sommes toujours là. Notre mode de vie aujourd’hui, quoi qu’on puisse aimer se donner à penser, perpétue le même modèle, à peine aménagé en surface.

‘Les vieux fourneaux’ de W. LUPANO et P. CAUUET

Comment peut-on reprocher aux ‘boomers’ de n’avoir rien tenté dans les années soixante ou soixante-dix ? Si effectivement quelques rares scientifiques ou activistes déjà lançaient l’alerte (on ne les appelait pas encore comme cela d’ailleurs), ils étaient très peu nombreux, mal (ou pas du tout) relayés voire ridiculisés par les médias. Mais en 2021, alors qu’il est devenu difficile de passer une journée sans se trouver exposé au mot collapse, à une conversation de couloir sur le changement climatique ou au xème reportage à la télé sur la fonte de la banquise, l’écrasante majorité de celles et ceux que je vois vivre autour de moi, jeunes générations comprises, n’apporte à ses comportements aucun changement drastique (ah si, pardon, aujourd’hui on trie ses déchets, on utilise des sacs en papier, on refait l’isolation de la maison pour 1 euro et on pense sérieusement à compenser les vacances en avion cette année) et cède avec le même plaisir douteux aux sirènes de la consommation. Une consommation de plus en plus cheap sans doute (9) pour nombre d’entre eux, mais une consommation quand même, avec la gabegie de ressources qui l’accompagne.

Si je semble prendre ainsi la défense de mes contemporains, alors que j’ai passé des décennies à les affronter, douloureusement parfois, sur ces terrains, ce n’est pas du fait de je ne sais quelle solidarité générationnelle intempestive, que nenni. La culpabilisation des ‘boomers’ s’inscrit dans une culture de la faute relativement aux pratiques qui nous ont amenés là où nous en sommes aujourd’hui, approche qui constitue à mon sens une lourde erreur de perspective. Hier et aujourd’hui, jeunes et anciens, tous nous avons, à divers égards, une responsabilité dans la genèse de la catastrophe. Mais nous ne sommes pas pour autant coupables du monde dans lequel la majorité des populations occidentales a vécu les dernières décennies, l’accusé est ailleurs … Avant d’aller le chercher, quittons brièvement l’histoire contemporaine pour la géo.

Aujourd’hui la consommation énergétique d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle d’un Français
Consommation mondiale d’énergie (Source: Wikicommons – Bl4ck.c47)

Les trente glorieuses n’ont pas été une fête pour tout le monde, loin s’en faut. Une bonne part de l’humanité en effet n’est en rien concernée par les allégations de gaspillage irresponsable que nous venons de traiter. Aujourd’hui encore la consommation énergétique annuelle d’un habitant du Sénégal représente 10 % de celle du Français, qui elle-même se situe à la moitié du niveau de l’Etats-Unien moyen. Et si la Chine, depuis quelques années, a pris la tête du classement des émissions de CO2 par pays, c’est moins pour rencontrer une demande intérieure (croissante néanmoins) que pour extraire, transformer, produire (et donc consommer minerais et énergie) à notre place.

La belle bâtisse de terre séchée de mes amis du Haut-Atlas (10), pourtant plutôt bien dotés dans le village, ne dispose d’aucun dispositif de chauffage (à 1700 mètres d’altitude, même à cette latitude, la neige et le gel ne sont pas rares durant l’hiver), la cuisine se fait grâce aux quelques fagots ramassés dans la montagne, la cuisinière témoignant à ce faire d’un art de l’économie carrément impressionnant, les déplacement de longue distance se font uniquement au moyen de transports collectifs (sur courte distance on ira ‘pedibus cum jambis’ ou sur l’âne ou la mule), la plupart des aliments consommés auront parcouru en tout et pour tout la distance du champs situé un peu plus bas dans la vallée à la cuisine. Difficile dans ces conditions de considérer que leur responsabilité vaut la mienne. Surtout après avoir fait pour les rejoindre la distance en avion !

Si on ne peut se plaindre ni des ‘boomers’ ni d’une bonne moitié de l’humanité qui n’a pas eu et n’a toujours pas les moyens de déconner autant que nous, on s’adresse à qui alors ? Un petit détour lexical, une fois de plus, devrait nous mettre sur la piste …

Anthropocène

La même culture de la responsabilité humaine universelle et indéterminée sous-tend le recours au terme ‘anthropocène’ pour désigner la période dans laquelle nous sommes entrés, celle où la biosphère se trouve principalement déterminée à tous les niveaux (atmosphère, hydrosphère, litosphère) par l’activité humaine. En ce sens le terme lui non plus n’est sans doute pas anodin. Raison pour laquelle il m’apparaît pertinent de le traiter ici en parallèle au vocable ‘collapsologie’.

La culpabilisation, cela fonctionne plutôt bien. Si nous avons péché, il nous faut nous repentir. Et surtout pas remettre à plat l’histoire et rechercher quels sont les facteurs déterminants des folies exponentielles de l’époque. C’est une telle démarche pourtant qui a amené certains analystes à proposer le néologisme alternatif de ‘capitalocène’ (11). On peut voir en effet que l’influence croissante de l’activité humaine sur les éco-systèmes, outre le poids de la croissance démographique (12), est directement liée à l’avènement puis au développement d’un capitalisme thermo-industriel couplé à un système politique qui dénie aux citoyens la capacité à s’organiser collectivement pour remettre en cause celui-ci. Porter le regard sur l’anthropos d’un côté ou sur le capital de l’autre détermine évidemment une lecture toute autre de l’histoire, suggérant, quant aux mesures susceptibles de nous sauver de là, des pistes bien différentes.

faux (res-)semblants: granite et fayard

En termes d’économie politique l’analyse me paraît pertinente et dans cette mesure j’y souscris.

Anthropologiquement et/ou ontologiquement elle me paraît gravement méconnaître ce que l’on pourrait décrire comme une tendance à la démesure (hubris) caractéristique de notre espèce, dans ses versions les plus récentes (à l’échelle géologique) du moins. . Icare ignorait tout du capitalisme et du libéralisme, il connaissait la démesure. Ce que certains aujourd’hui, dans une approche plutôt étroite et mécaniste, appellent le ‘bug humain’ prête à discussion mais ne peut être ignoré lorsque l’on s’interroge sur notre destin en cette époque charnière. J’aimerais pouvoir en traiter dans un prochain article.

Tous responsables alors ?

Nous avons vu les limites, dans le temps et dans l’espace, d’un énoncé en termes de responsabilité individuelle. Mais, au-delà de ce constat, rappelons-nous que, fondamentalement, responsable n’est pas coupable. La responsabilité suppose la reconnaissance des actes posés (ou non posés), implique éventuellement la notion de réparation, mais exclut la faute, définie comme « acte ou omission constituant un manquement, intentionnel ou non, à une obligation contractuelle, à une prescription légale ou au devoir de ne causer aucun dommage à autrui.

Mon opinion est qu’il n’y a pas faute personnelle dans la mesure où nos choix individuels s’inscrivent dans un collectif qui développe règles, structures et discours aux fins d’orienter les choix individuels dans le sens qui lui convient. Sur cette planète nous ne sommes pas sept milliards d’individus vivant chacun sur sa petite île autonome, usant des pratiques de leur choix. Et depuis deux ou trois siècles nos choix individuels sont de plus en plus fortement orientés par les stratégies en constante évolution développées par le modèle économique dominant, que l’on pourrait désigner par le terme de capitalisme, qui s’est dans un premier temps mis en place en occident avant de gagner la totalité de la planète. Donc, oui, chacun de nous a brûlé dans sa vie un gros paquet de pétrole. Mais si la voiture individuelle, par exemple, s’est imposée depuis le milieu du XXème siècle, c’est en bonne part grâce à l’aménagement du territoire dans lequel se redéployait après guerre le système économique, éloignant les gens de leur lieu de travail, des commerces, de leurs relation sociales. Au point de rendre la voiture de facto indispensable. De quelle faute pourrions-nous accuser celui ou celle qui tous les jours ébranle une bonne tonne de ferraille puante aux fins de déplacer quatre vingt kilos de tissus organiques ? Partout l’épicier du coin, la quincaillerie ou la boulangerie du quartier ont disparu. Il faut faire 20 ou 30 kilomètres pour rejoindre le boulot. Plus d’école au village, elle a déménagé au bourg. Les transports en commun, à l’exception des agglomérations urbaines, ne sont pas, loin s’en faut, à la hauteur des enjeux ou ne sont conçus que comme substituts à la voiture pour celles et ceux qui n’ont pas les moyens de la financer (13) .

Le camion comme détournement: voir l’article ‘Les camions’

Il ne reste que la voiture individuelle pour rejoindre le taf ou le méga centre commercial situé en périphérie. Sans compter que l’heureux propriétaire dudit véhicule aura le privilège de dépenser chaque année 4300 euros (de l’ordre de 20% du revenu médian d’un ménage) pour financer le carrosse hélas nécessaire malgré lui. La voiture électrique est destinée à ne modifier en rien cette situation. Autre exemple. Si nous nous transformons une fois par semaine en larves cupides accrochées à un gigantesque chariot de courses, le cerveau juste capable encore de déclencher le réflexe d’achat au passage devant le produit qui aura défilé des dizaines de fois sur l’un ou l’autre écran croisés durant la journée, n’est-ce pas in fine parce que (14) la rémunération du capital exige une croissance sans limite de la consommation ?

Tant collapsologues que tenants simplistes du vocable d’anthropocène se trompent de cible lorsqu’ils mettent l’accent sur l’individu. Et dans la mesure où nous acceptons, voire intériorisons, ce discours, nous nous privons des moyens de comprendre les processus en cours et d’agir utilement là où c’est encore possible.

Apocalypse et catharsis

Last but not least, le récit collapso suscite un malaise qui dépasse encore les considérations ci-dessus. Ces prophètes et leurs disciples paraissent en effet témoigner d’une attirance douteuse pour l’apocalypse, au sens biblique du terme. Au point d’y suspendre les guirlandes lumineuses d’un ‘happy collapse’.

Il nous est extrêmement difficile, en tant qu’individu, d’imaginer que le monde persiste après notre mort. D’où sans doute cette tendance universelle à anticiper une fin généralisée. Il s’agit d’une faiblesse narcissique banale, mais acceptons-nous vraiment d’y céder au point de laisser celle-ci piloter nos choix ? Un cran plus loin. Ces fantasmes de fin du monde ne sont-ils pas teintés d’un zeste d’eschatologie ? Les meilleurs, ceux qui ont cru à la révélation et se sont préparés survivront. Tandis que disparaîtront incrédules et obstinés de la croissance. Nous ne sommes pas bien loin du jugement dernier là. Passons un cran plus loin encore. Le monde d’après le collapse ainsi fantasmé apparaît pur, débarrassé des scories accumulées par l’humanité siècle après siècle. Le collapse serait alors l’épuration, la catharsis, dont émergerait une humanité neuve et brillante, débarrassée (on se demande bien comment) de ses tares anciennes.

On a tous droit aux fantasmes mais il nous faut reconnaître qu’ils sont ici bien mal placés et polluent grandement un concept dont nous avons pu constater les limites et effets pervers.

En guise de non-conclusion

On s’interdira ici de conclure évidemment, c’est sans aucun doute prématuré, alors que nous tentons bravement de tenir la tête hors de l’eau. De l’exercice auquel nous nous sommes livrés retenons peut-être quelques ‘leçons’ provisoires.

• Inspirés peut-être par le roman fantastique (15) ou par l’une ou l’autre de nos faiblesses endémiques, nous sommes suspendus dans l’attente d’une grande implosion! perte de notre avenir projeté, perte de sens (matérialisme, croissance). Le mythe dominant part en vrilles avec la perspective d’une involution plutôt que d’évolution.

• Nous avons éprouvé la puissance du mythe partagé, chaque jour renforcé par la propagande (16). Même la prise de conscience ne suffit pas (dissonance cognitive). Reconstruire collectivement un autre discours sur l’homme, sur nous, nos limites et nos appétits, notre intégration dans le bios, notre vivre ensemble et notre sacré. Le chantier du nouveau récit est en cours. Nous avons repéré quelques unes des images employées et éléments de langage auquel il recourt.

• Il n’y aura pas une chute brutale suivie d’un lendemain qui chante mais une lente glissade, par à coups suivis sans doute de nombreux matins sombres . Et aujourd’hui nous sommes déjà dans ce processus.

• Le discours dominant sur la catastrophe (collapsologie, anthropocène, individuation et culpabilisation à tout crin) suscite la stupeur plutôt que de mobiliser nos forces, nous dépossède de notre vie aujourd’hui et nous évite de voir quels sont les pouvoirs à l’œuvre.

• La dégradation, suivant une progression exponentielle, des conditions de l’existence humaine (et autres) sur notre planète radicalise les pouvoirs en place et rigidifie le système social. Mais réduit également jour après jour le champs des choix possibles, des décisions à prendre et de la manière dont elles seront prises, le pouvoir se réduisant de plus en plus à des cénacles restreints, non-élus, opaques, techniciens et autoritaires.

Que peut-on espérer encore ?

Il m’est impossible de clôturer un texte, déjà bien long pourtant, sans évoquer l’espoir, l’inévitable question arrivant à tout coup au terme de semblables considérations : « Mais que peut-on espérer encore ? ». Il ne sert à rien d’espérer. L’espoir est la flamme qui nous attire et nous brûle. Nous grandissons lorsque nous nous efforçons de dépasser le couple désespoir / espoir et cherchons, découvrons, inventons le sens dans le ‘vivre’ (et l’on aimerait ajouter : ‘tout simplement’).

__________

(1) Cause non exclusivement naturelles donc, et là on se réfère à la signification du terme par extension, plutôt que la signification première qui, elle, renverrait plutôt à un phénomène d’origine ‘naturelle’.

(2) Par exemple :
https://www.liberation.fr/debats/2018/11/07/la-collapsologie-un-discours-reactionnaire_1690596/
https://usbeketrica.com/fr/article/les-collapsologues-sont-dans-un-rapport-de-convergence-avec-le-pouvoir
https://revuegerminal.fr/2020/11/11/que-vaut-la-collapsologie/
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article35111
https://www.gaucheanticapitaliste.org/leffondrement-des-societes-humaines-est-il-inevitable-une-critique-de-la-collapsologie-cest-la-lutte-qui-est-a-lordre-du-jour-pas-la-resignation-endeuille/
https://www.revue-ballast.fr/depasser-les-limites-de-la-collapsologie/

(3) Les entreprises mondialisées ne sont pas en reste, ayant recyclé le concept (et d’autres, transhumaniste notamment) dans le projet de ‘Great Reset’.

(4) C’est ainsi, par exemple, que l’ouvrage fondateur de la collapsologie francophone, écrit par P. SERVIGNE et R. STEVENS en 2015, est sorti au Seuil dans la collection ‘Anthropocène’.

(5) « La société du risque ne cesse de menacer et de croître, et elle ne connaît plus ni différences, ni frontières sociales ou nationales […]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on assiste à l’avènement de la grande harmonie face aux risques croissants provoqués par la civilisation. Car c’est justement dans la façon de réagir aux risques qu’apparaissent de nombreuses différenciations sociales et de nombreux conflits d’un type nouveau » (Ulrich BECK , La Société du risque, Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Champs/Flammarion, 2001 (1986), p. 84.

(6) voir la note 13 de la première partie de ce texte.

(7) Voir par exemple cette interview où René DUMONT aborde, en 1973, la problématique de l’épuisement des ressources. A la même époque, avec une approche sensiblement différente, le rapport MEADOWS remettait en question la thèse de la croissance infinie.

(8) Une anecdote me revient en tête en écrivant ces lignes, qui me paraît exemplative des mentalités et du mode de vie de l’époque. Elle est livrée ici pour l’érudition des jeunes générations. L’histoire m’a été racontée par un ami arrivé en 1968 dans ces collines désertées par les paysans et qui se repeuplaient de barbus aux cheveux longs débarqués des villes. Il est arrivé quelques fois, me racontait-il, que lors d’une soirée prolongée entre copains, le bar-tabac du village fermé à la nuit tombante, si les ‘clopes’ venaient à manquer, il y avait toujours bien l’un ou l’autre de ces jeunes occupés à rebâtir un monde meilleur pour monter dans une voiture et faire deux fois les quarante bornes séparant ce trou perdu de la petite ville la plus proche afin de s’acheter le paquet de Gitanes. L’essence ne coûtait rien, quant au reste …

(9) La croissance de la part de la population disposant de très bas revenus, croisée avec l’exacerbation permanente du désir de consommer dans laquelle nous baignons, crée des opportunités de marché bien vite exploitées. Copier sur un mode dégradé les formes de vie et les objets de consommation des catégories sociales plus aisées constitue un appel à des gammes au rabais et images de marques clinquantes.

(10) Voir divers articles sur ce blog, en particulier ceux de la catégorie ‘Haut-Atlas 1’.

(11) De nombreux auteurs, en fonction de leur angle d’analyse privilégié, ont suggéré divers termes alternatifs à celui d’’anthropocène’ (ce qui peut donner lieu à d’amusants petits jeux d’ailleurs). Ainsi du vocable de ‘Plantationocène’ employé par les courants de pensée influencés par la penseuse éco-féministe Donna HARAWAY.

(12) Sujet extrêmement difficile, tabou bien souvent, et pourtant incontournable. Il n’est pas certain que la question démographique gagne à être considérée comme un ‘problème’ auquel il faudrait apporter des ‘solutions’. Ce qui ne fait aucun doute par contre c’est que la plupart des défis qui se présentent à nous sont à des degrés divers aggravés par la taille de la population humaine.

(13) Il suffit de constater la couleur de peau des personnes qui attendent le bus ou le métro, en-dehors des centres urbains gentrifiés ou des quartiers d’affaires.

(14) Une approche en termes de causalité ne me paraît pas heuristique. Je tente de privilégier une étude de relations et de processus. Les différents avatars du capitalisme depuis sa naissance peuvent être vus, me semble-t-il, comme des formes évolutives d’exploitation d’un déséquilibre humain plus ou moins sensible selon les époques (voir le dernier paragraphe en sous-titre ‘Anthropocène’ du présent article). A explorer plus tard …

(15) La fantasmatisation du ‘monde d’après’ chez les auteurs de littérature fantastique constitue un sujet passionnant. Ainsi par exemple la lecture de deux grands classiques du genre, ‘Ravages’ de René BARJAVEL et ‘Le Fléau’ de Stephen KING mais aussi du ténor français contemporain, Alain DAMASIO (‘Les furtifs’ en particulier), met à jour des délires patriarcaux, communautaristes, religieux et/ou franchement fascisants.

(16) Il ne m’est plus possible de me souvenir qui a dit que le propagandiste a réussi quand son discours est devenu le sens commun.




Apocalypse now ?

A mesure que s’imposent, presque jusqu’au dernier des malvoyants, les évidences des crises écologiques et donc tout autant sociales et économiques dans lesquelles nous avons commencé à bien nous engluer déjà, nous sommes invités, après avoir fait preuve de lucidité tardive, à formater notre vision du lendemain (et donc ipso facto celle d’aujourd’hui tout autant) à l’image du collapsus, de l’effondrement civilisationnel. Chaque époque a peut-être droit à son fantasme eschatologique (1). A reconnaître également, les yeux humblement baissés, notre responsabilité collective d’espèce humaine dans le désastre en cours, plus encore si vous êtes l’un de ces fucking boomers. A nous préparer enfin à l’au-delà car, s’il n’y a plus de perspective de vie (heureuse) ici-bas, dans le monde difficile d’aujourd’hui, soyons certains que l’apocalypse se chargera de nous nettoyer tout cela, après que nous ayons bien sûr affronté l’inévitable catharsis (punition pour nos péchés) de la crise. Ce dur cap passé, nous jouirions d’un monde pur, débarrassé des multiples casseroles cabossées qu’il traîne derrière lui. Amen.

‘Amen’ parce que tout cela dégage à mes yeux, à mes narines plutôt, des effluves marquées de religiosité. C’est bien une croyance révélée, que nous sommes invités à partager? Cela sent les histoires que l’on raconte le soir aux bobos pour qu’ils dorment tranquilles et surtout continuent à bien se tenir et à consommer (bio et local, of course). Et ça fonctionne, tant est impérieux, incontournable, le besoin de nous raconter des histoires. La société humaine ne peut fonctionner qu’en mettant nos vies en histoires. Le récit officiel a du plomb dans l’aile ? (celui qui parle de progrès, de croissance, de l’humain sublime sommet de la création, et tout ça), qu’à cela ne tienne, voici venir le nouveau récit, celui dont nous avions besoin, celui qui va nous réunir tous ensemble sur le même bateau.

Ce que nous devons penser est écrit. On a même songé à notre désespoir face aux temps cruels qui s’annoncent (et qui ont déjà bien commencé pour certains). Infatigable commercial du concept Collapsus (on aurait bien envie d’y ajouter un ®), le télégénique Pablo SERVIGNE nous explique en effet comment vivre l’apocalypse comme un ‘happy collapse’ (2). Le discours se découvrant des affinités avec les méandres du système, il est en train de passer du statut de challenger à la plus haute marche du podium. En quelques années notre mythe social s’est ainsi prestement adapté à la nouvelle donne et maintient inchangée la structure.

Je pourrais en rester là, j’aurais écrit ce que l’on nomme ‘un billet d’humeur’, avant de passer à autre chose. Et c’est ici que le lecteur superficiel ou impatient, coutumier des analyses à l’emporte-pièce pratiquées par les éditorialistes à la télé, va nous lâcher. L’occasion me paraît belle en effet de rentrer dans les détails du discours social en cours d’adaptation afin de tenter de cerner au mieux ce qui se planque derrière, à quoi (qui) servent tous ces beaux mots. Mais aussi ce que nous pourrions en apprendre sur notre humanité …

Les limites de la concentration étant ce qu’elles sont, j’ai choisi de diviser cet article assez copieux en deux parties. Nous débuterons ici en confirmant que nous ne faisons pas de science-fiction, que le processus a bien démarré. Puis nous réglerons le sort des concepts fumigènes de Développement Durable et de Transition. Nous verrons ensuite comment la structure sociale se montre particulièrement exposée. Nous constaterons également l’incurie de l’universel solutionnisme technologique, seule piste officiellement en lice pourtant. Nous ferons enfin le constat de l’inimaginable solidarité sociale au cours de la catastrophe. Dans un second article, nous chercherons quels sont les mots qui nous enferment et quels sont ceux qui nous permettent d’aborder la problématique de manière ouverte et autonome. Les différents pièges une fois démontés, il nous restera à ouvrir les yeux sans ciller …

La
catastrophe est en cours

Nous y sommes, il ne faut pas se leurrer. C’est une erreur de s’imaginer que ce concept de catastrophe nous projette dans le futur. Une grave erreur de perspective, rédhibitoire, qui, en nous voilant les enjeux et processus à l’œuvre, éloigne par là-même toute perspective d’intervention pertinente. Au contraire, ‘Apocalypse now’, en insistant sur le second terme. La catastrophe est en cours, seule notre position au milieu du courant nous empêche de voir le torrent qui nous emporte de plus en plus vite.

Crédit: wikimedia commons
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Les causes principales en sont connues : changement climatique (dont l’origine anthropique fait la quasi unanimité chez les scientifiques depuis un moment déjà), perte dramatique de bio-diversité, raréfaction des ressources (hydrocarbures, minerais, terres rares, etc). Ces causes exercent aujourd’hui déjà bien des effets délétères sur l’écosystème. Ces effets à la fois pèsent de manière sensible sur les conditions d’une vie humaine autonome, nous allons le voir de suite, mais ils suscitent également un retour sur les facteurs déterminants. Ainsi, par exemple, le dépassement du pic pétrolier détermine la recherche de nouvelles ressources comme les sables bitumineux, dont l’exploitation déclenchera de nouveaux effets sur l’eau, la bio-diversité et le changement climatique (émission de méthane). Ces dernières années permettent à chacun de constater l’augmentation de la température moyenne, c’est quelque chose de palpable. Mais ce que nous ne palpons pas, ou très peu encore, ce sont les effets indirects sur le cycle de l’eau, la propagation des maladies, les conflits armés (3), ou la production agricole. Ils sont là néanmoins. Sans oublier à quel point les images surmédiatisées du koala et de la forêt en feu ou de l’ours blanc et de l’iceberg occultent d’autres réalités et nuisent à une compréhension de la situation et des enjeux.

Comme souvent, les inégalités géographiques sont prégnantes. Certaines régions du monde sont déjà fortement impactées et, au-delà de cela, la vie quotidienne de centaines de millions de personnes aujourd’hui ressemble à s’y méprendre aux craintes qu’affichent les collapsos pour leur avenir de petits bourgeois occidentaux: ni médecin, ni sécurité alimentaire, confort domestique rudimentaire (pas de chauffage, pas d’eau courante ni d’électricité ni de toilettes ni de combustible fossile à prix accessible)(4). Ceci étant dit, si à nos portes nous ne voyons pas (encore) aujourd’hui d’inondations à grande échelle ni le déplacement massif de populations par centaines de milliers d’individus ou la perte de vastes territoires agricoles , nous ne pouvons ignorer la manière dont nous sommes déjà, ici et aujourd’hui, soumis au régime de la catastrophe. Plutôt que d’embarquer dans l’aventure futurologique, puisque les premiers coups de bélier résonnent sur nos portes, observons comment nous réagissons en tant que groupes humains. Nous devrions en retirer des indications utiles sur la direction que prend la pente …

Il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé!).

Mais il me faut d’abord lever le lièvre de la transition (pour ensuite le tirer sans pitié, désolé pour les âmes sensibles !). La Transition écologique (la majuscule n’est pas exagérée pour ce sésame de la novlangue), un concept télégénique et bien utile pour régler le problème. Faire la nique à la catastrophe et permettre à ceux qui en ont encore les moyens de continuer à plus ou moins bien vivre plus ou moins en paix pendant plus ou moins longtemps. Désolé pour l’approximation de tous ces ‘plus ou moins’, mais ces mots fourre-tout n’ont pas été créés pour la clarté de la compréhension, c’est juste pour la com. N’en demandons pas trop non plus au terme de ‘Transition’, qui récemment a remplacé le tout aussi creux ‘Développement Durable’, lequel commençait un peu à faire bibelot inutile qui prend la poussière sur un meuble. Coulés dans le moule de nos institutions, comme le Commissariat Général au Développement Durable (créé en 2008), lequel a d’ailleurs publié en 2015 une « Stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable (SNTEDD) », dont on a pu mesurer les effets en termes de profondes transformations de notre modèle économique et social (5), les deux concepts sont assurés de ne pas faire trop de vagues. Et quand bien même ces deux concepts ne seraient pas totalement creux, il est bien trop tard pour ce type de rustines, depuis le temps qu’ils sont de tous les discours ! (6).

Si la définition du concept n’est pas très claire, son utilité socio-politique en revanche l’est parfaitement et nous servira en fait à le définir pragmatiquement. La Transition c’est l’ensemble des dispositifs établis pour que se maintienne en place, mutatis mutandis, la croissance économique (découplée de la croissance de l’exploitation des ressources par le miracle de la démultiplication des pains) ainsi que le système de drainage qui va avec, collectant et dirigeant la majorité des richesses ainsi produites vers les poches de quelques uns . Maintenir le système en place malgré les coups de boutoirs climatiques et autres, tel est le challenge. Et on doit constater que cela fonctionne plutôt bien puisque, malgré tous les appels de scientifiques ou de personnes publiques, les multiples pétitions et actions en justice (7), les centaines de milliers de marches et manifestations de par le monde, les conventions (citoyennes ou non), les rapports du GIEC, les alertes lancées par les ONG et centres d’étude de tous poils, les admonestations de Greta, les grand-messes internationales, les préoccupations sincères de la Ministre relativement aux cotons tiges en plastique, malgré tout cela donc, et bien rien n’a fondamentalement changé. Rien en tout cas de l’ordre du minimum nécessaire à faire dévier significativement la trajectoire catastrophique. On conviendra qu’il n’est guère excitant d’utiliser un terme qui dès la naissance porte une si belle brassière de faux-cul. Mais ce n’est pas là que réside la raison ultime de mon rejet du terme. La raison c’est qu’aucune transition ne sauvera rien du tout si ce n’est peut-être quelques patrimoines privilégiés (et tout ce qui va avec bien entendu). Il n’y a rien à transitionner en fait, rien n’est à préserver. Ce sont les structures profondes de la société qui doivent se transformer face aux défis que nous affrontons, et non un certain nombre de modalités pratiques, généralement d’ordre technologique d’ailleurs. Sans parler de la structure profonde de l’humain lui-même, question qui sera peut-être abordée plus loin (en seconde partie).

Il conviendrait sans doute dès lors de parler de bifurcation plutôt que de transition. Mais des carrefours nous en avons déjà manqués un certain nombre, à foncer sans fin droit devant. Et plus nous allons plus le passage se fait étroit …

Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale

L’observation qui de prime abord s’impose, c’est celle de la grande sensibilité du sociétal. Les premières manifestations de la catastrophe en cours impactent fortement la structure sociale et son fonctionnement, même lorsqu’elles n’ont au départ guère d’influence directe sur ceux-ci. Ainsi la Covid19, affection virale dont l’origine est liée comme tant d’autres à la pression en forte croissance exercée par l’humanité sur les écosystèmes , si elle impacte considérablement notre organisation sociale durant les épisodes pandémiques, modifie également celle-ci en profondeur sur le moyen terme : montée en nuisance, euh en puissance pardon, des plateformes de commerce en ligne, disparition d’activités sociales (dont on a récemment appris avec intérêt le caractère ‘non essentiel’), modification des pratiques dans l’enseignement ou les entreprises, etc. Mais s’allonge également la liste des effets socio-économiques : mise en grande difficulté des étudiant(e)s issu(e)s de milieux modestes, paupérisation croissante de la population, accentuation des disparités patrimoniales, fragilisation des services publics, etc. (8).

Le niveau sociétal est également directement impacté par le solutionnisme technologique, que j’évoquerai un peu plus loin. Dans l’exemple traité ici de la pandémie en cours, il s’agit plus particulièrement de son volet sécurisation et contrôle ou restriction des comportements : surveillance par caméras et drones du respect des ‘consignes sanitaires’, applications pour ordiphones (9), attestations de déplacement, etc. En attendant probablement le passeport sanitaire électronique et les restrictions d’accès à des services ou bâtiments publics pour les personnes qui ne seraient pas vaccinées. La substitution actuelle de nombreux échanges physiques (en présentiel, dans la novlangue) par des échanges virtuels (en distanciel) augmente la dépendance à un interface technologique qui nous était déjà plus ou moins imposé jusque là et face auquel les inégalités sont criantes (illectronisme d’une partie significative de la population, disparités sociales et géographiques dans l’accès à un matériel coûteux et/ou la maîtrise d’un langage et de codes communicationnels spécifiques, etc). Voilà, entre autres, ce que ce coup de bélier sanitaire nous apprend sur la grande sensibilité de notre vivre ensemble aux premières manifestations de la catastrophe.

Dans un registre bien différent, mais toujours dans une relecture d’épiphénomènes actuels, rappelons-nous que la naissance du ‘mouvement’ social des ‘gilets jaunes’ à l’automne 2018, est historiquement liée à un projet d’augmentation des taxes sur le gasoil, s’inscrivant – dans le discours gouvernemental en tout cas – dans la lutte contre le réchauffement climatique (TICPE). Elle montre à l’évidence le caractère inégalitaire des mesures libérales de réaction à la catastrophe en cours et comment celles-ci accentuent considérablement les fractures de l’édifice social.

Le chevalier blanc du solutionnisme technologique ou quand la réponse ajoute encore un problème au problème

A une refondation ambitieuse d’une politique, basée sur une analyse approfondie de la complexité d’une problématique, on préférera toujours la solution ‘ad hoc’, soit technologique (tirée du chapeau hautement intéressé des entreprises spécialisées qui n’entretiennent pas pour rien un contingent de lobbyistes et de think tanks) soit législative (spécialité française: un problème = une loi, d’où un mikado de textes), soit enfin une délicieuse articulation des deux niveaux. C’est la bonne vieille méthode de l’emplâtre sur la jambe de bois. Ça ne mange pas de pain, ça occupe les médias et les conversations à la machine à café, ça permet de gagner du temps et de placer ses pions.

Ce que nous nous voyons proposer / imposer aujourd’hui ce sont des solutions technologiques et même, dans la plupart des cas, des solutions technologiques ‘end of the pipe’. Une emplâtre ‘high tech’, qui s’intègre donc harmonieusement au grand récit du progrès (avant on disait ‘technique’, maintenant on dit ‘technologique’) comme à celui d’une société ‘starteupeuse’. Les gestionnaires aux commandes ont pour fonction de maximaliser les retours sur investissements et, quand on rencontre un problème, on le vire de la route en faisant appel à des techniciens de haut vol, hyper pointus, qui sont, ça tombe bien, formés à résoudre les problèmes qu’on leur présente. Si possible en les regardant en tenant à l’envers la lorgnette parce que le bidule-machin qu’ils vont créer (xième algorithme, chimère génétique, création nanotechnologique, etc) lui ne ‘fonctionne’ évidemment que dans un univers simplifié (ce qui d’ailleurs signifie bien souvent inhumain). Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec des solutions qui s’attaquent à une problématique en s’adressant à ses symptômes les plus manifestes, ou à ceux que l’on a choisi de retenir, parfois dans la plus grande opacité, ignorant ses racines et la complexité qui la sous-tend.

Qui plus est, toute problématique étant par nature mouvante, la solution qui s’adresse à certaines de ses manifestations aujourd’hui se trouvera dès demain dépassée, voire contre-productive. Le principe qui consiste à tout changer (des épiphénomènes) pour que rien ne change (dans les prises d’intérêts des classes dominantes) non seulement nous fait perdre un temps précieux (et dans cette mesure restreint peu à peu l’éventail des choix qui s’offrent à nous) mais surtout nous pousse plus loin encore dans une voie qui chaque jour se révèle plus inquiétante. C’est ce principe, nous ne pouvons que le constater, qui est à l’ouvrage aujourd’hui dans ces premiers temps de la catastrophe. Et il n’y a aucune raison pour que cela change.

Affiche des blessés – Gilets Jaunes – janvier 2019 (source: Reporterre)

S’il est un domaine où ce cette règle s’applique à l’évidence, c’est celui du contrôle social. Le constat (documenté plus haut) de la grande sensibilité du système social aux changements en cours n’est évidemment pas une invention de l’auteur de ces lignes. D’autres l’ont bien perçu et en ont tiré les conclusions. Il n’est que de voir comment en quelques années s’est développé l’arsenal des dispositifs de surveillance et de contrôle social (10) , les moyens matériels et humains mis à disposition des ‘forces de l’ordre’, les dispositions législatives, last but not least, qu’elles soient relatives au fichage des citoyens n’ayant commis aucun délit, à la liberté d’information, d’expression ou de manifestation, à la censure sur les réseaux sociaux, au traitement judiciaire, etc. C’est bien d’un renforcement par l’État des dispositifs coercitifs destinés au maintien de l’ordre social existant qu’il s’agit. Dans cette stratégie, celui-ci révèle son rôle essentiel, qu’il n’est pas prêt à abandonner, contrairement à d’autres, moins régaliens sans doute. C’est dans cet élément de contexte qu’interviendront les étapes à venir de la catastrophe.

Les technologies de contrôle social que nous connaissons aujourd’hui dans nos régimes ‘démocratiques’ et que j’évoquais plus haut en sont encore à un stade limité, non tant du fait d’une incapacité technologique qu’en raison de la problématique de leur acceptabilité. Ayant connu un développement à vitesse exponentielle au cours des dernières années, les technologies de surveillance, reconnaissance faciale en tête, sont aujourd’hui couplées à la technologie de l’intelligence artificielle, s’appuyant elle-même sur le développement hallucinant des capacités de stockage de données. Les horribles rejetons de cette hybridation sont déjà à voir, pas sur notre sol, mais en Chine. La technologie du contrôle social qui y est mise en œuvre renvoie aux amusettes de jardin d’enfant les fantasmes panoptiques d’un Estrosi (11). Ouf, nous ne vivons pas en Chine, dira-t-on. Bravo d’abord de tant de compassion pour le peuple chinois. Et, surtout, nous en reparlerons très bientôt, une fois que les coups de boutoir répétés que nous entendons déjà ébranler les portes de notre précaire édifice social auront fait tomber les derniers masques. La peur, l’arme numéro un des gouvernements, suscitée, amplifiée, hystérisée par les médias, comble à toute vitesse le fossé de l’acceptabilité, voire de la désirabilité de ces technologies. Et pour le reste on impose, pourquoi se gêner puisque de toute façon les réactions sont si faibles ? Voilà les dispositifs qui se mettent en place aujourd’hui alors que nous glissons dans la catastrophe.

La sécession des riches

Rien de tel pour accroître la cohésion d’un groupe social que de lui trouver un ennemi commun. Nous verrons plus loin que cette règle ne s’applique guère en l’espèce, en tout cas pour les possédants. Alors que l’on peut à de nombreux égards considérer que ceux-ci portent plus que d’autres la responsabilité de la situation, il apparaît que nombre d’entre eux appliquent l’éternel ‘business as usual’ (12) et que se mettent en place les conditions d’une sécession quasiment physique de la part de celles et ceux qui, sans doute, doivent faire le calcul que les biens et le pouvoir dont ils disposent les mettront à l’abri des conséquences de la catastrophe (13). Nous examinerons plus loin cette question, sous le titre ‘Tous sur le même bateau ?’ (dans la seconde partie de la présente disputaison). Il est certain en tout cas que la catastrophe n’a pas débuté sous le signe de la solidarité générale …

Et quand le monde des entreprises transnationales nous annonce ‘La Grande Réinitialisation‘, un objectif concerté, en toute opacité, mélangeant allègrement institutions transnationales, fonds d’investissement, politiciens nationaux et des organisations privées comme le Forum Économique Mondial, d’où toute notion de création collective est évidemment absente, c’est qu’ils ont des projets pour nous … cela n’a rien de rassurant ! (14). En cette période de peur du lendemain et d’invisibilité du sur-lendemain, où chacun se retrouve privé du collectif, nous sommes plus malléables. Et ils le savent.

Nous avons vu que la catastrophe exerce déjà ses effets aujourd’hui. Nous avons observé comment les réajustements industriels, financiers, politiques et sociétaux en cours nous offraient une grille de compréhension pour appréhender la suite de celle-ci : éclatement du système social, précarisation croissante, glissement de l’État vers l’autoritarisme et la répression, intégration de plus en plus marquée des existences dans le système technologique, diffusion accélérée des technologies de surveillance, contrôle et coercition et enfin séparatisme des classes dominantes. Mais dans cette tentative de comprendre ce qui est à l’œuvre, il nous faut encore nous efforcer de saisir au plus près ce concept de changement catastrophique. C’est ce que je m’efforce de faire dans la seconde partie de cet article.

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(1) Il y a quarante ans, en construisant le nid familial, l’auteur s’était très sérieusement interrogé sur l’opportunité d’y aménager un abri anti-atomique (c’était l’époque de la crise des euromissiles). Diverses fin du monde sont possibles

(2) P. Servigne, R. Stevens et G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, vivre l’effondrement (et pas seulement y survivre), éd. Seuil, coll. Anthropocène, 2018.

(3) Welzer Harald. 2009 (2008). Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au XXI e siècle.

(4) En 2017, plus de 2 milliards de personnes n’avaient pas accès à l’eau potable à la maison, plus du double ne disposait pas d’un dispositif d’assainissement fiable (source OMS).

(5) Ironie, hélas … mais aussi ‘reductio ad absurdum’, tant est patente l’inefficacité de ces concepts et plus encore des ‘machins’ institutionnels (souvent onéreux) élaborés sur ces bases.

(6) Auteur d’un des tous premiers cris d’alerte (1972) sur la trajectoire folle que nous avions commencé à suivre (The Limits to Growth), Denis MEADOWS, affirmait en 2015, « Il est trop tard pour le développement durable » (In Sinaï Agnès. Penser la décroissance. Politiques de l’anthropocène. Paris : Presses de sciences-Po. 195-210).

(7) Notable exception, aboutissement de la démarche menée par quatre associations, soutenues par une pétition ayant rassemblé 2.3 millions de signatures , l’Affaire du Siècle, dont on attend avec intérêt un aboutissement concret. Mise à jour 04.02.21: la plainte déposé au Tribunal Administratif a (très partiellement) abouti. Plus d’informations ici.

(8) https://onpes.gouv.fr/

(9) Si je refuse l’appellation de ‘smartphone’, ce n’est pas pour des raisons de conservatisme linguistique mais parce que le terme trompeur de ‘téléphone intelligent’ (smartphone) cache la réalité d’un objet qui est plutôt un ordinateur (très marginalement maîtrisé par son utilisateur) qui permet également de téléphoner.

(10) https://technopolice.fr/ ou https://www.laquadrature.net/surveillance/ Observation beaucoup plus anecdotique, en visionnant il y a peu le documentaire de C. ROUAUD, « Tous au Larzac », je ne pouvais m’empêcher de trouver presque attendrissants les policiers et gendarmes des années soixante-dix, aussi éloignés des robocops actuels et de leurs tactiques guerrières que mon potager l’est d’un champs brésilien de soja OGM.

(11) Maire de la ville de Nice, championne nationale en la matière

(12) La fonte de la banquise ? Belle opportunité: on peut y organiser des croisières de luxe ou prospecter de nouveaux gisements. Un million de Français viennent de basculer sous le seuil de pauvreté ? Super, on va leur développer des gammes (vêtements, alimentation) encore plus cheap ou mettre sur le marché des produits bancaires spécifiques. Un petit profit multiplié par un million de pauvres, ça fait beaucoup d’argent !

(13) Par exemple: https://escapethecity.life/bunkers-de-luxe-super-riches-et-effondrement ou https://www.courrierinternational.com/article/enquete-la-nouvelle-zelande-ultime-refuge-des-ultra-riches

(14) Il est trop facile de crier au conspirationnisme ! D’autant que, ici comme c’est de plus en plus le cas, ils ne prennent pas la peine de cacher leurs intentions.